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- Lorraine-contre-offensive-Somme-Aisne - 

(Partie 2)

 

Le 1er avril 1918

          G.C. Siam.

          Installation au nouveau secteur.

          Le sous-lieutenant Riquier est resté avec moi toute la nuit (il n'est ni prêtre, ni artiste, simplement professeur à la Sorbonne). Il pleut - nuit noire. Mes guetteurs las se reposent tout le jour. Après-midi quelques obus. Visite des boyaux, des abris abandonnés. Au loin, en avant le château de Chazelles à demi-détruit…

          Joli lundi de Pâques, fait le sergent Lacaque ! Je n'y avais pas songé que ce pouvait être fête autrefois ou ailleurs.

          Le 2 avril - Matin. Écoute avant l'aube. La liaison avec Tonkin.

          Je montre (?) comment on marche dans un boyau fermé avec des éléments Brun. Le tir de réglage de la mitrailleuse. Visite à l'aspirant Fourquez.

          Il me fait remarquer :

          "Entre l'adjudant à droite, l'adjudant à gauche, on tiendra ferme à l'arrière !…" car la Compagnie est commandée par le lieutenant Carlier, lui et le sous-lieutenant Elmendorff (que nous appelons Lüdendorf) ont comme par hasard les deux sections de réserve avec des sapes profondes.

          Visite du Capitaine Michel commandant le Bataillon.

          Le 3 avril - G.C. Siam.

          Une lettre d'Emma de Verne.

          Une revanche contre la vie enterrée des sapes et des tranchées. Je suis monté au petit jour à l'observatoire du grand chêne en bordure de la forêt. A droite la ligne bleue des Vosges avec le casque plus sombre du Donon ; devant moi, la plaine ondulée, mystérieuse où des traînées de brouillard blanc rampaient lentement dans les fonds, le long des rigoles et ruisselets, longeaient les boqueteaux obéissant en silence aux capricieux écarts d'une brise errante et rêveuse ; au fur et à mesure que la lumière du jour gravissait les pentes est des Vosges, l'autre versant, devant mes yeux passait du bleu au violet, puis au sombre, tandis que des îlots de nuages blancs étaient dans un bain de couleurs changeantes.

          Spectacle émouvant. Et là-haut, j'ai fait de tout mon cœur fervent ma prière du matin : "Angelus Domini…" lorsqu'une cloche à quelque tour perdue sonna les six heures.

          Puis ma pensée s'en est allée par-delà les Vosges, par delà la Forêt Noire, le Rauhe Alp, les monts de Bohême, dans le site heureux où Richard Cœur de Lion gémissait…

          Après-midi visite du secteur par un officier américain. Artilleur, il voulait voir le paysage battu par ses pièces. Il parle très peu français, je parle trop peu anglais. Par bonheur il sait l'allemand et nous pouvons nous entendre. Je le fais grimper à l'observatoire du grand chêne. Il est heureux. Je le fais tirer au F.M, au V.B, il est ravi.

          Il a soif. Un quart de vin. Il veut me glisser un écu. "Ich wäre beleidigt" ("je serais vexé"), mais finalement j'accepte pour mes hommes.

          Le 4 avril - G.C. Siam.

          Longue veillée, jusqu'à deux heures du matin. Lettres en retard.

          Aube mouvementée. Au petit jour ma patrouille de vérifications de réseaux est arrêtée à la corne du bois Neutre : elle a aperçu un groupe dévalant la croupe, se dirigeant vers la lisière du bois. Serait-ce une patrouille boche ? Ou la patrouille française attardée ? On ne sait. Le jour est trop faible. Je vais vers le point suspect. Des taches sombres, immobiles, un effet de la lumière. Je fais tirer un premier coup de fusil, très haut. Silence et immobilité. Une rafale. Silence encore, une deuxième rafale : rien ne bouge. Nous sommes quatre à attendre là. Quelques secondes. Et les taches grises se mettent en mouvement vers nous - silencieusement.

          - Tire, Boyard, tire !

          - Je n'ai plus de cartouches !… A cette annonce j'ai une vraie vague de peur : "alors, barrons-nous en vitesse". Et je cours à toutes jambes vers notre chicane.

          Après vingt mètres, je me rend compte que je pars le premier. Je m'arrête. J'attends mes quatre hommes. Nous regagnons en "pagaïe" la chicane, sans bien savoir si ce sont des amis ou des ennemis que nous avons aperçus. Mais j'ai commis la faute de partir sans munitions. Belle occasion perdue.

          Visite du G.C. et de ma section par le nouveau Commandant de Compagnie, le lieutenant Droz-Bartholez.

          Il laisse une impression morne, sournoise et creuse.

          Tenue de vieil adjudant pauvre dont la vareuse a été galonnée d'or et la culotte vulgaire conserve la coupe à la douzaine des vêtements de troupier. Corps épais, lourd et gauche, visage terreux avec des yeux au noir de fumée sous des paupières obliques.

          Le 5 avril - G.C. Siam.

          Encore une alerte avant le jour. Du petit poste de gauche on a entendu très distinctement dans l'oseraie voisine, sur le derrière de la ligne, des coups de cisaille, des bruits suspects de fils heurté, d'herbes froissées…

          Laborieuse mise en place pour le dispositif de combat : les dormeurs lambinent, les guetteurs s'affolent, les caporaux agissent comme de bons soldats, mais de 2ème classe et sans initiative. J'attends la tentative d'enlèvement du petit poste. Piège tendu à l'ennemi. Je voudrais bien que la machine prête se déclanche et fonctionne. Mais le jour vient tout seul, sans l'événement attendu. Ni traces, ni remarques révélant le Boche. Pourtant ce n'était pas une illusion que ces bruits insolites.

          7 heures. Au jus. Réunion des caporaux pour semonce.

          8 heures. Arrivée du Commandant de Compagnie avec le Capitaine Cléret. Contraste entre les deux hommes. Droz ne me tend pas la main et répond négligemment à mon salut. Un seul mot bourru : "Vous viendrez avec nous Cœurdevey…"

          Cléret élégant, œil clair et voix douce de mousmé.

          Misère de nos journaux : "Échec du plan de Lüdendorf ; ce qu'il espérait". Parce que Paris n'est pas pris, on s'efforce de montrer que les Boches ont subi un échec complet.

          "Une visite du roi d'Angleterre à son armée" : copie niaise des correspondants de guerre, ne trouvant à dégager que les qualités d'infirmière de l'empereur et roi ; opposant sa simplicité à la morgue sanguinaire de Guillaume ! Ou, déclaration de M. Pachitch sur la victoire inéluctable du Droit avec un D majuscule, sur la libération des peuples opprimés par la tyrannie germano-hongroise… Et nos théâtres ! Hélas affichent : Xantho chez les courtisanes, la petite bonne d'Abraham !

          Le 6 avril - G.C. Siam.

          Disparition de mon stylo. (Maréchal de logis Grenier observant Peyneau, Martin, 27ème Bataillon 252…)

          Encore la révoltante indigence et bêtise plate de nos "Grands Quotidiens". Voici le numéro du Matin. Sur une seul page je cueille ceci en attendant l'heure d'alerte, après une ronde :

          Un article sur "l'aviation dans la bataille". Notre infériorité lamentable voilée par des phrases creuses et menteuses. "L'œil des armées" : "hécatombe d'appareils ennemis". "Quatre-vingt un appareils boches abattus en huit jours". Un épisode imaginaire (combat heureux d'un observateur contre sept chasseurs ennemis) pour conclure : "Pas plus qu'à terre, le nombre ne compte pour nous valeureux poilus de l'air !" Où sont hélas les cent mille avions américains pour le printemps 1918 ?…

          Un autre article sur "deux coups de main en Lorraine". Attaque ennemie = échec complet. Riposte française = succès au prix de pertes extrêmement légères.

          "Nos zouaves ont voulu, à leur tour, montrer aux Allemands ce dont ils étaient capables". Nos zouaves ? Ah ! Les malheureux, ils voulaient ce qu'on leur ordonne de faire. Ils l'acceptaient virilement, c'est entendu, et pas tous, sûrement ; mais il faut la phrase ronflante finale : "Autant l'attaque allemande avait été piteuse, autant la riposte fut nette et fructueuse".

          Un fait divers : "Le Boche assassin" en manchette.

          Aux "Échos" un portrait de Guillaume, "l'Empereur au Chiffon de Papier" coiffé du colback à tête de mort, en dessous un portail de cathédrale avec dans une niche "Saint-Guillaume II" et cela pour "fixer la psychologie boche".

          Une réclame sur l'avantageux achat des Bons de la Défense nationale intitulée : "Tenir". Beau morceau de littérature gouvernementale - politico-financière - avec d'inquiétants aveux mal dissimulés.

          Le 7 avril - G.C. Siam.

          Après un temps d'arrêt, la bataille reprend acharnée. On sent la farouche résolution chez l'ennemi d'en finir par notre écrasement à n'importe quel prix. On éprouve dans l'armée française la résolution désespérée de se faire hacher sur place plutôt que de céder. Et la nation, serrée derrière le courageux vieillard qui incarne l'âme indomptable de la race, tient le coup avec une sorte de 'sursum corda" dans la douleur.

          Malgré moi je songe aux heures tragiques de Vercingétorix, de Jean le Bon. La bravoure inouïe, surhumaine d'alors, n'arrêta pas la catastrophe.

          La France est en danger à cause de sa déplorable et désastreuse maladie de morale. L'appétit du bien-être et la crainte des enfants. Or, je ne vois aucune volonté de se guérir.

          Tous ceux qui ne voulaient pas d'enfants persistent dans leur résolution arrêtée d'en avoir le moins possible. Ceux qui n'avaient pas de projet contre leur progéniture à naître déclarent que "pour les faire tuer on en a toujours trop".

          Les vraies et sincères familles nombreuses restent des phénomènes. Dans le Midi, on montre du doigt les mères de quatre enfants. Se rappeler la conversation : Lacaque, Barbier du P.P n°7, devant le bois Neutre, à sept heures du matin.

          De Foch : "Le flot expire sur la grève". Une bien rassurante image… pourvu qu'elle soit vraie !…

          Le 8 avril - G.C. Siam.

          Notification du nouveau dispositif de garde et de résistance. Où est le coude à coude de 1914, la barrière vivante. La mort a terriblement fauché pour qu'on en soit arrivé à cette résistance par îlots. Car c'est le manque d'hommes qui impose cette façon économique de garder le front, beaucoup plus qu'un souci d'humanité, ou qu'une heureuse trouvaille de stratège prévoyant et avare de sang inutilement versé.

          Premier canard sur notre départ prochain dans la fournaise.

          Pourquoi, mon dieu, ce reflux d'angoisse dans mes entrailles, à cette fausse nouvelle ? Pourquoi mon cœur s'est-il arrêté comme un lièvre surpris, pour repartir à coups précipités ?…

          C'est le premier mouvement instinctif de ma chair. Il faut que je fasse un effort de volonté pour me remettre d'aplomb : "Je maintiendrai", ai-je dit.

          Autre nouvelle inquiétante : Louis Colin est dans la fournaise. Il refait le calvaire de Maurice en 1914. Départ précipité de l'Alsace vers la plaine picarde et recul devant la poussée ennemie par cette belle et triste vallée de l'Avre, par les mornes champs du Santerre. Mon Dieu, ayez pitié de sa mère, protégez-le.

          Le 9 avril - G.C. Siam. P.A. Vannequel.

          Chaque soir, il y a échange d'obus asphyxiants ; mais la nuit dernière la pluie de gaz n'a pas cessé. C'était significatif. A deux heures du matin, un grand craquement brutal : le tir de barrage : coup de main ennemi sur la gauche. "C'est le seize huit qui prend" me dit un guetteur à qui je demande s'il a entendu quelque chose.

          Équipement en hâte. Alerte à tous. Fusées éclairantes. Détonations. Changement d'abri à la pointe du jour.

          Installation à P.C. Pékin, dans le beau petit abri, genre chalet suisse, de la 2ème mitrailleuse.

          Coup de théâtre. La veille de son exécution, Bolo "parle". Il doit en savoir long sur les dessous des affaires Caillaux-Humbert-Malvy… mais dira-t-il tout par désespoir, remords, vengeance ou lâcheté ?… Cela ranime les discussions politiques à notre table. Les Caillautistes - Les simples Français.

          Lacaque - avec dépit : Ah ! Je savais bien qu'on ne voulait pas fusiller cette canaille-là. On ne devrait rien remettre et pas tant d'histoires ! C'est toute cette bande qui a fait que nous sommes "foutus". Nous avons toujours été trahis, les Boches nous auront.

          L'argumentation spécieuse de Bracquart, le fils du mouchard, du Comité radical de Verton (P.D.C.) : manque de preuves. Attachement des partisans…

          Le 10 avril - 10 heures. Travail prescrit : organisation de la tranchée de soutien. Je viens de voir le travail à faire. Je rentre découragé, accablé de tout le poids de cette tâche immense et inutile que l'on a imposée aux pauvres soldats : gaspillage de vies humaines, de sueurs, de larmes, de travail, d'intelligence, de matériel.

          Gaspillage innombrable, immense dans l'incurie universelle : "cette humble tranchée de soutien" est un exemple typique.

          On s'est aperçu après le quarantième mois de guerre que la première ligne, si forte soit-elle, n'était pas un obstacle suffisant, qu'il était de prudence élémentaire d'en organiser une de soutien, une autre de repli. Donc cet hiver d'énormes terrassements ont été étudiés et tracés par le Génie ; de longues files de travailleurs ont dû monter par les nuits noires de décembre-janvier sur cette crête et creuser, creuser, creuser encore. La tranchée a été approfondie, banquettes de tir préparées, bernes établies, mais voilà comme chez nous on travaille sans plan, ni méthode, ni responsables, à la suite d'un ordre quelconque survenu au hasard, les travailleurs s'en sont allés, ils n'ont creusé qu'à moitié les rigoles d'écoulement et la tranchée s'est remplie d'eau à mi-hauteur ; on n'a pas fait clayonner au fur et à mesure et la gelée a fait ébouler tous les parapets de sorte que tout le travail a été fait en vain. Piquets et gaulettes de clayonnage pourrissent en tas aux abords. Dépense sans objet. Il a pu y avoir des morts et des blessés - sang inutilement versé. Qui est responsable ? Personne.

          On nous envoie aménager des emplacements de combat dans cette terre mouvante : travail de sisyphe. Hélas !…

          Le 11 avril - G.C. Vannequel.

          Ronde dans la nuit.

          Matinée d'avril rieur. Les épines s'émeuvent sur les grands chênes encore insensibles au renouveau.

          Le secteur redevient calme… idyllique s'il y avait d'autres fées que celles de nos rêveries.

          Nouvelles aidant à attendre.

          Difficultés d'organiser "le service" et de satisfaire chacun…

          Dans chaque Compagnie du Régiment, un officier américain est détaché pour parfaire son instruction, pour être ensuite rappelé en qualité d'instructeur en Amérique.

          Le nôtre est venu ce soir dans ma cagna avec le lieutenant Carlier. L'Américain parle un peu allemand, le lieutenant Carlier un peu anglais, moi un peu des deux langues, de sorte que ce fut une causerie polyglotte…

          Deux détails à noter.

          1/ Dès son arrivée à la Compagnie notre hôte s'est déclaré catholique et s'est enquis de la religion de chacun des officiers. Il m'a demandé à laquelle j'appartenais et il sortit de sa poche comme pièce justificative un petit livre de prières, une sorte de paroissien latin-anglais.

          Et il donna cette indication qu'il aimait à lire dans son livre dans ses moments de loisirs.

          En réplique, je lui ai sorti mon Imitation.

          Carlier, voulant poser à l'esprit fort déclara qu'il n'avait pas de religion, et notre pieux Américain en parut fort étonné.

          Ensuite, il demanda combien d'aumôniers nous avions par régiment, donna des détails sur l'organisation des soins spirituels offerts aux soldats américains. Ce croisé, un colosse au grand front mystique est de souche irlandaise.

          2/ L'affection de l'Amérique pour la France est mésestimée, insoupçonnée quant à son intensité et profondeur.

          Le 12 avril - Le ciel ce matin s'est tendu de nuages légers. Pas un bruit. Air calme. on se croirait dans le recueillement d'une chapelle, tant on sent de forces printanières qui se préparent et se taisent… On devine une veille de fête à distinguer dans le silence des chants d'alouette là-haut à la rencontre du soleil. Autour de soi, des bruissements de mésanges, des frissons dans les branches, le vivant sommeil des abris où reposent mes hommes font croire à une longue caresse des choses.

          Et c'est une joie divine de se bercer avec une des plus douces pages de l'Imitation.

          Re-nouvelle organisation. L'us et l'abus des patrouilles. J'ai idée que le Commandement nage… Ordres, contre-ordres, rectifications. Cela révèle des mesures hâtives prises sans réflexion, sans étude de la situation : de la paperasse, des combinaisons de sape.

          La discorde dans la section, apportée par un bleu de la classe 18 et un sergent de la classe 12 embusqué de 1915 à aujourd'hui…

          Ces hâbleurs veulent nous en faire accroire. Ils sont au courant de tout, ils on tout fait, tout vu, parlent de haut, jugent, tranchent, critiquent…

          Hé ! Mais cela ne prend guère avec de vieux brisquards comme Lacaque, Honco, Crolet. Ces étourdis nous prennent pour des civils crédules à qui l'on en impose d'autant plus qu'on a la langue longue et les services courts.

          Le 13 avril - Une récompense. Le caporal Crolet et le vieux soldat Gonnet sont un peu excités par une discussion avec le sergent B. et par une double ration de pinard prise pour digérer leur révolte intérieure :

          Le sergent B. le nouveau venu a été surpris "à casser du sucre" avec son bleu classe 18 sur le dos des camarades auprès de qui ils ont déjà réussi tous deux à se rendre insupportables en quinze jours.

          "Chacun en a eu pour son grade. Depuis le Colonel jusqu'au soldat de 2ème classe…"

          Lieutenant, adjudant, sergent, caporal, tout y a passé et Gonnet vient me rassurer :

          Vous savez, mon adjudant, ne vous frappez pas, ces mecques là peuvent blaguer, nous savons bien ce que vous êtes. C.O.A, que les autres disent. Moi, je sais pas ce que ça signifie, mais c'est pas pour dire, vous faites vot' devoir de chef de Section mieux que n'importe quel officier, et vos hommes ne disent rien de vous, i' vous aiment bien. Vous êtes juste mon adjudant. C'est malheureux d'entendre des blancs-becs qui se mêlent de critiquer des hommes des classes 1900, ou des classes 01, 02, qui pourraient être leur père, et qui ont fait quatre ans de guerre.

          … Et que c'était pas leur métier… ajoute Crolet.

          Ces vieux soldats du régiment ont surtout à cœur une raillerie, entendue dans le conciliabule, contre les insignes du régiment : la tête de Loup - "Les Loups du Bois-le- Prêtre". Ils en furent, ils y furent blessés. Ils saignent d'un affront fait par des gamins sans qualité. Crolet, violent, voulait "casser la figure" au lèche-cul.

          Arrivée à la Compagnie de l'adjudant-Chef Auglagnoux.

          Mes deux caporaux laissés au repos se sont presque enivrés… Je ferme les yeux.

          Le 14 avril - Vannequel.

          Émouvante lettre de Marguerite… La fatalité s'est acharnée sur elle comme sur moi. Pourquoi ai-je donc toujours été en retard d'une journée au carrefour où passait mon bonheur ?

          J'ai été aimé par de belles âmes ardentes et pures. Une rafale du sort les a fait tomber à l'heure où j'arrivais leur tendre la main. Hélas !… Et moi-même, je me suis effondré en heurtant le seuil de la maison du bonheur.

          A croire avec une telle intensité, une telle inébranlable certitude que je resterai indemne, elle finit par me convaincre et me faire espérer.

          Que Dieu l'entende et me préserve de tous dangers, même ceux que cette malheureuse ne redoute pas…

          Une autre lettre. De Marthe. Je suis toute sa vie morale. D'invisibles liens entretissent nos pensées qui ne font plus qu'une trame. Quelle déchirure, imprudent, tu prépares !

          Une carte de C. L'enlacement est encore plus étroit. Nous avons soudé nos cœurs et notre choix. Il faudra la hache pour nous séparer, et la blessure peut être mortelle. Je suis plein d'effroi devant l'avenir si je survis comme le croit Marguerite.

          Und doch hat sie nicht meine tiefsten Bedürfniesse erweckt... (Et pourtant elle n'a pas éveillé mes plus profondes aspirations).

          Et là-bas, au bord du Danube, ma douce Emmy rêve, pleure, attend sur les ruines de Dürnstein. Quel monstre je suis.

          Le 15 avril - Article de M. Guiraud sur la coalition républicaine, coalition de discorde.

          Critiques des anti-clémencistes, nos socialistes byzantins qui se scandalisent des révélations de Clémenceau sur tentative de paix séparée faite par l'Autriche. Publication de la lettre de l'Empereur Charles - "Quand la bataille fait rage, on ne discute pas le Chef, on le suit".

          La nuit a été affreuse. Mes patrouilleurs reviennent trempés, brisés.

          Discussion avec l'étourdi Br.

          Ronde de nuit. La patrouille de B. en retard d'une heure et demie.

          16. Le retard de la patrouille s'explique.

          Le lieutenant Carlier faisait la "nouba" - un verre dans le nez, a retenu Bourdelais à boire vin, café, "Champorot", "gnole" - dans la sape après le dîner en ville.

          Et on menace du tourniquet un pauvre diable pour des bagatelles cent fois moins graves.

          Ces parvenus ont des âmes vulgaires de barons féodaux.

          L'Angleterre en alarme. L'ennemi pèse en désespéré sur tout le front anglais qui craque. Si Bull lâchait pied la guerre serait terminée par une catastrophe.

          On s'en rend compte au pays de Pitt. Lloyd George quasi-dictateur impose des mesures draconiennes - Général en chef français : Foch - Service militaire jusqu'à cinquante ans - Irlande.

          Le 16 avril - Garde - Patrouilles - Service très simple et très facile pour moi, mais si dur pour mes hommes.

          Le Chef de Bataillon à qui j'indiquais la fatigue de mes hommes résultant de quinze jours de première ligne, me dit : "Quinze jours de première ligne ? Vous n'avez pas été relevé ? C'est inadmissible !"

          Mais si, c'est même la règle, ai-je pensé sans le dire. La section d'un adjudant est toujours moins fatiguée que celle d'un officier…

          Devant le poste Siam, trois rats couchés côte à côte. Auprès d'eux une fiche avec l'inscription : "A boyard, bon chasseur, a tiré trois rats avec trois balles seulement".

          Nouvelle absence de dix heures du lieutenant. Quitte son poste pour aller déjeuner à St-Martin et rentre vers sept heures du soir.

          Les gradés subalternes assurent sans chef le fonctionnement de la machine.

          Heureusement que l'exemple d'en haut n'est pas suivi… Les sous-officiers actuels sont bien supérieurs, moralement à leurs prédécesseurs devenus officiers…

          Je n'ai encore rencontré à la Compagnie que deux chefs à hauteur de leur tâche, moralement surtout le Capitaine Guize et le lieutenant Pointurier.

          Les Anglais reprennent pied devant Béthune. Ils est temps.

          Le 17 avril - G.C. Pékin. Bois Vannequel. Pettonville.

          Homo, heureux d'avoir de bonnes nouvelles de sa femme à l'hôpital m'honore de confidences. Sa belle vie d'ouvrier. C'est une des meilleures joies d'un chef que celle de mériter la confiance intime de ses subordonnés - surtout quand ceux-ci sont des hommes réservés et taciturnes comme celui que ses camarades appellent "le Vieux".

          Retenu ce mot de sa fillette :

          - Papa, dis, tu devrais m'acheter un petit frère. Les autres, elles ont.

          - Après la guerre, ma mignonne, maintenant je n'ai pas assez d'argent, je ne travaille plus, je ne gagne plus assez.

          - Oui, mais… mais on "gagne" des "lallocations !"

          14 heures. Nous descendons ce soir en réserve de régiment à Pettonville.

          Hier le sous-lieutenant Ducarne est allé "faire" un petit poste allemand dans le bois des Hayes d'Albe - Un des deux hommes qui occupaient le poste a été abattu d'un coup de pistolet, l'autre, blessé, rapporté dans nos lignes expire en arrivant à Baccarat. C'était, paraît-il, un enfant de la classe 20. Un gringalet rapporté sur l'épaule…

          Si le fait est exact, cela en dit long sur la crise de "matériel humain" que nos adversaires subissent. Et leurs prodigalité d'effectifs sacrifiés dans la grande bataille est une autre indignation.

          Retour par clair de lune. Ma pensée partie dans la forêt de Villers-Cotterêts.

          23 heures. Arrivée à Pettonville.

          Manque de camaraderie : il faut que ce soit un des sergents qui a fait dix-sept jours de première ligne qui prenne le jour. Pas un des autres - et ils sont huit - pour se proposer.

          Le 18 avril - Pettonville.

          Journée d'installation au cantonnement de repos. Douches - échange de linge, d'effets - revue d'armes, nettoyage des cantonnements, mobilisation des coiffeurs pour les cheveux d'un mois, des barbes de quinze jours.

          Le bruit d'une relève se répand, s'affirme, se précise, se justifie…

          Une involontaire inquiétude rôde autour de mon front à cette pensée d'une prochaine bataille, j'ai peur de mourir…

          Réveil tardif avec une sensation extraordinaire : somnoler au matin sous une fatigue écrasante. N'avoir pas le courage de se lever. Avoir du plomb dans les membres, dans les reins, dans les pensées. La vision d'un immense effort, presque impossible, presque surhumain. Près de notre grange, sur le bord de la route, un camion vient s'embourber. Ronflement saccadé du moteur. Ronflement assourdissant impuissant, avec des périodes précipitées comme une angoissante frayeur, des efforts qui vont s'atténuant, brisés, comme un râle d'agonisant - puis des sursauts où tout tremble sans résultat, sans avance, puis des silences de défaite, d'impuissance. Et je songe… et j'emmêle jusqu'à les confondre, la détresse du moteur, la folie désespérée de la France, ma fatigue accablante et je suis comme un blessé râlant sous un grand tas de morts.

          Bolo est fusillé. Commencement de révolte allemande(?) = commencement de victoire française.

          Le 19 avril - Pettonville.

          Belle formule de Barrès : "Clémenceau est une figure ardente de la France en péril, serrons-nous autour de lui pour le salut public".

          Journée de repos. Le prêt payé ! Beuveries de la troupe. Représentation théâtrale à Ogéviller.

          Rixe Massot-Cugnot.

          Le Commandant de Compagnie a passé en revue chaque section. Il a voulu poser au "bouffe-tout" en faisant observations, reproches, menaces à quelques-uns, puisqu'au fond, il l'a avoué à table, il est fort content de sa Compagnie qui présente bien.

          Le chahut des sous-officiers dans leur grenier.

          Naillot ivre.

          Le 20 avril - Pettonville.

          R.A.S.

          Le 21 avril - Pettonville. Chez M. Parmentier.

          Messe manquée.

          Tir au revolver avec Fourquez.

          Après-midi, visite à Ravenet cantonné à Fréménil.

          Le lieutenant de la 3ème, ex-secrétaire de Viviani, antimilitariste, déclare :

          L'armée active : "un ramassis de fainéants, de maquereaux et de croûtes".

          Ceci à l'adresse du Capitaine Eycherme.

          2 n - trois galons - vingt-cinq ans de service - douze ans caporal d'ordinaire.

          Le 22 avril - Azerailles.

          Réveil à deux heures trente. Il bruine. Il fera mauvais pour l'étape.

          Mise en marche de la colonne dans la nuit. Nous quittons Pettonville. C'est le premier mouvement vers la bataille.

          Où allons-nous ? Vers quel rivage de la mer dévorante nous dirige-t-on ? Nul ne sait. Les "tuyaux" divers des gens prétendus renseignés ne sont pas encore en circulation.

          Vu hier à Fr. un fourrier faisant le cantonnement d'une Compagnie ramenée de Grivesnes. Tout un corps d'armée engagé là-bas vient se remettre à notre secteur de repos…

          Quelques indications sur l'arrêt de la ruée et la lutte, là-bas.

          Comme partout, certains bataillons malheureux sont fauchés, d'autres épargnés.

          Les Boches en colonne par quatre devant nos mitrailleuses.

          La relève dans "la boutonnière"… Plus de troupes… A la rencontre de l'ennemi.

          Après-midi, j'écris quelques lettres chez de braves gens où est logée ma troupe (chez M. Renard, rue de Brouville).

          La vieille statuette de vierge en bois du XIème siècle, sauvée dans la fuite - souvenir de famille.

          Le 23 avril - Xaffévillers.

          Étape sans difficultés. Route boueuse, mais soleil joyeux - par Glonville - Fontenoy - Ménarmont. Arrivée à Xaffévillers. Logement chez le Maire, M. Demange, accueil bienveillant de cette population franchement lorraine.

          Revue hargneuse du Commandant de Compagnie. "Ça se tassera".

          Sacrilège ? Comédie ? Hypocrisie ? Ou lâcheté ? Ce 23/4, M. Mathiez, libre-penseur et anticlérical forcené s'est marié civilement et religieusement. Divorcé, il épouse Mme Veuve Perraud.

          "Paris vaut bien une messe !"

"La fortune de la fiancée valait bien une bénédiction", M. P.

          Je renie cet homme pour mon Maître… désormais.

          Le 24 avril - Xaffévillers.

          Installation du cantonnement pendant la journée pluvieuse.

          Revue. Bracquart fait pleurer Potier.

          Les poilus en fête à l'annonce de la reprise des permissions.

          Les nouvelles ont beau être ternes, avec l'espoir d'une échappée au pays, le cafard disparaît.

 

 

          A partir de cette époque qui s'annonce devoir être la plus tragique et la plus pleine je rédigerai mes notes sur un second carnet. Celui-ci me servira de mémento - notation rapides au jour le jour. L'autre, je le soignerai un peu mieux aux heures de trêve.

Voir Carnet n°XI bis.

 

 

          Le 25 avril - Xaffévillers.

          Revue du chef de Bataillon (Capitaine Michel).

          Inquiétant article de l"'Isvestia" menaçant les Alliés d'une entente entre les Soviets et l'Allemagne. Nous ne sommes pas encore au bout de nos épreuves…

          Le 26 avril - Exercice sur la route de Ménarmont. Gymnastique Hébert. Chansons difficiles.

          Le "ballot" Auglagnoux et "les défenses" d'Épinal sur la croupe à l'horizon.

          Après-midi, promenade étude à travers l'ancien champ de bataille, jusqu'au château de Villers.

          Le soir, visite aux Silencieux.

          Le 27 avril - Exercice près du bois de Ménarmont. Exercice de cadres le matin. Exercice de sections l'après-midi.

          Soir. Musique du Régiment sur la place du village.

          Le salut émouvant vient apaiser l'étroite, la mesquine discussion des sous-officiers à la popote sur le tour de service.

          Le 28 avril - Xaffévillers.

          Malblanc, Collot, Bisch, Droz, Guiraud, Malvy.

          Programme de repos complet. Messe. Lettres. Lectures.

          Le 29 avril - Journée d'exercice.

          A table, conversation sur "le Danube".

          Réponse à faire à M.S.

          Inquiétante évolution de son esprit. Perte du féminisme. Déraison. "Toujours, souvent, beaucoup".

          Le 30 avril - Xaffévillers.

          Manœuvre de cadres :

          Du bois Menu au bois de la Horne par Xaffévillers.

          La chose la plus difficile dans toute action et toute marche : la liaison.

          Le "Taisez-vous" grossier et brutal de l'Adjudant-chef à Bracquart.

          C. m'envoie un article sur "la décadence du rire". La Croix, avril.

          Cette lecture me fait sursauter et pâlir comme ce pauvre bambin de Gournay-sur-Aronde qui disait, effaré à sa mauvaise mère : "Pourquoi que tu me fous des bafs ?"

Le 1er mai 1918

          Le brouillard du matin = symbole de l'armée.

          Manœuvre du Bataillon.

          Les caractères en évidence - Picouret - Cléret. Le Commandant est "coulé".

          La pagaïe.

          Toujours les Morts dans la campagne.

          Débris d'allemand dans un buisson. Les tombes anonymes.

          Les ossuaires. Lambeaux d'étoffes, d'équipement, armes et munitions - c'est comme les dépôts de la marée furieuse qui est venue se briser sur ces crêtes.

          Récits de la bataille locale :

          Les patrouilles dans le village.

          Les treize français et les dix-sept Allemands tués sur le pont.

          Les cadavres laissés trois semaines dans les champs et les rues.

          Les équipes de fossoyeurs et le détroussement des cadavres.

          Le 2 mai - Xaffévillers.

          Matin : évolution de la Section.

          A 11 heures. Réunion des Chefs de Sections au Commandement.

          Une bière - le lieutenant Gotti.

          Un c… - le lieutenant Picouret.

          Un jaloux - le Capitaine Cléret.

          Après-midi : marche sous bois, dans le bois d la Horne.

          Le 3 mai - Xaffévillers. Vosges. Giriviller. Meurthe-et-Moselle.

          Départ de Xaffévillers midi.

          Incidents de départ, de route (Castay, Leconte, Renard). Le Chef de Bataillon sans expérience de la marche d'une colonne.

          "Les flanchages" en route.

          Passage à St-Pierremont et Manières aux murs criblés de balles. Passage de la Mortagne. Les tombes le long de la route. La chaleur accablante - première chaleur - première marche.

          L'arrivée à Giriviller.

          Beau village propret blotti contre le côté sud d'une colline plantée d'arbres fruitiers, au pied de la cote d'Essey.

          J'ai un bon lit chez Mme veuve Boulay dont le mari a été tué à Morhange le 24 août 1914 !

          Elle a un délicieux bambin de cinq ans d'une politesse exquise.

          Ferme aisée - six chevaux à l'écurie, autant de vaches.

          Soir, Champagne à quatre, Fourquez, Auglagnoux, Bourdeaux et moi.

          Le 4 mai - Giriviller.

          Observations du Commandant de Compagnie aux Chefs de Section. Liquidation de l'incident Castay.

          Conversation avec mes sergents : mise au point du service, de la surveillance, de la tenue.

          Revue de ma section. Passage du Chef de Bataillon.

          Déjeuner aux œufs crus.

          Étude sur la croupe nord du village d'un dispositif de défense d'un secteur du Bataillon.

          Soir, pourcentage de départ pour demain matin.

          Abendgebet im Dorfkirche (prière du soir à l'église du village).

          La douceur apaisante du "Fiat voluntas tua".

          Les tombes familiales du cimetière local.

          Heureuses familles, heureux pays où les fils et les petits-fils sont couchés sous la même pierre que leurs ancêtres…

          Je songe à ces pauvres morts anonymes égrenés dans les plaines, dont le tertre est envahi par les chiendents, foulé sous les pieds des bœufs, ou fouillé par le museau des porcs à la pâture…

          Le 5 mai - Giriviller. Gare d'Einvaux. La France de l'Est. La Meurthe. Les Vosges. La Haute-Marne.

          Einvaux. Embarquement triste à cause de la pluie.

          Nancy. Les ravages de la guerre, les maisons fermées - volets clos.

          Domrémy. Prière à Jeanne d'Arc - que les destins s'accomplissent.

          Neufchâteau. Les beaux villages de la Meuse et les grappes de belles jeunes filles, en toilette de dimanche, envoyant des sourires, des baisers à ceux qui depuis quatre ans sont privés d'affection et qui vont mourir. Que l'on nous cache ces spectacles trop doux. Jeunes filles ne nous souriez pas, cachez-vous, vous nous déchirez le cœur et le courage.

          Soupe. Halte repas. Le petit cycliste et sa femme, son enfant.

          Bar-sur-Aube. La ruche chantante au crépuscule.

          Le 6 mai - A travers la France. L'Île de France et la Normandie.

          Das Einschlafen in Bar-sur-Aube und das Erwecken in Brie-Comte-Robert (Endormi à Bar-sur-Aube, réveillé à Brie-Comte-Robert).

          Étendu sur la paille du wagon je n'ai fait qu'un sommeil durant tout le trajet.

          Toilette au robinet de la locomotive. Journée s'annonçant radieuse.

Nous voici dans la banlieue parisienne avec ses villages dans la verdure, la vallée de la Bièvre avec son paysage si fin, si français. Cette fête de la nature est plus forte que le crève-cœur de s'en aller de ce paradis vers l'enfer. De braves femmes en gare nous donnent quatre francs pour boire.

          En lisant "Zwischen Himmel und Erde" (entre ciel et terre): "Verlosen ist keiner, der noch einen Menschen hat auf der Welt" ("Il n'est pas perdu celui qui n'est pas seul au monde").

          Argenteuil. Admirable tableau du fleuve et de la ville en amphithéâtre barrant la vallée.

          Pontoise. Une aubaine. Je trouve à la bibliothèque de la gare, l'introuvable "Introduction à la vie dévote".

          Serquieux. Un train d'Anglais fait halte à côté du nôtre. La cordialité réciproque des troupes alliées. Les Anglais nous donnent des cigarettes, nous leur offrons des journaux illustrés. Un poilu échange son bonnet de police contre une casquette khaki. Mais le succès de curiosité est pris par le wagon des "women" en uniforme. Échange de baisers à la main, de billets, hâtives déclarations d'amour taquin.

          Le pays de Bray : Gournay - Forges-les-Eaux - les herbages, les torchis.

          Fouilloy. Débarquement à vingt heures. Le cantonnement gagné par la pluie dans la nuit noire. Le bon foin du grenier.

 

          Le 7 mai - Ferme du Canada (Fleury - Aumale. Seine-Inférieure).

          La tête originale du fermier : figure de "Second Empire".

          Cultivé - Citations latines - Souvenirs d'histoire locale - les fils de Louis-Philippe - duc d'Aumale.

          Promenade dans la vallée.

          L'après-midi, défaillance de Bracquart.

          "Le coup monté".

          La revue d'armes et l'attrait d'Aumale.

          Cruelle hésitation. Conseils de Fourquez.

          Le soir, les discours chauvins et royalistes du fermier.

          Le 8 mai - Boulainvillers.

          Réveil matinal. Départ à l'aube. Une petite étape sans incidents d'Aumale dans la vallée de la Bresle normande à Boulainvillers sur le plateau déjà picard. 

          La craie dans les coteaux, les silex sur les routes, la plaine monotone, avec ses villages aux maisons misérables en torchis, avec "el mare" et les puits profonds, et les cours malpropres et les indigènes maussades, désobligeants.

          Après-midi, revue de détail.

          Ingéniosité des poilus devant coucher sur la terre nue et humide. Chacun finit par avoir un petit matelas.

          Le 9 mai - Molliens-Vidame.

          Départ à l'aube par beau ciel clair. En route les "huiles" à saluer : Colon, Général.

          L'arrivée au bourg de Molliens-Vidame, petite ville où de nombreuses élégantes évacuées d'Amiens donnent un air citadin. Mes hommes bien logés dans de petites granges. Je trouve un lit. La popote disputée. Fermeté du lieutenant Droz. Bon. Après la soupe du soir, invitation à Bougainville, chez le cousin de Fourquez, M. Pouch Morel. originale figure et bon accueil du vieux collectionneur et archéologue.

          L'église- musée.

          Auglagnoux versé dans l'aviation. Ouf ! Quel ballot au bout du quai, bon voyage.

          Le 10 mai - Riencourt.

          La nature se fait toujours plus belle, et la marche de ce matin est une délicieuse promenade dans la vallée.

          Salut au drapeau. La Compagnie Picouret de garde du drapeau. Picouret fier comme Artaban, gonflé de fierté fait tendre ses courroies.

          Le peloton logé dans une grande ferme occupée par des évacués de Canny abandonné par ces "cochons" d'Anglais.

          Altercation avec le sergent Bracquart qui désagrège ma section.

          Je mesure avec effroi, tout le lent et obscur travail d'insubordination qui se fait chaque jour par la seule influence d'un gradé indigne.

          Le 11 mai - J'ai fait changer de section le sergent venimeux. J'espère ressaisir l'influence perdue et la sympathie d'autrefois.

          Bonnes lettres.

          Lloyd George triomphe d'une nouvelle cabale. A la fin, est-ce que l'Angleterre se lasserait avant nous ? Et nous resterions seuls exsangues et mutilés ?

          Le 12 mai - "Il faut que vous passiez par l'eau et par le feu avant d'atteindre le lieu de rafraîchissement".

          Après-midi de repos consacré à faire quelques lettres.

          Toujours aucun indice de départ.

          Le 13 mai - Riencourt.

          Manœuvre de cadres devant Picquigny. Le nouveau dispositif de combat, pour l'économie du "matériel humain".

          Les camions où Français et Anglais voyagent en commun.

 

          Les tranchées creusées depuis la dernière crise dans les jeunes avoines. On fait vite quand on veut, quand il faut.

          Le 14 mai - La "bisbille" entre les officiers du Bataillon. La scène regrettable et déplacée entre Droz et Picouret devant le Bataillon.

          Effet sur la troupe. Perte de la confiance ou respect, de la discipline intérieure. "Nous sommes menés par de beaux cocos". Massot.

          Manœuvre avec tanks. Le Général Segone.

          Le 15 mai - Absence des officiers. Je commande la Compagnie. Pas d'incident.

          La pari de Lacaque.

          Le billet de cinq francs troué à chaque coup de pistolet.

          Notre popote : relâchement des cuistots. Petites scènes. Petits propos. Petites misères.

          Repas sur l'herbe.

          Le 16 mai - Manœuvre du Bataillon près du bois de Riencourt.

          La pagaïe et le flottement dans l'esprit des Commandants de Compagnie.

          Après-midi, tir au fusil et lancer de grenades.

          Lettres de Droz.

          Certains jours dix mille Américains débarquent.

          De Mme Colin.

          Louis grièvement blessé.

          De M. P.

          Soir. Fourquez offre une bouteille qu'on va boire chez "une femme" dont le cycliste Bretzner nous donne l'indication. Perrin, qui est un habitué de la maison nous dirige, nous pilote.

          Ces paysannes picardes dont la guerre a fait des professionnelles du vice - Elles fument, boivent, ont la voix rauque des noceurs - Racontent des grivoiseries - Relatent les "accidents" de leurs collègues. Hélas. Ravages de la guerre.

          Le 17 mai - Riencourt.

          Manœuvre la matin.

          Tir l'après-midi.

          Aucune heure de liberté dans la journée. A peine le temps de la toilette, de la lecture des quelques cartes reçues.

          Le soir, causerie avec l'ex-sergent Guyot.

          Ses affirmations sur la :

          - morale religieuse.

          - morale laïque.

          - Famille.

          - La République et la Royauté.

          - La guerre et sa conduite.

          - Le service militaire et l'esclavage moral.

          Le 18 mai - Riencourt.

          Manœuvre dans le bois de Riencourt.

          Visite de F. Coulon.

          Lettre de ma mère.

          Mauvaise humeur à cause de la mauvaise installation se prolongeant des jours après des jours…

          (Le tablier de la batteuse nous sert à Fourquez et à moi de chambre à coucher, de cabinet de lecture, de bureau).

          Le 19 mai - Riencourt.

          Après les jours mornes et les jours de doute, le grand souffle vivifiant de la Pentecôte. Au sermon :

          "Vous serez mes témoins devant les hommes".

          Les trahisons, les laideurs, les défaillances autour de Jeanne d'Arc lui causent des accablements…

          Sa foi la relève, l'entraîne jusqu'aux affronts du procès, jusqu'aux tortures du bûcher, mais aussi jusqu'à la victoire de l'esprit sur la chair, de la Patrie sur l'envahisseur, jusqu'à la béatification actuelle où elle continue à batailler plus que jamais, par l'exemple, pour la France…

          "Il faut que notre foi nous serve et nous aide à dominer les évènements", m'a dit l'aumônier.

          Après-midi, j'ai la bonne précaution de ranger ma cantine.

          Ordre préparatoire à un embarquement en auto, demain.

          Le 20 mai - Riencourt. Rogy.

          Par Foix-Conty nous avons gagné en camions automobiles le bourg de Rogy sur le plateau.

          Adieux du Colonel Galbrunner. Le baiser au drapeau.

          Lettre de M. Guiraud.

          Le soir, la 2ème Section chante en chœur.

          On ne passe pas.

          La Toulousaine.

          Les Montagnards.

          C'est d'une grandeur émouvante.

          Adieux du Colonel au concert.

          "Am Rhein !". sur le Rhin, hélas.

          Un poilu moqueur s'en allant demanda :

          - "C'est loin le Rhin ?"

          A quoi un loustic répondit :

          - Mais non, c'est au-dessus des fesses…

          Le 21 mai - Rogy.

          Sous bois, manœuvre inepte.

          A midi. Tableaux de sieste.

          - Des poilus étendus sur l'herbe, à l'ombre.

          - D'autres gravant leurs initiales dans l'écorce des arbres.

          - D'autres, autour d'une toile de tente étendue, jouent aux cartes.

          D'autres fabriquant des armes en érable.

          Deux choses empêchent l'humanité de tomber au troupeau et au fumier : le travail et l'espérance.

          Le 22 mai - Rogy.

          Prise d'armes pour adieux du Colonel.

Un réfugié avec un ballot passe, et Gavroche nous dit :

          - "Ah ! Mes amis, c'est triste d'être réfugié. Voyez on est comme l'escargot, tout son bien sur son dos".

          Le 23 mai - Rogy.

          Les Chefs de Bataillon sont allés reconnaître le secteur. Nous ne serions donc pas réservés pour une attaque ou une contre-attaque.

          Chaque après-midi, sieste paresseuse.

          Le 24 mai - Rogy.

          Tableau.

          Près de l'église picarde aux murs gris, le grand et profond puits communal. A chaque manivelle du treuil, pour enrouler les cent mètres de câble, un Annamite tourne avec une jeune de fille du pays et tous les quatre rient aux éclats de ce rapprochement imprévu.

          Le 25 mai - Une preuve de la misère humaine.

          Le caporal Minhy a reçu la visite de sa femme. Je me fends en quatre pour qu'il trouve une chambre et qu'il ait un peu de liberté.

          Une preuve de l'incapacité humaine au bonheur.

          Ce soir on raconte une invraisemblable histoire pourtant vraie hélas ! tant la pauvre nature humaine est vouée à la misère.

          Les deux malheureux ont eu pour les quelques heures de bonheur volé dont ils disposaient, la servitude atroce d'une scène de jalousie :

          Lui, parce que des artilleurs ont eu la complaisance d'amener sa femme dans leur auto.

          Elle, parce qu'une langue venimeuse aurait insinué qu'il fréquentait en deux jours une marchande de journaux !…

          Hélas ! Et les malheureux se sont battus, il lui a poché un oeil, a jeté le chapeau de la jeune femme dans la rue. Ils sont la risée du Bataillon.

          Ce soir déjà ils sont réconciliés…

          Le 26 mai - Trinité… La Trinité se passe !

          Après-midi, match de football - courses - poids - musique.

          Véritable fête sportive où la force de la jeunesse qui déborde empêche de croire à la mort.

          Le 27 mai - Matin. Manœuvre à l'inévitable cote 150. Observations du Capitaine Michel à moi.

          Soir. Tir. Quelques observations du Capitaine Michel à Fourquez. Dudilieu demandant une punition !!!?

          Il y a un crapaud dans la Section qui doit baver à jet continu.

          Le 28 mai - Rogy.

          Perco : l'attaque est commencée en Champagne. Tenons-nous prêts à être embarqués dans un délai de quatre heures.

          Je crois cette fois que ce sont les préparatifs décisifs.

          Par précaution, je range ces notes et les autres dans ma cantine. Il serait imprudent de les emporter sur le champ de bataille.

          Minuit. J'ai passé toute la soirée aux derniers préparatifs. Lettres suprêmes, dernières pensées à mes Parents, à mon frère Henri, à M. Fourgeot, instructions à Payères.

          Tout est à peu près en ordre.

          Le 29 mai - Rogy. Rieux (Le Hamel).

          L'incroyable bénédiction !

          L'envoi au C.I.D, par ordre, malgré l'opposition du Commandant de Compagnie qui voulait me garder à tout prix… Fiat voluntas tua.

          - Adieux émus à Fourquez.

          - Marche à pied de Rogy au Hamel.

          - Affectation à la 12ème Compagnie.

          - Présentation au Capitaine Direz.

          Quittent avec moi la 5ème Compagnie : sergent Toussaint, caporal Barbier, soldat Vaurs.

          Voyage vers le C.I.D. avec adjudant Duthu et …

          Repas du soir à la nouvelle Compagnie. Das Herabfallen des Kameraden (la déchéance des camarades).

          Les mauvaises nouvelles 496-1914 recommencent. Les Huns déferlent sur la Champagne…

          Mais l'indomptable espoir, l'impassible confiance nous font garder le calme devant la menace. Ste-Geneviève, Ste-Jeanne-d'Arc, les saintes d'aujourd'hui sont là.

          Le 30 mai - Mérard.

          Une seule nuit à Rieux. Le C.I.D. embarque à l'aube. Et de sept heures du matin à sept heures du soir les camions ont roulé pour nous venir déposer ici en Île de France.

          Du Hamel, par Crèvecoeur-le-Grand, toujours intact, St-Just-en-Chaussée, où quelques obus nous ont salué, où toutes les devantures sont closes ou éventrées, ou règne l'angoisse des villes mortes, par Clermont - Fitz-James, dont la flèche ardente sur la colline doit guider le vol des Gothas, par la vallée large et riche, nous roulons jusqu'à Compiègne. Halte au pont. Vite, accourez mes souvenirs : mon cher Bedu tué là sur ce quai - Mon frère Julien à l'hôpital de Royallieu, mes ravitaillements en gare et en même temps mon émotion devant la vieille et grande histoire racontée par la flèche de l'Hôtel de Ville, les tours des églises, les impériales avenues du Château, et surtout l'émouvante et tragique fin d'épopée de Jeanne : là-bas sur la place, sa statue - ici au coin de ce pont, eut lieu le drame de la capture… Mes yeux errent par delà les coteaux boisés et cherchent la Croix Morel, la Faisanderie, la Borne Trouée, Trosly-Breuil, Chelles…

          La vie n'est qu'un adieu continuel…

          Est-ce contre-ordre ? La chaîne des camions fait demi-tour, et nous ramène par la même vallée à Clermont…

          Le 31 mai - Mérard.

          J'ai couché avec le sergent Toussaint dans une hutte à porcs, sur de la bonne paille fraîche où nous avons dormi sans que le fracas habituel des bombardements nocturnes par les Gothas trouble notre sommeil.

          Lettres aux miens pour annoncer la nouvelle de mon arrivée au C.I.D.

          C'est écœurant presque d'annoncer des nouvelles joyeuses à l'égoïsme pendant que la patrie entière est déchirée - et d'autant plus joyeuses que l'angoisse est plus grande. Hélas.

          Les Boches auraient pris Château-Thierry.

 

Notes de mai.

          En partant du front de Lorraine, j'entrevoyais le mois de mai comme devant être le mois noir du coup dur de la grande épreuve de la bataille.

          Ce n'en fut que la lente préparation matérielle et morale, dans des cantonnements reposants.

          Exercices de répétition, familiarisation avec l'idée du danger, de la mort, acceptation de plus en plus sereine de la grande épreuve de la bataille, crise de volonté et d'énergie morale.

          Domination des instincts - Appel au secours de la grâce.

          Travail intellectuel ravivé.

          Plénitude de vie dans la veillée des armes. Puis brusquement l'entracte inattendu, le dénouement renvoyé à une autre représentation.

Le 1er juin 1918

          Mérard.

          Manœuvre dirigée par Capitaine Larseneur.

          Les propos défaitistes du sergent de la coop :

          a/ les Américains en dix-huit mois n'ont rien pu préparer, ni amener contre les Boches.

          b/ Vivement que les Boches prennent Paris et que la guerre finisse.

          Il traduit la pensée simpliste, primaire de beaucoup de gens - soldats et civils découragés par les succès des Allemands.

          Ils s'imaginent les malheureux que la paix de défaite les tirera des maux actuels, ils ne voient pas que tout succès allemand retarde la paix. Paris serait-il pris que la guerre continuerait. Paris n'est pas toute la France.

          Ma riposte : "C'est bien ça, les embusqués sont toujours les plus fatigués.

          - Je vous admire mon adjudant, de n'être pas rassasié".

          La bibliothèque de la Coopé.

          Le 2 juin - Mérard.

          Messe silencieuse. La pensée s'accroche désespérément à la ligne furieuse vers le Sud. O ma France ! Ma pauvre France !

          Et mes amis sont pris dans la mêlée pendant que je ne puis ici que prier pour eux.

          Promenade à Angy avec Toussaint et Boucherot. Rencontre du petit Doutey.

          Après-midi avec Coquillon, promenade vers Mouy par un délicieux sentier le long d'un ruisselet heureux qui gargouille. Là-haut, on râle…

          Nous entrons au cinéma.

          Buste de Jaurès, l'amphithéâtre éclate en applaudissements. Buste de Clémenceau : les mêmes sifflent et poussent des hou !

          Malheureuse France. Ceci est peut-être plus triste que l'invasion.

          Réconfort. En sortant du ciné, nous nous arrêtons devant l'église. Porche restauré, mais clocher inachevé. Nous entrons. Je suis saisi. Une merveilleuse église gothique, du plus pur gothique. Un poème admirable, prodigieux en ce petit coin de France…

          Soir. Rencontre de l'adjudant Bordelle du 169ème. Constatation de cette plaie : des foules de croûtes chanceuses, galonnées sans choix en 1915-16, aujourd'hui officiers pitoyables, auprès de sous-officiers du plus grand mérite.

          Le 3 juin - Mérard.

          Exercice de cadres vers Cambronne-les-Clermont.

          L'intéressant camarade Coquillon. Chaque jour des discussions politico-philosophiques.

          Coquillon m'emmène à Vaux, auprès du sergent Comte de Carnay - agriculteur breton - un type original.

          En route échange d'impressions littéraires à bâtons rompus.

          La thèse en préparation de Coquillon : "l'individualisme aristocratique. Étude comparée de Gobineau et de Nietzsche".

          Quelque chose de fuyant dans les indications sur les document consultés, études faites.

          Le jeu imaginé par l'adjudant Peyroux (4ème) cause le tamponnement grave du soldat Brun de la 12ème contre Gabourin (4ème). Brun évacué.

          Le 4 juin - Mérard.

          Exercice sous direction du Capitaine Larseneur. Marche d'approche de la Section.

          Savoureuses explications :

          - Les Boches ne sont pas des "culs".

          - Supposez que vous avez devant vous une vache ou une chèvre. La guerre c'est la fable du fagot à briser.

          Remontrances au sergent Dejean qui proclame : les Boches sont les plus forts, ils sont les maîtres. Qu'est-ce que nous voulons faire ? chez nous chacun s'en fout. Il n'y a plus que les c… qui sont au front.

          Quand je lui ai fait sentir le non-sens et le danger de ces propos étourdis, il tâche de se racheter avec des assurances bruyantes sur son devoir… qu'il a fait, qu'il fera.

          Français étourdi, va.

          Achevé de lire l'Appel des Armes, de Psichari. Le livre est inégal. Le développement de l'action s'arrête sur le vide, au bord d'un abîme qui semble donner à la thèse un démenti.

          Problème toujours posé des destinées. Je n'ai pas encore trouvé ma route droite. Prière pour demander la lumière. Toujours la pensée traîtresse : (…illisible, raturé…)

          Le 5 juin - Mérard.

          Manœuvre dans le "paysage lunaire".

          Les journaux relatent la séance de la Chambre. Interpellation du gouvernement sur évènements militaires. Honte aux cent-dix qui cherchent dans les malheurs de la patrie une occasion de manœuvrer en faveur de leur parti, un prétexte inavoué à satisfaire leur envieuse rancune, honte à ceux qui désagrègent l'âme torturée de la France.

          Discussion à la popote :

          L'indignation du Hollandais Cézar sur le procédé des cent-dix.

          - Ils ont sans doute des raisons, réplique un autre.

          Causerie avec Cézar, le Hollandais.

          Grand-mère française, père hollandais.

          Élevé à Java - école pratique de Batavia (instruction technique en vue de l'exploitation sucrière) - Retour en France - Service militaire en France - Un frère tué - Patriotisme du père. Lui a quelque honte d'écrire qu'il n'est pas dans la bataille…

          Crève-cœur de rencontrer des Français qui méconnaissent ou desservent les intérêts de la France.

          Les nouvelles rassurantes : l'ennemi est arrêté. Je l'espérais avec certitude. Je n'ai pas souffert cette fois-ci comme pendant la première déchirure du front en fin mars.

          Le 6 juin - Manœuvre de cadre.

          En attendant l'heure, 7 heures 30, coup d'œil dans l'église de Bury - du gothique plus pur, plus ancien que celui de Mouy - Église commencée en 1068. Admirable monument dans l'ensemble. Détails remarquables - chapiteaux - arcs. Le retable du XVIème siècle.

          Notre retard. Direz appelant le sergent Burg : "il est 7 heures 31…" Primaire, va !

          Nos gaffes à la manœuvre - nombreuses et graves. Il apparaît à qui observe que nous ne sommes pas chefs à tous les échelons, pas à hauteur de notre tâche.

          Choix d'incapables, choix de paresseux. Et puis aucune préparation technique à grand rendement vraiment organisée pour combler les lacunes de l'éducation ou l'absence totale de la préparation au rôle d'officier ou de sous-officier.

          Tout l'hiver nous avons gâché notre temps. Et on a l'impression que tout l'hiver les Boches, chefs et soldats ont travaillé d'arrache-pied.

          Nouvelle tactique. Attaque par mitrailleuses au lieu du canon. L'infiltration. La rupture des lignes réputées infranchissables, la guerre de mouvement, ex : choix du point de passage de la Marne près Jaulgonne (voir les journaux d'aujourd'hui). Tout révèle chez eux une activité intellectuelle, un effort savant et méthodique. Tout traduit chez nous la paresse et la pagaïe.

          Le 7 juin - Mérard.

          Promenade matinale à la recherche de mon dictionnaire anglais oublié hier au soir sur un tronc.

          Ciel alpestre dans la fraîcheur et la musique du matin ; à midi, ciel d'Afrique, et le soir harmonie du ciel de France. Depuis un mois nous avons ces merveilles éternelles, chaque jour. Le ciel reste inlassablement bleu. Ce fut un beau mois de mai dans la nature. Et sans trêve un ciel peuplé d'avions.

          Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

          Demain, départ pour Betz !

          Promenade, une dernière promenade avec mon sympathique Cézar à Mouy. Causerie intime. Quelle nature d'élite - intellectuelle et morale. Quelle noblesse de pensée, délicatesse de conscience, élévation de caractère il me laisse entrevoir. Quel dommage que la guerre ne nous permette pas de devenir amis, d'une vieille amitié cimentée par les longues épreuves en commun.

          Le 8 juin - Betz.

          Embarquement à Bury - en autos T.P. J'ai quitté ma petite cahute à porcs où nous étions si tranquilles nous deux (Toussaint et moi).

          Voyage sur des routes encombrées de lamentables équipages de fuyards. Toutes ces malheureuses populations déménagent. Les poulains, les veaux, sur des charrettes avec les enfants. Derrière la jument et la vache. Les vieilles, les cages à oiseaux, etc. Malheureuse France.

          Creil démoli et désert. Senlis bondé d'Annamites conducteurs d'innombrables autos. Nanteuil-le-Haudouin en remue-ménage, revu pour la dixième fois !

          Nous logeons sous le hangar à paille, près de la gare.

          Promenade avec Coquillon dans le parc. Nous montons au sommet du vieux donjon qui a résisté à tant et tant de guerres, même à celle-ci.

          Le village abandonné par les habitants a été pillé. Honte douloureuse. C'est la faute au Commandement qui ferme les yeux, n'a pas l'énergie de réprimer ces ignobles sauvageries.

          Le 9 juin - Betz. Boursonne.

          Départ à pied, à l'aube.

          Nous entrons dans la forêt de Retz. Vu au passage le Général Niessel à Ivors. "Bonjour, mes garçons !"

          Boursonne, dans la clairière. Pillé par les Français, toujours ! O tristesse.

          En forêt, promenade du soir. Je suis obsédé, tenaillé par les souvenirs trop doux (…illisible, gratté).

          Le Capitaine Direz me fait appeler pour proposition au grade sous-lieutenant.

          Le 10 juin - Le C.I.D. employé à creuser des tranchées devant Coyolles.

          Les à-coups de la mise en chantier.

          Pagaïe habituelle, continue.

          - Et vous vous étonnez que les Boches soient à Château-Thierry, me dit Burg.

          - Non, répliqué-je, ce qui m'étonne c'est qu'ils ne soient pas encore à Toulouse…

          Pas d'outils pour tout le monde. Réveillé deux cents hommes à deux heures du matin pour les mettre en chantier à six heures et demie !

          Ravenet est arrivé au C.I.D.

          Le 11 juin - Journée aigre. Journée irritante.

          A l'aube, la pose interminable en attendant les moniteurs du génie qui ne viennent pas. La semonce du Capitaine sur la tenue déplorable de la troupe en marche.

          En rentrant, le chambardement du cantonnement.

          - Pas de local pour les sous-officiers. Que la cave de l'immense grenier ou grouille, hurle, rote, tousse, ronfle la masse des cent soldats de la Compagnie.

          J'opte pour ma tente, ou un petit grenier isolé découvert sur le soir.

          Les camarades de la 22ème 16/8 déplacés comme nous font manœuvrer en leur faveur le major de cantonnement pour nous prendre notre popote. Petitesse.

          Le blanc-bec officier du 16/8 qui loge dans une chambre sous mon grenier a retiré l'échelle pour que je ne puisse gagner mon coin sans une humiliante démarche. Autre petitesse. Mendier à un intrus la permission de coucher sous les tuiles sur un peu de paille !

          Le Capitaine n'a pas su nous défendre.

          Le 12 juin - Boursonne.

          Travail sous bois, à l'orée de la forêt.

          Les artilleurs ont campé là. Meubles apportés du village et abandonnés sous bois.

          Débris de volailles, de lapins.

          Poudre et douilles abandonnées.

          Le 13 juin - Je suis désigné pour suivre les cours de F.M.

          La nuit redoutable, annonçant la dure bataille.

          On se demande où est l'armée française. On ne voit plus personne. Quelques rares régiments. Est-ce tout ce qu'il nous reste ? Ou bien prépare-ton en silence une dure surprise et riposte au Boche. Je voudrais le croire.

          Le 14 juin - Cours.

          Soir, visite au sergent-major Bourdiaux. Liste des tués de la Compagnie : Thau, Thévenard, Binvignat, Rict de ma section, Laville, Lafougat de la 2ème section.

          Disparus : Debent, Chabot.

          La matin départ en renfort de tout l'effectif de la Compagnie. Il ne reste que les cadres et les S.X.

          Comme chacun partait, il n'y a eu nulle réclamation, ni récrimination.

          L'ordre arrivé dans la nuit a empêché que les froussards se saoulent au préalable. Départ à l'aube, en plein sang froid.

          Les Boches ont fait lourdement souffrir le régiment avec des gaz redoutables parce qu'il se révèlent trop tard.

          Un avion boche nous a brûlé trois saucisses successivement élevées au même emplacement de la forêt.

          Une consolation, l'aviateur ennemi a été obligé d'atterrir à son troisième succès.

          Le 15 juin - Boursonne.

          Un canard : quarante divisions autrichiennes massées sur le front de Lorraine. On évacue les usines de la région de Lorraine.

          Je commence à craindre sérieusement un craquement redoutable.

          Pauvre France.

          Le 16 juin - Boursonne.

          Dimanche calme et creux.

          Ravenet mon invité.

          Promenade au T.C. Nouvelles ternes.

          Lassitude sans effort. Ma jeunesse s'épuise comme une source se dirigeant vers le désert… C'est une tristesse insaisissable, comme une bruine glacée qui paralyse.

          Arrivée d'un renfort de la classe 18. Les gradés du cadre d'accompagnement nous donnent d'inquiétants renseignements sur la valeur morale de ces jeunes.

          Valeur décroissante des classes. 14 héroïque - 18 bonne - 16 moindre - 17 médiocre - 18 nulle - 19 pire…

          Explication : ces bleuets avaient quinze ans quand la guerre éclata et que les pères partirent. Se sont trouvés maîtres de leur jeunesse aux années critiques de l'adolescence. Ont été sollicités par toutes les tentations malsaines des villes. Avaient de l'argent à profusion, des exemples déplorables. Ont fait à quinze, seize ans toutes les expériences de la vie, même les pires. N'ont plus ni foi - ni respect, ni discipline.

          Le 17 juin - "Seigneur délivrez moi de mes nécessités" disait le pieux auteur.

          Oh, servitude de sommeil, de l'engourdissement de la volonté, laissant fuir les heures.

          Le cours de F.M. suspendu… sans rime ni raison.

          Pas une seule volonté directrice dans ce C.I.D… le laisser-aller, l'incohérence, le flottement partout.

          Un C.I.D. mené par un adjudant-chef remarque Parisot, notre sergent-major.

          En effet, Poulot, adjudant secrétaire du Commandant a une autorité, des initiatives que le Commandant de Goÿs n'aurait pas tolérées quand je remplissais les mêmes fonctions que Poulot.

          "Vous êtes tous des ânes" ose-t-il dire à la réunion des sergents-majors au rapport.

          On apporte un pli. Poulot en prend d'abord connaissance, le tend ensuite au Commandant.

          Portrait de Poulot. Au dîner : la sortie inattendue du sergent Dejean contre l'adjudant Coquillon.

          Lecture dans le chemin creux au crépuscule du doux Saint-François.

          Le 18 juin - Reprise des cours de F.M.

          Scène du bureau. Le Capitaine maître d'école et le fourrier lourdaud.

          La maîtresse de la maison où est notre popote revient chercher un peu de literie.

          La déchirante visite à un foyer. Mobilier souillé, cassé, dispersé.

          Envoi d'un colis à mon père et à ma mère. Tabac - Chocolat.

          Préparation d'un nouveau renfort pour le régiment. Renfort constitué avec les employés auxquels on n'avait pas voulu toucher l'autre jour.

          Chacun se cramponne ici comme il peut, le plus longtemps qu'il peut.

          Le 19 juin - Boursonne.

          M. reste "neutre". Douloureuse sensation. Détachement attristant. Rien qui soit noué aux fibres vivantes. J'ai envie de lui écrire :

          La foi qui n'agit point est-ce une foi sincère ?

          "L'amour qui n'écrit point est-ce un amour sincère ?"

          Le 20 juin - Tir au F.M.

          Carte du Bureau Zurichois - avec mot d'Hems.

          Lettre de Julien.

          Envoi d'un renfort de cadres à la P.P.

          (sergent-major Hervé et sergent Rouziaux).

          Le 21 juin - Boursonne. Pose de fil de fer dans la forêt, sous Vaumoise. Capitaine Larseneur.

          Interruption de la tâche fixée pour rentrer plus tôt.

          Revue des troupes du C.I.D. par le Général Niessel dans la cour du château.

          Sa belle tête ardente et loyale. Son petit speech, adroit et éloquent (allusion à Riberprey).

          Les observations du capitaine Droz dans le grenier.

          Ravenet rappelé au Bataillon actif monte en ligne ce soir. Les Italiens sont aux prises avec une terrible offensive autrichienne… Ils sentent eux aussi le contre-coup de la trahison russe.

          Le 22 juin - J'ai passé la journée assis sur un tronc à lire "Kabale und Liebe" tandis que les travailleurs du groupe posaient un réseau dans la forêt.

          Les Italiens restent fermes. Ça n'a pas l'air de rendre les coups de bélier des autrichiens.

          Le 23 juin - Boursonne.

          J'avais projeté… je projetais d'aller revoir ma Croix-Morel - là-haut sur la colline couronnée de sapins…

          La grippe m'a pris dans la nuit. Je reste alité toute la journée.

          Louis m'envoie deux billets.

          Une lettre "indignée" qui m'inquiète, et une carte où il y a cette phrase impayable "Cela ne va pas mieux, les "macaronis" tiennent le coup".

          Le 24 juin - Boursonne. Cuvergnon.

          La grippe reste aussi tenace. Je reste au lit.

          A dix heures il faut se lever pour aller cantonner à Cuvergnon.

          Marche laborieuse. Fièvre.

          Les Autrichiens se font rejeter au delà de la Piave par les Italiens qui font preuve du plus admirable ressaisissement. Bravo, les amis. Encore quelques coups et ils pourront redire orgueilleusement Italia fara da se (se fera elle-même).

          En tout cas les carillons sonnent à Rome, et les drapeaux flottent aux fenêtres.

          Et nous, hélas ! Quand pavoiserons-nous dans notre France, quand donc Seigneur.

          Le 25 juin - Cuvergnon.

          Fièvre - Purge - Mieux.

          Le 26 juin - Cuvergnon.

          Mon rétablissement est complet.

          Journée de repos.

          La journée occupée à remettre un peu d'ordre dans ma correspondance.

          Lettre à mes parents sur la maladie morale de Louis…

          Lu le "Drame de Charleroi". Étude courageuse de F. Engerand dans le "Correspondant" sur nos premiers désastres. Le cœur saigne à cette lecture et je me demande pourquoi l'on n'a pas encore fusillé Joffre.

          Quand la bêtise atteint ces proportions elle est un crime. Et ces criminels imbéciles du G.Q.G. ont saigné stupidement la France mystique de 1914 - ont préparé de toutes pièces et de leurs propres mains nos désastres.

          La sublime armée active s'est battue comme les chevaliers français de Crécy et d'Azincourt.

          Cf. (la mort du 2ème d'artillerie coloniale…) La mort de Psichari.

          Le 27 juin - Cuvergnon.

          Pose d'un réseau en lisière de la forêt devant Boursonne.

          Premier contact de service avec les bleus, classe 18. Ils ont besoin d'être dressés. Ils ne soupçonnent même pas ce que c'est que la discipline militaire, ils n'ont pas de notion plus nette sur ce que c'est qu'une discipline quelconque. Chacun suit son petit caprice, va à sa petite fantaisie.

          Le 28 juin - Tranchée à creuser devant Boursonne dans les blés, dans des moissons si belles que c'est un sacrilège de les gâcher ainsi - des moissons comme on n'en connaît pas de plus belles en France.

          Rentrée à l'heure de la soupe : Bussière et Lasseneur. Coquillon "chine". Pas bonne humeur. Quelque chose d'irritant dans sa voix et ses gestes.

          Nouvelle : une fournée de nouveaux officiers est cuite. Qui veut des galons, il y en a pour tout le monde sauf pour nous deux - Coquillon et moi - Ravenet qui n'a pas fait d'attaque, nommé quand même. Puis Boucherot - Greuillet - Feterly - Lauriol - Hubert.

          Le 29 juin - Cuvergnon.

          Mon Dieu, je vous offre cette lassitude qui me pèse si lourd ce matin.

          Venir chaque matin de Cuvergnon à Boursonne sur la route dure et poussiéreuse, passer la journée en casque sous le soleil près des équipes de terrassiers, repartir tard dans le roulement des autos, trouver des camarades bruyants et fatigants, n'avoir pas le calme ni le temps d'écrire, se réveiller avec du sommeil inachevé, répéter tous les jours cette monotone corvée, à la fin, cela fait un samedi alourdi et morose. Mais que doivent en ce cas éprouver les soldats. A coups - Attente démesurée - pas d'outils.

          Le 30 juin - Cuvergnon.

          Le lieutenant Hubert (ex-officier adjudant du Commandant Ciambelli) appelé à la Division - comme Ducombeau - Le lieutenant Pointurier exigeant une voiture pour l'emmener en ligne.

          Les nouveaux promus et d'autres en escapade à Paris.

          Le lieutenant Monnier à l'armée américaine.

          Tout un lot de petits empiètements, de manœuvres d'installation confortable dans la guerre.

          Les officiers se comportent avec une inquiétude persistante comme des hobereaux tout puissants.

          Il se forme une féodalité nouvelle qui se forme par attraction, agglomération au bloc des privilèges de tous les éléments les plus intelligents de l'armée.

          On tient muselé par une promesse de galon d'or quiconque a quelque puissance d'observation critique. Une fois nantis, les plus rouspéteurs sont aveugles.

          Quant à ceux qui ne sont pas dangereux on les débarque - on leur laisse même la confusion de clamer dans le désert, en face des négligences et des imperfections des nouveaux maîtres. L'armée devient toute puissante, sans contrôle - sans discipline intérieure pesant sur les officiers pour leur imposer l'accomplissement de leur devoir d'officier. Et le fossé s'agrandit qui sépare le soldat de ses chefs.

 

Notes de juin.

          Mois de vie rabougrie dans l'atmosphère trouble et sur le sol pauvre du C.I.D.

          La menace de catastrophe qui pesait aux premiers jours du mois s'est atténuée. Dès que le calme renaît, ou du moins que le danger n'est plus imminent notre âme reprend son équilibre.

Le 1er juillet 1918

          Cuvergnon.

          Nous reprenons cette semaine encore les laborieuses journées de travail à la position de soutien.

          L'étape à l'aube est encore agréable, mais le retour vers seize heures sous le soleil implacable achève de briser les forces.

          Retour. Pensées remâchées comme le repas d'un bœuf le long du sillon : la guerre si longue, tant longue nous épuise, elle a dévoré toute notre jeunesse. Quand elle nous laissera libre - si elle nous laisse vivants - nous serons vieux, finis.

          Le 2 juillet - Même journée sans incident.

          Le 3 juillet - Journée réservée à l'exercice.

          Théorie. Discipline - française - allemande.

          Promenade à la nuit avec Coquillon.

          "Nous ne nous battons pas dans le camp qui correspond à nos idées".

          Nous retournons cette idée que la France se meurt du poison de la liberté et de l'égalité.

          Celle-ci a été mal comprise, a faussé tous les ressorts, tous les caractères.

          Liberté est devenue licence, rejet de toutes les disciplines, perte du sentiment de l'intérêt général.

          Égalité est devenue nivellement et jalousie par en bas, débrouillage et mensonge par en haut.

          "La France a besoin d'une raclée" ou plutôt que la France, son personnel politique et politicien : c'est un tiers du pays au moins.

          Et d'une reprise en main, pour une nouvelle orientation, de nouvelles habitudes.

          Le 4 juillet - Repas offert avec une rare délicatesse par M. Brien.

          Lettre à Marthe sur la nécessité d'être réactionnaire.

          Lettre à H. Reverdy de la Croix sur les bibliothèques des coopés.

          Lettre à l'Oeuvre sur Droits de réintégration aux C.O.A.

          La menace de guerre de la Russie aux alliés voulant défendre leurs stocks de la cote mourmane.

          C'est l'Independance Day. La France fête la fête de sa grande nation amie.

          Étonnant et unique exemple que donne l'Amérique sur la reconnaissance des peuples.

          Un million d'Américains en France.

          Le 5 juillet - Cuvergnon.

          Toujours un beau soleil. Travail sous bois.

          Le 6 juillet - Rencontre avec M. Moulin l'instituteur. Sa résignation : un fils tué, sa femme morte, sa maison pillée.

          Ce qui lui fait le plus de peine dans le pillage de sa maison : disparition des documents amassés pour l'histoire locale de Cuvergnon (trente ans d'études, de recherches détruites).

          Le 7 juillet - Cuvergnon.

          Après-midi, pèlerinage à la Croix-Morel. La maison abandonnée. Personne que des artilleurs (lieutenant Fleury 260ème R.A.C. 21ème S.M.I. SP 165).

          Le chien. Les meubles. Les photos.

          Le jardin.

          Le Boche.

          Les grands sapins.

          Retour en auto. La méditation : "Miserere mei Deus".

          Incendie du cantonnement.

          Le Canard : "Les Boches ont attaqué sur Montdidier et en Champagne. Avance de vingt kilomètres en Champagne. Marche sur Châlons.

          La nuit en alerte à la pompe.

          Le matin, l'étrange défilé des tanks.

          Le 8 juillet - Travail en forêt.

          La discussion épique à la popote sur le socialisme du sergent Dejean.

          L'insignifiance du communiqué répond au Canard d'hier.

          Mais préparatifs d'attaque de notre part.

          Pièces lourdes avancées, stocks énormes de munitions dans la forêt.

          Le 9 juillet - Cuvergnon.

          Travail en forêt. Départ en renfort du caporal fourrier Chebassier.

          Deux soldats américains évadés des lignes allemandes signalant l'organisation intensive de l'infiltration dans les lignes françaises d'espions déguisés en soldats alliés. Les pseudo-américains sont rasés, les pseudo-français ont les moustaches.

          Le 10 juillet - Boursonne.

          Le C.I.D. envoie des travailleurs camper dans la forêt pour travaux.

          Les cadres en excédent, dont je suis, s'installent à Boursonne avec les bureaux.

          Noter l'extraordinaire pagaïe au départ, ordres tardifs, ordres incomplets, ordres contradictoires.

          La situation de prise d'armes fausses, la dispersion des soldats dans d'autres Compagnies, ni ordre, ni méthode.

          Le calme avant-coureur des orages plane sur le front.

          Le 11 juillet - Carrefour de Pisseleu. Forêt de Retz.

          Ordre d'aller au camp dans la forêt rejoindre le détachement de travailleurs.

          Départ de Boursonne avec le lieutenant Dardenne du 169. Le lieutenant Maurette m'invite à déjeuner.

          Autre canard : les Boches prévenus de notre attaque sur Corcy ont décalé leur front. Ils sont partis dans la nuit. Ce matin un demi-escadron de cavalerie est parti à leur recherche, rétablir le contact, n'est pas encore parvenu à les rejoindre.

          - Et, mon vieux, la cavalerie, ça en fait du chemin !…

          Je dresse ma tente entre deux hêtres.

          Le 12 juillet - Carrefour de Pisseleu.

          Nuit d'insomnie sous la tente. Obus, canons, avions, terre dure, tout concourt à écarter le sommeil.

          Nos travailleurs creusent des éléments de tranchée aux carrefours.

          Réponse de l'Oeuvre. Tentation. Et en riposte à l'assaut de ma lâcheté, ma mémoire me murmure, les "Ultima verba" de V. Hugo.

          De Louis.

          Remarquer comment le moral d'une troupe évolue après une journée de repos. Les fatigues les plus rudes s'évanouissent vite sous l'effet bienfaisant d'une douche et d'un bidon de pinard.

          Le 13 juillet - Carrefour de Pisseleu. Forêt de Retz.

          Le "hard-labour" de mes hommes employés à extraire des pierres dans la forêt.

          Auprès de la carrière, le génie achève l'abri du Général D.I…

          Amère comparaison entre le confort et la sécurité assurée aux "huiles" et à leur suite, ordonnances, liaison… et la vie misérable, miséreuse du soldat en ligne, de l'officier d'infanterie.

          Les coquettes chambres tapissées, meublées, quasi luxueuses et confortables - toilettes et lumière électrique, sommiers métalliques, matelas…

          Je songe à ma pauvre alvéole de 344 !

          L'origine de l'ameublement de la cagna du Général explique le pillage des fermes par la troupe.

          La différence est un peu poussée, je comprends pourquoi la guerre dure, me fait remarquer le lieutenant Dardenne.

          Et cette déprimante observation que tous ceux qui avaient quelque influence, quelque valeur sociale, ont fui les misères de l'infanterie. Ils ont filé vers l'intérieur, ou plus adroitement dans les armes savantes ou les États-majors, loin de la vie ascétique des fantassins. Ceux-ci, pour quatre-vingt quinze pour cent sont des paysans. Leurs officiers de petits fonctionnaires. Déserteurs. Les ouvriers, une force, les riches, une autre force, les politiciens et ceux qui s'y rattachent, la principale force. Et la France tient malgré ces trahisons.

          Le 14 juillet - Carrefour de Pisseleu.

          Ste C…

          Jour de repos.

          Prière dans la forêt. Parlez Seigneur, votre serviteur écoute.

          La Marianne offre du mousseux. (illisible).

          Le sergent Dejean cherche les bûches. Incident. Je suis obligé de le désavouer pour ne pas faire de punitions graves.

          Le Lieutenant Maurette descend à Boursonne et le lieutenant Fabre le vient remplacer.

          Fête Nationale qui n'est pas une fête.

          Soir. Promenade solitaire dans l'allée obscure.

          Je marche accablé sous le poids du regret.

          Je me surprends à crier : "Madeleine, Madeleine ! Au secours !"

          Le 15 juillet - Forêt de Retz. Carrefour de Pisseleu.

          Les batteries lourdes ont hurlé toute la nuit. Le sol était secoué sous mes reins.

          Avant l'aube, à l'heure de leur réveil, les oiseaux ont donné leur concert matinal sans prendre garde à la furieuse canonnade. Leur chant ardent remplissait les silences entre les détonations.

          Bruits d'attaque de Château-Thierry à Verdun !

          Dans notre secteur les bruits les plus contradictoires. Avance, recul, relève, attaque.

          Nous sommes à six kilomètres des lignes et ne savons pas un mot digne de foi sur ce qui s'y passe.

          La canonnade pourtant est un indice.

          Le Capitaine de la Hammaye, 2ème Ch. De l'E.M. du C.A. me questionne. Je le soupçonne d'être un espion.

          Je vais voir M. Ducombeau.

          Rencontré trois prisonniers - "Der Krieg ist fertig für sie" (la guerre est finie pour eux). Et avec un cri soulagement. Ach, ja, Gott sei Danks (Ah ! oui, Dieu soit loué).

          Ils ont l'air bien déprimés.

          Une pauvre carte de C. quand j'attends une longue lettre…

          Le 16 juillet - Forêt de Retz. Carrefour de Pisseleu.

          Toujours à creuser le sable de la forêt. Emplacements de mitrailleuses, de F.M, tranchées à tous les carrefours.

          Il fait une chaleur lourde.

          Une 2ème Division nouvelle monte. Vu le 42ème. Est-ce pour relève ou pour attaque, on ne sait ? Des trains de tanks montent vers la forêt. Il y a des Bataillons de Noirs. Je ne conclus pas à la relève mais à une diversion à la grand-attaque Boche en Champagne.

          Premier communiqué officiel. L'attaque ennemie est un peu moins étendue que les racontars ne l'affirmaient. Première impression bonne. Il semble qu'on tient. On a l'impression que l'ennemi s'est heurté durement. Enfin !

          Le manque d'éducation militaire des bleus.

          Le sergent appelant un classe 18 - Je n'ai pas le temps - Rappelé il vient les mains dans les poches, lentement.

          Admonesté, fait demi-tour, d'un geste dédaigneux allume sa pipe.

          Le 17 juillet - Un aviateur ennemi a laissé tomber cette nuit une bombe près du camp. Je ne l'ai pas remarquée, mais j'ai été réveillé par le brouhaha causé par un certain nombre de braves qui détalaient vers les tranchées-abris.

          - Le Génie est monté en ligne. Nous avons par suite repos.

          - Des tanks sont passés dans la nuit.

          - L'artillerie de la 41ème D.I. est allée doubler la nôtre.

          Avant la relève notre D.I. devra "remettre ça" encore un coup, sûrement.

          La diversion stratégique apparaît clair comme le jour.

          Nous déménageons du Carrefour de Pisseleu pour le carrefour des Coquetiers.

          Orage - Pluie - Chaleur étouffante - Sape.

          Soir. Lettre de M. Fourgeot. Un parfum d'honnêteté se dégage toujours des moindres pages. C'est simple et émouvant.

          L'offensive ennemie sue, saigne, tombe sur les genoux. Elle apparaît dominée. Courage. Nous les aurons.

          Hier un fils Doumer tombait. Aujourd'hui un fils Roosevelt. Ceux-ci rachètent l'infamie des pleutres…

          Le 18 juillet - Carrefour des Cornillons.

          Réveil dans la nuit d'encre - orage - à tâtons dans bois. Grande attaque ce matin. Notre rôle.

          En route vers la maison des Cornillons. L'obscurité. La boue. Les embouteillages. La halte au pied du hêtre. L'aube. Le tir de barrage formidable. Le tressaillement tumultueux de la forêt.

          Le carrefour des Cornillons. Tranchées-abris. Il faut crier à tue-tête pour s'entendre à deux pas. La tête comme dans un battoir, l'air en remous.

          Les premiers prisonniers. Joyeux, mal vêtus, rapiécés. Les enfants de dix-huit ans ! Des Badois.

          Nous attendons que l'avance escomptée nous permette d'opérer.

          Longue attente. Causerie avec le Lieutenant Delage.

          Soir. Les travailleurs se portent vers Corcy. Je suis désigné pour rester aux cuisines, organiser le ravitaillement. Guigne !

          Les prisonniers passent toujours. Les canons lourds partent en avant (?). Nuit dans une alvéole.

          Le 19 juillet - Carrefour des Cornillons. Corcy. Villers-les-Potées.

          L'attaque et l'inséparable canonnade ont repris ce matin.

          Les racontars : Soissons, Château-Thierry seraient délivrés ?… C'est si beau, je n'ose y croire.

          Un zouave - tire-au-flanc ? S'il y avait des gendarmes, je le ferais arrêter. Midi, je vais à Corcy, voir les travailleurs et surtout le Champ de Bataille. Visite au dur Bois-Madame.

          Récit de l'attaque entendu à M. Fourgeot. Lettre à Marthe.

          16 heures. Ordre de départ pour Villers-les-Potées. La marche. Le Colonel du 2ème Chasseurs. La bonne fatigue. Marche dans la nuit. L'air de victoire qu'on respire sur les routes à travers les pays reprenant vie. Villers-Cotterêts ?

          Arrivée à une heure du matin.

          Toilette rafraîchissante. Sommeil.

          J'ai fait toute l'étape à pied, volontairement et je vous ai offert, mon Dieu, ma grande fatigue.

          Le 20 juillet - Cuvergnon. Angy.

          Brusque réveil par Coquillon. Debout, on part en auto dans une heure. La hâte des préparatifs.

          Itinéraire - Vaumoise - Vallée de l'Automne - Verberie - Vallée gauche de l'Oise - Creil.

          Angy.

          Gonesse, Pipus (?) de Panam, mais la Môme viendrait tous les dimanches"! dit un Parigot.

          Soir d'orage. La pluie chaude sur la peau.

          Le 21 juillet - Angy. Sacy-le-Grand.

          Promenade à Mouy.

          La première communion dans la belle église. Je reste dans l'église vide. Une vague de détresse : Miserere mei, Deus !

Les nouvelles de la victoire.

Rentrée à midi pour apprendre qu'on partait sur l'heure : tout le C.I.D. est vidé. Il n'y a pas de jaloux : le renfort est d'importance.

          Nous nous rendons à Arsy en deux étapes.

          Le 22 juillet - Arsy. Canly.

          Les poilus ont faim. Pause à l'entrée d'Arsy.

          La demi-journée d'attente sur la place de l'église d'Arsy.

          M. Lebureau fait laborieusement les répartitions par Bataillon et Compagnie.

          Coquillon a dû intriguer pour prendre ma place à la 5ème Compagnie - où va le lieutenant Delage que j'aurais aimer suivre - on m'envoie au 3ème Bataillon : affectation à la Compagnie redoutée du régiment : la 20ème, la Compagnie du fameux Capitaine Hennegrave dont je disais que la personnalité énergique m'attirait.

          Je suis donc satisfait.

          Seulement il faudra que j'attende pour connaître l'as. Il a été blessé. Sa guérison sera peut-être longue à réaliser.

          Le Capitaine Contal Commandant le Bataillon nous accueille en nous annonçant que dans une huitaine nous irions "remettre ça".

          Fiat voluntas tua.

          Sa fête.

          Le 23 juillet - Canly.

          Connaissance avec mes hommes, mes camarades.

          Le 24 juillet - Canly.

          Le 25 juillet - Canly.

          Le 26 juillet - Canly.

          Je dirige l'exercice de la Compagnie.

          Après-midi, la troupe de la D.I. donne une représentation.

          La séance interrompue deux fois par la pluie.

          "l'Anglais tel qu'on le parle" de Tr. Bernard.

          Office du soir.

          Mon Dieu, éclairez-moi, guidez-moi. Est-ce écouter les tentations de la chair et enfreindre vos volontés que de songer à esquiver les épreuves de l'infanterie ?

          Je crois qu'il est méritoire pour mériter votre miséricorde de profiter de ces temps durs pour expier mes fautes, mes faiblesses, mes lâchetés. Mais au moins mon Dieu, éclairez-moi, montrez-moi votre voie, et faites-moi trouver sans erreur ma compagne de route.

          Le 27 juillet - Canly.

          Messe pour les morts des 1er et 3ème Bataillons aux derniers combats.

          Y assistaient : le Général Segone, le Colonel de la Touche, le Commandant Molinier, le Commandant Lebrun.

          La petite église était bondée. Musique.

          Allocution de l'aumônier :

          "Que la leçon des morts soit pour vous une leçon de vie".

          Mon camarade Salque m'entretient des mérites respectifs de la vie de famille, de la vie sociale, en Angleterre, en Allemagne et en France.

          Le 28 juillet - "Pour celui qui a en lui les désirs d'une âme haute et difficile, les dangers seront toujours grands ; mais aujourd'hui ils sont extraordinaires".

Nietzsche.

          Réunion des catholiques. Essai de cercle pour nous tirer de l'abrutissement où nous plonge cette vie de servitude et de vulgarité.

          La grandeur y est accidentelle, la servitude permanente, ai-je dit à l'aumônier.

          "Des preuves de l'existence de Dieu" - sujet esquissé par le sergent observateur.

          De Salque, la grande autorité de l'instituteur allemand.

          Le système électoral du Capitaine Henry. Que chacun n'ait le droit de vote que dans le champ de sa compétence. Suffrage à degrés établis sur culture - suffrage plural établi sur responsabilité sociale.

          Le père de famille et le célibat, le propriétaire et le vagabond.

          C'est la sagesse.

          Le 29 juillet - Canly. Départ Pierrefonds. Arrivée.

          Le déménagement imprévu.

          La D.I. fait mouvement. Préparatifs de départ le matin. Embarquement le soir après une attente de cinq heures dans les fossés de la route Arsy-Canly.

          Passage par les paysages familiers. Vu dans la fuite des camions mon excellente hôtesse de Noël 1915 - à Saintines - Le beau visage accueillant.

          Mon beau Pierrefonds évacué. Morne, livré en proie à la troupe.

          On nous cantonne dans les carrières, puis la sucrerie. C'est infect, et les admirables poilus acceptent avec rouspétance, mais sans révolte, cette méprisante et odieuse façon de les traiter.

          Le 30 juillet - Pierrefonds.

          Réveil lent. Visite au château à Chelles.

          Le 31 juillet - Montée en ligne.

 

Notes de juillet.

          Devant Chelles.

          Le 1er août - Devant Chevillecourt.

          Voir notes volantes prises du 1er au 19 août.

          Le 2 août - Chevillecourt.

          Le 3 août - Chevillecourt.

          Le 4 août - St-Christophe.

          Le 5 août - Chevillecourt.

          Le 7 août - St-Christophe.

          Le 8 août - Vic-sur-Aisne.

          Le Capitaine Adam me fait appeler pour ma proposition d'avancement.

 

        

(…insert joint…)

(Feuillets isolés à réinsérer dans le texte suivant chronologie ou à transférer dans l'annexe).

 

          Vic. Souvenirs de la Vallée Noire. Le Pont. Place de Vic. Le Jardin, terrasse Farel. La cave où je fis la Toussaint 1914.

          La pause sur la route de St-Christophe.

          Requête au Capitaine.

          La nuit tombante, les fleurs de carotte sauvage…

          Appel des souvenirs.

          L'arrivée au cimetière. Angoisse à la vue du trou d'obus. Mon erreur.

          La méditation sur le tertre sacré où je pose mon sac et mes peines. Espoir.

          L'arrivée de la colonne et des guides.

          Nous serons en première ligne devant Chevillecourt.

          Un aimable et intelligent m'accueille au P.C. Quand les sentinelles sont placées et qu'il m'a fait connaître les consignes, nous allons vers minuit faire un tour du secteur.

          Le 31 juillet - La maison où je fais ma cantine. Préparatifs. Lettres sous la tonnelle à mi-pente.

          Ordres et préparation à monter ce soir.

          Incertitude : en ligne ? En réserve ? A pied ? En camion ?

          Non, à pied, sans sac.

          Arrivée du nouveau Capitaine.

          Présentation. De Salque ? Proposé.

          Moi ? Oublié.

          Questions sur rapports entre sous-officiers, entre cadres et hommes.

          - Je suis partisan d'une discipline très dure envers les hommes.

          H. n'avait pas une discipline dure, mais une discipline stricte, me fait observer Salque.

          On part.

          Le soleil horizontal sur les faces trempées de sueur.

          Causerie en route.

          Idées de Salque sur l'éducation des jeunes sur le droit du père, le droit d'aînesse.

          Chelles - Hautefontaine.

          Klein, classe 18 et son fusil en bandoulière, mon intervention. L'esprit des bleus. Soif intense. L'avion de protection, signes amicaux de la main.

          Courtieux. Les maisons écrasées. La vieille. Celle de la grand-mère. Réponse de l'artilleur. Elle est là.

          L'avion ennemi. Le barrage. L'imprudence de la (illisible).

Le 1er août 1918

          Journée calme. reconnaissance des lignes, étude de la défense.

          La visite du nouveau Capitaine.

          Pas ou presque pas d'obus.

          Télégramme du Général Mangin sur une nouvelle victoire.

          Le 2 août - L'ennemi de replie vers le Nord. Le cœur se gonfle d'espoir.

          Conséquence pour nous : ordre de reconnaître si l'ennemi se retire du secteur. "Rechercher le contact".

          Le soir une reconnaissance sort de mes P.P. Je guide les trois groupes au passage. La route. La voie ferrée, le Pont. L'émotion des bleus classe 18. l'un a failli me casser la figure, par frousse.

          Je faisais une ronde. Je passe derrière un guetteur sans qu'il ne m'arrête. Je fais un pas vers lui dans la demi obscurité de la nuit commençante.

          - Qui est-ce qui est là ? fis-je.

          - La sentinelle ?

          - La sentinelle ? Je le vois bien ! Ton nom ?

          Le malheureux, interloqué s'effare, il saisit son arme par le canon et se prépare à m'asséner la crosse sur la tête :

          - Imbécile ! C'est l'adjudant !

          Il reste l'arme en menace, figé.

          - Tu vois bien que je ne suis pas un Boche. Je te parle français.

          Et c'est tout tremblant qu'il repose l'arme.

          - Quelle classe es-tu ?

          - Classe 18.

          - Comment t'appelles-tu ?

          - Bouysset.

          - Ah ! Oui, celui qui est arrivé hier. Allons un peu de calme. tâche de garder ton sang-froid.

          Les patrouilles sont parties dans la nuit vers le village. Le grand silence. A minuit la mitrailleuse ennemie déchire le silence.

          Des grenades explosent. Cris de blessés français. Nous attendons anxieux dans la tranchée le retour des nôtres.

          Les voici. Quatre blessés, deux manquants.

          Beau résultat d'une reconnaissance exécutée précipitamment, sans aucune préparation.

          Le 3 août - Une autre patrouille est commandée au petit jour.

          Le lieutenant qui la dirige est prudent. Il rentre se contentant d'avoir aperçu deux Boches déséquipés.

          Je lui avais frayé le passage à la sortie dans le bled. Je lui reporte quelques renseignements pour éviter les embûches.

          En queue de sa colonne un type m'arrête :

          - Mon adjudant ?

          - Quoi !

          - Le Médecin-chef m'a défendu de courir. S'il faut courir, je ne pourrai pas.

          - Eh ! Bien vous irez demander au Médecin-chef de courir à votre place.

          - Mais, si… si je pouvais rester en liaison, on a un poste où il ne faut pas courir…

          - Eh ! Bien il y en a un. Allez donc en tête auprès du lieutenant. Là on marche très doucement, avec la plus grande précaution, c'est bien ce qui vous convient, n'est-ce pas.

          Le type a rougi… je l'ai laissé à sa confusion.

          Tournée à travers le secteur Pluie.

          Dans la nuit, ma tournée au P.P.

          Nuit claire. J'apprends à Paolacci à s'orienter.

          Le 4 août - Calme. je peux écrire en paix, lire quelques chapitres de "la vie simple" de Wagner.

          Nouveau dispositif. La relève aura lieu ce soir.

          A vingt heures, bombardement par 150. Brusque, violent.

          J'envoie un bleu aux renseignements. Il est affolé.

          Qu'il sont durs à raidir - mais ça viendra.

          Le 4 août - Nous sommes descendus dans la nuit sombre mais calme. les bleus ne savent pas marcher dans les boyaux.

          Doucement, en tête ! Les "ça ne suit pas" à toute minute.

          Le Gac installe demi-section dans le petit bois. Difficulté de trouver l'abri. L'obscurité, la boue.

          Nous, nous sommes au Moulin, dans une petite cave, confortable relativement. Un matelas, une table.

          Le 5 août - St-Christophe.

          Joyeux réveil des matins de détente.

          C'est l'extraordinaire vibration de toutes les fibres de l'être quand on est hors de danger. Cf. Grottes, creutes, marocains, en septembre 1917 - Verdun en novembre - Miniéville-Ogeviller 1918.

          Prière. La composition du bouquet. L'après-midi passée auprès de Maurice : De profundis - "Si iniquitates observaveris Domine, Domine qui sustinebit ?" (Si vous tenez compte de nos iniquités, Seigneur, qui pourra subsister devant vous ?).

          Lettre à celles qui le pleurent.

          Pendant la nuit, ronde. L'étourderie des bleus ! Ni armes, ni mot.

          Le 6 août - La cave du Moulin. L'abri en béton est renversé par un 210. les deux caporaux et trois hommes ensevelis - puants.

          Je débarrasse de leurs orties et chardons quelques tombes environnantes de nos Franc-Comtois tombés ici en 1914.

          Soir. Relève par aspirant Bouyala.

          Descente à Vic. Quelques obus en cours de route, l'allure vive. Personne ne crie, cette fois "doucement en tête".

          La cave garnie de sommiers.

          Le 7 août - Vic.

          Première visite : à Sadi - et lettre à maman Colin pour lui envoyer quelques pensées cueillies sur la tombe du beau Sadi au sort tragique.

          Tournée dans les maisons pillées. C'est à pleurer.

          Lettre à Marthe sur notre privation de lectures.

          La maison Farel saccagée. Mot de chagrin des maîtres. Le château du comte de R. c'est abominable. La bibliothèque abandonnée chez … Les pianos entassés dans une salle ouverte à tous passants exposée aux obus.

          Partout les glaces, les meubles riches sont brisés, soit à briser. C'est à pleurer.

          Lettre à Louis. Leçon d'anglais.

          Le 8 août - Journée de farniente.

          Astucieux article de G. Téry dans l'Oeuvre avant l'arrêt de la Haute-Cour relatif à Malvy.

          "Cette ridicule histoire qui touche à son épilogue ne pourrait avoir de suite que si nos sénateurs croyant faire plaisir à M. Clémenceau commettaient la faute de condamner M. Malvy à une peine, même légère. Car ils le transformeraient immédiatement en victime, en martyr de la démocratie".

          On croit rêver ! En quoi le peuple de France est-il rattaché à ce noceur, à ce "camarade" des métèques et des gens tarés de la nation ?

          Le 8 août - La Haute-Cour condamne Malvy à cinq ans de bannissement ! Peine légère. Pas de dégradation civique. Il peut conserver l'espoir de redevenir ministre !

          Mais quelque chose de plus stupéfiant c'est la solidarité qu'affirme le C.G.C. avec ce pâle politicien en protestant contre la condamnation, en se disant visé par-dessus la tête de l'accusé ! Allons donc ! Il y a là un mouvement qui sent le Boche et la guerre sociale…

          21 heures. Le Capitaine me fait appeler pour me faire connaître qu'il me propose pour le grade de sous-lieutenant ! Troisième fois.

          Et je compte sur mes doigts qu'il est le quatorzième Commandant de Compagnie qui m'apprécie en un an ! En un an j'ai eu six Chefs de Corps, sept Chefs de Bataillon ! J'ai eu entre les mains sept sections différentes à commander. Aucune suite. Ni dans la tâche, ni dans les jugements.

          Le 9 août - Tir le matin.

          Après-midi, lecture du livre de Cambon - Notre avenir - formidable. Bombardement. Notre maison encadrée.

          Colonels ou Chefs de Corps Chefs de Bataillon Commandant de Compagnie. Titulaires ou intérimaires Mauriol Cambrouze Ducombeau Barthélemy Ciambelli Jean-Jacquot Mariande Lebrun Guise Carlier Galbrunner Portères Brunel Fourdraine Lebrun Michel Droz Favre Regard X du C.I.D. Direz Maurette Delage Colitas Adam Drouin.

          Le 11 août - Vic.

          Je viens de reconnaître l'emplacement de ma section. Je passe à St-Christophe.

          Et j'ai porté à Maurice le communiqué triomphal de la nuit dernière. Je lui ai dit :

          "Mon cher grand, dors en paix. Ils reculent, nous les avons vaincus, nous les écraserons, nous les chasserons de chez nous et ta mère et tous ceux et celles qui t'aimaient pourront venir prier sur ta tombe. Et Ta France sera belle comme tu l'as rêvée".

          M. Droz m'annonce la mort de Trezeneur - tué à Breny - Enterré à la Ferté-Millon.

          Depuis quatre ans nous n'avions eu un aussi beau communiqué. Il me semble qu'il y a quelque chose de changé en Europe, le fléau de la balance continue sa descente.

          Le 12 août - Vic-sur-Aisne. Chapeaumont.

          Lettre écrite à M. Crouzet (École et Vie) sur publication d'une revue des revues et des livres par l'École et Vie.

          Arguments : indigence des soldats en fait de livres.

          Ignorance des publications nouvelles.

          Difficultés d'avoir des sources de documentation.

          Intérêt stimulé des lecteurs.

          Les Boches réagissent à notre poussée qui se ralentit.

          Nous montons ce soir aux grottes.

          Sont nommés :

          Sergents : caporaux Dupont, Duverger.

          Caporaux : Laurent, Billet.

          J'ai fait nommer caporal le Lorrain Billet pendant sa permission. A son retour Billet vient me dire son mécontentement d'être nommé caporal.

          - Quand on est soldat on peut rester peinard, quand on est gradé il faut prêcher l'exemple.

          - Ne l'avez-vous pas fait à Verdun lorsqu'il n'y avait plus de chef à la section et que vous avez rallié vos camarades ? Vous n'aviez pas de galons, et vous ne vous êtes pas planqué pour autant.

          - Que voulez-vous, mon adjudant, c'est le sang.

          Le 13 août - Grottes de Chapeaumont.

          Nous sommes montés sans guides sur la croupe boisée par la route en lacets.

          Difficultés à trouver l'entrée des grottes.

          L'installation - Je rends compte - Bonne nuit.

          Les Allemands ont dû aviser d'urgence ; notre avance paraît bloquée.

          Toujours est-il que la situation est renversée. Nous avions une attitude de gens qui se préparent à recevoir une raclée. Trop d'expériences cruelles ne nous permettent pas d'espérer mieux.

          Maintenant trois succès remarquables ont brisé la menace, refoulé l'adversaire qui a échangé sa position d'assaillant en celle d'assailli. Notre moral est extraordinairement relevé. On sent que Foch est un maître. Il a conquis la confiance ainsi que tous les jeunes généraux ; on ne parle plus "des vieilles culottes de peau". Que toute l'agitation malsaine et peut-être malpropre que des comités s'efforcent de créer autour du pâle Malvy paraît mesquine !

          Le 15 août - Grottes de Chapeaumont.

          Le matin, messe à la crypte. Et communion.

          L'après-midi, préparatifs pour l'attaque.

          Nuit. Corvée de munitions.

          Le 16 août - Grottes.

          Attente de l'heure H.

          Le 18 août - Attaque. Heure H à dix-huit heures.

          Objectif : ferme Falloise.

          Le 19 août - Devant Morsaint.

          Le repos dans les abris conquis.

          Le 20 août - Attaque. Objectif Vezapouin.

          Blessure à huit heures du matin devant la ferme de Houry.

          Le 21 août - Orléans. Hôpital X. 114, rue Pasteur.

 

Notes de service diverses.

 

Œuf de Pâques.

Arrêtez, reprenez haleine,

Respirez, petit adjudant :

Pour vous payer de votre peine,

Je suis à vous dans un instant.

 

Faites un retour en arrière :

Remontez à quelque vingt ans…

Revoyez-vous la fourmilière

Avec ses curieux artisans ?

 

Edouard et Louis, qu'on se dépêche !

Aux fourmis portez sagement

Ces œufs teints au bois de Campêche

Prenez votre temps, largement !

 

Ainsi avait parlé la mère.

Vous, les gars, surpris et contents

De l'aubaine extraordinaire

Vous détaliez à travers champs.

 

Tant autour de la fourmilière,

Sur les beaux oeufs, allant, venant,

Les fourmis, ne s'en doutant guère,

Semaient de l'or, c'était charmant.

 

Pendant ce temps, la Victorine

Appelée près de la maman

Vous emmaillotait en sourdine

Un beau filleul, mon adjudant !

 

Continuez votre dépliage,

Et souriez en évoquant

Ce gai souvenir du jeune âge.

Oubliez un peu le présent.

Héby (?). Avril 1918.