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- Chelles-Somme - 

(Partie 1)

 

A Monsieur Cœurdevey Henri

A Verne

Par Baume-les-Dames

Doubs

En cas de mort, expédier ce carnet à l'adresse ci-dessus. (recommandé).

 

          C'est quelque chose de grand que l'amour, et un bien au-dessus de tous les biens...

          Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte...

          L'Imitation" LIII ch.V

28 mars 1916

          "On n'est jamais en haut".

          Parole d'adieu de mon plus grand ami.

 

          "Sursum corda".

          Devise de ma plus haute amie.

 

          "A cœur vaillant rien d'impossible".

          Soutien de mon ambitieuse adolescence.

 

          "Je maintiendrai" - "A Dieu va".

          Pour la guerre.

 

Notes de guerre

          Après vingt mois de guerre, c'est "une nouvelle mobilisation" qui me jette en pleine mêlée, m'a dit mon vieux maître M. Fourgeot. Elle coïncide avec ma trente-quatrième année ; j'ai eu la consolation suprême d'aller auparavant dire adieu aux êtres et aux choses les plus chers ; j'ai empli mon cœur et mes yeux d'une grande provision d'images et d'affection comme pour un très long voyage, peut-être le suprême ; je n'en sais rien, je n'ai ni confiance béate, ni pressentiment sinistre ; je suis calme comme pour une partie de pêche ; je ne me figure pas encore que l'on moissonne par milliers les hommes les plus jeunes et les plus beaux et que je suis debout en plein champ où la mort promène sa faux.

          Pourtant mon affectation à l'Infanterie a modifié quelque chose en moi : auparavant j'avais la certitude de rentrer indemne, et je poursuivais des rêves d'avenir, j'esquissais des projets, je caressais des réparations du passé ou des ruines de la guerre, je tâchais en un mot de préparer les années prochaines comme homme privé et comme citoyen.

          Maintenant j'ai perdu sans secousse cette confiance, et ces horizons devinés se sont évanouis. Une si grande incertitude plane sur l'avenir que ma pensée s'en est détournée et je vis désormais au jour le jour sans souci, sans chimères, mais avec sans indifférence. Le présent me passionne et je garde avec moi le meilleur du passé pour vivifier ma vie quotidienne. C'est celle-ci que je voudrais noter sur ces pages blanches qu'un rayon du passé, le plus doux et le plus humain a dorées d'avance.

          Du passé je ne regrette rien, car il n'avait été qu'une préparation à la vie. S'il était écrit que la mort interrompe la tâche que je m'étais assignée, j'aurais le regret d'avoir eu une existence incomplète et inutile, de m'en aller sans avoir semé quelque chose avant de disparaître.

          En attendant que le secret de l'avenir se dévoile. Je relaterai ici tout ce qui m'aura fait vibrer durant les jours d'épreuves qui commencent : joies profondes ou superficielles, peines lourdes ou légères, sourires et mélancolie, espoirs et déception, les mille riens qui font la trame des jours, comme une préparation au drame final qui me délivrera soit de la guerre soit de la vie ; puis comme le meilleur de nos pensées est pris par le souci patriotique du triomphe espéré, tant promis et si lointain encore, je noterai tout ce que j'aurai dans mon humble collaboration, exécuté pour ma part, et ce que dans mon rôle obscur j'aurai observé autour de moi qui concoure ou s'oppose au salut de la Patrie.

          Ce carnet sera comme l'enregistreur de ma campagne. On m'y retrouvera tout, avec mes hauts et mes bas, mes souvenirs et mon cœur.

          Si je le rapporte moi-même de la guerre, il sera le grenier des souvenirs durant cette année tragique qui fixera le sort de l'Europe pour un siècle nouveau. Si je devais l'abandonner sur le champ de bataille, je prie avec l'ardeur d'un mourant qu'on l'envoie à l'adresse portée en première page, il sera le coffret précieux où sont enfermées les dernières reliques où celle et ceux qui m'aiment puiseront la consolation de me retrouver un peu tel qu'il m'ont connu.

31 mars 1916

 

Le 1er avril 1916

          Chelles. Voilà vingt jours que j'ai quitté le convoi administratif pour rejoindre le petit dépôt où mon instruction de chef de section doit être remise au point. Ce fut une délivrance, ce départ peu attendu. Je sais plus que je ne sens la sorte d'injustice qu'il y a eu de remplacer au convoi ceux qui avaient trimé depuis vingt mois à l'avant par des embusqués des dépôts qu'on veut embusquer au front. Mon remplaçant, lui, vient des tranchées. Est-ce l'équité de cette exception qui me fait accepter avec tant de soumission intérieure la mesure inique, draconienne, dans son ensemble. C'est plutôt sans doute, la cessation des soucis et l'hostilité endémique dont j'ai tant souffert moralement là-bas. Ici au moins, je suis redevenu un homme fier à l'égard de moi-même, et d'autres. Et puis je suis arrivé dans un tel calme, dans une atmosphère si paisible, si accueillante qu'on en oublie l'horrible réalité : on ne sent pas bien ici à dix kilomètres des lignes ennemies l'angoisse du duel formidable de Verdun où les deux nations s'étreignent à mourir...

          Ajoutez au calme et à l'éloignement du danger l'enivrante douceur d'un printemps doré par le soleil et les fleurs... On est ému de douceur, sans savoir pourquoi et on vit avec la paisible indifférence des gens heureux...

          Le vallon de Chelles mérite un coup d'œil. Le cadre est charmant. Il faut monter sur le plateau pour jouir du panorama typique des paysages du soissonnais. Le plateau monotone aux ondulations paresseuses a été bien joliment découpé par les eaux. Sous la couche de limon fertile dort un lit épais de calcaires si tendres qu'on les travaillerait avec des outils en bois dur. Avec un burin, on les creuse comme du bouleau. C'est dans les bancs friables et pourtant cohérents que courent les galeries des carrières. La haute plaine a laissé des vallons étroits se creuser, brusques et profonds, sans grandes sinuosités. Les talus très raides sont boisés ; au fond court un ruisselet dans des prairies marécageuses. Ici deux, ou mieux trois vallons se rencontrent et dessinent une croix bien nette. Les routes s'y croisent à angle droit étendant leur ruban blanc au fond des vallons vers les quatre points cardinaux. Et au croisement des vallons, des ruisseaux et routes, le village dispose ses toits ardoisés sur les branches de la croix. Au centre le vieux clocher roman, et non loin une vieille tour en poivrière, le seul témoin debout d'une très vieille et très célèbre abbaye dont on distingue encore l'enceinte immense à la bordure de lierre qui ensevelit les pierres des murs sous la verdure.

          Au flanc rasé du coteau où on devine toute une histoire détruite, gisent les sarcophages violés des nonnes pieuses. Aujourd'hui, il ne reste rien de l'ancienne richesse, de l'ancienne activité, sauf peut-être une scierie relativement moderne où l'on prépare la fausse orfèvrerie, où s'étiolent les jeunes filles d'une race robuste.

          Un des plus beaux types, bien conservé de l'ancienne France paysanne, saine et charpentée, c'est Mlle Raymonde Bertrand, la fille de notre hôte... Je voudrais être resté paysan, être aimé d'une telle jeune fille et vivre en patriarche, entouré des enfants vigoureux qu'elle doit bâtir...

          Mes hôtes sont aussi de l'ancienne France. Mme Letombe, la grand-mère alerte est l'âme de la maison. Elle est d'une famille de fermiers aisés. Elle a reçu une éducation soignée, au-dessus de sa condition. Elle a épousé je ne sais comment le père Letombe, un fermier solide comme le roc, mais avec un cœur et un cerveau en bois : le bon bœuf de labour. Elle est fine, ardente, a senti le meilleur d'elle-même étouffé, paralysé. Elle a dû souffrir... Elle s'est consolée avec ses enfants qui ne connaissent qu'elle, je le devine. Au reste, elle a conservé une gaîté de vingt ans.

          Chez elle on rencontre un autre type devenu introuvable : la vieille servante. M. Letombe me racontait hier à grands traits, l'histoire de Zélie. Zélie est très vieille, courbée en deux, elle semble bossue, son visage ratatiné et terne dit l'obscur et long labeur. Elle est depuis vingt-sept ans à la ferme, corps et âme.

          Elle était l'aînée d'une famille nombreuse. Dès l'âge de huit ans, sa pauvre intelligence fut rétrécie par le travail de l'atelier et par les coups. Elle devint plus effarouchée qu'idiote, grandit à peine, resta craintive et sans malice. Elle travaillait ferme en hiver sur les chaînettes, en été dans les champs. A trente ans, on abusa d'elle, on n'a jamais su au juste quel était celui qui avait abusé de son corps et de sa niaiserie. Elle se tait obstinément. Elle devint mère sans avoir été amoureuse. Rebattue à la maison, elle se réfugia chez les Letombe après la naissance de son enfant.

          Depuis, elle n'a quitté que trois heures son service à deux reprises : pour l'enterrement de sa mère, et celui de son fils. Elle va, vient, silencieuse, dévouée, quasi-muette, ne connaissant que sa tâche quotidienne de la ferme où elle mourra. Je l'ai photographiée. Elle en est heureuse.

          Le 2 avril - Journée splendide. Dimanche. Je vais à pied par St-Etienne à Pierrefonds déjeuner avec mon collègue M. Fruitier. Une tête sympathique, énergique. Un Français vigoureux dont le visage anguleux rappelle celui des lansquenets. Il m'avait invité cet hiver. Le prévu était devenu impossible. Je l'ai rencontré il y a trois jours et j'ai accepté sans façon sa réinvitation.

          La causerie a été mi-sérieuse, mi-rieuse. Rien de soutenu, mais des échappées attirantes.

          L'après-dîner promenade en forêt vers les ruines gallo-romaines. Dans la maison ex-rendez-vous de chasse les placards ont été brisés, les murs couverts de dessins et de graffiti : ex. "Il faut mieux que les officiers soient dans les tranchées que de coucher avec les femmes des poilus".

          J'ai quitté mes hôtes vers cinq heures. La soirée est d'une douceur et d'une beauté suave. La vallée heureuse rit sous la course dorée du soleil. Un corbeau grappille des branches dans les taillis pour son nid, des oisillons volètent et chantent partout. Les premières fleurs pointent dans les gazons reverdis. Une paix immense et rare fait oublier les horreurs de la guerre. Un avion bourdonne si joyeusement qu'on ne songe pas aux détonations sourdes à l'horizon.

          Reçu une lettre de Cheval. Pleine d'aperçus énergiques, corrosifs et désabusés à sa manière sincère. A "remâcher".

          Une lettre aussi de maman pour me remercier de la délivrance d'Henri. J'ai toujours sur le cœur, lourd et tenace, le souvenir rongeant de la première soirée de ma permission... Tant de mesquine appréciation et d'un rien et de la solennité de ce jour là me brise. J'espérais qu'une allusion discrète mais brillante comme un rayon lumineux ferait fuir cette chauve-souris... Non, hélas, rien, rien, rien. Je ne désirais pas une excuse, mais leur regret commun de cette mauvaise heure... que peu de chose suffirait à illuminer ma tendresse qui attend l'étincelle... vainement.

          Les Boches ont pris hier le village de Malancourt, aujourd'hui celui de Vaux. Pendant combien de temps vont-ils continuer à grignoter notre front, notre digue et surtout le moral des civils que d'ineptes critiques militaires désagrègent en voulant lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Chaque position perdue n'a aucune importance... C'est par distraction sans doute que l'E.M. allemand fait massacrer ses bataillons à l'assaut de ces villages "sans aucune importance". Crétins, ils ne sentent pas qu'un courageux aveu serait moins déconcertant que ces mensonges éhontés dont ils abusent vraiment.

          Le 3 avril - Toujours le même soleil radieux ; un vrai printemps : mais toujours le vol belliqueux des avions, la canonnade continue. Du plateau terrain de manœuvre, spectacle d'un tir très précis d'une batterie d'auto-canon contre un Taube. Je dépense mon besoin d'aimer par ce soleil avec mon délicieux Pierrot.

          Par un rapport au lieutenant sur l'absence du soldat Dola à la théorie nocturne sur l'étoile polaire, j'ai fait gagner deux jours de prison à ce garçon qui s'aliène les sympathies par sa maladresse, sa mauvaise tenue et son attitude effrontée. Il s'est permis l'autre de soir de se coucher à l'heure prescrite pour l'observation de l'étoile polaire, et de lire le journal pendant que ses camarades et moi étions à la recherche des deux Ourses dans la cour du cantonnement.

          Rédaction de ma nouvelle demande pour l'armée d'Orient.

          Reçu une lettre de Maugras. La contrepartie et l'antidote de celle de Cheval. Ce vieux brave fait passer un courant de sa foi dans quelques phrases qui illuminent. L'autre glisse merveilleusement sa lassitude désabusée et contagieuse sous les apparences d'une logique irréfutable et que trop de faits confirment. Lequel a raison ? Lequel est le sage ? Mais au fond, là n'est pas la question : ce serait mieux de demander lequel vaut le plus de ces deux beaux caractères ; et mon Don Quichottisme n'a pas une minute d'hésitation.

          Et je trouve pour raffermir mon choix cette apostrophe de Paul Heyes.

          "Sei nur getrost ! Was auch geschieht, Werde an dir selbst nicht irre, mein Hertz !.." (Rassure-toi ! Quoi qu'il arrive, ne te laisse pas tromper, mon cœur !...)

          Et pour l'inquiétude au sujet de l'avenir.

          "Du wissest nicht, was sie wollen mit dir, Die dunklen Mächte, Sie aber wissen's." (Tu ne sais pas, ce qu'elles veulent de toi, les forces des ténèbres, mais elles, le savent.)

          Le 4 avril - "Rien pour vous aujourd'hui", m'a dit le vaguemestre. Cela me donne froid. Il me semble que les fils qui nous attachent sont dénoués et que tu vas, indifférente... Cela passe comme un courant d'air glacé dans une chambre chaude.

          La lutte continue à Verdun, avec des alternatives sanglantes d'avance et de recul. Nous avons repris la redoute du bois d'Avoncourt, nous avons perdu Malancourt et Vaux et même le bois des Caillettes. Les pertes de l'ennemi ont été si grandes qu'elles ne se justifient pas par la valeur des positions conquises, racontaient hier nos radoteurs critiques : aujourd'hui nous avons repris les Caillettes et partie de Vaux = Gros succès, bonne journée, les positions insignifiantes la veille ont acquis leur valeur aujourd'hui. De Grâce... Taisez-vous donc messieurs. A mesurer l'acharnement et la puissance de l'offensive ennemie, les aveugles volontaires et candides qui voyaient la paix proche doivent déchanter. Non la paix n'est pas proche. Elle est lointaine, très lointaine. Nul ne peut l'entrevoir. Les forces de l'Allemagne sont si grandes et si merveilleusement employées qu'elles sont au moins triplées de valeur en regard de celles de la coalition. Ils ne parlent plus guère de triomphe, mais ils vont s'organiser pour "tenir" à leur tour. Et que se sera dur à briser quand on compare le faisceau lâche des forces coalisées, et quand on songe que nous qui sommes l'âme de la coalition, avons de si effarantes négligences : le ravitaillement de l'armée de Verdun en est un exemple saisissant : les Boches avaient huit voies d'accès, ils en ont rajouté six. Nous avions une voie unique et étroite, nous avons vécu au jour le jour, attendu le choc sans rien préparer. Il a fallu improviser avec des autos qui arrachent les routes ; on construit actuellement quand c'est trop tard. Toujours les même fautes : provenant du manque de gouvernement, du manque de responsabilités, de l'absence de sanctions, de l'ignorance et de l'insouciance honteuse de nos vieux généraux qui passent leur temps à des revues de barbes et de cheveux.

          Autres négligences aussi scandaleuses sinon aussi importantes :

          - A Chelles il y avait la semaine dernière des T.R. d'Artillerie. Ils avaient rassemblé des piles de douilles d'obus. On en a enlevé quelques-unes ; nous en avons fait ramasser par pure bonne volonté huit cents. Près des auto-canons vous trouverez du cuivre, de l'étain à profusion, qui se perdent. Les étuis de cartouches, les cartouches chargées elles-mêmes traînent à foison sur le passage des troupes. Et cela dans les cantonnements ou aucun danger n'est un obstacle au rassemblement de ces débris précieux. Mais voilà, personne n'en est spécialement chargé. Poussez le zèle à ramasser quelques épaves de ce genre, nul ne voudra s'en préoccuper. Au contraire on risque de vous prier de rester tranquille. "Rendre compte et s'en foutre"...

          Songer aussi aux millions de boites de singe que la rouille détruit.

          - Des soldats du génie utilisaient la scierie locale pour la préparation des madriers. Le patron touche vingt francs de location par jour. On n'a pas spécifié la destination des chutes, oubli, négligence ou plutôt ignorance crasse de l'embusqué qui a passé le marché, le propriétaire ramasse les chutes... Et quand on oublie de donner les indications nécessaires aux ouvriers, l'usine tourne à vide, le patron touche quand même ses vingt francs.

          Il y a plus fort, paraît-il, nous a raconté Pennelier. Dans une autre scierie du voisinage la location était de soixante francs, on n'avait plus de troncs à débiter, l'officier avait rendu compte mais comme il n'arrivait pas de réponse on faisait tourner les scies à vide, afin que le bruit donne à un commandant qui passait chaque jour devant l'usine, l'illusion que l'on travaillait ferme...

          - Le petit dépôt a touché le 31 mars quatre-vingt paires de semelles de feutre, quatre-vingt paires de galoches, autant de cache-nez et de paires de gants et de chaussettes de laine... Au cours de l'hiver, rien. L'hiver est passé, très doux fort heureusement, mais on livre quand même les marchandises afin qu'elles soient gâchées et qu'on ne puisse accuser aucun rond-de-cuir de l'arrière d'avoir négligé une livraison d'effets chauds...

          "Rendre compte et s'en foutre"...

          Par contre à la Sous-Intendance on nous renvoyait des factures de sortie, quand par hasard une erreur d'un centime se glissait sur un relevé récapitulatif d'une vingtaine de mille francs...

          On renvoie des Sous-Intendances les états de cantonnement des troupes si le modèle exigé n'est pas scrupuleusement copié ou si l'état fourni à la mairie accusait une différence de vingt centimes avec celui fourni au major de cantonnement...

          Le pays se ruine, mais la paperasse ne perd pas ses droits.

          Noter aussi cette circulaire imprimée, envoyée aux corps de troupe sur la nécessité et les procédés de dessaler la morue et les harengs... hélas...

          Le 5 avril - Matinée tranquille. Mme Letombe me parle de sa grand-mère, une aïeule du XVIIIème siècle. Grand-mère n'a jamais contredit mon grand-père. Quand j'allais me plaindre vers elle, elle disait : ma fille, un homme c'est un homme ; ou bien : pleure pas ma fille, le beau temps reviendra. Par contre aux yeux de sa grand-mère cette grand-mère vénérable passait pour un enfant terrible. Elle aimait à raconter qu'en ce temps là, on interdisait aux jeunes époux de coucher ensemble la première nuit de leurs noces, c'était une mode. Or grand-mère avait réussi à tromper la surveillance, à esquiver toutes les gardes. Le lendemain grande colère de l'aïeule qui gronda sévèrement la jeune mariée et désespérait du jeune ménage.

          O bon vieux temps. O étroitesse des perspectives.

          Soirée de jeu de cartes. Ravenet et moi nous nous vexons réciproquement.

          En quittant la mairie-bureau-salle de jeu, je serre la main comme de coutume aux sous-officiers. Baltzinger retient ma main en me disant d'une voix émue, il devait être très légèrement ému :

          - "Vous, vous méritez d'être un chasseur".

          - ??? Pourquoi?

          - Depuis que vous êtes ici, je vous ai apprécié, me fit-il.

          Je n'ai pas insisté, je me suis en allé en disant :

          - Non, Baltzinger, je ne suis pas encore un chasseur.

          Cette parole du vieux brave m'a soulagé des traits du vieux compagnon toujours très rosse.

          "Un chasseur". Il faut avoir fréquenté notre popote mixte où coudoient plusieurs armes, au mieux des réservistes de toutes armes, il faut connaître l'ardent esprit de corps des chasseurs à pied, il faut avoir goûté la fierté malicieuse et fine chez M. Pennelier, ardente parfois fougueuse chez Baltzinger pour la fierté d'être un chasseur survivant à vingt mois de campagne et d'héroïques prouesses pour comprendre tout ce qu'il y a dans ces trois syllabes !

          J'entends toujours Baltzinger prononcer cela, avec un frémissement sur le a, une résonance toute pleine de fanfare sublime dans l'r. A table le lieutenant s'amuse à piquer la jalousie de l'adjudant Hébrard, ex-tringlot, engagé volontaire dans l'Infanterie pour la durée de la guerre. Tout ce qui est bien est le fait d'un chasseur... les biffins, c'est le soldat vulgaire. Hébrard saute, Baltzinger bondit à la rescousse. "Nous sommes revenus cent quatre-vingt-dix avec un seul lieutenant sur mille chasseurs partis à l'assaut à la baïonnette", clame-t-il, retrouvant un peu de la flamme qui devait l'illuminer à cette heure-là.

          Ah ! Rosalie, fait-il souvent, parlant de sa baïonnette. Celle-là, elle a travaillé dans les Boches. Sur mille chasseurs, nous sommes revenus cent vingt d'une charge à la baïonnette.

          A la popote du petit dépôt il y a trois chasseurs : le lieutenant Pennelier, le sergent Baltzinger, le fourrier Dôle. Dôle est un homme paisible et pacifique, silencieux et discret. Il est doux et soucieux, un bon père de famille avant d'être soldat. Mais le chasseur des chasseurs, celui que le lieutenant place "très haut au-dessus de lui-même", "au plus haut étage de mon estime", dit-il, c'est le chasseur Baltzinger. Celui-là est un type. Un solide vosgien que la vie d'usine n'a ni courbé ni défloré. Il était vérificateur d'étoffes quand la guerre a éclaté. Dix-sept années dans la même usine. Sa femme travaillait avec lui pour élever le fils. Le père est parti au 45ème Bataillon, le beau-père, un vieux forestier a suivi à soixante-quatorze ans. La mère infirmière, voilà la famille disloquée et Baltzinger devenu soldat et chasseur, c'est-à-dire plus soldat que père presque, toujours homme de cœur. Et c'est un cœur d'or. Il ne connaît que la consigne. Il faut l'entendre raconter la bataille de la Marne, sa charge à la baïonnette, et surtout sa bataille de Crouy. On lui avait confié une mission dangereuse, inutile, il le savait, mais l'ordre c'est l'ordre.

          Il est allé. Il a fusillé les Boches avec sa section, il a pris part à la retraite imposée et cela le fait rager. Il était si facile d'avoir le succès croit-il. On avait commis la faute de faire attaquer avant l'arrivée des renforts ; il fallut soutenir seul la contre-attaque allemande et reculer. Il a vu des artilleurs fuir, abandonner leurs pièces ; on raconte qu'ils n'avaient plus de munitions. Quel mensonge! Lui et ses camarades sont passés près des pièces abandonnées avec des piles d'obus auprès. Sa voix s'altère alors : Ah ! si nous avions su manœuvrer le 75 comme nous en aurions fauché des Boches... Ah ! si nous avions tenu les artilleurs, je crois qu'on leur aurait fourré nos baïonnettes dans le ventre. Ah ! c'est malheureux. Je ne leur pardonnerai jamais d'avoir été si lâches. Oui, c'est lâche... Et il s'anime au récit, on sent l'indignation secouer toute la machine comme une locomotive sous pression... On ne fait pas ça, ajoute-t-il. Nos chasseurs se seraient fait hacher. Et de son accent vosgien, les phrases se succèdent en saccades violentes. La Patrie, le Drapeau, le Devoir, ces mots-là ont du sens pour son âme vierge. Son bouc et la cambrure de sa taille le révèleraient à son (?) rang (?).

          Le Lieutenant Pennelier est un autre type de chasseur. Chez lui, "l'honnête homme" au sens du XVIIème siècle, adoucit les traits de sa personnalité attirante. J'avais cherché un homme depuis la guerre, j'en ai trouvé un. C'est lui. Une séduisante et riche nature qui fait qu'on se sent attiré vers lui vers lui irrésistiblement.

          Chose rare, une éducation raffinée n'a pas épuisé par des fleurs trop recherchées la richesse foncière de sa nature.

          Avocat au barreau d'Amiens, lettré, disert, riche, beau, heureux et bien portant il possède à un degré supérieur l'art de charmer, de captiver ceux qui l'approchent. Il sait si bien aplanir les difficultés ! D'une politesse exquise même et surtout envers les inférieurs, il prodigue avec tant de simplicité les "mon brave ami", "mon pauvre ami", que les plus timides sont rassurés.

          Il s'inquiète avec sollicitude de la santé, du moral de ses hommes. Il sait leurs noms, leurs antécédents, leurs tares, leurs qualités, leurs ressources.

          "Mon brave ami", vous n'avez pas bonne mine. Ça ne va donc pas ? Si, mon lieutenant. Oui, oui, mais ça ne fait rien, demain vous viendrez voir le major, hein ? A un autre : Ben quoi, mon pauvre ami, tu es fatigué ? Qu'est-ce qui te plairait ? Tu aimerais mieux bêcher qu'aller à l'exercice ? Bon, demain tu iras trouver Mme X. et tu jardineras chez elle.

          Et comme avant de punir il sait avertir et enquêter. Un brave homme très consciencieux. Il aurait pu se faire embusquer. Il n'a pas voulu quitter ses "chasseurs" ! Pour lui, Baltzinger sauterait dans un brasier.

          Le 6 avril - Tir à Pierrefonds. Déjeuner avec Collot - amb. 1/85 - Son moral très fort autrefois fléchit. Il ne voit ni la fin ni les moyens.

          Le fils de nos hôtes, Bertrand Alfred, a écrit à ses parents - Je vous dirait (sic) que j'ai été cité à l'ordre de l'armée et que j'ai reçu la croix de guerre. Rien de plus nouveau, donnez le bonjour à chez X. Je vous embrasse. Et la mère n'a pas osé montrer la lettre au père, elle était inquiète. Elle m'a demandé : "qu'est-ce que c'est que d'être cité à l'ordre. Notre fils de Verdun l'a été". Je sursaute. Je demande et donne des explications. Je félicite. Survient le père : "tu ne me l'avais pas dit", dit-il à sa femme qui lui tend la lettre.

          Heureuses gens simples. Modestie du héros, simple caporal, et candide ignorance des vieux.

          Le chancre mortel. Ce sont les tranchées dévorantes dont l'effroyable alimentation passe inaperçue. Le caporal Aubry a quitté son escouade de quatorze hommes le 20 décembre pour venir au Petit Dépôt. Le 20 mars, c'est à dire trois mois plus tard un camarade resté là-haut lui écrit que des quatorze anciens il en reste trois ! (tués, blessés, malades, rappelés). Il y a quelques jours on rappelait à la popote que depuis un an, mon régiment avait reçu environ douze mille hommes de renfort. Et sans avoir attaqué ni résisté... Les troupes de choc ne seraient-elles pas privilégiées ?

          Le 7 avril - Il y aura revue de cantonnement à 10 heures. On demande si le bureau sera également nettoyé.

          - Mais oui, il faut que vous fassiez laver le parquet dit l'adjudant Hébrard à Dôle.

          - Moi, fit Dôle, je ne suis pas chargé du bureau, il faut laisser ce soin au chef.

          - Où est Bordenet, demande Hébrard.

          - Je ne sais pas, je crois qu'il est occupé aux achats pour la coop.

          - Eh bien, il faut qu'il prenne les deux plantons et fasse nettoyer le bureau comme un autre cantonnement.

          - Mais je crois que l'un de deux est en cours, observa Dôle.

          J'intervins.

          "Ne pourriez-vous Hébrard, prendre deux hommes de service et les adjoindre au vieux planton Bullin ?"

          - Moi, fit-il ? Est-ce que c'est mon rôle ? Croyez-vous que je vais faire le caporal de jour ? Il y a trente ans que j'étais caporal. Je ne vais pas recommencer aujourd'hui peut-être ? Je fais fonctions d'officier de jour, je ne connais que les gradés.

          Voilà ce que c'est que posséder l'esprit militaire. Dans ma simplicité, je ne sentais pas l'abîme qu'il y a, chez un bon militaire entre le sergent et l'adjudant. Je n'ai pas l'esprit militaire. Ce qui est plus grave, c'est que je m'obstine à éviter ce pli professionnel - chez quelques uns on pourrait dire cette tare. Je reste convaincu qu'on peut être énergique et bon, digne et familier, respecté sans morgue, ponctuel sans être maniaque.

          L'adjudant Hébrard a encore à mes yeux une psychologie mal définie.

          Ex-officier démissionnaire du train des équipages il était adjudant de réserve. Survint la guerre. Il a cinquante ans, libéré de toute obligation militaire il reprend du service dans l'infanterie en août 1915 - Pourquoi si tôt et si tard ? Je ne sais encore.

          Il a fait trois mois de tranchées puis est venu ici en fin décembre ???...

          Son geste, son âge, sa gaîté juvénile, son activité, cela lui vaut l'estime et le respect de tous. Il est du midi, bien en langue, peloteur et pingre comme beaucoup de méridionaux.

          L'autre soir, jouant aux cartes, il a quitté le jeu et boudé deux jours parce qu'une étourderie lui avait coûté douze sous. Il s'appuie si souvent sur son âge qu'il en devient irritant, et j'admire la patience d'ange du lieutenant en présence des incartades et des empiètements d'autorité que ce vieil adjudant se permet.

          Il est vrai que M. Pennelier a eu en main "la forme", la façon de repousser ou mieux de reconduire les gens à leur place presque en leur faisant plaisir !

          Hier "bonne journée", nous avons décimé les attaques allemandes. Aujourd'hui ils ont été repoussés partout sauf sur un point à Haumont. Il ont pris le village "qui n'a aucune valeur tactique" (Petit Parisien), "dont la perte n'a aucune importance véritable" (le Matin).

          Discours magistral de Bethmann-Hollweg ; il sait présenter la situation en bon apologiste. Cela doit ancrer l'optimisme dans son pays.

          Le 8 avril - Le discours de Bethmann-Hollweg est une riposte à la Conférence des Alliés, riposte à l'usage des neutres et du peuple allemand qui peut être inquiet de la coalition qui resserre rassemble ses forces, de la longueur de la guerre et surtout des résultats de la bataille de Verdun. La grande Conférence qui eut lieu à Paris redevenu la grande cité mondiale, n'a donné jusqu'ici que des paroles, c'est-à-dire du vent... En sortira-t-il des actes. J'attends. Cependant depuis l'arrivée au pouvoir de Briand, si on ne remarque nul changement dans nos pitoyables mœurs et habitudes de politique intérieure on sent, dans les affaires extérieures une vue plus nette, une volonté mieux arrêtée, une parole plus énergique. On a l'impression que les nations alliées gravissent une haute montagne, que la France autrefois confondue dans la foule docile et moutonnière a pris la tête de la caravane, qu'elle dirige et qu'elle monte plus vite et plus haut que les autres, qu'elle a imposé confiance et respect même à l'Angleterre orgueilleuse, Briand a fait accepter aux alliés l'expérience de Salonique, la conférence pour une étroite coopération militaire à la coopération économique. Jusqu'ici contre des adversaires éparpillés l'Allemagne a remporté victoires sur victoires. Cela conduit son groupe à en remporter encore et toujours. Et de plus dures. Contre l'action concertée des Alliés dont l'effet ne se fera pas sentir avant l'été, à mon avis, l'Allemagne tiendra-t-elle ?

          "Heures d'avant... Heures d'après... Le printemps qui revient les fait se lever toutes et mon cœur plein d'elles voudrait les revivre encore".

          De ma chère et laconique amie.

          Errant par la forêt j'ai trouvé et cueilli des scilles...

          En 1904, par un même printemps, avec un espoir éblouissant et candide, j'en cueillais déjà dans le ravin de Blarians...

          Et Maurice m'adressait un poème sur la scille de Loulans, cachée parmi les ronces et terminait, audacieux et pressant "ami, va la cueillir"...

          Je ne puis pas encore me représenter que ce printemps-ci est une agonie.

          "Place aux jeunes", c'est la manchette du jour dans les principaux quotidiens. Enfin, on y arrivera peut-être, à nous débarrasser de toutes les vieilles culottes qui découragent ou paralysent la jeunesse. La Chambre a refusé le projet du gouvernement parce qu'ils sont trop timides (gouvernement et projet...). Bravo.

          Comme secoué par un brutal tourbillon, je viens d'éclater en sanglots. J'étais dans ma chambre à écrire, tranquillement ; je songeais à Louis Colin et cherchais une carte pour lui quand la jeune fille, Melle Charlotte, dans la chambre voisine s'est mise à chanter :

 

"Il était un joli bateau

Qui n'allait pas au fond de l'eau...

Landerirette, landeriro."

          Les larmes ont jailli de mes yeux, comme sous un violent coup de fouet. Pauvre Maurice, cette évocation trop brusque de ta voix, des jours heureux où tu mettais tant d'âme dans cette chanson heureuse m'a bouleversé jusqu'aux entrailles. Il me semblait que le deuil s'assoupissait et jamais je n'ai eu si mal et si violemment : j'ai dû prier la jeune fille de ne plus chanter et ma voix s'est étranglée dans ma gorge.

          Hier maman Colin m'avait écrit :

          "Louis à coupé sa barbe. C'est bien dommage ; j'aimais le voir avec sa barbe, il me semblait que je retrouvais mon cher Maurice."

          De Mme Bedu :

          "Vous qui paraissez savoir un peu ce qu'était mon mari, vous devez comprendre ma détresse."

          Ce soir, il fait lourd en mon cœur :

          "On a dans l'âme une tendresse

          Où flottent toutes les douleurs,

          Et c'est parfois une caresse

          Qui trouble et fait germer les pleurs."

Sully Prudhomme.

          Le 9 avril - Journée pacifique. Dimanche. Nous sommes partis, Ravenet et moi, part un beau soleil, manteau sur le bras, comme de bons paysans endimanchés, en visite chez nos anciens amis à Eméville. Grande joie à revoir Petit et Boichot. J'ai eu le bonheur de pouvoir éviter Töpfchen.

          A quatre heures, halte à la Croix Morel. Accueil vibrant. Gaufres, comme au temps jadis quand j'étais enfant.

          En route, Ravenet et moi avons causé. Il se heurte dans ses démarches à l'autorité militaire qui échappe aux influences politiques civiles.

          Nous parlons de Baltzinger. Ravenet plaisante sur la naïve manie du vieux brave qui montre si volontiers les photos des siens, de son "papa", de sa "maman".

          Je ne pourrais jamais prononcer ces mots là en public me dit Ravenet. Je ne puis dire que "mon père, ma mère". Cela tient à la différence d'éducation lui dis-je. Quand tu étais jeune, à quinze ans tu avais des camarades qui t'auraient acheté (?) si tu avais parlé de ton papa, de "ta maman".

          - Oh ! fit-il, à quinze ans, je ne disais que "ma vieille, mon vieux" en parlant de mes parents.

          Revenant à Baltzinger, je m'étonne qu'il soit resté si sain de cœur et d'esprit en étant, dans le civil, ouvrier d'usine.

          - Oui, fit Ravenet, et son observation a la valeur d'un regret, d'un aveu avec d'immenses perspectives et conséquences de politique intérieure, "oui, ouvrier, mais resté foncièrement catholique". "Il n'a pas connu les théories et les vices modernes". Celle-là sont faites pour soutenir ceux-ci."

          Je me demande si après la guerre on recommencera la lutte anticléricale : si on reprendra la campagne antireligieuse, et qui selon l'opinion de Ravenet reste antimorale, antinationale.

          Robinet et Avril ont été appelés au camp de Mailly. Il savent le russe. On annonce l'arrivée de cent mille Russes. M. Mathiez me l'avait annoncé. Tout le confirme. Le sang russe épargnera le sang français...

          Reçu une lettre de Louis : "Nous creusons des tranchées, des puits, des routes, et nous faisons des jardins."

          Le 10 avril - Töpfchen, l'officier commandant les C.V.A.D. avait promis de venir déjeuner à Chelles. Plusieurs fois on l'avait attendu. Hier, il avait très fermement promis à Rübelein de venir ce matin. Mais comme je lui ai asséné l'affront de l'ignorer hier, il a envoyé Blanc contremander sa promesse. Il donne à M. Pennelier une raison de service, à Ravenet il avoue la vraie raison. Il paraît - a dit Blanc - qu'hier au soir, il pleurait presque de rage. C'est une revanche sans mauvaise action.

          Je suis de jour. La journée s'écoule encombrée et vide à la fois.

          L'attaque allemande a été générale à l'ouest de la Meuse. Front de quinze kilomètres. Évacuation préalable de Béthincourt = prudence ; ligne de résistance moins exposée. La défensive est victorieuse.

          La méthode Pennelier.

          Hier un jeune s'est enivré. Aujourd'hui il est malade.

          M. Pennelier le fait appeler :

          - Qu'est-ce que tu as fait hier ? Tu étais propre ?

          - Mon lieutenant, j'étais avec un ami. Je descends des tranchées, je ne suis pas habitué au vin. Je n'ai bu que deux verres...

          - Tu n'as bu que deux verres. Ce n'est pas une raison. La question n'est pas là. Quand je t'ai vu tu n'étais plus un homme, tu étais comme une bête, hein ? Tu es faible, ne bois guère.

          - Bois ce que tu pourras. Si tu ne peux supporter qu'un verre n'en bois qu'un. Si un verre c'est trop, bois de l'eau. Mais hier, mon ami, ce n'était pas cela. Si tu n'avais pas eu un brave garçon avec toi, tu serais resté dehors, hein ?

          - Oui, mon lieutenant.

          - Et tu n'es pas très costaud ? Double raison.

          - Si j'étais méchant, tu coucherais en prison, hein ? Tu crois que ce ne serait pas mérité ?

          - Oui, mon lieutenant.

          - Allons, je te porte quitte pour cette fois parce que c'est la première fois et que tu descends des tranchées. Et puis parce que je crois que tu ne recommenceras pas, hein ?

          - Non, mon lieutenant.

          Et cet homme si doux, si patient est un chef énergique.

          L'infirmier après plusieurs négligences successives avait négligé de cinq heures à huit heures du soir d'examiner un malade.

          Il se couchait sans prendre la température du malheureux qui avait 39° de fièvre. Il en fut rendu compte.

          Cette négligence qui est de l'inconscience ou du cynisme a secoué l'indignation du très patient officier.

          Et l'infirmier a couché en prison, fut relevé de son emploi le lendemain, remontera aux tranchées au prochain départ. En attendant, six jours de prison et dures corvées.

          Le 11 avril - Reçu une lettre de Louis avec des fleurs de Salonique. Les voici. Je m'attendais à ce qu'il me dissuade d'aller le rejoindre et il me dit au contraire que son plus grand bonheur serait de me voir arriver auprès de lui ; j'attends une réponse de M. Guiraud pour faire partir ma demande. Ma joie serait bien grande aussi d'aller là-bas ; j'aurais à lutter contre ses idées anarchistes à ce pauvre Louis qui me dit avoir perdu l'espoir de me faire perdre mes idées de sacrifice et de gloire.

          Que j'aille et tout sera bien.

          Il a une excessive confiance en l'obscurité. Il s'imagine que mon pauvre cousin Octave serait heureux de lui si son ambition ne lui avait fait briguer l'épaulette. Vivre, c'est tout. Talleyrand pensait de même. On peut avoir un autre idéal.

          Driant est d'une autre trempe d'âme. Tous les journaux d'hier citaient quelques-uns unes des ses dernières pensées. Quelle grandeur humaine dans les horreurs de la guerre.

          Aujourd'hui on avoue à demi le formidable effort des Allemands depuis deux jours sur le front ouest de Verdun. Ils l'ont ébranlé, presque disloqué les piliers. Que nous réserve demain dans ce coin du champ de bataille ?

          10 heures du soir.

          Partie de cartes. Sous la couche fragile de vieille camaraderie couve entre Rübelein et moi une ardente hostilité. J'en peux juger à la fougueuse colère intérieure que ses rosseries teintées de mauvaise foi cynique provoquent en moi. J'ai un jour, fait ce qu'il dépendait de moi pour lui sauver la peau en risquant mieux la mienne. Crois-tu qu'il perd pour autant une seule occasion de satisfaire sa manie de déformer la pensée d'autrui pour le faire apparaître ridicule ou imbécile. Ce soir il est allé plus loin, il prête aux autres sa rouerie qui frise l'indélicatesse... N'avait été la présence des camarades, je lui aurais collé ma main sur la figure. Il n'y a que moi qui ai compris l'insinuation rosse. A quelque chose malheur est bon, je reprendrai la libre disposition de mes soirées.

          Je souffre de l'isolement. Tes cartes laconiques, quoique éloquentes, ne remplacent pas les lettres longues. 

          Mein Emmy, wo bist du ? Wo sind deine langen wöchentlichen Briefe (von acht seiten wenigstens). Ich vertage einen Brief für dich, obwohl ich keine Nachricht seit mehr als sechs Monate alte. (Mon Emmy, où es-tu ? Où sont tes longues lettres hebdomadaires (d'au moins huit pages). Je remets à plus tard l'envoi d'une lettre pour toi, bien que je n'ai pas de nouvelles depuis plus de six mois.)

          Le lieutenant Pennelier s'est attardé en route et nous a mis dans l'inquiétude. Le chef, par peur des obus l'a presque abandonné en route...

          Le 12 avril - Il faut que les lois circulaires restent obscures parce que chacun doit y trouver la défense de ses intérêts, lesquels sont opposés aux intérêts d'autrui et surtout à l'intérêt général.

          C'est le bonheur en fuite que les poètes chantent le mieux.

          Je trouve au hasard dans Samain d'émouvants tableaux de vie de famille. Et ce malheureux célibataire qui s'est étiolé à Paris n'a connu ni la paix des champs, ni la joie des maisons et des pères et des époux.

          Cf. La maison du matin rit au bord de la mer.

Et surtout : Le bonheur.
Le petit Palémon.
Le sommeil de Canope.
Aux flancs du Vase.

          Est-ce que je me dessècherai comme lui sans créer ce bonheur suprême ?

          Lu hier dans la Guerre Sociale la conclusion des articles remarquables d'André Chéradame sur le Pangermanisme et la question d'Orient. (rechercher la série ou le volume s'ils sont réunis).

          M. Pennelier n'applique pas le principe du moindre effort au grand déplaisir du tire-au-flanc Rübelein :

          Les bistros et marchands de vin se sont multipliés, ce n'est jamais pour la baisse des prix. Les soldats sont exploités. C'est un fait. Autre fait : le Petit Dépôt est fixe. Il y a un moyen plein d'ennuis, de corvées, de risques de supprimer l'exploitation dont sont victimes les pauvres diables au repos : fonder une coopérative. Sitôt pensé, sitôt réalisé.

          Il fait la première avance de fonds, les démarches et installations, et nomme à titre de gérant... bénévole... Rübelein...

          Le 13 avril - Die Nachte hatte dunkle Wolken; der Wind heulte, und kalte Tropfen schlungen ins gesicht. Doch, Der Mond war da wie ein milder später Freund. Nach dem Abendessen, nach vielen schwankungen bi ich plötzlich und schnell Dorthin im Wald gegangen. Die Wache ein grosser Africaner rief in T: "Halte là ! Und nichts weiter. Ich stand, antwortete: France und ging weiter. Er sagte etwas unverständlich zu dem Feldpostchef : Ich... zurück. "Le mot"? sagte er. Ich gabe das Wort und ging weiter in der Nacht in dem Wald. B. Wartete auf mich. Kein Ruf war nötig. B kam zu dem Gitter und Weinte. Es war mir bange. Ich fürchtete eine Catastrophe, aber nein, es war nicht so gefährlich. Die Mutter hatte streng getadelt... Ich habe die Arme ermutigt... Es war dunkel in dem Schuppen, auf dem Strohe. Doch so gemütlich, so süss, das ich habe ihm beinahe geströstet verlassen. Ja, verlassen ist das richtige Wort, denn es ist warscheinlich zum letztenmale... Wer kennt die Zukunft. Bei der Ruckkehr war die Canonnade heftig, die maschinengewehr machten ihren schrecklichen tata ta ta ta? Der Wirt war schon auf... Der Tag kam langsam herauf... Noch eine tiefe Erinnerung eine Süsse. Ich denke deiner Philosophie mein lieber Freund Maurice. Wo ist der richtige Weg ?

          (La nuit était pleine de nuages sombres; le vent hurlait et des gouttes froides me fouettaient le visage. Mais la lune était là comme une tardive et tendre amie. Après le dîner, après beaucoup d'hésitations je suis allé soudain et rapidement la-bas dans la forêt. Le garde, un grand africain cria (in T) Halte là ! n'avancez pas. Je ne bougeais pas et répondit : France ! et je repartais. Il dit quelque chose d'incompréhensible au chef du poste de garde. Je... Retour. Le mot ? Dit-il. Je donnais le mot de passe et je continuai de marcher dans la nuit dans la forêt. B. M'attendait. Pas besoin d'appeler. B. Avança vers la grille et pleurait. Je m'inquiétais. Je craignais une catastrophe, mais non, ce n'était pas si grave. La mère l'avait sévèrement disputée... Je lui ai redonné du courage, à la pauvrette. Il faisait noir dans la grange, sur la paille. Mais ce fut si agréable, si tendre, que lorsque que je l'ai quittée elle en était consolée. Oui, quittée est le mot juste, car c'est probablement la dernière fois. Qui connaît l'avenir ? Au retour la canonnade était violente, les mitrailleuses faisaient leur effrayant tata ta ta ta L'aubergiste était déjà debout. Le jour naissait doucement. Encore un souvenir profond et tendre. Je pense à ta philosophie, mon cher ami Maurice. Ou est le bon chemin ?)

          Tir à Pierrefonds. Progrès des hommes. Je détiens le record - 6 balles = 13 points.

          Déjeuner copieux à l'hôtel des Ruines. Je rentre tôt, pour réparer la fatigue de la nuit précédente.

          A table M. Pennelier nous raconte un bref incident de la rue dans Pierrefonds.

          Deux officiers de sa connaissance, jeunes, gras, pimpants et rassurés promenaient leur oisiveté et leur tranquillité cyniques dans les rues de Pierrefonds. Passe un soldat, d'âge indéterminé, de ces territoriaux versés dans l'active, le sac sur le dos, les vêtements fagotés, souillés, la barbe longue et sale, tirant la jambe. "Pour un poilu il n'a pas la fine allure" fit l'un des deux gommeux, et assez haut pour que le pauvre entende.

          M. Pennelier survenant les aborda en disant : c'est peut-être vrai, mais il me semble qu'il sert le pays d'une façon plus méritoire que vous messieurs.

          "O Borderet, vous êtes un favorisé. Vous avez tiré dans la vie un bon numéro : Mme Borderet. Remerciez le ciel. Attendu que c'est au jeu le plus hasardeux et le plus redoutable."

          Le 14 avril - Noter dans "le Journal d'hier" un éloquent article de Brieux sur les femmes et la calomnie courante sur le sexe faible à propos des poilus jaloux :

          "Un homme qui parle fait plus de bruit que mille qui se taisent. Une femme qui fait la fête est plus remarquée que mille qui ne la font pas". C'est juste...

          Et dans le même "Journal" l'article de F. Prade : biographie extraordinairement vivante de l'aviateur Navarre. A mettre dans les manuels d'histoire à l'usage des enfants d'écoles primaires.

          Gonin, le fouinard disait ce matin : "Je cherche un filon pour couper aux tranchées". A quoi j'ai répondu : "Oui, c'est bon pour les autres, les tranchées."

          Baltzinger souffre de sa blessure à la tête : il s'exalte. Il raconte sa charge héroïque à la bataille de l'Ourcq.

          Le commandant nous avait dit : "Mes amis, nous allons mourir. Jurez que vous mourrez avec moi." Et les chasseurs ont répondu : "Nous le jurons", en avant. Et les chasseurs ont passé sur le corps du commandant. Nous ne sommes pas revenus beaucoup : sur mille chasseurs, nous sommes revenus cent avec un seul officier. Et il faut voir son index gauche s'agiter, sa tête secouer son bouc énergique. Et il conclut. La Patrie pour les gens de l'Est passe avant tout. Pour un camarade ou un chef je me ferais casser la tête.

          Ah ! tant pis.

          - Et l'infirmière (sa femme), vous ne songez pas qu'il faut rentrer pour elle, qu'elle passe avant les camarades

          - L'infirmière, fait-il, elle est au front, elle fait aussi son Devoir. Mon beau-père à soixante-quatorze ans est engagé pour la durée de la guerre. Ça c'est rare. Et il faut rendre le bel accent vosgien et le ton que ce brave donne à ses phrases.

          Borderet a une éducation délicate. Jamais il ne dit de grivoiseries.

          Le lieutenant parlant d'une femme qui sert non pas au front mais sur le dos, accueillante aux guerriers est délivrée d'un fils de soldat hier. Mme Blanchard a mis bas, elle n'est plus dangereuse...

          Et Borderet de sursauter : Mon lieutenant, mon lieutenant, de grâce, oh ! non, ne dites pas ainsi, au moins par respect pour la France.

          - C'est qu'ici, il ne s'agit que de la femelle riposte en riant le malicieux M. Pennelier.

          Ce brave Borderet a toutes les qualités précieuses qui font la vocation des maris cocus : prévenant, délicat, rangé, soigneux, économe, ponctuel, consciencieux, il ne se coucherait pas un seul soir sans avoir écrit les quatre pages quotidiennes à Mme Borderet... Je serais bien étonné qu'il soit payé de retour... étant un mari parfait... Ravenet dit, voyant Borderet recevoir une lettre de huit pages : "si ma femme m'envoyait ça, je lui retournerais sur le champ en la priant d'écrire en tête un sommaire, ou les titres des chapitres. Je me contenterais de les lire."

          Ravenet écrit une carte tous les deux ou trois jours, rédigée sous une forme à peu près invariable : "Je vais bien. Rien de nouveau. Bons baisers."

          Je lui ai déjà proposé d'en faire tirer à la pâte. Il n'y aurait que la date à inscrire. Il rigole et répond : "Je n'ose pas, se serait un peu trop poussé..."

          Service en campagne à Roye-St-Nicolas. Thème : "Mouvement de repli de la section arrière gauche."

          Lotte m'a dit, me voyant rentrer : "J'étais en mal de vous."

          Soirée. Jeu de cartes auquel je refuse tranquillement de prendre part.

          Ich möchte die Versuchung vermeiden, aber Nach und Nach wird sie dränglicher... Was soll ich tun ? Freut euch des Leben, Wahrend das Lämpchen glüht oder "Halten fest"? ? Ich bin bis unter seinem Fenster gegangen dann, sehen und rasch zurück gelaufen.

          (Je voudrais éviter la tentation, mais peu à peu elle devient plus pressante. Que dois-je faire ? Profitez de la vie, Pendant que la petite lumière luit encore ou retenez la fermement. Je suis allé jusque sous sa fenêtre, voir, puis vite reparti...)

          Relâche devant Verdun. Les Boches reprennent haleine. Passeront pas !...

          Le 15 avril - Les giboulées glaciales douchent le moral. Journée longue et monotone. Revue de tout le détachement. Je suis de jour. Journée à tuiles inévitables.

          Une note gaie :

          M. Pennelier :

          - Qu'est-ce qu'il te manque comme linge?

          - Un bidon, mon lieutenant !...

          A un autre :

          - Tu as des souliers qui ont l'air malade. Fais demi-tour. Prends la position du cheval qu'on ferre. Bien. On va te les changer, hein ?

          - Chazeaud fait une grimace en guise de réponse. Ce n'est ni oui ni non.

          - Quoi ? Tu ne veux pas ? Tu y tiens comme à de vieux souvenirs ?

          La note triste :

          On a amené au dépôt un malheureux chasseur alpin-territorial, père de quatre enfants.

          Jambe cassée en octobre 1915. Mal soignée. Déformation et raccourcissement du membre. Un mois de convalescence : renouvelé. Visite du médecin-chef du dépôt de Clermont-Ferrand. L'homme est estropié, bancal, ne peut marcher sans canne : "Mon ami, tu as eu deux convalescences, il te faut retourner au front. Il arrive au tranchées. On le met à la cuisine. On l'envoie ensuite au train Rig (?). Encore inutile, on l'amène ici. On lui a subtilisé les certificats d'origine de blessure. Il est impotent et père de quatre enfants.

          Son gagne-pain (carrier) compromis, l'avenir sombre. Quand le lieutenant l'interroge sur sa situation civile de famille, il met à sangloter.

          Bonnes paroles. Chaud accueil. Grande pitié.

          Gabrielle Sarrazin m'écrit que Sara est prisonnier à Cassel...

          Il m'est arrivé de Toi une belle grande enveloppe. J'étais heureux. Elle semblait gonflée, et il y a si longtemps que tu n'écris plus de lettre... J'ouvre : encore une carte. Une carte bien jolie, mais ce n'est qu'une carte.

          Oh ! Cette bonne lettre attendue qui ne vient pas !... Une lettre qui vous fait sentir la communion des cœurs, la communauté des sentiments, des pensées, et même des petits riens... Il en est venu de telles, quelques-unes, mais si rares... Et cette attente vaine vous fait mal, il semble qu'une main froide vous tire, vous éloigne, distende les fils, les casse ou les délie... Pourquoi n'écris-tu pas ? Je suis sûr de toi et pourtant j'ai faim d'affection toute proche. Ton silence ou ton laconisme empêche de sentir la tienne si sûre, si vivante, si profonde, mais qui reste lointaine. Il y a quelques jours, je t'ai envoyé toute une série de confidences très douces ou très graves, je t'avais livré le meilleur de mon cœur, quelques-unes des choses les plus intimes jalousement réservées... Une simple phrase sur une carte, c'est le seul écho que j'en ai perçu. Et ce silence tarit la source. Ne le sens-tu pas ?

          Le 16 avril - Rameaux. Après la messe selon une pieuse coutume locale, le prêtre et les fidèles vont au cimetière déposer du buis béni de leurs rameaux sur leurs tombes de famille en psalmodiant le De Profundis. Dans l'assistance, les soldats nombreux sont allés sur la tombe des inconnus morts pour la Patrie.

          Ici on ne décore pas les rameaux des enfants de papillotes, d'œufs de Pâques et autres gourmandises, comme il est de tradition en Franche-Comté.

          J'ai photographié la famille Letombe après midi. Quatre générations : arrière-grand-mère, grand-mère, fille et petit-fils.

          C'est les premières photos que je réussis de façon satisfaisante. J'en ai une joie d'enfant.

          Sur le front, relâche... Les Boches sont fatigués, semble-t-il.

          Ce soir le lieutenant est en veine d'ironie. Il lance des traits à tous, en particulier selon son habitude à M. Pecker au sujet de son hôtesse qui est une des personnes les plus accueillantes de la région. Les anciens hôtes y reviennent de plusieurs lieues à la ronde.

          On parle de numéroter les cantonnements pour en faciliter la répartition. M. Pennelier proteste : Non, je ne ferai jamais cela, par déférence pour mon cher camarade M. Pecker.

          - ??? "Parce qu'à sa porte on serait obligé d'inscrire le plus gros numéro."

          M. Pecker veut se disculper.

          M. Pennelier abonde dans son sens. Parfait ! Parfait, cela s'explique, Mme Noël dans le maniement des armes préfère le revolver... Et comme M. Pennelier n'est plus qu'un pauvre vieux pistolet d'arçon...

          - Autre trait : Mme Noël, c'est une des puissances centrales de Chelles. Puis c'est sur moi qu'il s'abat ensuite, je ne sais à quel propos.

          Il a appris que je fais fabriquer une bague en cuivre, genre alliance : il annonce gravement à Hébrard mon hypocrisie...

          - ??? Il nous a caché une très grande nouvelle le concernant.

          - ??? Il se marie très prochainement attendu qu'il a déjà commandé l'anneau, n'est-ce pas vrai Cœurdevey ?

          Et cela continue comme un feu d'artifice toute la soirée... tant et si bien que Baltzinger me demande à la fin si c'est vrai que j'épouse Mlle Moyen (?).

          A l'ambulance 11/4 il y actuellement nous dit-on, cent cinquante vénériens...

          Et on laisse se multiplier la maladie honteuse. Il y a quelque temps une circulaire confidentielle indiquait comme palliatif l'encouragement discret à l'installation de maisons publiques. Résultat : on n'a pas installé d'établissement pour les faibles, on a seulement fermé les yeux plus fort sur les consolatrices semeuses de misères pourries...

          Le 17 avril - Matinée grise. Pluie.

          Après-midi, marche par Mortefontaine. Ai rencontré sergent Rolet qui m'accable du récit des vilenies, petitesses et jalousie de Weil.

          Le cas Dreyfus - un autre encore qui ne manque pas de porc - dit M. Pennelier.

          C'est au 45ème B.C.P. L'officier d'approvisionnement a pour secrétaire un caporal d'une des plus jeunes classes. Parti dès le début au front. Il a trouvé ce filon autrement discret qu'un séjour prolongé au dépôt et tout aussi sûr, sinon aussi agréable pour un homme qui aime la bonne chère, les joues fraîches et les vêtements bien ajustés. Tout était pour le mieux quand vint une circulaire prescrivant la relève des jeunes employés des T.R. par des territoriaux ou des semi-aptes. Mais les circulaires et notes de service ont le sort des jeunes filles : elles sont faites pour être violées...

          On ne tint pas compte des premières prescriptions ni des deuxièmes. Mais quand la situation devint un peu trop scandaleuse, et d'autant plus forte que le règlement prévoit un soldat secrétaire et non un gradé, on releva - en écriture - le caporal du T.R. : on lui donna - en écriture - une escouade au Bataillon ; les fonctions du chef d'escouade sont exercées en fait par un soldat, Dreyfus reste en sécurité les ongles bien limés et le tour est joué... Il a un autre frère qui a les mêmes états de service au 5ème d'Artillerie (3ème G.R.)... Ces gens-là, parleront haut et ferme après "leur" campagne... S'en souvenir à Besançon, hein !!

          Pétain. Ordre du jour à ses troupes : "Courage ! On les aura !!

          Je suis encore sur la sellette. C'est une cascade intermittente de taquineries spirituelles.

          Mme Bertrand a offert son énorme dindon pour Pâques. 33 livres à 1 Fr. 70, cela fait une somme qui effraye le brave popotier. Et M. Pennelier de dire : "Eh ! ben, mon brave Bordenet, je suis de votre avis, d'autant mieux qu'il est préférable de réserver une si belle pièce pour la noce à Cœurdevey..."

          On parle d'autre chose. Tout d'un coup : "à propos, mon brave ami, j'ai fait cet après-midi une première enquête sur la parfaite honorabilité de la jeune personne. Les résultats, je m'empresse de le dire sont tout à fait encourageants."

          Le Puissant Chef montre son récent portrait : "Très bien. Parfait. A mettre dans la nouvelle collection Potin..."

          M. Pennelier nous conte d'un français entrecoupé de patois picard, la facétie des trois cours d'eau. L'angevin raconte que chez lui les rivières débordent de façon terrible. Elles montent, montent si haut, roulant si fort qu'il n'y reste plus un poisson.

          Le Marseillais a bien mieux. Chez lui, c'est tout le contraire. Dans une rivière il a vu tant et tant de poissons qu'il n'y reste plus d'eau. Hé bé ! Mais le Picard dit : A Amiens, c'est bien autre chose. Dans notre rivière il n'y a ni poisson ni eau.

          Et quoi donc alors ? "De lai modie..."

          Mais les petits coups de pointe ne sont pas terminés.

          Dôle qui est allé déjeuner dimanche à Mortaucout très copieusement paraît-il, est pris à partie "Il y a encore une course à faire à Mortaucourt." Je ne sais plus qui envoyer, M. Dôle a encore l'esprit tout obscurci des fumées de dimanche. C'était peut-être des fumées d'explosions... Pourtant non ! Ah ! on a fait la journée serbe, la journée du poilu, la journée du 75. Dimanche c'était la journée du 55 - (Dôle est du 55ème Bat C.P.) - j'ai rempli ma mission, mon lieutenant ! oui, oui, vous aussi étiez rempli...

          Puis Hébrard dont la verte conservation maintient encore l'appétit de la chair : il fait comprendre "qu'il est encore un peu là". M. Pennelier réplique : Mon cher Hébrard, nous savons que vous êtes une personnalité saillante de Chelles".

          On vient à discuter mariage in extremis. Discussion juridique qui se termine par une pointe.

          "Quant à l'adjudant Cœurdevey, ce n'est pas un mariage in extremis qu'il recherche ; c'est plutôt le mariage des extrémités..." Et c'est là qu'on pourrait dire avec justesse que le produit des extrêmes est égal au produit des moyens. (Mlle Ch... objet des taquineries est une demoiselle Moyen).

          Comment se fâcher ou s'ennuyer avec un tel homme ?

          Le 18 avril - Il est venu dimanche un "renfort" de convalescents. Du 55ème B.C.P. Tous étaient gris. La délivrance du danger, la chaleur et la longueur de la route, la vieille et actuelle fatigue les avaient, le pinard aidant, tous plus ou moins ébranlés. Ils étaient arrivés avec six heures de retard sur douze kilomètres...

          Mais M. Pennelier n'a pas sévi.

          Aujourd'hui, il les appelle tous successivement, les interroge succinctement:

          L'un deux Goffaux, celui qui était le plus emmêché s'avance l'œil hardi, presque effronté, les traits décidés, la moustache forte et fruste :

          - "Allons mon brave, approchez-vous, ça va mieux que dimanche, hein ? Vous avez un faible pour le pinard à ce qu'il m'a semblé.

          - Un peu, mon lieutenant, mais nous descendions des tranchées...

          - Oui, oui, je sais, mais ici vous allez vous reposer ! Qu'est-ce que vous faites dans le civil, vous êtes paveur, je crois ?

          - Oui mon lieutenant.

          - Et engagé volontaire pour la durée de la guerre ? Vous avez donc passé l'âge d'obligations militaires.

          - Où avez-vous servi ? Aux chasseurs !

          - Non mon lieutenant. Je n'ai pas été soldat.

          - ??? - J'étais auxiliaire.

          - Alors ?

          - Eh bien, à la bataille de la Marne, quand j'ai vu que ça chauffait, je me suis dit : allons, il faut aller leur donner un coup de main. Je me suis présenté à Remiremont et j'ai été versé dans le service armé, au 55ème Bataillon.

          Bien, bien. Vous êtes un chasseur. Moi aussi je suis chasseur et les aime beaucoup. Mais je les aime quand ils se conduisent bien, hein. Noblesse oblige...

          Vous, je vois, un brave à tous crins, croix de guerre avec palmes, pour une partie de baïonnette, ça va, mais au cantonnement, ça ne va plus, hein ?

          Oh ! mon lieutenant, ça c'est vrai, au cantonnement, c'est difficile...

          Une lettre de ma C.. Ce n'est pas une réponse.

          Id - Fernande Grillot.

          Lotte hat mich eine vollständige Erklärung gemacht. (Lotte m'a fait des aveux complets).

          Les Allemands ont encore attaqué avec rage, on a le sentiment qu'ils se brisent :

          Ce qui fournit une preuve plus éclatante de leur échec, c'est l'assurance que nous ordonne le chef qui vient de les repousser. Car celui-là, je vous en réponds, n'a pas coutume de parler uniquement pour parler. Ce qu'il dit vous pouvez le croire.

          A la bonne heure ! Voilà des paroles nettes, sobres, précises. Point de phrases. Honneur à vous! Voilà pour ce qui a été fait. "Courage, on les aura" ! Voilà pour ce qui se fera. Véritables paroles de soldat. Aucune depuis le commencement de la guerre ne m'a été dite qui me donne autant de confiance et d'espoir."

          Général Verraux, l'Oeuvre-18-4.

          Le 19 avril - Midi. J'ai le cœur gros, prêt à pleurer. Je ne sais pourquoi. Ou plutôt, je le sais trop. Je t'aime ardemment, je voudrais que tu partages ma vie morale, et tu restes obstinément ou inconsciemment lointaine et silencieuse. Tu te contentes de m'aimer en toi-même. Tu ne comprends pas que je te voudrais pour compagne dans mon cœur. Tu te contentes de la portion congrue quand tout le tissu est à toi et cet abandon m'affaiblit.

          Reçu une lettre de Louis. Il reste calme et las.

          Ils étaient trois frères, trois chasseurs : tous les trois au même bataillon, à la même escouade, un même obus les a tués tous les trois, ils sont couchés ensemble, dans la même fosse à Berry. Triple deuil ; immense douleur.

          Les Russes ont pris Trébizonde. Y a bon.

          Canards : Le C.A. part à Salonique.

          - Il y a en France sept cent mille Russes et cinq cent mille Canadiens qui viennent d'arriver - Les Allemands ont perdu deux cents hommes à Verdun.

          Une honte. Deux hommes de chez nous ont fait l'étape d'ici à Pierrefonds, envoyés par le major au dentiste du centre de M. Pennelier.

          M. le dentiste ne reçoit que de 10 heures à midi, nos hommes sont revenus bredouilles et on a osé inscrire sur la note du major : ces soldats pourront revenir demain matin de 10 à 12 heures.

          Le 20 avril - Conférence du Dr Damour sur les gaz et la façon de mettre les masques. Je songe à mon départ dans l'aviation. Hébrard en attendant chantonne : "T'es bien trop petit, mon ami".

          Des ailes ! Des ailes. - Oh ! l'enthousiasme de mon grand ami quand il chantait ces complaintes de Botrel où il y a tant d'idéal brisé...

          Je ne puis les entendre et me rappeler la voix chère sans être prêt à pleurer.

          Fernande rentre à Avilly aujourd'hui. Elle m'évoquait hier les enivrantes fêtes de jeunesse dans la maison heureuse.

          Hier j'ai écrit à la maman Colin pour adoucir le chagrin des anniversaires.

          Marche par Pouy - Mortefontaine. Halte ici. Récit des civils sur les mouvements de la Division. La pâtissière au lieutenant : "Ah mon cher Monsieur, vous me voyez navrée, vous allez nous quitter !"

          Autre bruit des civils :

          Il y a à Paris cinquante mille Russes !

          Autre tuyau des civils : L'E.M. qui est à Montigny part dans la nuit du 24 au 25.

          C'est tout simplement effarant.

          Le 21 avril - Le j'men fichisme répété, persistant du caporal Chapille.

          En retard d'un quart d'heure à l'appel. Néglige de prévenir une corvée.

          Et s'excuse régulièrement par des mensonges qui ne tiennent pas debout. C'est lui qui disait sur un ton ironique à un râleur : quoi, tu n'es pas content. Tu ne songes pas que tu dois tout à la Patrie. Et l'Honneur, qu'est-ce que tu en fais ?"

          Bonnes nouvelles riches d'espoir et de conséquences formidables :

          Un contingent russe est arrivé à Marseille - officiel - Quel événement inattendu il y a un an, et avant la guerre !

          Je me souviens de cet immense canard de septembre 1914 : l'arrivée de cent mille cosaques pour reconduire la lance aux reins les allemands en retraite. Et voilà que l'imagination folle est devenue réalité. Sous cette réalité plus caressante que le rêve d'il y a vingt mois, s'en cache une autre horrible : les innombrables soldats français couchés à jamais devant les lignes allemandes, tous les morts qui ont fait un vide affreux dans la race, vide que les Russes admirables viennent combler? C'est la sublime reconnaissance de nos milliards payée par le seul grand peuple qui ait avec nous combattu pour les autres et pour la gloire.

          La seconde nouvelle, c'est la note du Président Wilson relative à la guerre sous-marine.

          Enfin ! Wilson semble être dans l'état d'esprit d'un honnête homme qui a perdu patience après des complaisances que son intérêt autant que sa mansuétude aurait dictées, mais dont au fond et à la fin, quand il voit l'abîme moral où on l'entraîne, il a honte un peu. On dit que Wilson est une haute conscience. Nous verrons sous peu si ses paroles actuelles sont plus qu'une satisfaction verbale.

          Si oui, dans quelle affreuse alternative doit-on être à Berlin. La guerre sous-marine avec laquelle on a tant bourré le crâne au peuple, on a fait croire si complaisamment que c'était un moyen sûr, le seul de venir à bout de l'adversaire abhorré et insaisissable, il faudrait y renoncer ? Quelle brèche dans les espoirs encore soulevés jusqu'à marée haute...

          D'autre part, se mettre en guerre avec les États-Unis, avoir toutes les usines et les dollars américains sur les bras, en surcroît... ce serait une folie... D'ici quelques semaines on apercevra l'orientation nouvelle de l'histoire.

A Verdun, la marée semble descendante. "Courage, on les aura" a dit Pétain, a condition que l'on travaille ferme et vite...

          Le 22 avril - L'Oeuvre du 19 raconte une petite discussion dans une petite société littéraire provinciale. Objet : radiation des correspondants boches. Deux thèses : rayer seulement les intellectuels qui ont signé le manifeste des 93 ou rayer tous les membres étrangers austro-allemands et supprimer tout échange intellectuel ?

          L'inspecteur primaire défend la première thèse.

          Le journaliste observe :

          - "Pendant qu'ils (les grands écoliers des classes 16-17) échangent des balles avec les Boches, M. Dupré échangerait des politesses et des brochures avec ces mêmes Boches. Ce serait cocasse pour ne pas dire plus".

          "Il est subtil" de faire une distinction entre signataires et non-signataires du manifeste. Est-ce qu'on la fait sur le champ de bataille ?

          - Parfait, et cette distinction est peut-être déplacée aujourd'hui. Ne la poussez ni trop bien, ni trop longtemps. Ce serait par trop inintelligent. Vous ne ferez jamais digérer cette énormité que les Boches sont tous des malfaiteurs à fuir, ou des cancres dangereux. Et en France, les gens et les partis inintelligents n'ont pas longtemps raison.

          Vous provoqueriez une révolte qui rouvrirait plus grandes encore les portes à l'invasion lente dont vous voulez vous garder. De la mesure, de grâce. Cela n'exclut pas l'énergie dans la lutte.

          Les bruits de départ, de dissolution redoublent. Cela donne la fièvre. Pour mon compte, il me serait désagréable d'aller au feu pendant que ma demande pour Salonique est en route. En bonne ou mauvaise voie ? Je l'ignore.

          Là-bas à Salonique, il y a du remue-ménage aussi paraît-il.

          La guerre, pour une troupe en campagne, est un chapelet de points d'interrogation.

          Le 23 avril - Pâques.

          Pâques fleuries, Pâques ensoleillées. Après la pluie de la semaine maussade c'est une résurrection ; je suis allé à la messe. Souvenirs d'enfance. Désirs de "résurrection" morale.

          Domine non sum dignus (je ne suis pas digne, Seigneur), mais j'attends l'heure pour rentrer en moi, ou du moins pour me libérer de ce qui me pèse dans l'âme.

          Photographie - Visite à Mme St-Omer. Fête de M. Pennelier. Émotion du chef. Poésie du soir.

          Les premières hirondelles sont venues aujourd'hui.

          Le 24 avril - Le soleil est revenu. Marche autour de Chelles - "Une marche de précaution" dit M. Pennelier. On sent venir l'heure du départ, les journées d'étapes.

          En route nous croisons Lotte et son amie. Elles partent en voiture en promenade pour leur lundi de Pâques. Elles disparaissent dans la forêt... J'ai l'impression que c'est un adieu "l'au revoir, à cet après-midi" qu'elles me disent. En effet, à notre rentrée à Chelles l'ordre de départ est là - on doit coucher à Coeuvres. Départ 15 heures. Fatigue, murmure, brouhaha de déménagement.

          Quelques poivrots se cuitent dans l'émotion du départ (après deux, trois et même quatre mois de séjour ici, plus d'un s'y est attaché, cela coûte de partir...)

          Dutang est ivre mort. On l'abandonne. Je suis chargé d'accompagner "l'arrière-garde". C'est un joli cortège !

          En avant le groupe des chasseurs. Piqués par l'esprit de corps, ils tiennent bien. Les fantassins qui suivent soufflent, suent. Nous nous échelonnons par précaution contre les obus possibles sur le plateau. La queue d'abord inexistante au départ grossit, s'enfle et s'allonge à vue d'œil.

          C'est un vrai ramassis de pauvres types "vannés". Un dépôt d'éclopés en marche, vous voyez d'ici le coup d'œil, l'un jette son sac, il a eu l'épaule cassée, un autre pâlit, n'ayant plus qu'un poumon, le souffle lui manque. Il s'incline vers le talus, haletant, sans avoir la force d'ôter la bretelle qui lui coupe la respiration.

          L'apoplectique est rouge comme une pivoine et va suffoquer : halte (...illisible...). Mignotte qui s'est usé à trente ans dans les cafés de Paris tire ses varices comme des boudins, la patte rasant le sol ; Burtey qui était gris a oublié son fusil à la pause, il perd sa place ; je l'y renvoie : allons vite, regagnez votre place, lui dis-je en lui tendant son fusil; il part au trot mais au troisième pas, sa face s'incline un peu trop bas, la jambe reste en retard et la figure de l'ivrogne s'applique sur la poussière, la route a répliqué un peu durement, le sang coule du nez sur la poussière dont la barbe est pleine : un joli numéro pour le pittoresque de la colonne. Derrière nous le fourgon suit, cueillant les sacs abandonnés, il est plein, on charge sur la baladeuse où les cuisiniers ont mis leur matériel, Klöckner s'est attelé à la voiturette, il l'a habilement rattachée au fourgon par un fil de fer pour monter la côte.

          Des bohémiens en déplacement, dirait-on. Enfin cahin-caha on atteint Coeuvres à la chute du jour.

          Le 25 avril - Au bord de la chaussée Brunehaut sur la colline au-dessus de Chelles où je suis revenu à bicyclette une dernière fois et que je vais quitter peut-être pour toujours. Je veux emplir mes yeux de l'horizon familier.

          Voici la ferme de Pouy, que d'un bond enfiévré par la victoire nous avions dépassée le 13 septembre 1914 ! Sa muraille sud crevée par les obus a été réparée, mais les artilleurs à la Ste Barbe ont incendié ce que les obus avaient épargné. De cet observatoire, on a tout le cadre où vingt mois de campagne m'ont enfermé. A l'est c'est la plaine féconde et monotone avec Vivières et Soucy ; la plaine que j'ai vue avec les cadavres épars de la retraite allemande, aujourd'hui, c'est un immense champ roux ou vert, avec çà et là, des réseaux de fil de fer barbelé, des tranchées, des emplacements de batteries noyés dans les emblavures, un glacis redoutable et rassurant. Au sud la crête boisée, la grande forêt de Villers-Cotterêts ; je cherche les taches sombres des sapins qui entourent chaque maison forestière, et là-bas, sur la plus haute arête, je devine la douce Croix Morel où se sont entassés durant dix-huit mois de simples et profonds souvenirs, quasi-quotidiens ; tant de bonjours familiers, de sourires sympathiques, de regards amis, d'étreintes de mains où l'on sent la cordialité et parfois la tendresse, cela tisse à la fin, un attachant poème.

          Au-delà de la muraille sombre de la forêt, je revois les gares où j'ai tant travaillé : Villers-Cotterêts, Eméville, et la coquette halte d'Haramont. Écartons les souvenirs amers des conflits de caractères et de service : Rübelein, Töpfchen.

          Je me tourne et c'est le large cadre brun de la forêt de Compiègne. Tout un autre poème, suite du premier. Le poétique St-Jean-aux-Bois, la Forte-Haie solitaire et abandonnée où j'ai cueilli un long sourire affectueux par un beau jour de mai, où j'ai posé un adieu mélancolique un matin d'hiver avec les écureuils pour seuls témoins ; là-bas les carrefours de la Faisanderie et du Putois, la tache blanche de la Chesnaye au milieu des arbres noirs, cela rappelle les longues marches forestières de l'automne rouge et de l'hiver sombre.

          Plus près, en bordure les tours de Pierrefonds semblent jaillir du sol : "c'est pour moi le Jour de l'an 1915" et l'hiver 1916... 1915 surtout, le frère retrouvé, la réunion inespérée.

          Au nord, la vallée de l'Aisne et tous les souvenirs de mes morts, de mes blessés, des visites à Julien, à mes tombes ! à Maugras... Les fleurs les plus chaudement réconfortantes de l'horrible drame. Et là-haut, tout à l'horizon, les ondulations fauves des tranchées boches... On me les montrait en fin septembre 1914 quand de cette même croupe de Pouy je m'informais où était tombé Maurice et que j'espérais de jour en jour la marche en avant vers la terre sacrée... Hélas... Hélas !

          Nul ne prévoyait l'effroyable effort et les immenses sacrifices qu'il faudrait faire pour expier notre étourderie paresseuse. Il faisait trop bon vivre en France avant la guerre... On s'accommodait trop amoureusement du moindre effort. Il faut hélas, changer de méthode. J'ai perdu le fruit de dix années de patient surmenage depuis vingt mois de campagne, j'ai abandonné mes plus chères études, mes plus chers projets d'avenir ; j'ai dépensé sans compter mes fatigues, j'ai subi sans murmurer une injurieuse et inique servitude, j'avais cru que c'était beaucoup : ce n'est pas assez. Il faut donner peut-être tout, jusqu'aux os de la carcasse, après avoir sacrifié son cœur et son avenir. Je donnerai.

          Je vais descendre dans le vallon de Coeuvres, gagner ensuite l'arrière, puis un autre coin du front. Lequel ? l'avenir le dira : et il dira encore ce qu'il me réserve d'épreuves et de sacrifices.

          La guerre commence vraiment et pour de bon. J'avais hier soir comme une joie d'ascète à me coucher sur la dure planche d'un grenier étoilé. En avant..."A Dieu, va!".

          Coeuvres après-midi. Il fait un soleil amoureux ; le ciel est du plus beau bleu. Sur nos têtes la "saucisse" balance sa masse jaune que le soleil argente par côté. Les ballonnets égrenés semblent des œufs de Pâques envolés ; la bise les incline et les soulève vers le paradis bleu et leur balancement semble un effort éperdu vers plus d'azur et de soleil. Je me suis assis au jardin à l'ombre d'un if ; je fais ma correspondance et lis le journal comme un bon bourgeois en vacances à la campagne.

          J'écoute des bruits heureux qui remplissent bien plus l'air que les sourdes secousses des explosions. J'écoute aussi les souvenirs heureux que j'ai emporté de Chelles.

          La famille Letombe, toute saisie de me revoir ce matin pour un dernier adieu, mon petit Pierre à qui j'ai appris à marcher vient avec moi voir une dernière fois les lapins.

          Mme Bertrand (Alfred) me dit au revoir de son long regard triste et bon. Lotte est avec sa mère. Sa déception a été grande hier - je me surveille pour n'être pas ému quand Mme Letombe et Lotte me demandent de ne pas oublier Chelles et leur bon accueil.

          Lotte ! Charlotte ! Ce sera pour moi si je vis un frais souvenir très pur. Une idylle des yeux, une longue caresse des regards, comme le dessin d'un poème inexprimé, écrit avec des sentiments et des pensées sans la chaîne lourde des mots, un dessin aux traits à peine posés.

          Dès le premier jour, elle s'est mise à m'aimer. Je m'en suis défendu, je le lui ai défendu : je suis un hôte de passage. Il ne faut pas l'attacher. Je lui ai dit la douleur des séparations dans un amour inachevé. Elle m'a répondu - sans me le dire - par la douceur des sourires, la caresse des regards ; se laisser aimer, laisser errer son cœur est si doux.

          Et je la voyais chaque jour, chaque après-midi, elle venait travailler chez sa tante ; je passais dans la cuisine, le temps de dire bonjour, d'échanger un regard et la soirée était remplie. Elle ne partait jamais sans m'avoir appelé pour me dire bonsoir. Parfois, elle venait avec Petit Pierre et sa maman me déranger une minute dans ma chambre. Mme Xavier tournait bien deux secondes le pied pour que je puisse murmurer bonsoir Charlotte et lui presser la main, quelquefois pas souvent nos lèvres furtives échangeaient un baiser. Et ce ne fut jamais plus grave. Un soir, elle jouait, enfantine, voulait m'apprendre son métier aux doigts de fée et riait de mes doigts gourds...

          Elle était "la marraine" qui partageait avec Pierre le "chocolat du tiot papa".

          Un soir que j'avais le cœur triste de n'avoir rien reçu du vaguemestre, je suis allé sur son passage à l'heure où elle quittait la maison voisine. Je savais qu'elle devait y passer la veillée. Elle était seule. La nuit était noire. Je l'ai embrassée très fort, ses lèvres douces - je ne sais pas bien si s'étaient les siennes que je cherchais, ou celles qui sont si loin et si chères autant que silencieuses - Chère Lotte. Elle s'est bouleversée et enfuie très vite.

          Enfin un autre soir, le soir de fête, le soir de Pâques, j'ai osé frapper à sa fenêtre éclairée. Elle a entr'ouvert le volet, elle m'a tendu ses lèvres, j'ai caressé son front par l'entrebâillement étroit. Ce fut la dernière caresse...

          L'ordre de départ venait brutal ou prudent arrêter le poème à ce premier chapitre rose.

          Sa dernière apparition est peut-être est peut-être un symbole. J'étais en marche. Elle est passée et la forêt profonde l'a fait disparaître, lointaine et mystérieuse...

          Le 26 avril - Dans la forêt de Villers-Cotterêts, à un kilomètre de la ville sur la route de Soissons, pendant la grand'halte. Nous avons quitté Coeuvres ce matin. Soleil magnifique. La marche est un plaisir rare. Je passe au carrefour où l'on coupe la ligne du faîte. C'est là que je passais en allant voir Julien à Grand-Rozoy. C'est là au bout qu'est blottie la Croix Morel. Je voudrais bien y aller ce soir, dire un dernier adieu. J'ai cueilli sur la route les dernières fleurs de ma chère forêt - des scilles, des violettes. Je les envoie aux intimes, aux initiés.

          Villers-Cotterêts. - 9 heures du soir - Soirée ici, fatigue, ordres, service me clouent malgré mon ardent désir d'aller encore une fois jusqu'à la Croix Morel où mon petit élève Georges doit être encore en vacances, - le sacrifice en est fait. Bonne nuit à tous.

          Reçu de Louis une longue lettre datée du 9.

          Le 27 avril - Départ de Villers-Cotterêts pour Lévignen. La chaleur lourde de la route. Les soldats calent, les sacs s'égrènent, les éclopés aussi. Le commandant dit au major : "Si on décharge du sac pour un rien le premier type qui le trouve trop lourd il en faudrait des voitures ! Et avouez qu'il faudrait être con pour porter Azor quand on peut d'en débarrasser. Moi je reconnais un malade quand il est mort."

          Rencontré Léon Viret qui cantonne à la Râperie de Vauciennes où nous avons couché le soir de la victoire de la Marne. Oh ! le bon abri après la pluie torrentielle de ce soir de bataille.

          Arrivée à Lévignen. Les tombes des morts de la Marne. Je reconnais le pays déserté en 1914. Aujourd'hui repeuplé, ranimé.

          La querelle Hébrard - Dôle. Le vieil adjudant, le vieux rempilé oublie qu'a une table, à une popote il n'y a plus de galons. Il traite Dôle de fourbe et d'imbécile. Sans nous c'était un pugilat. La difficile réconciliation pourtant obtenue. Ces méridionaux si chatouilleux et si impétueux pour l'injure deviennent plats, vils quand ils sentent le vent contre eux. Hébrard finit par faire des excuses plates à Dôle.

          "Le lapin" que nous pose un vif embusqué et réformé pour nous refuser les lits promis.

          Le 28 avril - Aménagement des cantonnements. La journée a passé, laborieuse et remplie. Inspection du commandant.

          Nous rentrons à Levignen quelques jours, peut-être quelques semaines.

          Le 29 avril - Journée de repos. Lecture. Borderet part en permission. Le lieutenant lui fait des adieux taquins : (son émotion sous-ombilicale...)

          Lettres écrites.

          Reçu le discret reproche de maman avec un pain d'épices. Une lettre de Louis du 17/4.

          Une nouvelle histoire à cause de cet emballement des types du Midi. Par sa maladresse et sa gaminerie, Bergoy provoque un cas très grave de conseil de guerre. Il faut tout le doigté du lieutenant Pennelier pour réduire l'incident à ce qu'il vaut.

          Photos le soir.

          On me confère la dignité de grand popotier en l'absence de Borderet.

          Le 30 avril - Levignen. Messe dite par un officier, prêtre et soldat - sous les habits sacerdotaux on entrevoyait les bandes alpines. Émouvant et pittoresque.

          Le sermon prononcé par un missionnaire bleu, en capote, au geste énergique, souligné par la moustache et le bouc noir.

          Cela m'a réconforté - à midi, je me sens un corps et une âme de vingt ans. La jeunesse bouillonne en moi.

          Ce soir je suis plus chargé. J'ai fait un levé topographique assez pénible et surtout dans mon cerveau se traînent ces images apportées par une carte du Crotoy :

          "Le temps est superbe, le pays bien joli, la mer magnifique par ce beau soleil, et pourtant je me sens si seule, si loin de vous que je suis absolument incapable de jouir de toutes ces beautés".

          - Cette fois, c'est la séparation, la vraie, celle qui durera... Qui sait ?

          Et j'évoque les derniers souvenirs, le dernier adieu jeté en passant au carrefour de Montgobert dans la ligne du Faite, et je vois encore le haut séjour dominant la clairière dans la grande forêt, suivi des yeux jusqu'au-delà de Vauciennes où il est disparu pour... "Qui sait" ?...

          Autre chose me pèse aussi. Je ne voudrais pas mourir sans me décharger la conscience. Elle pèse trop lourd et quelquefois m'étouffe. Je voudrais épancher cette écume. Je ne me sens pas encore digne du pardon. Je ne sens pas assez fort la contrition. Je la désire, je l'attends et je souhaite qu'il se trouve un confesseur à cette heure-là sur mon chemin.

Le 1er mai 1916

          Deux répliques à la prise de Trébizonde et d'Erzeroum : la capitulation de Kut-el-Amara; l'insurrection des Sinn Feiners en Irlande.

          Ces Boches sont forts : ils sauront tirer sur toutes les ficelles. S'ils sont battus ce ne sera pas de leur faute : révolution mexicaine, complots aux États-Unis, en Irlande, empoisonnement des conserves dans les usines canadiennes, petites fléchettes dans les avoines du Missouri, entraînement de la Turquie dans la guerre, neutralité de la Grèce, autonomie de la Pologne : grands et petits atouts, ils n'en négligent aucun, bon ou mauvais, habile ou criminel, n'importe.

          Not kennt kein Gebot... ( La fin justifie les moyens...)

          Il se prépare un coup de force en Grèce, la Grèce est dans le pétrin, dans une mélasse effroyable : pour avoir voulu la neutralité à tout prix elle n'aura pas à lutter contre les Boches, ni les Bulgares, mais elle aura la banqueroute et la guerre civile. D'ici peu, la situation aura la crise qui couve depuis six mois.

          Un article de M. Mathiez dans l'Oeuvre.

          Pour la justification de Jules Gautier.

          Deux de nos fortes têtes ont quitté leur chantier pour aller boire et flâner : "Je n'ai jamais travaillé le 1er mai", réplique Goffaux pour se justifier, Goffaux l'apache décoré de la Croix.

          A propos de Croix de Guerre, M. Pennelier dit : "Il y a beaucoup trop d'officiers et trop peu de soldats décorés pour qu'elle soit attribuée aux plus dignes".

          Rigas notre maçon refusait de la porter. Il laissait cela à ceux qui l'ont escamotée, lui l'avait avec trente-quatre blessures.

          Sur les attributions, voir l'histoire de sabots dans l'Oeuvre du 1er mai.

          Beau soleil très chaud - le premier orage.

          Soir. Promenade à la nuit tombante avec l'aumônier du 417ème d'Infanterie, M. Dujardin. Abbé d'une paroisse dauphinoise, il apparaît intelligent, éclairé, avoir souffert de l'incertitude de sa foi, des sarcasmes anti-religieux qui l'auraient troublé : "Un laïque qui reste pieux a cent fois plus de mérites que nous, me dit-il".

          Il est d'accord avec moi que le Concordat est l'acte politique qui a fait le plus de mal à l'église française, que la séparation même malveillante a été une libération et le point départ d'un renouveau religieux.

          Je l'ai préparé à entendre ma confession.

          Quand irai-je ? Je souhaite le plus tôt possible.

          Le 2 mai - De Mme Charrière

          "Grade : gardienne du foyer

          Corps : impropre au service

          Section : 3ème jupon

          Secteur postal restant.

          Reçu une gentille carte.

          Ce soir l'auberge pleine de soldats joyeux et de chansons m'a fait mieux sentir la tristesse infinie de ces beaux hommes qui vont mourir et qui chantent. J'avais envie de pleurer à entendre cette gaîté fausse, ou plutôt insouciante.

          Une lettre de Cheval. Elle m'a fait mal par le désenchantement corrosif qui suinte à chaque ligne.

          Tant de dédain de l'affreuse lutte ferait presque douter du cœur généreux qu'il a réellement et qu'on ne sent pas. A force d'être clairvoyant on devient égoïste et habile. Il en est sur la pente.

          Et parce qu'il est hors de combat à un compte relativement peu élevé il prend une grande hardiesse et plaisir à être très rosse, à me féliciter, moi partisan de la guerre à outrance, d'avoir enfin trouvé la place que mes idées m'assignaient.

          Croit-il que j'ai peur de ma part. Je ressens l'électrique énergie qui coule du cantique entendu dimanche : "Ils ne l'auront jamais, jamais, le pays des preux !"...

          Le 3 mai - Marche sous bois de Lévignen à Rouville. Écart deux cents mètres sur deux kilomètres.

          Après-midi, de la photo au bromure. Blâme au rapport de l'adjudant Hébrard. Il jette de colère, sur le sol, le cahier de rapport... Le lieutenant persiste à me croire un enragé féministe : il me refuse avec une malice inlassable une permission pour Crépy... Il craint les "anciennes connaissances". Il m'a déclaré Grand d'Espagne : "el senor Bandales danns sonn Pantalonos"...

          Il persiste à voir Ravenet sous un jour rose, jeune homme timide, rangé, discret... O illusions, apparences et réalité !

          Après souper j'entre "au mois de Marie". Longue veillée à expédier des photos.

          Verdun s'assoupit. Les journaux sont fades. La révolution d'Irlande a échoué.

          Nous sommes dans la période du travail préparatoire... Maintenant que nous avons paré le coup de massue longuement balancé que la formidable Allemagne nous destinait, je reste en y pensant un peu confondu et très orgueilleux de notre force. La France a retrouvé ses reins, ses muscles et son cœur des grands jours. Cela doit en boucher un coin aux pangermanistes infatués et aux neutres influencés par ces derniers. Tous étaient convaincus (et moi-même je le croyais un peu) que pris à partie par le colosse nous nous effondrerions... Il s'est rué sur nous, nos alliés insuffisamment prêts nous ont laissé seuls dans le duel effrayant. Nous avons brisé l'effort du monstre.

          Le 4 mai 1916 - Heute früh, die ersehnte Beichte (Ce matin tôt, la confession tant attendue).

          "Il faut expier le passé en ensoleillant l'avenir".

          La religion n'est pas faite pour les jours heureux. "Je ne suis pas venu pour les justes, mais à cause des pécheurs".

          "Quand vous aurez déposé le fardeau du passé ainsi qu'un vêtement trop lourd, vous retrouverez l'allégresse et la foi ardente de votre jeunesse".

          "Je suis la résurrection et la vie".

          Les pleurs libérateurs sont venus qui ont lavé, soulagé, rassuré mon âme oppressée.

          Grâces vous soient rendues ô mon Dieu de m'avoir ranimé du souffle divin.

          Et ce jeune prêtre, ce soldat a su trouver les mots vibrants, les mots justes, les mots chauds qui ont fait fondre et envoler vers l'idéal réentrevu le bloc de mes aspirations, glacées depuis le malheur qui m'avait pétrifié. Merci à cet inconnu, merci ô mon Dieu qui l'avez inspiré, Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus.

          Sursum corda.

          A 9 heures, il y avait revue de cantonnement. Le lieutenant Pennelier, sorti dès le matin venait de rentrer quand il a eu la chance de recevoir à l'improviste le Général Guillemin. Belle occasion pour lui en mettre "plein l'œil".

          M. Pennelier a eu l'habileté de rappeler ma demande au Général. Celui-ci m'a appelé et m'a questionné sur les motifs de ma demande - je lui ai énuméré la situation des quatre frères "c'est celui qui est à Salonique qui a le plus le cafard, ma présence le réconforterait", ai-je dit en conclusion - C'est bien, très bien, me dit-il (d'être quatre soldats, de nous soutenir moralement, sous-entendu).

          Je devine à ses paroles et à son attitude qu'il transmettra ma demande avec avis favorable.

          - "Vous êtes un veinard, m'a dit le lieutenant. Votre demande va être agréée".

          - Pas autant que vous mon lieutenant, ai-je répliqué, d'avoir prescrit une revue de cantonnement pour ce matin, et d'être rentré au moment psychologique...

          Une lettre touchante de ma sœur Augusta. La plus mal douée et la plus courageuse. C'est quelque chose de grand que l'amour. Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte.

          Le 5 mai - Um sechs Uhr früh habe ich die heilige Malh gehabt. Ruhige Freude (A six heures du matin, j'ai eu la Communion. Je suis en paix.)

          Domine non sum dignus, dic verba et sanabitur anima mea (Seigneur je ne suis pas digne, mais une parole rendra à mon âme la santé).

          "Je suis la résurrection et la vie".

          Je voudrais que cette date marque vraiment une résurrection, une étape ensoleillée de ma vie morale. Je vais surveiller étroitement mes paroles, mes pensées. Je veux concentrer toute ma puissance de réaction sur quelques-uns des plus chers coins de ma vie intérieure et leur donner une intensité supérieure. Assez de la dispersion des pensées. Assez de ces petits défauts semblables à de mauvaises herbes insignifiantes au début et qui finissent par tout envahir.

          A 7 heures, marche d'entraînement par Gondreville, le Rond Capitaine où j'ai fait un exercice d'orientation intéressant. Dix allées forestières rayonnent de ce carrefour dans toutes les directions de la rose des vents.

          Après-midi photographie.

          Après souper, das Abendgebet in der Kirche (La prière du soir à l'église).

          Le 6 mai - A Verdun. C'est la fatigue des deux adversaires. La France et l'Allemagne comptent leurs morts couchés là. Quel spectacle pour qui verrait au coucher du soleil le champ de lutte où les formes noires des cadavres inertes émergeraient du lac de sang qui pourrait s'étendre sur ce coin du monde.

          Je songe aux vers puissants du poète :

          "...le soir du duel

          D'un monstre contre un dieu, tous deux de même taille ;

          Et l'on eût dit l'épée effrayante du ciel

          Rouge et tombée à terre après une bataille"

          Un méridional est un type qui vous pelote, vous boucle ou vous roule dans la même journée.

          Hébrard ce matin sort de sa chambre, il rencontre son hôtesse au pied de l'escalier, il lui envoie un sonore : "bonjour Madame, comment vont les amours par ce beau temps ?" Il est prêt à lui taper familièrement, amicalement sur l'épaule. Elle répond, mais passe, n'a pas le temps de s'arrêter : il vient d'achever à peine son compliment "avai" le sourire, et la femme a franchi à peine la porte qu'il lâche pour nous un "vieille rosse, vieille voleuse".

          Et il se lance dans une diatribe peut-être justifiée mais tout au moins inattendue contre les mercantis.

          Le lieutenant part à Paris en permission de vingt-quatre heures. Il nous quitte après une série de petites recommandations sous forme de railleries discrètes et répétées.

          C'est sa manière : je commence à la saisir. Elle n'est pas exempte de rosserie malgré le fonds loyal, consciencieux de sa riche nature. Cela tient à sa culture raffinée. Le contraire de Pouteau. Celui-ci, violent, haineux, brutal tombait sur son homme, l'assommait d'une punition ou d'un reproche méprisant enfiellé.

          Pennelier lui, se contient. Quand on a fauté, il se tait sur le moment, il attend une occasion où tout le monde est au calme, puis il amène une allusion discrète, fine. A bon entendeur, salut. Mais il ne s'arrête pas là : il insiste. Une fois la pointe piquée, il attend, frappe un petit coup, puis un autre, puis encore, quelquefois avec une obstination féroce un peu. C'est le procédé de l'orfèvre alors que l'autre préférait celui du boucher.

          L'exemple le plus typique est celui de l'installation d'Hébrard dans un bureau à part chez Mme Moleil à Chelles. Hébrard s'est d'abord installé avant d'en faire part à son supérieur. Il n'a pas porté cette inconvenance en paradis. Il y a un mois de cela M. Pennelier ne rate pas une occasion de faire allusion "au bureau de l'adjudant Hébrard". Une jolie photo ? Bon pour orner le bureau. Une chambre bien installée ? Le joli bureau pour l'adjudant, etc... etc.

          Cependant il est assez facile de lui jeter de la poudre aux yeux malgré toute son intelligence, tant les hommes sont faibles et se fient aux apparences :

          Ainsi, il prend Rübelein pour un agneau blanc, sage, à l'abri des tentations ; un mari modèle, un père de famille rangé. Il lui donnerait toutes autorisations de s'absenter, d'aller à Crépy, à Nanteuil, à Paris etc.

          A Cœurdevey, jamais ! Il me prend pour un Don Juan, un coureur, un célibataire forcené, un tombeur de femmes et de jeunes filles.

          Il faut dire que j'abonde dans son sens, que j'ancre l'hameçon par de petites saccades répétées chaque jour. Je ne rate pas une occasion de faire allusion à Crépy, aux laisser-passer qu'il me refuse pour m'y rendre, aux bonnes fortunes qui m'y attendent.

          Et il a fini par croire que j'avais un désir violent d'aller à Crépy. Je lui ai dit, il est vrai, en plaisantant qu'il m'obligerait à y aller la nuit. Et il l'a cru, et il le craint !

          C'est cocasse et amusant.

          S'il savait ! S'il avait vu Ravenet aller coucher avec une maîtresse la nuit où sa femme est venue le voir au front! Et Cœurdevey refuser les offres de concubinage précis et facile que Ravenet me faisait il y a un an !

          Reçu trois lettres de celles qui s'associent le plus nettement au souvenir de Maurice, Fernande, Marthe, Mme R...

          C'est étrange cette concordance. Et toutes trois l'évoquent sous un aspect différent. Mme R. le juge même sévèrement. Fernande semble avoir retrouvé sa gaîté de fauvette heureuse. Marthe ne s'avance pas sans Guyau. C'est l'amie intellectuelle qui a bien son charme, et peut-être la mieux appropriée à la société de demain où les femmes plus nombreuses que les hommes prendront une place importante. Elles ne seront plus guère les objets d'art, de tendresse ou de reproduction qu'elles étaient avant la guerre.

          Elles seront toujours cela, invinciblement, mais elles seront de plus en plus un facteur économique.

          La grande loi du plus grand Effort qui pousse le monde moderne attire dans ses chaînes la Femme aussi.

          Fernande m'a fait mal sans s'en douter. Elle me demande pourquoi je ne me suis pas marié ; elle émet la supposition que je visais le beau mariage après situation acquise... Pauvre Fernande, si elle savait ; si elle connaissait le grand effondrement de mes espoirs désintéressés ; le pauvre idéaliste obstiné que j'étais...

          Et toi qui aurais pu me consoler tu te tais, tu m'écris trop rarement pour partager ma vie intérieure.

          Les journaux publient la réponse de l'Allemagne à la note du président Wilson.

          Cette réponse trahit l'embarras où se trouvent les gouvernants allemands de ménager l'orgueil et la confiance de leur peuple d'une part, et d'autre part de satisfaire les exigences diamétralement opposées de l'Amérique. Deux puissances redoutables qu'il faut amadouer, aussi la réponse est ambiguë, cauteleuse, entortillée et habile.

          Pour le peuple allemand le réquisitoire contre l'Angleterre ; pour les américains l'appel pacifique (le loup qui voudrait bêler), la demande d'intervention arbitrale, la promesse de donner des instructions précises aux commandants de sous-marins. Procédé habile, perfide.

          On répond et on ne répond pas, on jette la pierre au voisin. Reste à savoir si Wilson maintient son jeu et ne veut pas courir au second lièvre qu'on lui lance dans les jambes. Attendons toujours.

          Le 7 mai - Messe. Ne vous détournez pas quand le souffle divin passe auprès de vous. Ne laissez point passer l'heure. Demain n'est pas à nous.

          Après-midi. Lecture de Polyphème.

          "Je suis le malheureux qui tâtonne aux ténèbres".

          "Laissez-moi respirer un peu le vent qui passe ; c'est comme la pitié de la nuit sur ma face".

          "Jamais je n'ai senti tant de douceur en moi".

          J'écris une longue lettre à C.

          Le lieutenant est absent à Paris. Il ira au Luxembourg et verra, lui, la fontaine Médicis, Polyphème, Acis et Galatée...

          Oh ! M'en aller aussi, un peu au loin. La guerre ne serait pas aussi longue ni aussi affreusement triste si on laissait aux guerriers la liberté de se retremper longuement dans la sève où ils ont puisé avant la guerre, leur raison de vivre est aussi celle de mourir.

          Où serait le désastre lorsqu'une division envoyée au repos - comme la nôtre - si on lui accordait les douceurs et les joies du repos - si on accordait une permission d'une semaine à tous ceux qui voudraient, à ceux qu'on garde étroitement comme des forçats oisifs, ici pendant plusieurs semaines, où l'on sait d'avance qu'il ne sera pas nécessaire de compter sur eux. On sait que notre repos durera plus d'un mois. Qu'ensuite la division deviendra division de choc ; qu'elle ira le cas échéant se faire casser la figure. Quelle meilleure mise en forme, quel plus puissant moyen de tremper ces hommes pour les durs combats, pour la mort peut-être, que de leur faire la joie suprême de revoir les êtres chers. Mais ils auraient des ailes gonflées d'enthousiasme ceux à qui l'on dirait : il faudra faire appel bientôt à votre héroïsme, à votre sang, à la vie de beaucoup d'entre vous : allez donc en paix quelques jours, goûter aux joies de retour.

          Mais non, au lieu de cela, on impose une discipline idiote et tatillonne à ceux qui descendent d'un séjour de trois mois aux tranchées ; à ceux qu'on lancera prochainement à l'assaut des lignes mortelles.

          Ainsi, hier, le soldat Rigal reçoit une dépêche l'informant que son frère était à l'agonie à Paris. D'ici Paris, il faut deux heures de chemin de fer. Rigal espère revoir encore une fois le frère aimé. Il vient tout pâle, demander une permission de vingt-quatre heures. Le lieutenant, un brave homme pourtant - le décourage doucement et refuse de transmettre la demande de permission. Un règlement féroce ne prévoit que la mort d'un père et d'une mère, d'un fils ou d'une épouse qui soient des cas pouvant permettre d'accorder une permission. Le lieutenant sait que le Colonel refuserait et probablement lui rappellerait crûment le texte étroit.

          Gonin l'autre jour reçoit une dépêche annonçant : "Femme, très gravement malade". Même démarche, même refus.

          Le petit Chazeaud a une amie. Elle a mis au monde un délicieux bébé. J'ai vu la photo de la jeune maman et du poupon ; la sympathie vous saisit sans défense... Chazeaud va partir sous peu à l'attaque. Il voudrait régulariser la situation ; il demande une permission pour se marier.

          Un texte sauvage lui réplique qu'il peut se marier par procuration ou que s'il veut attendre son tour de permission il aura huit jours au lieu de six !... dans... quelques mois.

          Le pauvre petit en a un cafard incurable.

          Et pourtant à quoi peut bien être indispensable ici, ces jours-ci, la présence de Gonin, Rigal, Chazeaud ? Grand Dieu. A faire quelques "à droite par quatre", de l'escrime à la baïonnette, une marche de dix kilomètres tous les quatre jours !

          Oh ! l'horrible férocité des règlements. Rien n'est plus inhumain. On veut prévenir une injustice, on en commet des milliers grâce à un règlement. Plaie des administrations. Plaie des démocraties ombrageuses. Et quand il n'y a pas de règlement, des chefs inintelligents, avec pas un sou de psychologie achèvent de brimer sans rime ni raison, sans nécessité de pauvres soldats :

          Ainsi aujourd'hui dimanche : on maintient le cantonnement fermé jusqu'à 17 heures. Rien à faire, mais il faut s'ennuyer réglementairement dans la cour d'une ferme, ou se vautrer sur la paille, attendre 17 heures. Et dans la plaine ombragée les arbres invitent à la promenade, à la liberté avec tout l'émoi du printemps que les hommes pourraient goûter dans cette journée de repos. Qu'arrivera-t-il. On les lâche quand il sera presque nuit, quand ils seront à demi abrutis d'ennui, de fatigue. Où aller ? A travers champs et bois, c'est trop tard ; on va donc achever de s'abrutir chez le bistro, on boit vite et mauvais : je crois qu'il y aura ce soir plus d'hommes ivres que si on avait laissé quartier libre dès le matin.

          Ce n'est pas étonnant que l'on garde un mauvais souvenir de la caserne et que les Français chatouilleux, frondeurs, soient, aient été antimilitaristes.

          Et on traite trop souvent comme des bleus tous ces civils mobilisés pour se battre et non pour être brimés sans utilité.

          A Lévignen, le 1er Bataillon du 417ème est avec nous. Il partage à peu près la vie que le Petit Dépôt des "éclopés" mène ici comme à Chelles.

          C'est dans les grandes lignes assez bien compris.

          Exercice - manœuvre, chaque matin on marche avec demi-chargement, marches d'entraînement.

          L'après-midi, sieste et jeux (dans la clairière). Deux jours par semaine sont réservés à l'aménagement du cantonnement. Ainsi, les hommes finissent-ils par avoir des installations confortables :

          Une cuisine abritée, une salle à manger, dans les chambres les toiles de tentes remplies de paille sont transformées en paillasses qui reposent sur des claies ou des isolateurs de fortune, râteliers d'armes, porte-manteaux, tables improvisées, décorations hétéroclites où lierre se marie aux gravures grivoises détachées de la "Vie Parisienne" ou du "Rire". Chandeliers en fil de fer enroulé, porte-cartes et guéridons, vases fleuris de muguet, bibliothèques improvisées. C'est assez pittoresque et ingénieux. Notre soldat Colliard a installé une salle de douches fermées avec des claies et des toiles à viande frigorifiée. Cinq pommes d'arrosoir ont douché quatre cents hommes ce matin.

          Dimanche soir.

          Rübelein m'a assassiné pour que je joue aux cartes : après déjeuner, après dîner. Il insiste d'autant plus fort que j'ai besoin de paix, ou que je me sens recueilli et voudrais être seul. J'ai refusé victorieusement, ai pu écrire, ai pu lire, prier, méditer.

          Il est 10 heures, Ravenet vient de finir sa partie. Merde, fait-il, je n'ai pas écrit aujourd'hui, et il prend une carte.

          - Je vais l'écrire au crayon, comme ça elle croira que je suis très pressé.

          Et il transcrit la formule habituelle.

          "Je me porte à merveille et vous embrasse tendrement". Près de lui je cachète mes lettres. Dans celle de C., je glisse une tige de muguet.

          - Est-ce assez con d'envoyer des fleurs dans une lettre, fait-il, voilà Cœurdevey qui en est encore à quinze ans. Il y a quelque temps, ma femme s'était mise dans la tête de me bourrer toutes ses lettres de violettes. Ça lui a tout de même passé. Elle a fini par comprendre car elle m'a demandé plusieurs fois de suite si je les avais reçues et je n'en ai pas soufflé mot.

          Quel type ! Il a eu l'âme vitriolée dans sa jeunesse dirait-on. Rien de frais n'y subsiste. Et quand il est ainsi à railler, à chiner ou à déranger quelqu'un en paix, je sens une irritation presque haineuse, il m'est odieux.

          Et c'est "le vieux copain" que les évènements m'ont imposé. Ils auraient pu faire un autre choix. Les journaux annonçaient un recul à la cote 304, les Boches ayant entrepris la démolition de la colline à coups de 420.

          Le 8 mai - Service en campagne au sud-ouest de Bargny. Installation de la Compagnie aux avant-postes.

          Au retour j'apprends que les préparatifs d'embarquement sont commencés, départ demain, suspension des permissions. La fièvre des départs, des alertes, passe en léger frisson.

          J'avais tort hier de réclamer - in petto - des permissions sur une grande échelle, et d'être un peu irrité contre l'attribution des permissions de vingt-quatre heures aux seuls officiers.

          Ma C. m'envoie une carte avec six mots. J'attendais une longue lettre. J'avais cru qu'après de longues vacances j'aurais au moins cette grâce. Désillusion, petite et pénible. C'est comme une secousse inattendue qui rompt quelques fils.

          Où irons-nous ? Suppositions vont leur train, bruits sérieux ou fantaisistes se croisent. Les uns tiennent pour Verdun. D'autres, les mieux informés me semble-t-il, pour Roye-Lassigny où une nouvelle offensive boche se dessine. C'était d'ailleurs le point d'attaque que je prévoyais avant février.

          Le 9 mai - Nous quittons Lévignen à 8 heures pour embarquement à Nanteuil-le-Haudouin.

          Nous traversons la plaine épique où l'invasion s'est arrêtée et repliée.

          Il reste peu de traces du duel gigantesque d'il y dix-huit mois :

          A Lévignen la cloche brisée au sommet du clocher intact, des murs de ferme encore éventrés, des trous de shrapnells dans les toitures, des arbres coupés à mi-hauteur par un obus, mais si peu remarqués dans le taillis abondant, et enfin çà et là dans les seigles déjà hauts où les avoines cachant à peine le sol fauve, des tertres que ne découvrirait pas un voyageur non averti sans la petite croix noire qui les surmonte : "ci-gît un soldat allemand", "ci-gît un soldat français". La paresse défiante des paysans les enterra sans prendre la peine et la responsabilité d'établir les identités. On creusa un peu le sol à côté du cadavre déjà noirci, on le fit rouler dans la fosse, un peu de terre, quelques piquets pour limiter la portion congrue de ces champs à ces morts anonymes et ce fut tout. Et c'est tout ce qui reste de la grande bataille déjà presque oubliée dans ces plaines où se heurtèrent les avant-gardes.

          Ces quelques signes sont si peu de chose dans la sève immense du mois de mai qui ne tient pas compte que la guerre continue.

          Au départ l'hôtesse des Trois Lurons vient à la poursuite d'Hébrard qui s'est défilé sans payer sa chambre.

          Débarquement à Hargicourt - Somme - 18 heures.

          Le ciel menace, on se met en route vers le nord-ouest. La route est longue, les éclopés fatigués manquent de courage, une queue de colonne se forme, désespérante. Beaucoup n'osent pas donner le sursaut d'énergie qu'il faut pour atteindre le gîte. Ils aimeraient presque autant se coucher dans le fossé. Mais le lieutenant se fâche un peu. Il emploie la manière forte. Il fait montre d'une volonté très énergique et d'être sans pitié ; cela donne du jarret même aux pusillanimes.

          Moi, de mon côté, je vais près de ceux qui ne se planquent et ne se découragent pas. J'offre de porter quelques fusils, quelques sacs. Cela soutient ceux qui n'en peuvent presque plus ; et tant bien que mal, on arrive à Mailly-Raineval vers 22 heures.

          On se case comme on peut. Bordenet est plus mort que vif, Baltzinger toujours bouillant, répétant sa boutade qu'il disait tout guilleret, le long de la route, sac au dos : "on liquide et on s'en va".

          Le 10 mai - Mailly-Raineval.

          Beau soleil de mai sur ce vallon où s'étage le coquet village de Mailly-Raineval. Coup d'œil rare et merveilleux au crépuscule. Le village à nos pieds, dans la vallée et sur le coteau opposé dispose ses toits merveilleusement nuancés du noir bleuté de l'ardoise à tous les tons rouges, roses blonds des tuiles. Et au-dessus flotte une fumée violette pareille à un encens.

          Tout autour un cadre de verdure nuancée. Les premiers feuilles blondes des noyers et des acacias se marient au vert clair des hêtres, au fleurs blanches des pommiers, au vert sombre des pins. C'est beau.

          Reçu une lettre de Louis, du jour de Pâques.

          Borderet furieux, lunatique, "bouffe" avec les hommes à midi. Il revient pour le soir.

          Installation de mon lit dans la vieille maison. Découverte de vieux bouquins.

          Tableau géographique des villages du Comté de Bourgogne - Carnet d'un instituteur de l'an 1806 à 1814.

          Petit fait significatif découpé dans l'Oeuvre de ce jour. L'intérêt général est bien gardé. "Rendre compte et s'en f...".

          En application. (article découpé joint)

          Le 11 mai - Mailly-Raineval.

          Organisation des cantonnements.

          C'est difficile, le village est bondé : trois cents habitants logent trois mille hommes. S'il en est ainsi dans tous les villages de la région, à quoi doit-on s'attendre à cette seconde articulation vitale de notre ligne ? Verdun a tenu bon. Croient-ils qu'ici la soudure avec les Anglais serait de moindre qualité que le ciment lorrain ? Supposent-ils que nous avons usé nos canons, nos munitions disponibles dans la fournaise meusienne, et eux seraient-ils assez riches en matériel et en hommes pour recommencer une nouvelle débauche, jeter une nouvelle mise plus forte à laquelle nous ne pourrions plus répondre ? (Tout est possible. J'imagine la sauvage énergie, la sévère et clairvoyante utilisation des ressources énormes de l'Empire : j'oppose en esprit, avec un serrement de cœur la menue fissure signalée hier dans l'œuvre. C'est dans les petites choses ou dans les détails que se jugent les méthodes).

          Attendons encore. Caveant consules disait hier un critique en montrant d'un doigt discret la vallée de l'Oise.

          Feuilleté des paperasses :

          De Querret, Inspecteur principal Ponts et Chaussées.

          "Etat par ordre alphabétique des Villes ; Bourgs et Villages du Comté de Bourgogne". Edité à Paris.

          Approbation du chancelier 30/5 1748

          Privilège du Roi : 7 juin 1748 - Registré sur le registre 12 de la Chambre royale et syndicale des imprimeurs et libraires de Paris N°2918-Folio 12 - (7/7 1748).

          Il devait être augmenté d'une carte qui a été déchirée.

          J'envoie le livre à M. Mathiez pour qu'il le remette à la bibliothèque de Besançon.

          J'y ajoute une relation originale d'une fête paysanne en signe de réjouissance à l'occasion de la naissance d'un fils de leur comte (de Mailly).

          (milieu du XVIIIème siècle).

          Longue lettre de C.. On lui a volé sa bague. On, c'est sa concierge.

          Nous avons eu quelque peine à trouver où nous caser. La popote est dans une famille de gens trop accueillants. La mère, mégère complaisante et sale. Elle tolère (que dis-je elle approuve et peut-être encourage) que des soldats prennent sa fillette de quatorze ans et demi sur leurs genoux et la pelotent hardiment. Et ce ne sont pas les premiers, ceux-ci. Il y a sans doute dix-huit mois que cela dure. Il faut voir le visage de crapuleuse ingénue que cette malheureuse possède.

          Le 12 mai - Les camarades sont en marche d'entraînement. Je suis de jour et organise le cantonnement.

          Je change pour la troisième fois de cantonnement. Il a fallu user de diplomatie pour obtenir d'une bonne vieille, méticuleuse, défiante, mais brave femme au fond, la permission de nous installer dans un grenier où Cazenave nous dresse deux lits improvisés.

          Baltzinger se trouve de ce fait isolé pour cette nuit. Cela le froisse, le fâche, il a bu un verre, s'exalte, disant qu'un vieux sergent qui a vingt mois de campagne en vaut bien d'autres.

          Piano.

          Le 13 mai - L'exercice mouillé. Averse, boue. Au retour j'ai la désagréable nouvelle du refus de ma demande d'affectation au corps expéditionnaire d'Orient. La déception n'est pas violente, l'espoir n'étant jamais monté bien haut. Tout de même, c'est une guigne. Je comptais un peu sur le Général S., si j'avais été là-bas pour obtenir un poste en conformité avec mes goûts, mes ressorts. Assurer la liaison en pays aventureux, ce doit être d'un charme passionnant. Ce refus est-il un bien ? est-il un mal ? Je ne sais ? "A Dieu va".

          J'écris à mes parents, qu'il ne faut ni s'en réjouir, ni s'en attrister.

          Me voilà donc rivé au front français et dans un régiment du Midi, dans un secteur quelconque. J'aurai le sort obscur de la grande foule anonyme qui meurt sans se plaindre et la plupart du temps sans autre utilité que d'alimenter la formidable broyeuse en chair vivante.

          Commander à ces "genss' qui n'ont du bagout que pour râler ou crâner, chez qui le dévouement désintéressé est si rare ; peloteurs et roublards, pingres et mouchards, ils sont ainsi presque tous. Je sais mal adapter mes sentiments aux leurs. Je n'aurai avec eux assurément qu'un médiocre succès.

          On raconte que trois armées sont massées en réserve sur le front de l'Oise. Nous serons de la danse ; cette fois que je suis pour ainsi dire voué à la très prochaine offensive, et qu'il faut s'attendre à tout, je rassemble de ce soir mes dernières volontés et désirs.

          On demandait cet après-midi des volontaires pour l'Artillerie de tranchée. Sans les conseils défavorables à ce "filou" de M. Pennelier et Baltzinger, je me serais inscrit.

          Je resterai donc dans l'Infanterie. "Il le faut" selon le mot de Clémenceau dans son article d'aujourd'hui.

          Le 14 mai - Mailly-Raineval.

          Messe dans église bondée de soldats ; aussi peu de civils qu'à Chelles où l'on comptait quatre femmes, qu'à Lévignen où on cherchait un enfant de chœur. Ici pourtant l'église a conservé ses "cadres", des civils : un bedeau, baguette à la main, deux jeunes filles quêteuses, une galerie de beaux vieillards avec des favoris à la Louis-Philippe, enfin un chantre épouvantable : de l'"Elévation" à "l'Ite missa est" il a hurlé - il n'y a pas d'autre mot, par trois fois les Litanies de la Vierge - Irrité, je ne sentais plus que le désir de silence et j'avais envie de lui crier : "Assez".

          Ajoutez au groupe un curé de campagne de la pire édition. Gros, gras, des lèvres énormes, lippues, des yeux vagues derrière deux vitres, un front étroit : tout éloignait de Dieu. J'ai visité l'église quand elle était vide. Elle possède des parties très anciennes. L'abside, un pilier avec sa niche à saint du plus élégant décor agrémenté des armes des sires de Mailly, sont du plus beau moyen-âge gothique. A l'intérieur il reste deux fragments de vitraux de toute beauté, une Mater Dolorosa et un Docteur aux teintes anciennes, chaudes et comme ferventes.

          Au-dessous, un fragment de chemin de Croix d'un délicieux et naïf peintre Primitif. Trois scènes : Jésus au Jardin des Oliviers, le Christ en Croix avec une Marie-Madeleine d'une laideur touchante enfin une Résurrection saisissante. Le XVIIIème siècle a laissé un jubé, une statue de Madone en atours.

          Une belle copie de l'Adoration des Mages.

          Cet après-midi, visite des ruines du Château. Il ne subsiste en fait de bâtiments qu'une aile secondaire transformée en écurie et deux tours servant de clapier et de pigeonnier.

          Les fortifications, les murs d'enceinte sont encore imposants, mais ici avec la craie, la brique, les bâtisses ne rappellent en rien la grandeur des ruines de nos pays de Comté.

          Le site agreste, sauvage fait défaut. Les ruines, ici, sont terre à terre, comme les coteaux.

          Reçu une nouvelle lettre de Marthe Savourey sur le féminisme.

          Le Tigre revient d'une visite sur tout le front. Son récit ne trahit pas un grand enthousiasme ni une confiance exagérée dans la victoire ?

          Dans son second article (d'aujourd'hui) il semble aiguiser ses crocs, cambrer ses reins, pour un bond forcené contre Briand, Poincaré et autres avocats..

          Parcourir les autres avant.

          Le 15 mai 1916 - Hier soir j'ai remarqué la disparition de mon portefeuille qui renferme les photos des souvenirs précieux, surtout la dernière lettre de Maurice...

          Recherche vaine.

          Pluie battante. Exercice remis.

          L'après-midi, corvée de lavage. Une mare sous bois, infecte, inabordable.

          J'aime mieux garder mes totos que de salir mon linge là-dedans, fait un loustic.

          Et tous les hommes s'étendent sur le talus de la route, sur l'herbe, sous les arbres attendant l'heur du départ.

          J'entends Béquilleux marmotter en lisant le Journal : "Ah ! je vois bien qui vont nous garder encore un hiver. Ça me fait ch... J'aurais vite fait de passer par-dessus le parapet. Rien de bon à croûter, on couche sur la paille, plus de niôle, pas de femme, c'est pas une vie. Ça vous dégoûte. J'en ai marre..."

          Pendant la pluie : théorie sur les avant-gardes.

          - Qu'est-ce qu'une avant-garde, Gautier ? demande Ravenet à un Maraîchin qui joue souvent à l'imbécile.

          - Hé dame, une avant-garde ?... une avant-garde et bin c'est comme un Boche.

          - ? ? ? Comment ? Comme un Boche ?

          Ben oui, y a la pointe, la tête pi le gros !

          Le 16 mai - 6 heures du matin. Une scène d'ineffable comique. Le sergent fourrier Bordenet se lève. Il sort du bureau, l'air ahuri, ses yeux de veau qui tette n'ayant plus l'abri du binocle errent à droite et à gauche tandis que ses paupières clignotantes reprennent avec fougue après le repos de la nuit leur tic habituel. On dirait à le regarder, une lanterne de signalisation dont les éclairs désordonnés et mystérieux semblent avoir peur de la nuit. Les yeux du "Puissant Chef" ont peur de la lumière. En même temps que les paupières font leur gymnastique, les muscles du front et des narines accompagnent d'un mouvement tourmenté les entrées intermittentes du soleil dans les prunelles craintives.

          Ajoutez les cheveux hirsutes, embroussaillés, les moustaches divergentes, la mâchoire osseuse avec des trépidations vaines, vous aurez une tête originale et laide posée sur un long cou. Le tronc ainsi porté par des jambes flasques, mal équilibrées, un corps débile, usé avant l'âge, et dont les défaillances se devinent mieux dans son négligé en bras de chemise, le col déboutonné, une seule bretelle soutenant un pantalon flottant sur des brodequins à demi-chaussés.

          D'une main il tient une cuvette, de l'autre sa serviette, il cherche de l'eau, n'en trouve pas. Le voilà d'une mauvaise humeur débordante. Il marche sur le cordon de son soulier délacé. Se baisse, songe qu'ils sont crottés et du regard inspectant la cour il crie d'un ton hargneux : "Ou où où est-ce que sont les plantons ? Qu'est-ce qu'ils foutent ? On n'en voit jamais un pour brosser les chaussures !"

          - Ils dorment pardi, fit Baltzinger gouailleur. Tu n'as qu'à faire comme moi : astique toi-même, tu seras tout de suite servi".

          - Qu'est-ce qu'ils dorment ? Quelle, quelle heure est-il? Voilà six heures, ils devraient être levés ? Je le suis bien, moi !

          Et cet instituteur parvenu avec son Nicham à quelque gras emploi en Tunisie, traite comme de vils larbins les plantons, surtout ce brave Bullin, un vieux père de cinq enfants. Il n'a pas honte de se faire servir avec toute la morgue cassante, l'ingratitude, l'avarice d'un parvenu par des hommes, des soldats plus dignes que lui. J'allais me fâcher, je sentais l'indignation.

          Mais nous sommes obligés d'éclater de rire. C'est Baltzinger qui vient à la rescousse avec son ironie et son bon sens plébéiens. Il va sur la porte de l'écurie et crie de sa voix claironnante :

          - Eh ! bien, la-dedans, je voudrais vous voir bondir !

          - Allons, Bullin, le puissant chef vous attend pour cirer ses bottes.

          - Roland, sautez, le Chef vous demande".

          Et deux minutes plus tard nous vîmes Bullin effaré qui accourait, ses moustaches sans fin pliant au vent du matin, une jambière roulée, l'autre jambe libre, dont le large treillis flottait de la façon la plus comique ;

          - Allons, Bullin, vous n'avez pas pu bondir plus vite avec vos jambes dépareillées, lui ai-je dit, lorsqu'il arrivait avec des brosses à la main.

          Oh ! mon adjudant, j'ai fait vite, je n'ai pas eu le temps de prendre une prise, répliqua-t-il souriant (?).

          La marche qui devait avoir lieu est décommandée. Préparatifs de départ. Prise d'une vue générale du village. J'ai retrouvé mon portefeuille sous ma paillasse. Ouf !

          Soir. Le lieutenant Pennelier qui est Picard avait deux invités, deux civils : M. Vasseur, retraité à Moreuil, M. De France, un jeune millionnaire mutilé de la guerre (un appareil lui soutient la poitrine et le cou).

          Grande conversation en patois picard. Le notaire - un petit vieillard alerte et gai - nous conte en patois quelques-unes des histoires facétieuses de la province.

          - Celle de certain archevêque de l'autre siècle, Mgr X., très vénéré, très célèbre dans son diocèse, et familier et joyeux. Il s'en allait souvent à pied par les rues de la ville - le bas vieille ville malpropre, étroite, où l'on ignorait l'usage des waters-closets privés ou publics.

          Un jour, au tournant d'une ruelle une bonne femme accroupie, méditait. Soudain surgit l'archevêque qui l'aperçoit. Elle se relève précipitamment, confuse jusqu'aux cheveux mais Monseigneur, doucement, avec un sourire encourageant : Restez, restez mon enfant, j'aime mieux voir la poule que l'œuf.

          - Dispute dans les quartiers populaciers entre deux commères : toute la série des injures y a passé. L'une, à bout d'arguments crie : "je voudrais que tu aies la cathédrale dans la panse".

          "Tant mieux, réplique l'autre, tu serais obligée de passer par mon cul pour aller à la messe".

          - Puis l'histoire des rivières, celle du Marseillais, pleines de poissons au point de faire disparaître l'eau, celle d'Amiens n'ayant ni eau ni poissons : mais "di bren" (voir 17 avril).

          - Différence entre un chameau et un dromadaire. Moyen mnémotechnique de se la rappeler : une femme n'est jamais traitée de dromadaire, mais de chameau !...

          M. De France, lui, est plus jeune et plus discret. Il a du être un noceur : il a de la flamme dans les yeux quand il raconte ses conflits avec son lieutenant M. Poux ("celui qu'on écrase").

          Cet ex-adjudant rempilé l'a puni un matin pour avoir manqué à l'appel, alors qu'il l'avait fait relever à dix heures du soir pour jouer au poker et lui avait gagné 250 francs à trois heures du matin. Est-ce ce même lieutenant qui un jour, ayant des invités, rencontre le cycliste de la Compagnie avec un gros bouquet à la main.

          Aubaine. Dis donc X, où as tu eu cette magnifique gerbe ? Tiens, j'en aurais besoin, porte la donc chez moi.

          L'autre fit la grimace en dedans, mais comme il était prudent, il porta les fleurs, mais au lieu d'y aller sur-le-champ, comme il était onze heures, il mangea la soupe et n'arriva chez Mme Poux qu'à une heure et demie, trop tard, car Poux recevait à midi ses invités, d'où furie de l'exigeant officier, engueulade, et huit jours de salle de police au pauvre cycliste retardataire. Gros conflit, car le lieutenant Pennelier retira les huit jours de salle.

          De tels traits peignent un homme, au reste excellent instructeur, bon sous-officier, mais donner des galons d'officiers à de tels rustres, cela ne va pas sans inconvénients.

          Avec les avancements surprenants de la guerre nous avons beaucoup, en tout cas beaucoup trop d'officiers de ce calibre là.

          De France nous raconte encore la visite de la commission de réquisition à son exploitation :

          Un avocat, un bijoutier, un cultivateur ignorants.

          Résultat. De France leur a vendu douze bœufs et entubé l'État de quelques beaux billets, sans que les commissionnaires s'en aperçoivent : "si ce n'était pas moi, ce serait d'autres", fit-il en guise de justification.

          Et on rabiote sur une pauvre pension aux malheureux estropiés !...

          Hélas, si nous sommes vainqueurs, ce ne sera pas de notre faute. Toujours le fameux principe : "N'importe qui étant bon à n'importe quoi on peut l'employer n'importe où, n'importe quand".

          Quand aura-t-on "the right man on the right place" ? On commence à savoir dans le public, tout au moins dans le monde parlementaire, à la suite de quelle impardonnable négligence et légèreté nous avons failli être perdus à Verdun.

          Herr n'était que le bouc émissaire. Il y a de plus grands coupables.

          Capus pour les défendre prétend qu'on les attaque sur un "détail". Clémenceau l'attrape sur ce mot d'une inconscience ou d'une complicité abominable : "Un détail" qui a failli mettre la France aux abois ! Un détail qui a coûté des pertes incalculables et inavouées...

          Gare ! Ça chauffe. L'orage est gros.

          Demain matin départ à 4 heures.

          Le 17 mai - Départ à l'aube. 4 heures 30.

          Temps magnifique, route agréable. Traversée de l'Avre. A Moreuil : un gros ruisseau, moins abondant que le Cusancin.

          Arrivée à Villers-les-Erables à 7 heures 30.

          Devant nous passent des groupes de troupes noires équipées à neuf, à l'européenne : de beaux nègres du plus beau noir ; très jeunes, très forts. Ils font du service en campagne. Signe des temps.

          Village picard, en bordure du Santerre. Beaux champs de blé, entrecoupés de prairies artificielles. L'eau rare. Le puits à cent mètres de profondeur.

          19 heures. Sous un érable dans la plaine au bord d'un seigle, la halte du soir. Tout près d'un parc où gazouillent des oiseaux : loriots, merles, pinsons, fauvettes, rossignol. Dans le guéret les perdrix picorent et leur cri fait songer au grincement du joug de nos grands bœufs. Sur la route, un char paysan craque, au loin des éclats de rire des voix d'enfants, une cloche sonne le "Mois de Marie". Il n'est pas jusqu'à l'odeur du trèfle froissé sous moi qui ne me fasse croire à un soir paisible du pays natal.

          Mais à tout instant le teuf-teuf affolé d'une motocyclette, de sourd ébranlement d'un camion, le bourdonnement pressé et fugitif d'une auto me rappellent à la formidable réalité d'une division en marche à quinze kilomètres du front.

          Est-ce possible mon Dieu, par ce beau soir que le gouffre nous guette ? Je ne puis pas croire à cela. Mourir ? La vie est si attirante. Je n'ai pas encore d'enfants pour me remplacer. Et je n'ai jamais compris autrement la vie que par la transmission de la vie.

          Mon frère Louis a eu quelques mots du père au retour d'une promenade à travers les emblavures prometteuses ; et Louis de m'écrire : il ne doit pas être peu fier, lui le semeur de misère autrefois, d'être devenu le gros fermier prospère et jalousé du pays. Surtout en ces temps difficiles. Et ce soir je songe qu'à mon âge mon père avait déjà quatre enfants ! J'avais neuf ans. Comment pourrai-je rattraper le temps perdu ? Je ne sais même plus quelle sera la maman féconde et courageuse qui voudra accomplir ma tâche d'avenir.

          L'avenir ! Hélas. Est-il à moi ? Rentrerai-je ? Je suis calme et soucieux, confiant et inquiet.

          "Je maintiendrai".

          Hier j'ai rencontré dans Mailly, Jean Roy, mon camarade d'enfance ; il n'est pas gai : une femme à l'agonie, tuberculeuse, trois enfants, le père aux mitrailleuses...

          Le 18 mai - Villers-les-Erables. Dans le verger, qui ressemble étonnamment au nôtre, des poules picorent, des vaches rousses paissent, un poulain gambade. Je ne les vois guère, c'est d'autres poules, d'autres vaches, un autre poulain dans un autre verger lointain qui sont dans mes yeux.

          Une bataille d'avions interrompt ma rêverie.

          Je reprend la lecture de Mithridate.

          "Si tu m'aimais, Phaedime, il fallait me pleurer Quand d'un titre funeste on me vint honorer, Et lorsque m'arrachant du doux sein de la Grèce, Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse !

          Retourne maintenant chez ces peuples heureux ;

          Et si mon nom encor s'est conservé chez eux,

          Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,

          Phaedime, conte-leur la malheureuse histoire".

          Tendres et tristes soupirs de Monime exilée. Vous me rappelez avec mélancolie le souvenir d'une autre exilée dans sa propre patrie. Que devient-elle ? Que fait-elle ? Que pense-t-elle ?

          Comment son cœur partagé entre sa patrie et son amour a-t-il réagi ? Elle a souffert.

          Souffre-t-elle encore ? M'aime t-elle avec sa ferveur d'autrefois ? Et ses souffrances d'amour ont-elles dominé son patriotisme ? Car elle a dû choisir. On lui avait appris à aimer la France, je lui avais inspiré un amour ardent et profond, fouetté par les difficultés, et la guerre est venue avec son courant d'hostilité battre son inclination admirative, son amour passionné. A-t-elle résisté victorieusement à la tempête ? Et a-t-elle pu mesurer, apprécier la triomphante résistance de sa seconde patrie ? Et son affection pour moi s'est-elle enracinée de toute la vigueur de sa détresse, de son inquiétude, de son isolement. Autant de questions sans réponses. Je ne sais plus rien d'elle. Toutes mes lettres über die Schweitz (passant par la Suisse) restent sans réponse, sans écho...

          Je croyais que la guerre avait creusé un fossé entre nous. Je n'arrive pas à le découvrir dans mon cœur.

          La vallée du Danube me semble toujours aussi belle, Dürnstein, ses ruines et sa chapelle ensevelies sous le lierre toujours aussi attirante, et je ne peux croire qu'elle m'ait oublié.

          Je la vois toujours attendant, anxieuse et attristée, la fin de la guerre, le retour de son Daro. Je sens encore le souffle d'air pur qui soufflait dans mon âme à travers la lande, j'entends le flot d'harmonie qui m'a fait vibrer comme un ange heureux certain dimanche, au son des violons, et certain soir, en écoutant avec elle le son du cor ; je retrouve en moi la fraîcheur lustrale que mes larmes au cimetière m'avaient rendue.

          Près d'elle seule, j'ai éprouvé cet épanouissement divin. Madeleine aurait donné mieux encore, mais le charme est détruit à jamais.

          Après la guerre, irai-je chercher la pauvre exilée, malgré la clameur hurlante qui accueillera là-bas ce Français enlevant une jeune fille à la Germanie, et voyant cette Boche préférée à une Française ?

          Douloureux problème que la Mort proche peut supprimer. Rêvons. La réalité est trop horrible.

          Es ist im Leben frölich eingerichtet... Behüt dich Gott ; es wäre zu schön gewesen (Elle m'a rendu la vie joyeuse... Dieu te garde ; ce serait trop beau.)

          Le 25 mai, je trouve par hasard la discussion de mon cas. (Coupure ci-jointe).

          Dans le Journal. Article d'Edouard Herriot sur notre renaissance et réorganisation dans l'enseignement.

          Lettre à lui écrire sur l'inscription post-scolaire des adultes à Kaiserlautern.

          Dans le même Journal, voir la fantastique histoire de l'alcool vagabond et des Zébus voyageurs par Georges Prade. Pour documentation, rechercher les séries d'articles de ce publiciste sur les diverses crises : transports, aviation, etc. exemples saisissants, typiques, contés de façon alerte et avec âme à puissant ressort.

          Par contre, bourrage de crâne du public au compte de certaines puissances du jour : ex - l'article ci-contre sur la mort du fils Loubet.

          Il y a là pour qui sait la situation des énormités dont il faut rire si on ne veut pas s'en indigner.

          "Le départ au front du frère aîné", elle est bonne, celle-là.

          "Le frère aîné" a rempli les dangereuses fonctions jusqu'ici de Commissaire-rapporteur près le Conseil de guerre de la 121ème Division. Aucun risque d'être mutilé.

          Entre temps, il va, dans l'auto à Marianne, attendre au T.R. en gare l'arrivée des colis de pâté truffé que sa maman lui envoie et dont M. l'Intendant B. (?) savait apprécier la finesse.

          D'autre part voyez-vous "cette belle lettre" écrite au ministre impuissant, mais ce qui valait bien mieux, capable (et riche en loisirs) d'écrire une non moins belle réponse pour attester le patriotisme de ce noble enfant - comme son frère. De Grâce !

          Lettre de C. d'une douceur inattendue.

          Ce soir ils m'ont coulé du plomb sur les ailes. Rübelein et Hébrard ont eu une conversation prolongée, animée avec l'officier d'approvisionnement (M. Hervé) et ils rapportent leur discussion à table. De quoi il se dégage que la guerre sera finie en septembre prochain !

          Quel malheur ! Car la paix sera imposée par l'épuisement général, soutiennent-ils. Une preuve grave basée sur un détail : on ne distribue plus à l'arrière la ration normale aux troupes.

          Les Boches sont chez nous, ils y resteront, nous ne pouvons ni ne voulons prendre l'offensive car Nos pertes à Verdun sont effarantes.

          Joffre a déjà offert trois fois sa démission.

          Briand aurait menacé les Anglais d'une paix séparée avec l'Allemagne. Il aurait dit : La France a donné en hommes plus qu'elle ne devait, plus quelle ne pouvait. Elle ne peut plus rien faire. Si vous voulez la victoire, faites les sacrifices nécessaires.

          Et à l'idée que c'est les Anglais qui chasseront les Boches de France, chacun hausse les épaules.

          Et les cancans de vieille femme vont leur cours :

          On masse des troupes françaises sur les derrières de l'armée anglaise pour rassurer les populations civiles qui n'ont aucune confiance dans les anglais. On rapporte des soi-disant propos d'officiers anglais : "si les Boches nous attaquent, eh bien nous reculerons de vingt, trente, cinquante kilomètres, qu'est-ce que cela peut nous faire ?"

          Un autre cancan encore plus absurde : "Vous verrez que nous serons obligés de nous allier, pour finir, avec les allemands afin de chasser les Anglais de chez nous".

          C'est la crainte convaincue de Dôle qui m'avait fait déjà hausser les épaules il y a huit jours avec cette ineptie que les Anglais ne voudraient jamais évacuer totalement la France.

          Ajoutez à toute cette vase noire, la sombre approche d'un orage politique. M. Mathiez m'avait paru si monté en février quand il me saisissait le bras en disant "les couteaux sont aiguisés, les couteaux sont aiguisés".

          J'avais cru voir chez lui une haine plus vive, plus violente contre les adversaires politiques que contre les adversaires de la Patrie. Il m'a demandé :

          "Est-ce que les soldats n'ont pas bientôt plus la haine du sabre que la haine du Boche ? "

          C'était chez lui, comme un espoir !

          J'ai une grande angoisse que notre pauvre France s'affaisse brusquement comme une femme nerveuse qui a trop longtemps lutté.

          Et tous les sacrifices seraient inutiles ? Non, non, ce serait trop affreux.

          Et pourtant je ne vois pas comment cela finira.

          Le 19 mai - Cette nuit la canonnade a été furieuse, la danse des rats sur nos lits, désordonnée ! L'un d'eux me passant sur la poitrine, je l'ai envoyé d'un coup de coude sauter sur Bordenet qui a bondi, juré, fouillé la paille du cône de sa lampe de poche qu'il tient à la main en dormant. Je riais aux larmes tandis qu'il restait furieux.

          Ce matin, exercice en campagne sur le plateau jusqu'au bord du thalweg où coule la Luce, le joli nom de rivière !

          Les boqueteaux étaient pleins de beaux nègres équipés de neuf, luisants, brillants en service de camp. Leurs gradés ont tous ou presque cette allure caractéristique des vieux coloniaux, osseux, durs, secs, usés et abrutis. Rien qu'une volonté froide, à toute épreuve, leur laisse un cachet de civilisation européenne.

          Je les ai vu commander la carapace. Les coups de pied, de crosse hâtaient les échines et les têtes qui ne se baissaient pas assez vite. Quelle tristesse ! Ces pauvres diables arrachés à leur steppe, voués au troupeau, et tous, bergers et bêtes, voués à la mort.

          Sur le chemin de retour M. Pennelier nous expose à Ravenet et à moi, les vices d'organisation et de fonctionnement du P.D.

          Pas d'existence administrative normale.

          Pas de but précis.

          Pas de relève régulière des hommes aux repos.

          On semble nous y oublier.

          "Rendre compte et s'en foutre". Ce qu'il a fait.

          Le Journal. Urbain Gohier, "Le Grand parti de l'intérêt général" :

          "Le total des petites défaillances est une grande débâcle".

          "Notre funeste scepticisme d'avant la guerre. Nous le regardions comme une élégance et c'est une lâcheté".

          Après-midi, jeux dans la grande allée des tilleuls.

          Le 20 mai 1916 - École de section dans un champ voisin. Si on ne tenait pas compte de l'infusion de discipline que ces mouvements ingurgitent aux hommes, quelle odieuse brimade en temps de guerre que ces exercices de parade à des hommes de trente à quarante ans. Car ils en rotent.

          Reçu une nouvelle lettre de Ma C. Elle laisse entrevoir un tour petit peu de son gros chagrin au sujet de la bague volée. Quelle force de contention elle a. Comme elle est pudique et discrète. Le contraire absolu d'une romantique. Elle est pourtant loin d'être impassible, mais à savoir si bien épargner aux autres le spectacle de sa souffrance elle doit éprouver une sorte de joie amère à souffrir seule. Pourtant non, car elle souffre tant, mais en silence. C'est ta délicatesse sublime, chère petite, ton habitude du sacrifice silencieux, avec un peu de fierté d'âme qui te donne la force d'endurer tout sans te plaindre.

          Un canard inepte rapporté par Bouvier, permissionnaire, et transmis gravement par Dôle : 

          Le civil mange du pain K. En Normandie le pain lui même fait défaut, on se nourrit de pommes de terre ?

          Toujours les mêmes beaux soirs de mai. Je m'isole chaque soir, au crépuscule de toute l'animation bruyante et vulgaire des camarades et des soldats pour goûter un peu de paix, le grand calme de la nature.

          A cette heure, pas un coup de canon, pas un ronflement d'auto ou avion, pas un bruit belliqueux : rien que les cris lointains des enfants, petits et grands au loin, dans le village, entremêlés d'aboiements de chien qu'on taquine. Dans les guérets une caille répète son "t'y prends pas" effronté, une alouette égarée dans les hauteurs envoie ses trilles au soleil disparu. Et tout autour de moi comme une atmosphère sonore, la symphonie innombrable des hannetons autour du chêne. Des aubépines embaument le chemin creux. Je rêve d'amour, d'amour passé, d'amour lointain, d'amour promis, d'amour espéré et attendu. Et sans qu'on s'y arrête, sans qu'on y croie, comme le salut sinistre des Franciscains, la question se pose à chaque pas ! Est-ce le dernier mai ?