-
Chemin des Dames -
Je
maintiendrai
Le 25
août 1917
Une
reconnaissance de secteur.
Depuis
quatre jours nous sommes dans les baraquements où les autos
nous avaient amenés dans la nuit propice aux déplacements sans
risque dans cette zone repérée à proximité du fameux Chemin
des Dames.
Nous
étions montés hier sur une crête voisine d'où l'on découvre
les plateaux disputés depuis avril. Et de là, le sommet chauve
des crêtes paraît donner aux racontars sinistres un signe de
confirmation, d'approbation.
Et
ce matin, au petit jour, nous devons être là-haut pour
reconnaître le secteur du Bataillon.
La
sentinelle devait nous réveiller à 1 heure 30, mais l'adjudant
Duthu qui a oublié ce que c'était qu'une tranchée durant un
long séjour au Dépôt n'a pas le sommeil paisible. Dès 1
heure, il est debout et réveille toute la baraque. Je ne me
lève qu'à 1 heure 30, une puce ayant retardé hier au soir mon
sommeil, je veux ramasser mes miettes, comme quand j'étais
adolescent et que le sommeil du matin est si prenant.
A
2 heures tout le monde est prêt.
La
petite troupe se met en marche. La nuit est claire. Les autos
descendent des troupes - silencieuses, comme alourdies par
l'obscurité et la fatigue - Quel régiment demande-t-on ? Nul
ne répond. On dirait des corps figés sur les banquettes des
lourds camions noirs. Seuls les points écarlates que font
quelques cigarettes des fumeurs invétérés révèlent des
vivants.
Nous
gagnons un vallon qui s'oriente vers le Nord. Au pied d'une
croupe des artilleurs muets sont là au bord de la route avec
leurs pièces attelées.
-
Que faites-vous là ?
Ils
auraient pu ne pas répondre, une éloquente réponse nous fut
donnée par une salve de détonations furieuses, immédiates,
avec les grands éclairs simultanés.
Une
batterie avant de s'en aller, et pour donner le change aux
Boches, envoyait ses derniers saluts à l'ennemi. Les fusées
traçaient dans l'obscurité leur sillon lumineux.
Voici
le point de rendez-vous à l'entrée du village de V. totalement
détruit. Attente des guides. Quelques 77 viennent nous dire
bonjour.
Le
guide se présente, le jour gris fait déjà distinguer dans le
chemin creux des boyaux, des abris blottis à flanc de coteau.
Nous
nous engageons dans le boyau recreusé à travers d'anciennes
lignes de défense, et que la paroi révèle en montrant çà et
là, enfouis et remis à nu par la pioche : havresacs,
barbelés, fil téléphonique, tibias, cuirasses d'abris,
poutres brisées, rails tordus, sacs à terre pourris,
excavations d'ex-abris effondrés sous le marmitage d'avril.
La
marche est silencieuse sur le tapis japonais.
Halte
! Cachez-vous ! Transmet-t-on : un avion boche. En effet, un
"Fritz" survole le boyau à faible hauteur, nous
remarque, essaie sur nous sa mitrailleuse. Il passe, nous
repartons.
Halte
au P.C. du Chef de Bataillon où passent des officiers d'E.M.,
chaque chef de section se dirige vers le secteur attribué. La
tranchée de première ligne. Presque déserte. Un homme est
çà et là, assis dans un créneau.
On
me conduit à l'aspirant chef de section, il dort, me dit-on.
Dans une paroi de la tranchée, une ouverture masquée par une
couverture, un soldat l'entrouvre.
-
Mon aspirant ?
-
Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? fait une voix ensommeillée.
-
Voici la relève !
Et
une figure connue au D.D. passe la tête entre les plis de la
couverture :
-
C'est vous ? Ici ?
-
Mais oui, bonjour. J'ai l'avantage de venir prendre votre
succession.
-
Une minute, je suis prêt, je me lève. J'attends. Et tous deux
nous faisons le tour des quelques cent mètres de tranchée qui
sont la part réservée à la section de gauche.
Il
me détaille au fur et à mesure les points essentiels de la
défense : ici le centre de résistance n°1, là, un
emplacement de grenadiers, ailleurs, un de Fusiliers
mitrailleurs. Niche à munitions, réserve de matériel.
Espace
délicat, il faut compléter le réseau - à cet endroit il est
trop près, etc.
Vous
avez un chic secteur. Si vous laissez les Boches tranquilles ils
laissent la paix.
C'est
une blague de les chicaner. Envoyez-leur une grenade, ils
ripostent par une torpille. Il est bien inutile de faire
"bousiller" des hommes inutilement. La Compagnie
voisine s'est amusée à envoyer quelques VB aux Boches, ils ont
répliqué par un bombardement de Minnen, hier elle a eu quatre
tués et deux blessés.
Nous,
nous n'avons pas reçu un seul obus. Il est vrai que la ligne
fait ici un rentrant favorable, et voyez, c'est un coin qui vaut
mieux que ce qu'on raconte.
Êtes-vous
prêt, Cœurdevey, me fait dire le Capitaine, nous descendons.
Et c'est le retour par le boyau puis par la route battue, au
camp St-Pierre.
Nous
faisons halte pour casser la croûte, dans un bois près d'une
batterie.
Tout
à coup, à destination des artilleurs, le sifflement ardent et
l'explosion énorme d'un 150 sur la crête. Un éclat vient
tomber au milieu du groupe des excursionnistes. Duthu bondit.
Quel dommage qu'il ait manqué là un trou de taupe, il s'y
serait fourré. Il laisse là le vin blanc et les sardines et
part. Nous ne le rejoignons qu'au-delà de l'Aisne.
Sieste
cet après-midi.
J'écris
quelques lettres.
A
15 heures Collot vient me chercher pour dîner à Merval avec
lui.
Bonne
soirée. Nous parlons de l'ironie de ce cruel destin qui fait
porter à Mme Bedu des souvenirs de son mari par cet infâme
Puhl.
-
Appréciation de Collot sur les aumôniers.
Les
aumôniers catholiques sont des fainéants. Ils se donnent trois
fois moins de peine pour leurs ouailles que l'aumônier
israélite ou protestant.
Dans
l'ensemble, je crois que le jugement est juste.
-
Différence d'atmosphère morale entre les services et
l'infanterie.
La
vie est salubre, vivante, active et passionnante dans
l'infanterie. Dans les
services on étouffe. Là, confiance et hauteur de vues, ici,
défiance, mesquinerie, morgue et lâcheté.
Le
26 août - Villers-en-Prayères.
Nous
avons quitté les baraquements avant l'aube pour occuper un
cantonnement provisoire, avant la montée au secteur ce soir.
La
section mal éveillée, à peine arrivée au grenier affecté se
rendort.
Je
fais une toilette, j'attends le soleil. L'Église ouvre sa
porte.
J'ai
besoin de mettre mes affaires de conscience en ordre avant de
monter.
C'est
fait.
L'ordre
a été donné l'après-midi d'envoyer à 16 heures les
sous-officiers et officiers connaissant le secteur d'aller
prendre en détail les consignes de la tranchée pour la relève
de la nuit. La chaleur nous faisait marcher lentement sur la
route par groupes que la saucisse lointaine devait voir.
En
effet, bientôt quelques 150 bien dirigés nous ont fait presser
le pas.
Là-haut,
échange minutieux des consignes, obus et pluie commencent à
pleuvoir puisque c'est dimanche. En pleine averse, l'ordre
arrive de redescendre. Ce n'est pas précisément attrayant.
Aussi vite que possible nous nous coulons dans le boyau que nos
obus rasent en sifflant.
Halte
dans le ravin des cuisiniers où nous cassons la croûte dans un
abri. Le vin que nous avions monté pour le séjour là-haut est
bu copieusement et lave la mauvaise humeur dont le contre-ordre
mal accueilli nous avait chargés.
La
pluie s'est apaisée, un croissant de lune monte à l'horizon
entre les derniers nuages. Les canons se sont tus. Nous nous
mettons en route pour regagner le cantonnement. Dix kilomètres
après cette longue journée.
A
peine avons nous gagné la grande route du vallon qu'une fusée
spéciale monte de nos lignes. Un éclair parti d'une colline en
réplique à la fusée et c'est comme si toutes les hauteurs
pareilles à des monstres accroupis saisis d'un accès de folie
furieuse se mettaient à hurler et à cracher des flammes. Le
tir de barrage furieux, instantané commence et nous nous
trouvons exactement sous les trajectoires puissantes des obus.
Il
faut presser le pas pour échapper aux obus boches qui ne vont
pas tarder à répondre.
Le
vacarme est infernal. On ne s'entend plus. Les explosions
sortent de partout. Elles sont si proches et si violentes que
l'air nous claque au visage. Spontanément nous vibrons à
l'unisson de ce déchaînement de puissance formidable.
Nous
avons des ailes et ce n'est pas la peur qui nous les donne, mais
une sorte de frénésie ambiante qui nous a envahis par tous les
pores.
-
Voilà ce qui fait monter à l'assaut sans crainte avec une
inconscience joyeuse malgré le danger, me fait remarquer le
petit fourrier.
-
C'est la Somme qui recommence, dit le sergent Bouchart.
Les
snobs en mal d'émotion rare et violente pourraient venir
s'offrir ici une secousse originale.
Cela
dura environ un quart d'heure puis le calme revint peu (à
peu).
Les
monstres étaient apaisés.
Retour
vers minuit à Villers-en-Prayères. Tout dort. Pas de coin
qu'un peu de pavé pour reposer. Je vais me nicher dans une auto
sanitaire arrêtée devant l'église - j'y dors comme dans un
nid.
Le
27 août - Villers-en-Prayères.
Journée
pluvieuse. Journée indistincte.
Le
soir, ordre de changer de cantonnement.
18
heures. En route par une pluie d'octobre vers les carrières
d'O.
Me
voici troglodyte.
Carrière.
Le soir dans la chambre-caverne au milieu de ma 9ème
escouade.
Chacun
a pour couche une natte de jonc - assez propre, mais il fait une
humidité visqueuse :
-
Les champignons vont nous pousser sur le ventre, observe un de
mes hommes.
Le
28 août - Carrières d'O. Midi.
Devant
la carrière, à flanc de coteau il y a un cimetière de
dimensions effarantes : les petites croix s'alignent en rangées
sans fin presque, comme les plants alignés d'une pépinière
qui s'accroît chaque jour.
On
venait d'amener ce matin une charretée de morts. Je suis allé
voir la fosse que l'on était en train de recouvrir. Je me
baisse pour lire le premier nom de la série sur la planchette
fichée en terre en attendant la croix noire, j'ai failli
chanceler : "Sous-lieutenant Sacré, 55ème
BCP." Mon cœur s'est tordu d'émotion à cette lugubre
surprise :
Pauvre
Sacré, un instituteur vosgien, doux comme une fillette,
scrupuleux et tendre, droit comme le regard de ses yeux bleus,
adorant la famille, sans nul doute, un époux et un père
modèles et par vocation, rien, rien de belliqueux en lui :
c'était un des rares officiers vraiment sympathiques que j'ai
vu au D.D., une belle exception. Et le voilà enfourché, un des
premiers choisi par la Mort haineuse, pour être enfoui dans ce
coteau.
16
heures. J'ouvre mon Pascal :
"Qu'est-ce
qu'un homme dans l'infini
?"
21
heures.
Les
"artistes" de la 1ère section ont
organisé - improvisé plutôt - dans une des salles des
catacombes une représentation théâtrale.
Saynètes,
chansons, monologues, chœurs, par des exécutants volontaires.
C'était
un étrange spectacle cette scène formée par un banc de pierre
et encadrée de piliers massifs que les flammes des bougies
parsemaient de taches roses et coins d'ombre, ces spectateurs
accroupis sur des gradins imprévus, cette franche gaîté de
jeunes gens très graves qui chantent parce qu'ils sont jeunes
et malgré l'effroi des souvenirs, malgré le spectacle
accablant du matin : la charretée de cadavres amenée au
cimetière… Le Bataillon est à son tour d'attaque, et le
bruit court de l'attaque prochaine.
Si
nous n'avons pas la fourragère, c'est la fourragère
d'artillerie qui nous aura…
Le
29 août - Les Carrières.
Journée
où il bruine. Les couloirs souterrains pleurent, il fait froid,
il fait triste : impossible d'aller dehors prendre l'air, la
lumière, se promener ou lire ou écrire.
Dans
la carrière l'obscurité, la froide humidité empâtent le
cerveau et le cœur. Une atmosphère funèbre aggravée par le
spectacle répété ce matin de l'inhumation des cadavres du
cimetière devant l'entrée des carrières.
"Ils
nous foutent le cafard avec leurs cadavres qu'ils nous amènent
tous les matins", dit un petit soldat. En effet, c'est
hideux et lugubre. Un chariot de parc amène à proximité son
chargement de chairs mutilées - enveloppées dans des toiles.
Les
brancardiers s'en vont à deux transporter les corps et aligner
les brancards au bord de la fosse - on compte 1-2-3-4-5-6-7-8…
Un
aumônier tout seul les attend ; quelques soldats curieux, les
mains dans les poches, sans piété, regardent la funèbre
corvée s'accomplir.
Un
fil de fer est noué autour de chaque cou pour l'indication
ultérieure du corps quand la fosse sera refermée.
Sinistre
besogne. Écœurant tableau. Et dire que c'est là les derniers
honneurs rendus à ceux qui tombent pour les autres.
Ceux-là,
peut-être sont morts pieusement. Les survivants n'ont pas la
piété due aux morts.
A
ce spectacle des jeunes corps broyés et jetés là comme une
charogne on sent l'horreur de la guerre, le mensonge des grands
mots. La pensée manque d'assise et s'effondre. Je ne sais plus.
Et
ce qui accable encore le plus c'est qu'ici, à cent mètres d'un
Q.G. avec un Bataillon complet en réserve, il ne se trouve pas
un chef pour commander un service d'honneur - ne seraient-ce que
quelques hommes qui auraient pour mission d'apporter un dernier
adieu un peu pudique à ces frères anonymes. Et avec une ironie
amère, geignent dans ma mémoire les strophes célèbres : ceux
qui pieusement sont morts pour la Patrie.
Le
30 août - Journée moins visqueuse.
Le
matin je flane et lis dans le texte quelques pages d'une
nouvelle de P. Heyse.
L'après-midi,
travaux de terrassement autour des baraques. Où il faut deux
hommes, on en met dix. Excellent procédé pour paralyser tous
les bras.
Le
31 août - Nous sommes aux carrières
dans l'attente d'un appel. Le meilleur de notre temps est pris
par la préparation et la mise au point de la petite
représentation théâtrale qui attire cette fois les officiers.
L'aviation
active et l'Artillerie sont seules aux travail.
La
fosse n'a eu en pâture que deux cadavres ce matin.
Le 1er
septembre 1917
Le
sens de la discipline.
Hier
au soir dans l'étroit souterrain bondé de monde, spectateurs
et acteurs de la petite représentation théâtrale, un artiste
a demandé qu'on fume le moins possible.
Un
officier a fait éteindre des pipes qui s'allumaient. Dix
minutes après, le lieutenant Boutin allumait sa pipe qu'il n'a
pas quittée de toute la soirée et le lieutenant Maurette
faisait semblant de dissimuler par badinerie, les cigarettes
qu'il grillait.
L'exemple
vient d'en haut.
19
heures. Le lieutenant vient de reconnaître le secteur. Pour
nous mettre en goût, il affirme que c'est le plus mauvais coin
du Chemin des Dames.
Cette
montée au secteur est invinciblement grave.
Quels
sont ceux qu'on descendra sur la fourragère d'artillerie au
cimetière voisin ? Il y aura sûrement des pertes. Je répète
ma prière.
Si
ce sont les douleurs qui viennent, bénies soient les douleurs -
et je sens le calme monter en moi.
Mais
pas (?) l'absence de lettre aujourd'hui me charge l'âme.
Le
2 septembre - Tranchée Hübner.
Arrivée
sans incident au secteur. Il est moins mouvementé qu'on ne le
disait, mais quel bouleversement du sol, grand Dieu.
9
heures. Le secteur est calme. Une minnen et quelques grenades à
fusil sont tombées sur le front de la section entre 8 heures et
8 heures 30. Pas d'incidents, actuellement calme complet.
A
voir les inhumations chaque jour devant les grottes-abris, les
poilus s'imaginaient vite que ces morts amenés de tout un
secteur de D.I. étaient le tribut quotidien de chaque
Bataillon, de chaque section. Plus d'un, sur la foi des
racontars avait choisi une place au sinistre cimetière, plus
d'un comptait que dès l'arrivée lui ou plusieurs de ses
camarades par section serait touché.
Et
je vois mes hommes tout "ébaubis" de monter une garde
paisible dans ce secteur réputé intenable.
Ah
! La maîtresse d'erreur en fait faire des multiplications ! Et
provoque des illusions. Ainsi hier soir, à deux reprises ont
vient me rendre compte que les Boches travaillent en silence
devant la tranchée, à quelques quarante mètres.
Je
défends de tirer, et vais voir. J'examine attentivement dans la
nuit claire. Je vois en effet trois silhouettes sombres. Elles
semblent se baisser et se relever alternativement et
régulièrement comme me l'affirme un guetteur.
Je
me dis, pour ne pas céder à une suggestion que ce doivent
être des buttes de terre, des lèvres tordues d'entonnoir.
J'envoie une fusée éclairante, pour y voir mieux : je ne suis
pas fixé.
Et
pourtant, les ombres se meuvent, je les vois, mais de mes
propres yeux sceptiques. Pourtant, elles sont là, toujours dans
le même dispositif, plusieurs heures durant.
La
pleine lune vient à mon aide. Je ne suis pas sûr. Je crois
même que mes guetteurs ont raison.
Et
le jour vient. Les guetteurs avaient cru voir osciller ces
mottes de terre crue qui se profilent à trente mètres devant
nous - dans le dispositif de trois ombres de soldats allemands
remplissant des sacs de terre.
Le
3 septembre - Tranchée.
Hier
à 18 heures, je venais d'écrire à C. que j'avais passé une
première bonne journée de baptême.
J'avais
à peine achevé que le marmitage, sans rime ni raison s'est
déclenché.
Torpilles
et 150 et grenades à fusil pleuvaient autour de nous.
Notre
artillerie pour comble riposte trop court : la section voisine
à un tué et deux blessés par le 75.
Agent
de liaison d'urgence au téléphone du Capitaine.
Le
Lieutenant Boucher n'a pas de fusées d'allongement de tir.
Les
miennes s'emmêlent et dans la nuit, difficulté de les
reconnaître. Le pistolet fonctionne mal. La guigne. Le vacarme
est infernal.
Chez
moi pas de victimes encore, je parcours la tranchée, plusieurs
guetteurs se sont terrés.
Delaide
seul au petit poste, l'œil aux aguets.
Drillant,
celui qui a une taille et des airs de brute arrive pantelant :
-
"Mon adjudant, je suis malade, je veux aller à la visite
!"
-
Quoi ! Allez donc à votre poste, vous serez malade après.
A
gauche, la casse est dure.
Un
lieutenant et un sergent tués, l'aspirant Prunet blessé,
plusieurs hommes commotionnés. La section commandée par un
caporal.
C'est
en effet une bonne journée !…
La
nuit est venue avec un clair de lune magnifique.
Vers
23 heures, la rage s'apaise, il faut évacuer les blessés et
les morts, envoyer les corvées de soupe retardées, recreuser
la tranchée bouleversée par les minnen, enfouir à nouveau un
cadavre gris que l'explosion a déterré. La seconde partie de
la nuit, calme relatif.
Je
reste assis dans ma niche - je n'ai pas d'abri où pouvoir
m'étendre.
Le
3 septembre - Au matin le jus, le journal.
A
9 heures la pluie de minnen recommence - jusqu'à 11 heures.
Midi.
Visite de deux officiers d'artillerie pour l'explication de
l'accident d'hier.
15
heures. Le silence. Un chaud soleil, jamais on ne se douterait
que c'est la guerre et que la mort rôde autour de nous.
17
heures. L'après-midi est marqué par la chute des obus lisses
sur la troisième ligne.
Ici
assez de calme pour lire mes lettres, y répondre.
Ouvrir
Marc Aurèle :
"Vivre
avec les dieux. Il vit avec les dieux celui qui leur montre
constamment son âme satisfaite de son sort".
Le
4 septembre - 17 heures.
La
nuit n'a pas de calme. Une tentative de pose de fils de fer a
été arrêtée par un tir de grenades à fusil et de petits
crapouillots. Pas de victimes. Le sergent Rivals a été à
demi-enterré, mais indemne.
Ce
matin le bombardement par les obus lisses sur le boyau d'accès
à repris. Deux tués à la section de gauche. Ma section n'est
pas éprouvée, nous n'avons reçu que des mottes de terre.
Attente monotone que les heures passent ou que la mort vienne.
Les
rafales incessantes d'obus font songer à un bruissement d'ailes
d'âmes pressées qui partent par essaims vers l'infini.
Après
l'explosion d'un minnen, les éclats montent en sifflant
d'étrange façon. On dirait d'innombrables plaintes exprimées
dans le départ rapide d'une légion de malheureux arrachés à
la terre par l'obus.
Une
carte de Ravenet dans la forêt de Saint-Germain.
Le
5 septembre - 8 heures.
Toute
la nuit une pièce crapuleuse nous a débité à cadence lente
mais inlassable des bombes à ailettes de petit calibre. Tant et
tant qu'à la fin, un de mes hommes a reçu un éclat à la
tête. Sans son casque, il était perdu - (Mamy). Le même
projectile a fait deux autres blessés légers à la section
voisine.
Patrouille
du sergent Boulou : quatre volontaires (Chapot, Joyeux,
Chemineau, Bouchardeau).
J'améliore
ma niche afin de pouvoir m'y reposer autrement qu'accroupi.
Voilà trois jours et quatre nuits que je passe sans dormir et
pourtant ce matin, après avoir bu mon jus et un gobelet de
"niôle" réglementaire, après un débarbouillage
avec un quart d'eau, je me sens tout à fait dispos et l'esprit
lucide, alerte comme après une bonne cure de vacances.
Sans
les torpilles énormes qui, vraiment, exagèrent le fracas, le
bouleversement et la destruction, le séjour à la tranchée
serait agréable presque.
17
heures. Les poilus trouvent le temps long et demandent la
relève. Au fait ce sont des heures démesurées que celles où
l'on doit épier dans le ciel la montée brusque et
déconcertante des torpilles, et dès que leur souffle menaçant
a permis de les découvrir, c'est passablement prenant et
détraquant de calculer si dans trois ou quatre secondes cette
masse tournoyante va nous mettre ou non en bouillie.
Avec
des sens aiguisés et un peu d'habitude on repère du premier
coup d'œil si c'est pour le voisin. En ce cas une indifférence
et un égoïsme précieux vous font l'économie d'une fatigue
nerveuse, d'une émotion démoralisante.
Un
"trop long", ou "trop court" dédaigneux et
vous attendez la suivante.
Mais
si le premier coup d'œil ne vous a pas rassuré, l'observation,
le calcul de la courbe menaçante devient d'un intérêt
palpitant. C'est bien le terme au sens propre. Il s'agit d'avoir
l'œil clair, l'esprit net, la volonté ferme et alerte, les
muscles dociles pour faire le bond sauveur dans la direction
judicieuse sinon, le "Gare, c'est pour nous" se
réalise et on ne doit pas souffrir longtemps. C'est la
destruction totale du corps. Il n'y a guère que les mouches qui
sauraient retrouver dans la masse de terre soulevée les
quelques fragments de chair éparse, vos "restes".
Depuis
trois jours les Boches nous sonnent à coups de torpilles ou
d'obus lisses. Ils cherchent vraiment chicane, car notre secteur
ne leur a pas envoyé une balle ni une grenade. Les 75 hélas,
nous furent réservés par une fatale maladresse. Et les
officiers d'artillerie font tous des pieds et des mains pour
soutenir : "C'est pas moi, ce doit être le voisin".
Bref,
ce soir, ils nous font plaisir, les artilleurs français, ils
rendent à "Fritz" la monnaie de sa pièce. Avec le
concours de deux aviateurs "culottés" ils ont
organisé un beau réglage de crapouillots. Nous suivons dans le
ciel avec des yeux de crocodiles satisfaits la courbe - cette
fois gracieuse - de nos torpilles ; chacune est suivie d'une
cinglante rafale de 75.
Par
prudence et par crainte de l'avion de réglage pas une pièce
boche ne réplique.
C'est
la revanche, hélas, pas la grande avec l'R majuscule…
Les
poilus sont en rogne. Ils me font remarquer - est-ce bien
nécessaire ? - avec une insistance gênante que l'on ne voit
guère d'officiers dans la tranchée… Des poilus, de rares
officiers, c'est tout. En effet voilà trois jours que l'on n'a
pas vu le Capitaine. Il "tient" dans un abri. Il est
"juste" passé une fois en vitesse le premier jour
avec l'officier de liaison chargé de la relève, il est apparu
une minute l'après-midi. Et c'est tout. Mais être là, passer
amicalement, faire senti au guetteur, guetté par la mort qu'il
n'est pas seul face à face avec la sinistre rôdeuse, que ses
chefs sont plus proches de lui quand il est à l'épreuve qu'au
repos du cantonnement, que son cœur écrasé par cette anxieuse
et monotone faction sente que le fardeau est partagé par ceux
qui sont chargés de le guider et de le soutenir, ce serait
équitable et réconfortant. Mais non, cela n'est pas,
cela ne se rencontre que dans de rares Compagnies qui ont à
leur tête des hommes de cœur. Et la race de ceux-ci s'est bien
réduite. Nos anciens rempilés survivants ont après trois ans
de guerre les galons de capitaine ou de lieutenant. Tout
avancement à un grade supérieur est à peu près interdit à
leur médiocrité. Ils ont leur bâton de maréchal. Ils ont
désormais le souci d'en pouvoir profiter, et pour cela de
conserver leur peau, donc l'exposer le moins possible. Or le
séjour ou les visites fréquentes à la première ligne sont
peu recommandables à qui veut ménager l'avenir.
Le
poilu sent bien l'inégalité et l'injustice de cette attitude.
Et l'on voudrait qu'il soit ardent à la lutte ! Qu'il se paie
de mots creux après trois ans de lutte, de misères, de
déceptions ! Quand j'y réfléchis, je m'étonne de cette
résolution, que je lis dans leurs yeux de bondir au poste de
combat au premier signal et de se battre courageusement - en
hommes de cœur.
L'affaire
du chèque. Cela se complique. On soupçonne tant de
malpropreté morale dans tout ce personnel politico-policier et
journaliste.
La
France est pourrie, pensaient et disaient les Boches.
C'est
qu'ils avaient mis le doigt et le nez dans toutes nos affaires
sales. Il aurait été difficile qu'ils portent un jugement plus
indulgent. Leur seule erreur est d'avoir cru que tout le pays
est au point de décomposition de son monde politique.
Oui,
cela sent la pourriture et cynisme.
"Tas
de fumier", disait en fin de lecture d'un article relatif
à cette affaire de chèques dans un journal un poilu
dégoûté.
Dans
les ordres on demande au soldat d'avoir "la haine"
instinctive du Boche, de ne pas se laisser prendre, de "se
défendre avec ses armes, avec ses poings, avec ses dents".
(Colonel du régiment).
Dans
les journaux on lui fait savoir tous les jours que ministres,
préfet de police, sénateurs, journalistes, n'ont pas du tout,
oh mais pas du tout la haine du Boche. Ou si peu ! Rien qu'un
tantinet superficiel pour la galerie, ce qu'il en faut
connaître théoriquement pour pouvoir faire un discours ou
écrire un article patriotique. Mais au fond, et en pratique !…
Tas de fumier, va !
La
soirée a été d'un calme rare et doux. Au crépuscule je suis
allé voir les entonnoirs que les "Minnen" avaient
creusés dans la journée derrière ma tranchée.
Je
m'en allais de trou en trou dans l'ancien boyau totalement
recreusé, recomblé, bouleversé. Il faisait assez jour encore
pour voir tous les détails du travail titanesque, il faisait
déjà sombre suffisamment pour ne pas trop craindre d'être
repéré.
J'avise
une caisse à grenades allemandes que j'examine en vue de son
utilisation dans mon abri comme armoire de fortune, quand tout
à coup dans le silence au-dessus de ma tête, bruit de ou ou ou
tournoyant d'une Minnen. Je lève la tête, il vient sur moi :
ça y est, fis-je et le projectile tombant à quatre mètres de
moi m'envoie une grêle de motte de terre et une pression
formidable de gaz.
Redoutant
l'arrivée d'un second obus, je n'hésite pas une seconde à
courir sur le terrain, droit à ma tranchée où j'arrive comme
pour un assaut, à l'improviste. Je tombe sur le sergent Boulou
et deux hommes totalement ahuris, ne sachant si j'étais un
ennemi ou un fou.
Nous
avons beaucoup ri de l'aventure et j'en ai tiré une leçon de
prudence, car je pouvais être enseveli là sans qu'on me
retrouve jamais - une leçon de tactique - car j'aurais pu avec
de l'esprit agressif et du sang-froid brûler la cervelle aux
occupants surpris de la tranchée.
Le
6 septembre - Je suis assis sur
les marches d'un abri en troisième ligne - à l'entrée un
guetteur se précipite toutes les quatre ou cinq minutes dans la
première cage en disant : en voici deux - ce sont des obus
lisses que les boches nous distribuent généreusement en
réponse, en remerciement d'un tir de destruction fait ce matin
sur leurs travaux d'approche révélés par la photo d'avion.
Les
marmites tombent à quelque distance ébranlant le sol, faisant
geindre les ais, vaciller la flamme des bougies au fond de
l'abri où nous avons été entassés comme des sardines, en
réserve pour la contre-attaque. Atmosphère étouffante,
viciée par les pipes et les pets, corps en moiteur tourmentés
par les totos, oisiveté obligatoire et abrutissante, vraiment
il n'y fait pas bon, et la protestation qu'on y trouve se paie
au prix de guerre… Mes hommes et moi-même en sommes à
regretter le séjour au grand air et à la lumière de la
tranchée de première ligne.
A
la relève hier au soir, j'ai reçu le Trésor des Humbles de
Maeterlinck
envoyé par Marthe S.
Aujourd'hui,
dans une enveloppe une bruyère rose et une bruyère blanche de
Berta, sans un seul mot d'envoi, oh l'éloquence des symboles
silencieux !
Le
6 septembre - Abri Chanzac. 21 heures.
La
tranchée de première ligne a été évacuée ce matin pour le
tir de l'artillerie sur les travaux d'approche des voisins d'en
face.
On
avait prévu le réglage par avion. Ce soir mes hommes doivent
aller recreuser notre propre tranchée bouleversée par notre
artillerie myope, ayant tiré trop court…
Où
était l'observateur ? La liaison ?
Où
est la sanction contre l'officier responsable de la destruction
du pauvre abri, unique abri que nous avions, responsable de
l'ensevelissement des munitions et équipements laissés en
première ligne ?
Pas
plus qu'on n'a trouvé le responsable du maladroit criminel qui
nous a tué deux hommes l'autre soir.
Ah
! Dans notre machine de guerre, il y a trop d'écrous qui ne
sont pas vissés à bloc. Ce n'est pas étonnant qu'elle ne
rende pas.
Le
7 septembre - 6 heures. Une fausse
alerte.
Vers
4 heures le sol se met à trembler et à sonner sous les coups
des obus lisses et des 150. Dans l'abri où tout dormait on se
réveille.
Tout
le monde debout, fait la voix âpre du Capitaine.
Les
hommes éveillés par les explosions toutes proches et
formidables comprennent qu'il va se passer quelque chose de
grave. Ils se lèvent, silencieux et graves. Les mâchoires se
serrent sur beaucoup de visages pour enrayer le tremblement
nerveux ; les premières ondes parties du cœur qui va vite en
besogne et fait déjà courir le sang plus vite dans les
artères doivent être endiguées par les dents arc-boutées.
Les
fusils en main pour être prêts à sortir au premier signal.
-
Adjudant Cœurdevey, envoyez un sergent assurer la distribution
des grenades.
Et
les sacs à terre contenant les grenades passent de main en main
du dépôt à munitions jusqu'au fond de l'abri.
Les
caporaux font la distribution à chaque homme.
Et
de plus en plus violents les chocs des obus du tir de barrage
allemand dans le voisinage immédiat de l'abri marquent la
cadence fiévreuse de cette distribution dans la lumière falote
des bougies secouées par le souffle des explosions. Boum ! Boum
!… Boum, boum !
-
Cœurdevey, avez-vous indiqué à vos gradés l'emplacement de
combat de la section ?
-
Oui, mon Capitaine.
-
Faites mettre une équipe de grenadiers dans le boyau, en cas
d'irruption des Boches à travers les lignes pour protéger
l'abri, puis.
-
Attention, hein, dès que la fusée-signal montera, de porter
votre monde en vitesse soit à la tranchée de première ligne,
soit dans le boyau B(..?..) pour le barrage.
-
Oui, mon Capitaine. Tout le monde est paré. Mes hommes sont
tous l'arme au pied, prêts.
-
L'agent de liaison de la 4ème ?
-
Voilà, mon Capitaine.
-
Allez demander ce qu'il y a de nouveau à la tranchée de
première ligne. Il faut savoir si les Boches ont attaqué.
Et
nous sommes là, dans l'ombre, pendant que les deux tirs de
barrage se contrecarrent. Nous redoutons une attaque boche sur
le saillant, et nous sommes prêts pour la contre-attaque ;
prêts à bondir hors de ce souterrain, la grenade à la main et
arrêter ou repousser l'ennemi. Je sens les hommes bien en main.
Ils me suivront. Leur silence est expressif, plus que de longs
discours.
C'est
du silence religieux, du silence actif comme l'appelle
Maeterlinck. Chacun songe que d'une minute à l'autre, dès
qu'un certain point lumineux montera dans le ciel, l'heure du
combat résolu, peut-être l'heure de la mort, sera venue. Mais
"il faut" y aller. La peur serre quelques poitrines,
raidit peut-être quelques jambes, mais celles-ci marcheront
comme les autres, et chacun lancera énergiquement ses grenades
si l'ennemi s'y expose. Les soldats ont confiance en leur force.
Il sont convaincus, qu'eux étant là, en arrêt bien armés,
"il n'y a rien à faire" pour les Boches.
L'agent
de liaison revient. Il rapporte que l'ennemi s'est montré
devant la tranchée après l'avoir marmitée quelques minutes.
Le tir de barrage a été déclenché, on a jeté aux
assaillants quelques grenades qui l'ont fait se terrer. Il ne
semble pas que cela doive avoir plus d'importance.
En
effet, peu à peu, les coups de canon diminuent de
"densité". Le calme d'un matin gris s'étend sur le
paysage voilé dans une brume légère.
Un
coureur vient chercher les brancardiers. Le sergent Guiot est
blessé, dit-il et il y a deux commotionnés. Pas de tués. Les
Boches sont rentrés dans leur lignes.
Et
comme le calme semble s'établir définitivement pour ce matin,
le capitaine me dit :
-
Faites rentrer votre personnel grenadier et les observateurs.
On
peut aussi ranger les grenades. C'est vite fait, chaque visage
se détend, reprend sa lueur gaie.
-
"Maintenant on va pouvoir prendre le jus et casser la
croûte. Encore un déjeuner que les Boches n'auront pas",
fait un de mes loustics.
A
noter le petit incident pour la sortie de l'abri de l'équipe de
guetteurs grenadiers.
Les
deux caporaux de voltigeurs et P.M. placés les plus près de la
sortie ne se décidant à faire monter leurs hommes qu'après
une seconde injonction, sous prétexte qu'ils ne sont pas
grenadiers.
Après
l'alerte je demande des nouvelles de l'officier en ligne :
-
Non il n'est pas blessé, me répond le capitaine, il est
seulement un peu fatigué, pas tout à fait dans son assiette…
et avec l'égoïsme le plus candide il ajoute :
-
C'est comme moi, je n'ai pas dormi non plus, je prévoyais cela
dès hier soir.
Le
reste de la journée s'est passée dans le plus grand calme au
fond de l'abri où j'ai reçu une brassée de lettres. (Une de
Mme Bez. Oh ! la pitoyable voix qu'ont les cloches fêlées !).
Une de Guitet. Seigneur, écartez de moi les ennemis qui
m'environnent !!
22
heures. J'ai parlé trop vite dans le calme de la journée. A 21
heures, je pars avec une équipe de travailleurs pour la
réfection de la première ligne. Nous n'avions pas fait cent
mètres que de longues rafales arrivent sur nous : nous sommes
en plein tir de barrage.
-
Où allez-vous donc, vous autres, me fait le guetteur devant
l'abri de la Compagnie voisine ? Et il me fait perdre deux ou
trois pas qui m'ont sauvé : à cinq mètres en avant à la
seconde même où je continuais mon chemin, ne croyant pas
encore à un tir de barrage, éclate un obus qui me fait
vaciller en tête de file. J'entre un instant dans l'abri. Puis,
l'ordre m'est donné de déployer ma section, et nous attendons
la fin.
Le
8 septembre - Abri Chanzac. 10
heures. Cette nuit, réfection de la tranchée bouleversée.
Rentrée au petit jour. Sommeil avec les poux. Lecture des
journaux. Anniversaire de la Marne et chute de Riga. De beaux
sujets de réflexion. L'étonnante victoire et l'inconcevable
défaite.
De
quelle niaiserie mystique est donc pétrie l'âme de ces slaves
pour s'abandonner à cette folie en un certain sens montant au
sublime. Mais gare au réveil.
Qui
veut faire l'ange fait la bête : Hervé, Hervé le fougueux
libertaire apprivoisé ou assagi, Hervé le révolutionnaire,
l'apôtre vulgaire de toutes les causes stupides, l'impulsif aux
contradictions énormes crie que le peuple russe dans et pour le
triomphe de sa liberté doit reprendre le sain régime du knout,
du sabre et de la potence !
Ah
! Oui, notre officielle myopie pouvait se réjouir de la
Révolution russe et la saluer avec un benêt enthousiasme. J'ai
vu les Boches s'en réjouir autant que nous et je trouvais bien
étrange que la même aventure puisse contenter ainsi alliés et
adversaires.
On
dit que les japonais vont accourir à la rescousse. Quel
mystérieux conflit pour l'avenir va-t-on encore préparer ?
L'invasion jaune entrebâille ses portes sous une forme
imprévue.
17
heures. Minute délicate et émouvante. Il s'agit de choisir
trois braves pour des propositions de citation.
J'ai
l'embarras du choix et en même temps la difficulté pour un
nouveau venu d'être équitable.
La
valeur morale, puis l'ancienneté, puis les blessures sont dans
l'ordre d'importance, les trois éléments du choix qui s'est
arrêté sur Chapot, Delaide, Chemineau.
Le
7 septembre - 7 heures.
Je
rentre de prendre le quart en première ligne où la relève n'a
pu avoir lieu à cause d'un tir de barrage à obus asphyxiants
dans le ravin.
Nous
avons été debout, le masque en position d'alerte, une bonne
partie de la nuit ; ensuite je suis monté faire quatre heures
de surveillance. Au petit jour le brouillard dense noie les
lignes. Le lieutenant Bouché arrive, monte sur le parapet avec
un cheval de frise, s'en va le placer en avant du réseau Brun
et fait signe aux poilus de lui en apporter d'autres. Tout le
terrain de mort s'anime, les silhouettes le parsèment, les fils
s'étendent, se déroulent avec une émulation empressée.
Voilà dix nuits que la pleine lune nous interdisait de montrer
la tête. Il y a bien quelques heurts maladroits, le fil pépie
comme un nid d'hirondelle, l'ennemi à l'affût envoie au hasard
quelques balles et quelques grenades à fusil qui n'inquiètent
personne.
C'est
la première fois que je vois s'accomplir ce travail ainsi au
nez de l'ennemi. Au lieu de m'en aller me coucher puisque ma
relève est faite, je vais me poster en sentinelle avancée pour
couvrir les travailleurs. Je m'avance en rampant de trou d'obus
en trou d'obus dans le "no man's land". Ici un fusil
cassé, là une baïonnette tordue, un casque troué, des
grenades et des cartouches éparses, de la ferraille partout, un
parachute fait sur le sol fauve une tache blanche. Et voici au
fond d'un trou quelque chose d'informe : "un
macchabée", c'est un soldat français en complète
décomposition, que personne n'a enseveli ni ramassé. Avec un
bâton je tâche malgré l'odeur cadavérique de trouver un
numéro, un document. Une poche baille : un porte-monnaie :
soixante-quatre francs, mais pas un nom.
Je
le montre au lieutenant.
Ce
sera pour la caisse noire de la Compagnie, pour payer un
supplément de pinard aux hommes. Je n'ai pas le cœur de
retourner les débris pour avoir d'autres renseignements sur
l'identité du malheureux.
Un
De profundis pour son âme, et il n'y a qu'à attendre qu'un
obus ensevelisse les restes, cela ne doit pas tarder.
Le
premier besoin du soldat au sortir de la tranchée est de parler
à haute voix. Nous avons tous peur du silence. Schweigen ist
unheimlich (Se taire est effrayant).
Au
lieu d'aller dormir dans la sueur étouffante de l'abri, je
viens de passer une heure suave :
Assis
sur une planche au revers du parapet, enveloppé et protégé
par la ouate du brouillard qui impose aux démons du plateau une
trêve inattendue, j'ai écouté le grand silence des vivants et
des morts qui sont une multitude invisible autour de moi. Aucun
silence n'est plus émouvant que le silence dans les vides de ce
coin de terre où l'enfer d'artillerie est prêt à ouvrir ses
écluses de furie. Les âmes sereines se reposent, se
recueillent pour reprendre tout à l'heure un travail douloureux
et inexplicable.
Et
puis j'ai lu quelques pages extraordinaires de Maeterlinck dans
son Trésor des Humbles.
Cet
homme s'est assis à la table de Dieu ; il doit avoir recueilli,
ou écouté de très près dans l'au-delà, le chant du divin
dont nous n'avons plus, nous les profanes, que quelques vagues
notes lointaines, comme des réminiscences à demi effacées.
C'est comme un chant que nous avons entendu mais presque
entièrement oublié - qui nous poursuit et qui s'enfuit quand
nous cherchons à le ressaisir, qu'il nous reconstitue, qu'il
redit à notre âme émerveillée.
17
heures.
Je
m'étais couché après avoir mangé un morceau de pain beurré.
J'avais bien gagné le repos. J'ai dormi ferme, les puces et les
poux avaient, semble-t-il, respecté la fatigue.
Vers
16 heures, la bougie dans l'abri à la tête de ma couchette mit
peu à peu de l'aube sous mes paupières, et j'entendis la voix
douce de mon petit grenadier Brunet qui me murmurait :
-
Dormez-vous, mon adjudant ?
Il
tenait à la main un paquet de lettres. J'ouvris les yeux,
j'étendis la main et sans bouger je restai là étendu ; comme
après un long sommeil léthargique qui aurait inquiété tous
les miens, je les vis là autour de moi, penchés avec un
sourire encourageant :
-
Oui, nous sommes là. Bonjour. Comment vas-tu ? De ces mots qui
ne signifient rien, mais qui traduisent, qui annoncent tous le
ravissement intérieur qu'on pressent et qui ne doit pas se
traduire par des mots.
Et
mes yeux pleins de rêves et d'illusions les reconnaissaient
tous, et mon cœur comme un enfant gâté se laissait caresser
par leur affection penchée sur moi :
Louis,
Henri, Camille, tante Marthe… et derrière eux des amis : Mme
Besançon, M. Fruitier, M. Sourisseau…
Le
11 septembre - 8 heures.
Sur
mon lit de camp, dans la creute.
La
relève s'est faite la nuit dernière, sans accident. Quelques
obus à gaz seulement. Trajet assez court, les hommes installés
dans la grotte pleine de lumière électrique. Je leur fais une
visite affectueuse pour goûter un peu leur joie de la
délivrance. Mais voici le réveil. La creute s'emplit de voix
heureuses, des chants de toutes parts - une explosion lente et
continue de joie sort de toutes les poitrines. Elle me gagne
comme elle gagne tous les hommes du Bataillon et voici une heure
solennelle, une des heures les plus belles de ma vie. Une
émotion d'une pureté et d'une intensité presque inouïe
m'inonde tout entier. Tout chante en moi. Je n'ai plus le poids
de mon corps, c'est mon âme qui est souveraine incontestée.
Des larmes de joie coulent sans que je sache pourquoi. C'est la
même impression de délivrance et d'ascension que le jour ma
première communion, le jour des violons et du cimetière Krems,
le jour de ma confession à M. Dujardin.
C'est
une heure d'ivresse d'âme après cette semaine de vie dans cet
état constant d'agonie où nous étions plongés et où un peu
à notre insu, nous vivions mieux, nous vivions plus hautement.
C'est comme une visite de Dieu et mon âme chante spontanément
un cantique d'action de grâces.
Seigneur
! Seigneur, mon Dieu, écoutez votre enfant. Il semble que vous
permettez que nous vous appelions "notre Père" et que
vous venez nous visiter. Seigneur nous joignons nos mains, nos
yeux se tournent vers vous, notre poitrine frémit comme un
violon, écoutez, Seigneur, nous sommes des hommes de bonne
volonté qui sentons votre présence et votre paix et nous
chantons : Gloria in excelsis Deo.
Seigneur,
mon Dieu, nous avons élevé nos cœurs vers vous, nous avons de
longs jours fait simplement notre devoir comme si vous deviez
nous appeler à vous, et c'est vous qui venez nous visiter.
Mon
Dieu, nous joignons nos mains et nous les appuyons sur vous,
nous sommes de pauvres êtres faibles, mais nous réunissons
toutes nos misères, toutes nos épreuves, toutes nos
souffrances et nous vous les offrons en holocauste.
Père
infiniment grand, nous vous adorons, nous vous écoutons et nous
disons dans nos cœurs que votre saint nom soit béni.
Je
vous remercie de m'avoir visité, ô mon Dieu, et de m'avoir
montré entrouverte la porte où l'on passe après avoir reçu
votre pardon. Je l'espère, oui, mon Dieu, que votre
miséricorde sera plus grande que nos fautes, et pour la
mériter nous accepterons de continuer à supporter sans
révolte les épreuves que vous nous destinez pour notre
purification. Frappez, Seigneur, que votre nom soit béni.
Frappez encore, si nos peines doivent être suivies (?)
de telles joies et de telles promesses.
Le
12 septembre - Les Creutes.
Reconnaissance
du terrain de contre-attaque.
Reconnaissance
du travail à faire demain.
La
guerre civile va éclater en Russie. Elle se prépare en France
avec les manœuvres de politiciens qui se moquent vraiment de
ceux qui meurent.
Sombres
jours. Pétrin immense, comment pourra-t-on bien en sortir ?
Le
13 septembre - Sur les ruines de
Troyon.
Dans
le vallon qui conduit au fameux Chemin des Dames, à flanc de
coteau, dans les bancs épais de sables verts ou fauves, aux
grains presque farineux, on creuse des abris immenses, nouveau
modèle.
Les
matériaux de déblaiement sont montés à l'aide de tapis
roulants mus à l'électricité.
J'ai
amené ce matin, une corvée de quarante hommes à la
disposition du génie. Ils dégagent à la pelle, les terres
débitées par les tapis roulants et les font rouler dans le
ravin.
Ces
abris sous la colline, avec une quarantaine de mètres de
couverture seront vraiment bien installés. Les troupes pourront
être massées là en réserve et s'y reposer mieux que dans un
village, sécurité absolue. Installation confortable si les
sapes sont garnies de couchettes comme on l'annonce.
Mais
tout ça c'est un travail de Romain et de longue haleine, comme
si on prévoyait pour la guerre une durée infinie - hélas…
Quand
nos chantiers ont été organisés je suis allé voir Ravenet
dans son abri situé à quelque distance d'ici.
(...deux
lignes illisibles...)
Quelle
femme insondable ! Une extraordinaire combinaison de divin et
diabolique.
Elle
est infiniment malheureuse. Elle est tombée dans la plus
vulgaire union qu'il soit possible d'imaginer, à la suite d'une
folie de son sang trop chaud. Elle a conservé une soif ardente
de mysticisme. Elle prie Dieu avec ferveur pour moi, et aspire
de toutes ses forces au péché capital de la femme mariée. Je
suis obligé de fuir. J'ai peur de succomber. Elle a fait le
premier malheur de ma jeunesse, sans grande responsabilité,
qu'au moins elle ne vienne pas charger ma vie d'une servitude
morale avilissante.
Le
13 septembre - Troisième anniversaire de la mort de Maurice
! Quel recul douloureux, quelle longue allée plantée de
deuils, de misères, de déceptions, d'efforts vains. J'ai pris
ta place, mon pauvre Grand, mais je n'ai que de la résignation
et beaucoup de doute au lieu de l'enthousiasme et de l'assurance
qui te donnaient des ailes.
Le
14 septembre - Grottes d'Oeuilly.
De
vieilles connaissances qu'on aménage enfin. Lumière
électrique, bouches d'aération, couchettes, déblaiement des
ordures et matériaux ; enfin nous nous installons dans la
guerre ; encore un peu, il n'y aura pas de raison pour qu'elle
finisse.
Le
Bataillon y jouit d'un repos relatif, coupé par les corvées à
droite et à gauche ; nettoyage des fumiers, enterrement des
sentinelles, creusement de canalisations, etc. Les poilus y
apportent un faible enthousiasme. Il est plus facile d'obtenir
d'eux un travail de terrassiers dans les premières lignes.
Nous
avons un ministère Painlevé sans socialistes !
Ceux-ci
ont l'air d'avoir voulu faire les importants - "un
intolérable chantage" - et étant laissés pour compte,
semblent rester déconfits.
Combien
de temps goûterons-nous cette nouvelle julienne parlementaire.
Ah
! Oui, leur prestige est dans un bel état. L'Oeuvre rappelait
bien en manchette les dernières paroles de Lyautey, paroles de
défiance du Général à l'égard des députés…
L'affaire
Turmel
fait honneur à la prudence du Général.
Comment
se font les réputations.
Nous
sommes au repos près du P.C. de notre général. Chaque matin
il prend le frais sur la terrasse, les mains derrière le dos,
il observe en faisant les cent pas, les soldats occupés aux
corvées quotidiennes ou à la flânerie traditionnelle.
Hier,
il avise le Chef de Bataillon et lui dit :
-
Savez-vous que vos officiers se "la" coulent douce ?
Voilà les travailleurs de deux Compagnies. Regardez, il y a des
caporaux, des sergents, mais pas un officier. Les hommes sont
seuls, ils ne sentent pas la présence active de leurs chefs
quand on les appelle au travail. Chaque matin c'est la même
chose. Pendant que les hommes sont astreints à des corvées,
les officiers sont invisibles ; ils se reposent. Je les vois
s'étirer chaque matin. Vers 8 heures l'un en bras de chemise
vient voir le temps qu'il fait, à 9 heures un autre sort avec
sa serviette de toilette, un troisième fait appeler le coiffeur…
J'aimerais
voir les officiers un peu plus tôt, tout au moins en même
temps que les hommes vont au travail, il pourrait y en avoir un
de service ; diable, ils ne sont pas fatigués à ce point… Je
sais bien qu'en ligne, ils sont admirables de zèle et de
dévouement, mais à l'arrière, dame, à l'arrière ils
pourraient payer un peu plus de leur personne, afin que les
soldats ne se sentent pas… lâchés…
-
Pardon, mon Général, mais ils ont besoin de détente, de
repos, mes officiers plus que les troupiers ? (?)
-
Plus que le troupier ? Comment donc ?
-
Oui, mon Général, en ligne les troupiers alternent dans le
service. Pendant la nuit, les guetteurs se relaient, les
sergents aussi, les sections alternent, la fatigue est coupée
par quelques repos ; tandis que dans une Compagnie où il n'y a
que deux officiers avec deux sections en ligne, les officiers
sont de quart jour et nuit sans repos possible si l'on veut
qu'il y ait toujours un officier de service. Les officiers chefs
de section prennent le quart avec leur section, et en plus avec
les autres sections où il n'y a pas d'officier, de sorte que
sur six jours de première ligne les officiers sont six jours
sans repos.
-
Vous comprenez, mon Général, qu'arrivés au repos, ils restent
au lit un peu plus tard…
-
Si c'est ainsi, oui, oui, je comprends…
Or,
si le Général voulait y aller voir en première ligne, il
pourrait se rendre compte que les choses se passent exactement
à l'opposé de ce qui lui est raconté - que les trois quart du
temps il n'y a pas un seul officier, que le "quart"
est pris par l'adjudant, l'aspirant pour leurs sections
respectives quand elles sont en première ligne, et que les
nuits où ce sont les sections des sous-lieutenants ou
lieutenants qui sont de guet aux créneaux tandis que les deux
autres sont au repos relatif de deuxième ligne, on envoie
l'adjudant ou l'aspirant de minuit à 5 heures du matin
remplacer M. X, sous-lieutenant, qui s'en va dormir à l'abri du
capitaine. Ce qu'il y a de plus scandaleux, c'est qu'il ne vient
jamais à l'idée de faire la même gentillesse à ces
sous-officiers. Ceux-ci font donc leur quart réglementaire,
plus un petit supplément au profit des officiers. Et il est
tout naturel n'est-ce pas, que ce soient les officiers qui
soient les plus fatigués…
Ajouterai-je
que pendant les sept journées et les huit nuits passées en
première ligne par la Compagnie, le Capitaine, après la
reconnaissance inévitable du secteur, n'a pas mis les pieds
dans la tranchée ? Il a dormi dans son abri.
Le
17 septembre - "Les curés
sont des fainéants". Cet axiome de nos
luttes anticléricales me revient en mémoire en sortant de
l'église d'Oeuilly, où j'ai trouvé quelques soldats venus là
pour prier et entendre une messe qui n'a pas eu de prêtre.
Pourtant, je vois se détacher sur le flanc abrupt du coteau, la
haute silhouette d'un brancardier ex-missionnaire en Corée, une
serviette sur l'épaule. Il vient de faire ses ablutions à 10
heures du matin, et n'a pas eu le courage ni le temps de faire
apporter à l'église sa chapelle portative pour réconforter
les croyants qui doivent monter ce soir en ligne.
Après
les "canards" sur la relève de la D.I., voici la
réalité : les Bataillons du régiment remontent en secteur.
Nous serons cette fois Compagnie de réserve. Est-ce pis. Est-ce
mieux. La question n'a qu'une importance relative pour ceux qui
ont "quitté tout pour trouver tout".
Imitation,
III.
Au
crépuscule sur la croupe n° 8, Oeuilly.
Nous
montons ce soir nous enterrer pour une semaine. Une dernière
fois, j'emplis mes yeux de lumière et de verdure, avant d'aller
au pays de la nature morte.
Cette
deuxième montée en ligne se prépare comme un rite habituel.
Le Plateau des Dames a été mis à l'épreuve, il n'a plus rien
du mystérieux de la première occupation. Les hommes savent où
ils vont. Tous sont calmes et aucun ne croit être marqué pour
redescendre dans la lugubre fourragère…
Ils
ont été beaucoup plus agacés par l'ordre de rentrer dans la
grotte à 5 heures, ordre donné par le Général parce que
quelques obus tombaient dans la vallée. Les troupiers
flairaient une précaution dictée par le courage prudent des
Q.G. beaucoup plus qu'un souci réel de la préservation des
soldats :
-
Est-ce que ce soir ils vont nous faire mettre dans les abris
pour un obus qui passe, disaient-ils ? avec quelque raison.
Qu'on
nous donne au moins de la lumière… or les mécanos étaient
à la soupe et les fantassins dans l'obscurité.
Le
18 septembre - 1 heure. P.C.
Frise.
Relève
en pagaye - hier (?) - obus - gaz - erreurs de direction.
Cette nuit travail d'approfondissement du boyau.
Rencontré
l'aumônier Prunier, le préparateur des communiants de Guivry.
Échange
de quelques réflexions sur le séjour en première ligne.
La
paix morale, le grand calme intérieur que l'on y goûte. Une
vraie retraite.
Il
n'y a que cette ombre au tableau, fis-je, en désignant le nuage
de fumée et de poussière que faisait à quelque cinquante
mètres de nous un obus de gros calibre.
Et
Prunier avec son beau sourire d'apôtre :
Bah
! Ils rapprochent de Dieu !…
Le
18 septembre - 21 heures.
De
ma niche, j'entends toutes les conversations de la sape où est
le Commandant Ciambelli :
Quel
type que ce vieux Corse ! Il a blanchi sous le harnais : il a
l'air avec son bedon, ses bajoues pendantes d'un vieux gaga.
Certes, il a de petites manies, il "gueule" pour des
riens, mais quand il discute service questions techniques, si
son érudition n'apparaît guère, que de bon sens ! De bons
sens prudent, éclairé, averti.
Il
en remontrerait à tous les aigles des E.M. Il a des expressions
délicieuses qui partent dans sa discussion bégayante qu'il
soutient avec logique. Ce sont en général des comparaisons
imagées, saillantes, populaires, populacières même.
Il
critique avec son bon sens les dispositions du Commandement et
ne se gêne pas pour faire savoir que telle mesure est "i,
i, idiote !"
L'Artillerie
se met à tirer ce soir pendant que d'autre part le Commandement
prescrit du travail d'organisation défensive.
Y,
y, sont fous ! S'ils tirent ils appellent la réplique ! Alors,
qu'est-ce, qu'est-ce qu'ils veulent que les fantassins foutent ?
Quand on a à passer devant un nid de guêpes, on ne va pas à
l'avance fourrer son bâton dans leur trou !…
Je
me suis offert ce soir la joie de distribuer moi-même les
lettres à mes poilus dès qu'elles furent arrivées. Accueil
qu'on fait rarement aux adjudants !
Marbout,
décachetant sa lettre trouve un billet et pousse ce cri
spontané avec une mine de surprise joyeuse : Oh ! Chouette ! au
drapeau !
Le
19 septembre - Nous avons nos
hontes et nos plaies secrètes causées par les défaillances du
caractère national - ces pénibles affaires Almereyda,
Duval, Bolo, Turmel sont le fait de tristes personnages tarés -
comme il en existe dans tous pays. Mais d'où vient que ces
scandales éclatent particulièrement nombreux en France.
Comment se fait-il que ces champignons vénéneux poussent avec
tant de facilité sur notre sol ?
N'y
a-t-il pas une responsabilité générale de la nation ?
N'est-ce pas à une lâche tolérance, à une indulgence peu
digne des fonctionnaires et du public qu'est dû le succès de
ces aventuriers. Si la moralité publique avait une pudeur plus
énergique, plus vigoureuse elle étoufferait d'avance des
parasites criminels, comme une vigoureuse emblavure étouffe le
chiendent, comme un sang jeune et sain guérit une piqûre,
enraye un furoncle.
Il
ne faut pas s'exagérer le mal, le bon sens de la rue reprend le
dessus, mais attention, dans la lutte à mort où nous sommes
engagés, dans l'organisme surmené, affaibli du pays, une
contagion malpropre ferait des ravages redoutables et peut-être
irrémédiables, comme la tuberculose quand elle s'implante chez
ceux qu'une fièvre a débilisés.
Lu
dans le Mercure de France un clair article de Duhem sur la
question d'Alsace-Lorraine.
Les
socialistes sont des ignorants et des niais de croire et
d'espérer qu'une transaction, un accord amiable peut aboutir
avec cette nation orgueilleuse qui ne sent pas comme nous.
Ils
ne songent pas à l'effarante mentalité d'un peuple qui peut
trouver en lui une quasi-unanimité pour soutenir, obtenir et
approuver les lois cyniques sur "l'expropriation morale et
territoriale des races incompétentes".
Qu'ils
songent donc aux mesures appliquées sans révolte de la
conscience publique aux Polonais méprisés et foulés sans
scrupule ni ménagement ! Qu'ils mesurent s'ils peuvent
l'abominable orgueil qui fait vibrer des lèvres prussiennes
quand elles prononcent avec une intonation spéciale : Es sind
Polen ! Je frémis en songeant que le même traitement nous est
réservé, si nous acceptons la seconde défaite, actuelle, car
l'orgueil allemand aujourd'hui, plus encore que les armées
allemandes est triomphant.
La
racine du mal est dans cet orgueil. Ce n'est pas seulement les
soldats allemands, le matériel allemand qu'il faut dominer pour
qu'il y ait victoire de la France, c'est l'orgueil allemand
qu'il faut détruire et remplacer dans les cœurs germaniques
par un sentiment d'humilité et par une reconnaissance avouée,
constituée, acceptée du vice qui a fait le malheur de
l'Europe, du monde entier bientôt, qui a fait - pour un temps -
la prospérité et la force de l'Allemagne et qui doit en faire,
en fin de compte la ruine.
Tant
que cela ne sera pas obtenu, il n'y aura point de paix sur la
terre.
Le
20 septembre - P.C. Frise.
Toujours
la même position d'attente en réserve au fond d'un abri :
inertie imposée, inertie complète, des heures, des heures, des
jours. Le secteur est si traître que l'on ne peut jamais
s'aventurer un quart d'heure dehors à l'air libre sans risquer
un obus ou une grenade. Il en vient comme cela pour un oui, pour
un non, pour un rien, à droite, à gauche, en avant, en
arrière avec une irrégularité déconcertante dans le temps et
l'espace. Il faut toujours être en alerte, prêt à bondir au
moindre appel.
Ainsi
à midi. Après la sérénade du matin, et un calme quasi absolu
après 10 heures, arrivent en rafales des obus lisses
assaisonnés de grenades, puis aussitôt monte de nos lignes la
fusée demandant le barrage : il paraît que l'ennemi s'est
avancé devant nos parapets. Automatiquement arrivent comme des
ouvrières furieusement pressées les salves de 75. Les obus
passent avec leur clair sifflement métallique si familier puis
la voix sourde des 155 répond aux rageuses explosions des obus
allemands. C'est encore la grande Bamboula…
J'étais
assis à l'entrée d'un abri voisin de celui où est ma section.
J'achevais de déjeuner avec Lavandier. Je l'ai quitté, inquiet
sur ce barrage anormal en plein jour, et j'ai fait équiper nos
"Tigres" comme les appelle le Commandant.
Puis
le calme est revenu ; nous avons repris la sieste interminable.
Heureusement j'ai des livres et les journées passent à la fin,
pour moi tout au moins, qui sais et peux m'occuper, presque trop
vite…
De
cette adaptation harmonieuse à la nouvelle situation, au
régime abominable, j'ai fait part à Louis, espérant le
consoler de l'impossible paix qui s'attarde. Il me demande si je
jouis de toutes mes facultés et regrette pour moi que je n'ai
pas été en première ligne depuis le début de la guerre…
Une
lettre intéressante de Malblanc, il ouvre des perspectives
d'avenir sur le rôle que nous, les naufragés de l'Université,
nous aurons à jouer, après le retour de l'Alsace pour ramener
de la Kultur à l'âme française des enfants égarés de
Strasbourg…
Ce
serait en effet une utilisation de nos vains efforts antérieurs
et une compensation à la ruine de nos espoirs.
Cette
nuit aménagement de la tranchée. J'écris ces notes sur mes
genoux en X dans une entrée d'abri.
La
nuit est sombre. Je ne pourrai pas donner une leçon
d'astronomie à nos hommes comme hier quand la grande
silencieuse était si belle.
Le
21 septembre - P.C. Frise.
Journée
agitée. A l'aube grise, après un silence, un calme sournois,
tombent comme une avalanche derrière la première ligne, tous
ensemble, huit obus lisses. Une ahurissante surprise, une
épaisse fumée, une pluie de grenades de tous côtés, et dans
la confusion générale, une équipe d'allemands résolus saute
dans la tranchée, saisit un guetteur et l'emmène sans que
personne soit en mesure d'empêcher ou même de troubler le
retour de l'ennemi dans ses lignes. Toute la journée, passage
des obus. Le soir, vol insolent de "Fantômas"
au-dessus de nos lignes.
Le
22 septembre - P.C. Frise.
Cette
nuit aménagement de la tranchée de soutien.
Mise
à jour de "macchabées" comme disent dans leur
impitoyable argot les poilus : le sol est comme farci de
cadavres. Partout où l'on fouille la pioche "coule"
brusquement dans la pauvre chair humaine décomposée - elle
délivre subitement de cette terre maudite des bouffées de
puanteur. Ces beaux corps pleins de jeunesse, ces yeux
étincelants de lumière, de rêves d'avenir, ces muscles
énergiques confiants, ces jeunes gens montés à rangs serrés
sur la crête, et les voilà couchés, devenus des îlots de
pourriture, exposés aux brutalités de l'obus, de la pioche,
des passants…
Celui
trouvé cette nuit a été enseveli le long de la tranchée. Il
est couché dans le sens du nouveau tracé et le hasard du
creusement a fait apparaître, débordant la paroi à hauteur de
poitrine des passants un pied dans son brodequin, une main dans
son gant noir de chair décomposée.
Et
tandis que les parents attendent contre tout espoir des
nouvelles du malheureux enseveli là et porté disparu, les
passants se montrent du doigt les macabres restes :
"regarde ce macchabée".
Le
23 septembre - Voici dans
l'Oeuvre un accablant article de J. Hennesy
contre les défaillances de la bourgeoisie. Il intitule son
réquisitoire du titre significatif "le quatrième
état".
Oui,
le quatrième état a été enrégimenté par le parti
socialiste - et il monte - l'avenir, un avenir proche lui
appartient. Il a les jeunes avec lui, il a les masses, il a les
promesses faciles.
Par
son activité, sa jeunesse, son programme plus large, plus
généreux que celui de nos vieux partis usés, il m'attire.
Par
sa philosophie, son idéologie, ses sophismes, sa
méconnaissance myope de la nature humaine, il m'inquiète et me
tient à distance.
Il
procède trop de ce que je crois la grande erreur moderne : à
savoir que le moral est fonction du social, erreur psychologique
que je crois grave et redoutable par ses conséquences funestes.
Il tient trop à la quantité et néglige la qualité.
D'autre
part, la guerre, ses dangers, ses épreuves, ses ruines m'ont
rapproché de Dieu, ont réveillé, retrempé ma foi catholique,
et donné une activité très vive à mon sens religieux. Le
parti catholique, dans sa philosophie politique, dans la place
qu'il réserve à l'effort moral individuel et au principe de la
discipline morale et politique, des hiérarchies nécessaires
trouve en mon lot d'idées tissées dans la chair des fibres
puissantes.
Mais
les exécutants sentent trop le moisi, le renfermé, la vieille
fille prude pour qu'un jeune s'y sente à l'aise.
De
sorte que j'oscille vers les deux extrêmes et n'ai pas encore
pu trouver ma voie…
Mais
à quoi bon s'inquiéter. Qui sait si je serai appelé à la vie
politique. La guerre est si longue et si dangereuse.
18
heures. Cette nuit nous allons poser du barbelé à la barbe des
Boches…
Je
venais du P.C. du Capitaine qui m'avait fait appeler.
-
Quoi de nouveau, dirent mes hommes, curieux ? Est-ce la relève
?
-
Non, c'est à notre tour. Il faudra, cette nuit poser du
barbelé à la barbe des Boches.
Les
mines s'allongèrent, déçues et préoccupées. La nuit n'est
pas sombre et les lignes adverses à cinquante mètres l'une de
l'autre.
Il
me faut quinze volontaires. Qui s'inscrit ? Départ à 1 heure.
Les autres monteront les chevalets de frise et les rouleaux à
partir de 22 heures par le boyau.
Et
les noms s'égrenèrent, tandis que je disais à chacun son
numéro d'ordre : Oulet 1 - Crochard 2 - Fabre 3… Brunet 12…
La
cascade des noms, d'abord pressée se faisait plus lente, puis
s'arrêta.
Un
silence.
-
Inscrivez : Joyeux…
-
13, fis-je.
-
Et Joyeux ajouta : tu ne viens pas Chapot toi qui es de toutes
les sauces ?
-
Non, pas ce soir.
-
? ? ? Pas ce soir ? Pourquoi ?
-
Je tousse trop fort.
-
Allons, Faye, vous un ancien ? fis-je.
-
J'en ai fait plus que ma part. J'en suis revenu. J'irai si je
suis désigné… Les jeunes-là.
Ils
sont là, quelques-uns de la classe 17 qui se regardent,
indécis, à la clarté blafarde de la bougie au fond de la
sape. C'est qu'ils sont quelque peu chargés d'appréhension
devant cette tâche, nouvelle pour eux. Ils sont à peine
familiarisés avec la tranchée où l'on ne montre sa tête
qu'avec de grandes précautions. Passer le parapet, parcourir la
"pampa" où les innombrables explosions ont tué
l'herbe et creusé de tant de trous suspects, pleins de menaces.
C'est une démarche qui inquiète.
-
Si les Boches avaient préparé un piège ? (Ils ont fait hier
un coup de main et ont emmené un chasseur).
-
Si les Boches nous entendent, nous aperçoivent et qu'ils nous
envoient des grenades, ou de ces sournoises bombes à ailettes ?…
-
Si la mitrailleuse maniaque qui toute les nuits, à chaque
instant, déchire une bande, là, dans le petit poste en face,
dirigeait son balai d'acier sur nous ?…
-
Si un de ces effrayants et brusques tirs de barrage nous tombait
dessus comme une avalanche ?…
Toutes
ces craintes passent confusément sur les lèvres hésitantes de
mes bleus et leur dessèchent la gorge. Enfin deux se décident,
lèvent la main, allégés de la résolution qui pesait à leurs
tempes. Les autres restent confus ; ils sont vexés d'être ou
de se sentir inférieurs à leurs camarades. Cette fois
l'équipe est au complet.
Je
devine leur embarras et pour les en tirer un peu et éviter les
taquineries, je les rassure :
Ce
sera pour vous la prochaine fois. Et maintenant Repos en
attendant le "boulot".
Il
est 21 heures. Au fond de l'abri, viennent mourir avec les
derniers propos du jour les ébranlements sourds des dernières
"marmites".
Mais
à minuit le guetteur à la porte rentre et crie : les masques
en alerte, les Boches bombardent le secteur de droite avec des
obus à gaz. Les "sirènes" donnent l'alarme. Les gaz
! Le souterrain assoupi s'anime des gestes brusques des mains
qui cherchent à tâtons la boite à masque.
Les
gaz ! Rien ne pèse aussi lourd que cette menace. Beaucoup de
braves éprouvés qui n'ont pas faibli ni perdu la tête devant
les éclatements des obus ou le scintillement glacial des
baïonnettes sont affolés, démoralisés par la menace : les
gaz !
Je
bondis dehors.
Dans
le ciel étoilé passent en décrivant une trajectoire très
courbe des projectiles d'un rouge écarlate. On les entend
tomber sur le sol avec un bruit sourd. Sans le hurlement
sinistre des sirènes on dirait une fête de nuit où des mains
invisibles jetteraient des pommes ardentes à une foule dont on
entend les voix pressées.
Les
fusées jettent leurs arches lumineuses et éphémères
au-dessus de la plaine fiévreuse.
Les
gaz ! L'air vif de cette nuit d'automne se glisse comme une
couleuvre sous ma vareuse. Je frissonne. Aurais-je peur ?
Je
songe à la "grotte du Chien" dont je lisais,
terrifié, autrefois quand j'étais bambin, la description
mystérieuse.
Recevoir
un balle dans la tête, un morceau de fonte dans le corps,
mourir comme j'ai appris étant petit, que mouraient les
soldats, je veux bien, c'est accepté. Mais crever comme ce
chien !
Non,
cela nous répugne, nous effare. Le sacrifice est trop grand.
Je
suis obligé de serrer les mâchoires.
Le
moment est choisi pour aller poser du fil de fer, dit un poilu.
Ce n'est pas sur notre secteur, et puis cela se calmera
peut-être, répliquai-je. Attendons. Je retarderai le départ.
Allez vous reposer, il n'y a pas de danger immédiat.
En
effet, au bout d'une heure, la grande paix vivante d'une belle
nuit semblait avoir reconquis la plaine tout à l'heure en
émoi.
-
Allons, debout, les amis, et en route, criai-je dans la sape.
Et
par l'étroite ouverture au bout de cet escalier venant du
souterrain les hommes glissaient silencieux comme des images qui
s'échapperaient du soufflet d'un appareil photographique.
La
file se forma dans le boyau. Et sans bruit, sans paroles, elle
me suivit dans les méandres du boyau vers la première ligne,
où un de mes vieux camarades était de guet.
-
Ah ! C'est toi qui es de corvée. Bien. Viens par ici je vais te
montrer la chicane. On entend les Boches travailler, ils nous
laisseront peut-être tranquilles. J'ai mis une patrouille.
Je
me retourne vers mes hommes :
-
Deux anciens, deux types à cran, passez en tête pour dérouler
le fil, les autres firent la chaîne.
Les
ombres glissèrent en file indienne sur le parapet, tantôt
disparaissant au fond des entonnoirs, tantôt se profilant sur
les lèvres des cratères.
Et
le travail commença, sans bruit, sans fièvre comme celui de
fantômes tissant un vêtement mystérieux à cette terre
désolée. Dès qu'une fusée s'élevait et promenait au gré du
vent sa draperie lumineuse, toutes les silhouettes d'un geste
mécanique s'aplatissaient sur le sol fauve et se confondaient
avec lui.
A
quelques mètres en avant des travailleurs on distinguait
vaguement les allées et venues rampantes de la patrouille de
couverture. On aurait dit des larves énormes qui fouillaient
l'ombre.
Je
m'avançai auprès d'elles.
-
Quoi de nouveau ? dis-je à voix très basse, presque
imperceptible.
-
On a entendu une motte de terre dégringoler en avant, mais on
n'a rien vu, me dit le caporal.
Avançons
un peu, pour voir. Et le revolver en main, avec d'infinies
précautions nous nous glissâmes dans le trou d'obus tout
proche. Et l'oreille tendue, nous cherchions à distinguer dans
la rumeur sourde des canons lointains, dans le frémissement du
fil métallique déroulé derrière nous et dans les coups de
pioche de l'atelier ennemi vers l'avant, quelque bruit insolite.
Nos prunelles agrandies scrutaient les ténèbres. Rien de
suspect :
Tout
à coup, une fusée éclaira en plein notre champ d'observation.
A cinq pas de nous, tapis sur le sol, le fusil braqué, deux
Boches nous épiaient, immobiles. Le rideau d'ombre retomba et
nous glissâmes nos têtes derrière l'ourlet de l'entonnoir,
attendant…
En
ces minutes là, un calme extraordinaire nous tient le cerveau
clair, le poignet sûr. Ce n'est qu'après, quand tout est
redevenu normal, que vous vous découvrez une soif subite.
Nous
attendons. Pas un bruit. Sûrement ces ennemis ont la même
consigne que nous : voir et garder. Rien d'offensif, ce n'est
pas l'heure. Nous attendons une autre fusée. La voici. Le trou
d'en face est vide. Les deux "Fritz" se sont retirés.
Je
reviens vers mes travailleurs qui se hâtent sans qu'il soit
besoin de les presser.
A
4 heures la tâche prescrite est achevée.
Les
hommes se coulent dans la tranchée, comme délivrés d'un
poids. Ils ne craignent plus de causer à mi-voix, de heurter
les fusils. Là-bas, on entend un bruit pareil à celui d'une
pierre à aiguiser glissant sur une faux.
-
Tiens, remarque Joyeux, est-ce que Fritz fauche ses regains ?
-
Penses-tu, réplique un voisin ! Il racle sa pelle, il a du
toupet. Mais enfin, pour une fois il a été bon joueur - salut.
-
Sergent, est-ce que tout le monde est rentré ?
Par
acquit de conscience, je lance la fusée signal pour les
sentinelles.
Et
maintenant, les enfants, allons prendre le jus…
Le
25 septembre - Attente de la
relève. Journée incolore.
Un
sergent du 215ème nous raconte que son régiment est
resté trois ans presque dans les Vosges, sans combat, sans
effort, sans pertes, quatre tués…
Il
est des régiments privilégiés.
Le
25 septembre - St-Gilles.
La
relève s'est faite sans incident ni accident. Départ de l'abri
vers 11 heures. Nous longeons le flanc du ravin de Troyon. La
lune éclaire, comme un ami fidèle qui accompagne notre
départ, jusqu'à la ferme Malbâtre - et semble s'en aller
quand nous avons passé la zone dangereuse.
Dès
qu'on a passé l'Aisne, explosion de chansons, de rires, de
conversations bruyantes.
Montée
de la longue crête de Longval.
Traversée
de Fismes.
Arrivée
à l'aube dans ce village un peu moyenâgeux de St-Gilles.
20
heures.
Je
redescends du pays de la vie haute et harmonieuse où m'avait
porté pour quelques instants la musique du régiment.
Quelle
étrange nature nous avons ! Patauger, se traîner, se
débattre, aller tant bien que mal avec son corps et son âme
accouplés, enchaînés au même joug - des malheureux l'un et
l'autre, l'un tirant en bas et l'autre en haut, et zigzaguant
tantôt vers l'idéal, tantôt vers la plaine grasse des sens -
et ni les corps, ni les âmes ne goûtant à fond leur joie
particulière sauf par rares échappées où quelque philtre
dissout les courroies du joug.
Ce
soir, un peu de musique a suffi pour libérer l'âme, et la
laisser s'en aller vers la plaine haute et pure où elle oublie
la servitude de la chair.
Guynemer
est disparu. Une des plus étonnantes et des plus françaises
figures qui nous est ravie par la guerre dévoreuse.
Un
peu d'idéal qui nous est arraché ou peut-être qui est monté
vers l'Inaccessible. Vers l'Inaccessible qui attire les jeunes
enthousiasmes…
Le
Repos. La Détente. Après ces douze jours d'accablement, les
voici. Et c'est composé de choses si simples et si appréciées
pourtant :
Se
dévêtir, se déchausser, faire ruisseler de l'eau sur sa chair
surprise, se délivrer de la vermine, mettre du linge propre sur
la peau épanouie, s'asseoir sur une chaise, à une table,
manger de la soupe chaude, dans une assiette, boire dans un
verre, regarder à travers des vitres, être entouré par des
murs ornés de photos ou de calendriers, regarder l'heure à une
horloge, entendre une cloche, une voix de femme, se promener
sans inquiétude, sans avoir l'oreille tendue vers quelque
souffle menaçant, regarder vers le ciel et n'y plus craindre
l'apparition du nuage brutal et dangereux des fusants, s'en
aller comme il plaît à vos pieds, sans cette démarche
cauteleuse et inquiète que l'on a dans le boyau, prête à tous
les bonds ou à l'aplatissement sur le sol, rire, chanter, ne
plus sentir la mort qui passe, croire en l'avenir, ça c'est le
Repos.
Le
27 septembre - St-Gilles.
Présentation
des officiers et sous-officiers du 3ème Bataillon au
Colonel - au nouveau Colonel - Barthélemy - Mauriot n'a pas
emporté de regrets. Celui-ci en laissera-t-il…
De
taille moyenne, tenue simple et correcte, physionomie jeune à
laquelle des yeux bleus d'acier donnent une expression de froide
énergie accrue par la mâchoire sèche et le nez légèrement
busqué.
Il
est paraît-il, d'un calme extraordinaire au feu…
Il
donne l'impression d'un chef sévère et juste. Il nous a
carrément déclaré que si l'on a dû en avril-juin réprimer
quelques mouvements d'insubordination, de révolte, la faute
principale en était aux chefs qui n'avaient su ni prévoir ni
prévenir le mal. Parce qu'ils se désintéressaient trop du
moral de leurs hommes.
Un
chef d'escouade, un chef de demi-Bataillon, un chef de Bataillon
et même à la rigueur un Commandant de Compagnie doit
connaître ses hommes :
Non
pas savoir qu'un tel se nomme Pierre ou Jacques, mais connaître
le caractère, la situation de famille, la formation
intellectuelle et morale de chacun.
Plus
la guerre dure, plus il est impérieusement utile de rapprocher
les chefs des hommes, les officiers surtout doivent vivre en
contact de plus en plus intime avec le soldat pour l'aider à
supporter les misères d'une guerre trop longue.
Le
28 septembre - St-Gilles.
Les
jours s'égrènent dans ce village où nous espérions ne faire
qu'une simple halte : le temps de nous décrasser et de faire
les préparatifs d'embarquement. Les bruits les plus
fantaisistes circulent : Départ près de Paris - Nouveau
secteur dans les Vosges - Attaque après une quinzaine passée
ici - et ensuite, seulement ensuite le changement de secteur et
le vrai repos ; car ici ce n'est pas le vrai repos. Le village
est trop petit pour la troupe qui s'y entasse ; il est sans
approvisionnement, sans distractions, sans aménagement. Les
quelques bons cantonnements qui s'y rencontrent ont été
occupés depuis longtemps par une section de T.M. Plus un seul
lit. J'ai pour tout confort un appentis où mes deux sergents et
mon Chemineau nous nous partageons l'étroit espace que nous
laissent libres des cages à lapins et des fagots nids à rats.
Les araignées ont tissé des baldaquins gris entre les
poutrelles. Leurs toiles tamisent la lumière mais n'arrêtent
pas l'air humide des matins d'octobre. Pour matelas, un peu de
paille où nos prédécesseurs, des noirs, ont laissé un beau
cheptel de poux et de puces. Pas un siège, pas une planche pour
écrire un peu, sinon le traditionnel genou.
Dans
les rues, on ne rencontre que des vieilles. Pas un visage
souriant de femme qui vous fasse croire à la jeunesse ou rêver
à l'amour.
C'est
étrange, l'assoupissement des sens quand on a vécu un mois
dans le désert. La chasteté n'est plus une vertu. C'est un
état naturel - que ne troublent plus les tentations endormies -
absentes - ni le sang calmé - du sang d'enfant.
-
Depuis que nous sommes ici, à chaque instant émergent dans ma
mémoire avec une rare précision dans les détails, mes
souvenirs de Krems… La terrasse du café à Dürnstein. Le
retour par le bateau, par la nuit scintillante - Am Brummel.
Hansi à la fenêtre du Postamtes. Im Caféhaus - Am Friedhof -
Stefanskirche. Tout s'élève lentement comme ces tourelles à
éclipses des forteresses ou des navires qui amènent des
profondeurs sombres des forces formidables en plein ciel.
-
Au concert donné par la musique du régiment, j'ai entendu ce
morceau choisi des Saltimbanques qui me tord à présent de
tristesse, celui que Maurice me chantait aux heures de communion
:
"Renonce
à ton rêve orgueilleux…
Reprends
ta place,
Tu
feras mieux, tu feras mieux.
Mon
pauvre Paillasse…"
Puis,
celui-ci, chanté à pleine joie et à pleine voix sur l'Aller
il y a exactement six ans, par un radieux crépuscule d'automne
où nous étions allés en barque ainsi que dans un nid
dérivant au long du courant berceur, dans un nid ouaté
d'amitié, d'amour, de jeunesse et de joie :
"C'est
l'amour qui flotte dans l'air à la ronde…"
Il y avait là, Suzi et Renée, les deux petites parisiennes,
Frau Helena, Fraülein Wulf, Herr von der Brelie et nous deux,
et le soleil, et l'espoir, et la libre insouciance, et l'avenir…
La France renaissante et l'Allemagne menaçante.
Maintenant
la guerre a remplacé l'eau du fleuve par du sang. Le fougueux
jeune homme est sous la terre dans le cimetière bouleversé au
bord de l'Aisne. Son frère, le pauvre Paillasse, a volé trop
haut, et me voici désemparé, sans avenir, sans horizon,
pataugeant dans la boue gluante des boyaux ensevelisseurs des
jeunesses aventureuses et des projets d'avenir, tombeaux des
corps et des âmes jadis enthousiastes.
Et
j'entends par delà la mêlée, la jeune femme allemande qui
murmure :
"es
muss doch Frühling werden !" (Le printemps reviendra
bien pourtant ! )
Le
29 septembre - St-Gilles.
Le
Salut.
Le
régiment est en réserve de C.A. dans ce petit village où l'on
ne craint plus les obus, ni les gaz. Ici l'on peut circuler par
groupes, emplir les rues, de vraies rues avec des maisons
intactes, sonner les cloches. Sereine et pure, la voix de la
cloche part dans le crépuscule. Elle appelle au
"Salut". Et elle semble une voix d'ami retrouvé.
Et
tandis que les bistros s'emplissent de clients, de bruit et de
fumée, la petite église du village se peuple lentement :
C'est
une vieille, très vieille église de village aux piliers
énormes, aux décors naïfs et moyenâgeux. Les nefs ont des
recoins délicieux que des générations de vieilles ont empli
du parfum des Ave Maria.
La
porte massive grince sur ses gonds rouillés et les ferrures
disjointes troublent le silence à chaque instant. La nuit
s'épaissit. Les voisins agenouillés ont peine à se
reconnaître. Mais l'aumônier sort de la sacristie en surplis
blanc, qu'il retrousse pour tirer de sa poche de culotte un
briquet à essence. Il allume deux bougies à l'autel, et dans
la nef çà et là, un soldat tire aussi de sa poche briquet et
bougie, fait couler sur le banc un peu de stéarine pour fixer
la bougie tandis qu'il ouvrira son petit recueil de cantiques
afin de pouvoir continuer dès que l'aumônier aura commencé :
Je suis chrétien, voilà ma gloire.
Et
c'est un curieux tableau que forment ces îlots de lumière
blonde dans l'ombre brune de l'église d'où sortent les voix
jeunes et ferventes des croyants.
Ils
sont là groupés au hasard des bougies qui semblent attirer les
nouveaux arrivants. Je ne sais pas leurs noms, mais nul n'est
inconnu.
Dans
un régiment on a vite fait de noter les physionomies, de se
sentir les coudes, de pressentir même les idées, les
sentiments, la culture de cet anonyme que l'on croise et qui est
votre frère d'armes, et dans une réunion de le reconnaître.
Même, il y en est quelques-uns que l'on attend à tel lieu,
d'autres que l'on y découvre avec surprise, d'autres encore que
l'on devine fourvoyés, dépaysés.
Je
promène mon regard curieux sur ces têtes penchées, sur ces
soldats qui ont répondu à l'appel de la cloche, qui sont venus
se recueillir un moment, qui se sont enfuis du brouhaha de la
rue, ou du marchand de pinard, qui se sont écartés un instant
de la promiscuité du grenier pour écouter leur âme, reposer
leur cœur, penser à leurs affections, rechercher un peu
d'éternel et d'infini.
D'abord
ceux qui n'ont pas perdu cet air timide, prudent, défiant,
cauteleux, ni chair, ni poisson, qu'ont les sacristains, les
habitués des sacristies et les séminaristes. Ils sont un
groupe qu'on est sûr de trouver aux premiers bancs, ou autour
de l'aumônier.
Puis,
un bon nombre de petits soldats de 2ème classe avec
des brisques (de rubans de blessures) de ceux qui sont de la
foule, de la troupe héroïque et méconnue, qui sous la charge
de trois années de guerre et d'uniforme ont conservé le regard
lent et droit, les gestes mesurés et dociles, la foi simple et
pure des petits paysans qu'ils étaient et qu'ils aspirent à
redevenir.
Parmi
toutes ces physionomies un peu ternes se détachent des têtes
au front plus ample, au regard plus hardi, on devine la foi plus
savante, et plus ferme d'hommes qui ont subi l'épreuve de la
vie du siècle, des critiques de la pensée libre et de la libre
pensée et qui, en fin de compte, par besoin, par conviction,
par volonté sont restés hardiment catholiques, des catholiques
dont la foi ne sent pas le renfermé, ni l'éteignoir, ni
l'ignorance et qui prient et ne s'excusent pas de prier et ne
dissimulent pas aux camarades qu'ils vont prier. Ils gardent une
allure de combattants. C'est eux qui, à la tranchée,
prouveront qu'un croyant se bat ou tient mieux qu'un athée.
Quelques-uns sont gradés, d'autres laissent deviner une culture
soignée, une position sociale relevée.
Enfin,
parmi tous, ou au coin d'un pilier les têtes à surprise.
C'est
Dispane, le loustic, le guignol du Bataillon, qu'on croyait un
sac à diable et qui s'incline ici, dans l'ombre où je
l'observe, avec des frémissements de vie intérieure. C'est
Fève, une figure déshéritée, que l'on est tout disposé à
soupçonner aussi laide au moral qu'au physique, une vraie
allure d'apache que l'on est tout étonné de voir s'agenouiller
spontanément et se recueillir, comme pour se délivrer des
méfiances et de la misère qu'il traîne avec lui.
Dans
la foule en apparence uniforme et pourtant variée des
assistants se glisse une femme vêtue de deuil, elle tient par
la main un garçonnet, elle est suivie de trois fillettes, l'une
est bientôt une jeune fille. La mère va occuper avec ses
enfants un banc vide. Pendant les chants et les prières elle
reste la tête dans les mains, silencieuse. On devine une vie
héroïque après une catastrophe…
Pas
d'autre "civil" et la fête religieuse du soir reste
avec son caractère militaire : la causerie de l'aumônier et
les allusions à la vie dangereuse du troupier, les prières à
haute voix, les chants liturgiques qu'un cantique belliqueux
complète :
"Ils
ne l'auront jamais, jamais". Le beau pays de France…
La
ferveur ambiante, la foi loyale et courageuse, la confiance
commune, l'émotion des prières et des chants, le recueillement
de la bénédiction, l'entraînante jeunesse de ces jeunes gens
sacrifiés ou prêts au sacrifice, la vie intérieure qui
émerge délivrée de l'effarouchement que lui cause la vie
civile, tout cela donne peu à peu à l'âme la température
émouvante où l'on sent couler la grâce dans les veines, où
l'on est heureux d'entrevoir Dieu et où l'on se sent capable de
toutes les grandeurs et de tous les sacrifices. On s'est élevé
pour un moment à la vie morale, vers les hauteurs sereines où
nous atteignons si rarement.
Puis
nous nous en irons plus fermes, dans la nuit, retrouver nos
autres compagnons d'esclavage.
Le
30 septembre - Ravenet est venu
me chercher à 14 heures pour aller rendre visite à l'adjudant
Simon de la 6ème. C'est un ex C.O.A. versé dans
l'Infanterie que nous avions entrevu à Dôle les premiers jours
de la Guerre quand on formait les détachements du service des
subsistances. C'est un Franc-comtois de la vraie race, simple et
fort. "Un franc-comtois qui n'a pas été gâté par la
ville" me dit Ravenet quand nous revenons au village.
Je
serais comme cela, moi aussi, me dit-il, si je n'avais pas fait
la noce, si j'étais resté à Noidans-le-Ferroux.
Nous
sommes allés en causant jusqu'au champ d'aviation, voir les
appareils, les aviateurs.
On
croirait une exposition industrielle. Des baraquements avec des
stores aux fenêtres, des freluquets attifés en décadents avec
des chaussures aux lacets de soie : c'est la guerre en
dentelles, la guerre en artiste, à l'occasion.
Quand
je songe à la guerre visqueuse des pauvres fantassins boueux et
pouilleux !…
Les
officiers sont allés à une réunion, à une conférence avec
le Général Commandant l'Armée, le Général Duchêne.
Appréciation
laconique et éloquente, non pas celle d'Augereau à Masséna
sur Bonaparte mais peut-être aussi juste :
"Duchêne
est un con".
Et
malgré cette sévérité aveugle, trop cruelle pour être
exacte, j'ai grande tendance à souscrire au jugement depuis que
je l'ai vu, ce général, venir l'autre après-midi perdre son
temps, aller de soldat en soldat en demandant : comment
t'appelles-tu ? De quel pays es-tu ?
Et
disant : ils ont tous bonne mine, ils sont gras, bien soignés !
Si c'est tout ce qu'un Général d'Armée sait et peut voir !…
Le 1er
octobre 1917
Chaque
nuit les avions ennemis viennent bombarder la région.
Je
m'ennuie dans ce pays ! Pas d'occupation.
La
population est sale, pauvre, dépravée. On voit des femmes
déguenillées passer dans les rues avec un litre de pinard sous
chaque bras. On les entend jurer des Nom de Dieu comme des
charretières. Les gamins vont pieds nus, effrontés et sales.
Le
2 octobre - Des nombreux
"canards" qui volaient, aucun n'était le vrai.
Voici
de l'inattendu. Le Régiment quitte la Division. Nous embarquons
demain pour une autre destination inconnue. Verdun ? Les Vosges
?
Une
division du XXème Corps, dit-on aux environs de
Bar-le-Duc.
Elle
nous attend pour attaquer.
Elle
a été fauchée trois fois, elle va être envoyée dans un
secteur pépère… etc… etc.
J'attends
avec indifférence, sans déplaisir de quitter l'Oise-Aisne et
faire connaissance avec les terrains jurassiques, les
populations de l'Est. On verra.
De
Ravenet, cette confidence bien inattendue quand je le
questionnais sur le gibier local :
-
Par périodes, j'ai comme un besoin de fidélité.
Le
3 octobre - St-Gilles.
J'achève
la lecture du Feu de Barbusse.
L'état
où me laisse la lecture et l'effet de ce livre qui donne le
cafard se traduit bien par ces vers de Baudelaire :
"Malade
et morfondu, l'esprit furieux et trouble,
Blessé
par le mystère et par l'absurdité".
J'avais
écrit à Marthe mon appréciation, en termes sévères, des
premiers chapitres.
Le
livre est faux par exagération et parti pris. Je loue la
maîtrise de l'artiste à dépeindre l'horrible, mais je dénie
à l'écrivain la probité dont il fait étalage comme ces
nouveaux riches d'un faux titre de noblesse acheté en secret.
Parce
qu'il a fait une peinture hardie, il veut faire croire qu'elle
est loyale.
Moi
? Menteur ? Ah ! Par exemple !
Mais
oui, monsieur.
Au
crépuscule. Le ciel est malade. Des nuages traînent au long
des collines comme des crêpes mouillés.
Il
ne pleut pas, il fait humide et sombre. L'été s'en est allé,
et c'était son dernier sourire lointain que ces belles
après-midis ensoleillées que nous avons eues.
Pas
d'activité. Je m'englue en ce village. Mon cœur s'alourdit
comme si le remords s'accomplissait au fond.
Pas
de lettres. Pas de travail. Pas de but. L'hiver. La nuit. Les
heures lasses.
Je
n'ai pas le courage de réagir, de prier. Les soldats se tassent
à la porte de la coopérative pour emporter dans un bidon un
peu de gaîté lourde et de mauvais aloi.
Au
loin, des détonations sourdes pareilles aux hoquets de monstres
agonisants. Je m'en vais dans le chemin creux hors du village,
seul, et les groupes que je rencontre ont, eux aussi, l'air
accablé.
Est-ce
le manteau noir du ciel qui pèse ainsi sur tous les cœurs.
J'ai le cafard. Je ne sais à qui me raccrocher.
"Elle" est noyée au fond de l'océan de haine.
"Elle", la première, est partie désespérée avec un
autre qu'elle n'aime pas.
"Elle"
- l'autre, la dernière - celle qui a sans le savoir consommé
le malheur, elle se tait, elle ne sait pas, elle laisse la terre
sans eau, nulle moisson ne mûrit pour elle malgré la soif
ardente de la terre.
(…une
ligne illisible, grattée…)
Le
4 octobre - St-Gilles.
Prise
d'armes. Présentation du drapeau au nouveau colonel.
Musique,
silence des poitrines, immobilité frémissante des
baïonnettes, frissons d'étoffes, flamboiement de casques, de
galons, d'épées, défilé, halètement et cadence simultanée
des souffles et des membres, émotion commune faite de mystique
contagion et de sensations brutales, tout le tralala du prestige
militaire qui concourt à donner une âme à un régiment.
J'ai
le cafard. J'ai faim, personne n'écrit. Je ne sens plus nul
appui, nulle table.
"N'est-ce
pas l'idée que chacun se fait de quelques êtres choisis qui
est la seule morale vivante et efficace ?"
Maeterlinck.
Dernière
plainte, dernier vœu.
Ferme les
yeux. Va calme et droite dans la vie, ô toi
Qui fus comme
un mirage, poursuivie.
Aime celui que
Dieu plaça sur ton chemin.
Oublie ô sœur,
le fou qui te tendait les mains.
Le maudit qui
pleurait quand tu étais assise.,
Anxieuse, à
l'attendre. Oui, puisque dans l'église
Un autre t'a
conduite avant que dans mon cœur
J'entendisse
à nouveau l'appel de ta douceur,
Ne tourne
point la tête. Épands ton âme tendre
Sur la table
nuptiale où tu ne pus attendre
Le convive
affamé tombé sur les genoux.
Sois heureuse
et sans deuil. L'ange hostile et jaloux
Qui le jeta
sanglant sur la route lointaine
Sans être
secouru, ô ma samaritaine,
Aurait
persécuté plus tard notre bonheur
Puisqu'il
n'est pas donné au sanglotant pécheur
De goûter
ici-bas une joie angélique
Et d'un
premier amour faire un amour unique.
Sans but et
sans espoir, j'attendrai désormais
Que la tombe
prochaine soit ouverte… Mais
Quand la Mort
posera ses doigts sur mes paupières
Mes yeux clos,
à travers le linceul et la bière,
Verront ton
regard bleu, ton sourire divin ;
Mes lèvres,
sur le seuil de l'éternel matin.
Supplieront
parmi les ave de l'agonie,
Qu'au moins
dans l'au-delà, nos âmes soient réunies…
St-Gilles, le 5
octobre 1917.
Le
5 octobre - St-Gilles.
C'est
un beau chahut. Notre illustre Malvy, l'indéracinable ministre
de l'intérieur est tout simplement accusé par Daudet de haute
trahison. Dans la pourriture qui s'écoule de Paris depuis qu'on
appuie un peu sur l'abcès, voilà sans conteste, une éjection
importante - on n'ose dire inattendue car les poilus ne sont pas
plus surpris qu'il ne convient - on s'attend à tout et malgré
l'immense dégoût, l'infini découragement qui devraient
envahir les obscurs martyrs, le bon sens de la race reste le
plus fort et je ne découvre nul flottement, nul désarroi
réels et profonds dans les âmes.
C'est
un fait acquis. Le régiment sera dissout et renflouera une
autre unité décimée. La disette d'hommes. La France vit sur
sa réputation.
Le
6 octobre - St-Gilles.
Les
adieux du régiment à son drapeau.
Sur
le plateau nu, sous un ciel avec des écharpes grises où se
glisse de temps en temps un scintillement de soleil, les
Bataillons se sont massés pour la dernière fois.
Le
silence de ces deux mille hommes quand le Colonel arrête son
cheval devant le drapeau et reste la main au casque est
impressionnant, mystérieusement émouvant. Ces longues minutes
d'immobilité devant cet emblème que dans les conversations
l'on gouaille et dans le silence on vénère secrètement
laissent le temps aux âmes d'accourir du fond de leurs
retraites et d'envahir la plaine, d'effacer toutes les poitrines
de chair et de laisser l'émotion intime secouer tous les cœurs
en silence.
Le
7 octobre - Embarquement en gare de
Fives de 7 heures à 10 heures.
Les
deux brigadiers, le Chef d'E.M. sont venus dire au revoir aux
officiers du Bataillon.
En
cadeau d'adieu, une citation pour chacun.
Qui
en veut des croix ?… Et les vétérans du 417ème,
les petits, les obscurs, les sans-grade, ceux qui ont été à
la peine, à la blessure, à la discipline, à la fatigue, mais
qui étaient trop modestes et trop nombreux pour être
remarqués s'en vont comme des propres à rien, des fainéants
ou des malpropres.
Et
au nouveau régiment il leur faudra faire de nouvelles preuves
et attendre sans plus de chance qu'on les remarque.
Je
commande la garde de police du train.
Je
suis assis accroupi, dans le wagon où l'on a mis sous ma garde,
les punis de prison, les hommes en prévention de conseil de
guerre.
Itinéraire
par la Ferté-Milon, Mareuil-sur-Ourcq baignés dans les grands
nuages bas pleurant de nostalgie. Oh ! Mes beaux souvenirs
ensoleillés de ces coins privilégiés où en d'autres mois
malgré la guerre, ce n'était pas la guerre.
Puis
voici la vallée de la Marne. Il pleut.
-
Hurlements à Épernay des fauves en cage à la vue des
ouvrières de chez Mercier sortant de l'atelier.
-
Boisson chaude distribuée dans la nuit.
-
Arrivée à 1 heures à Wassy.
Étape
de vingt kilomètres de Wassy à Charmes-la-Grande.
Le
paysage, les paysans ont déjà un air de chez nous.
Le
8 octobre - Accueil à la 7ème
Compagnie à laquelle je suis affecté.
Capitaine
Jeanjacquot. Un vieil officier de l'active, capitaine
d'habillement. Dévoué, ponctuel, froussard comme tout bon
fonctionnaire. Brave homme, paraît-il.
Les
gradés sympathiques. Accord rare et cordial entre le Bureau et
les autres sous-officiers.
Le
9 octobre - Charmes-la-Grande.
Je
m'installe. Je repère les numéros de la Compagnie :
-
L'aspirant Bonnefoi - un grand corps étique et nerveux de
parisien de Paris - silencieux, menton volontaire. Élève de
l'école des Beaux-Arts.
-
L'adjudant Feterly - Tête énergique, physionomie ardente, en
perpétuel mouvement. Front et regard intelligent. Un ancien
ouvrier zingueur plombier qu'on sent être devenu un chef à
poigne. Il devrait être officier si nous avions des Commandants
de Compagnie ou des chefs de Corps…
-
Le fourrier … - Plus effacé, mais belle figure fine, douce,
cultivée. Étudiant en droit.
-
Les sergents, d'ex C.O.A. Fauconnier, Thimonnier, des hommes du
peuple, frustes et savoureux, gaulois et consciencieux, gais
viveurs et types à "boulot".
Thimonnier,
un commis-voyageur en liquides.
Fauconnier,
un boucher vosgien.
A
3 heures, après-midi, coup de tangage.
Je
passe de la 7ème à la 5ème.
Capitaine
Guize.
-
Vous avez de la chance, me disent les camarades, d'aller avec le
Capitaine Guize : c'est le "chic type".
Cela
me fait de la peine de quitter ma section, mes sergents Boulon
et Petitjean.
Boulon,
un brave garçon de la Creuse, nature un peu vide mais
généreuse et dévouée.
Petitjean,
un vosgien silencieux, cachant sous des apparences et des
attitudes de fillette un âme de spartiate.
Tuyaux :
Le
Général Gérard Commandant la (…illisible…)ème
Armée :
Le
bras droit de Picard, sort du ministère, tout rouge. Très
coté à la Loge.
Cela
m'explique pourquoi Mathiez me disait : "il vous paraît
dur peut-être, mais c'est un bon".
Revoir
l'article de Barrès dans l'Écho d'aujourd'hui.
Reçu
une lettre de Roussel, de la "Flamberge".
Le
10 octobre - Charmes-la-Grande.
Je
traîne les premières heures de la journée à faire
connaissance avec le cantonnement de la nouvelle Compagnie. Ces
premières heures où l'on n'a pas d'occupations précises, pas
de point où s'appuyer, pas de visage connu sont les plus
lourdes d'ennui.
On
est là, à errer, un peu comme un chien égaré, à se
débattre avec les mille riens nouveaux et inconnus, comme doit
faire un poisson jeté sur l'herbe et cherchant la rivière ou
comme un replant de chou dont les racines pendent, attendant le
sol ferme et nourricier.
Le
11 octobre - L'organisation de la
nouvelle Compagnie s'élabore. Travail en collaboration avec le
sergent-major et le Capitaine.
J'ai
partagé le lit de mon prédécesseur, l'adjudant Ducarne,
promu.
Il
n'y a de chance que pour les cancres. Rencontré Duthu, en
surnombre, envoyé au D.D…
Et
pour les fripouilles : Van Hecke y est rappelé aussi.
Le
13 octobre - Charmes-la-Grande.
Il
pleut. Voilà une semaine entière que la pluie tombe, tombe,
tombe sans fin.
Les
hommes s'ennuient, les chefs s'ennuient, les chefs ennuient les
hommes, les hommes ennuient les chefs ; les journées sont
presque interminables pour les pauvres poilus dans ces affreux
cantonnements, granges nues, granges ouvertes par côté, par en
haut, les vents, la pluie pénètrent par les portes à
claires-voies, par les fenêtres sans vitres, par les trous des
murailles disjointes, par les toits aux mille gouttières.
Heureusement,
le Capitaine cherche la paix et à laisser son monde en paix.
Depuis
deux jours le remords et l'angoisse sont accroupis dans mon cœur
et le mangent.
A
15 heures, présentation des officiers et sous-officiers du 417ème
au Colonel Girard Commandant l'I.D.
Un
grand type, qui pose au beau gars suffisant, infatué, qui
s'écoute parler et cherche à en imposer.
Il
a réussi à me faire des réflexions blessantes et
désagréables en deux minutes de causerie :
-
Comment y a-t-il encore un fantassin qui n'a pas encore été au
front ?
Et
s'adressant au Capitaine :
-
"Il marchera maintenant ? "
J'ai
sursauté : Maintenant ? Mon colonel ?
-
Je n'ai jamais fait moins que mon devoir !
Mais
il a fait mine de ne pas m'entendre…
A
M. Pantalacci, mêmes réflexions vexantes, mêmes discours
infatués.
Heureusement
que ce n'est pas pour ces oiseaux là qu'on fait son devoir, que
l'on reste à la place où le sort vous a placés - même si
elle est dangereuse et imméritée.
J'ai
beau me répéter : "mon fils, il est bon que vous ayez
été humilié"…, je ne puis m'empêcher de souffrir et
bouillonner du désir de m'en aller, de m'embusquer puisque l'on
me traite en embusqué.
Embusqué,
et puisque j'ai en main tous documents et appuis pour m'en
aller.
Durant
la promenade dans le vallon je me suis rappelé pour m'apaiser
la promesse que je me suis faite de rester où Dieu m'aura
conduit pour la rémission de mes fautes…
Et
puisque je suis en train d'en commettre encore peut-être une
grave en abandonnant à son désespoir la Feuille brisée de ma
Forêt…
Il
n'y a qu'elle pourtant qui m'ait souhaité ma fête.
Le
14 octobre - Pourquoi est-ce que
dans mon trouble je trouve cette citation de Shakespeare ?
"Elle
a trompé son père pour moi…"
…"Ils
(les croyants) forment le meilleur de la France. On le sait
bien. On ne taperait pas sur eux de si bon cœur, si l'on
n'avait l'espoir qu'ils n'en mourront pas et continueront
d'entretenir dans l'âme de la race les fables nécessaires et
les mirages qui rendent vertueux".
H. du Rouvre.
Dimanche,
Charmes-la-Grande.
Cet
après-midi je suis allé à pied à Cirey puis à
Doulevant-le-Château porter le souvenir de ma vieille tante à
sa vieille amie Minie.
Accueil
cordial de braves gens. Je rentre à 20 heures las, mais
apaisé, heureux, bercé par les souvenirs de jeunesse.
Plainte
de cette femme honnête sur la débauche installée au pays par
la guerre :
-
Les hommes sont partis. Des soldats installés là depuis deux
ans D.C.M. les ont remplacés et se sentent beaucoup plus d'ici
que de leur propre pays.
Le
15 octobre - Charmes-la-Grande.
Exercice
du matin sur le Plateau. Soir. Tir d'élimination au fusil
automatique à Charmes-en-l'Angle.
Le
16 octobre - Charmes-la-Grande.
Oh
! Le pénible état d'âme depuis quelques jours ! Je suis comme
un fleuve enfermé dans des écluses. Je me heurte à je ne sais
quel barrage qui m'interdit la communication avec ma vie
intérieure. Rien ne coule en moi. Je ne sens que les chocs
extérieurs. L'air vif, les bruits, les couleurs si chaudes de
l'automne, les paroles de ceux qui m'entourent, ce que je lis,
tout ce qui d'habitude peut pénétrer en moi vient et s'arrête
à la surface comme si j'étais un homme hébété, un corps
sans âme.
En
mon être intérieur, il y a affolement des remous lointains et
troubles ; le courant est brisé… et …
(…plusieurs
lignes illisibles, grattées…)
…d'un
heureux". De H. Du Rouvre.
Et
dans ces deux courants d'idées qui occupent ma pensée, il y a
comme une agitation continue du fond qui bouleverse tout. Je ne
puis penser à rien. Rien qu'à ce regret sourdement agité…
le premier, le long, l'indéracinable nostalgie de la beauté
morale entrevue, espérée, se dérobent à l'heure propice, et
réapparaissent maintenant que c'est trop tard. Est-ce que je
traînerai donc toute ma vie cette paralysante soif ? Oh ! Mon
Dieu, ne me donnerez-vous donc pas le bonheur de rencontrer
encore une fois une jeune fille qui me donne cette impression de
perfection d'être supérieur qui appelle, qui attire, qui fait
ruisseler l'âme vers elle. N'y avait-il donc que celle-là ?
Pourquoi ai-je été comme un bœuf assommé aux jours où il
fallait la prendre par la main ?
Pourquoi
n'ai-je entendu que la voix (…illisible, gratté…)?
Maintenant
c'est trop tard, et je voudrais l'oublier, je ne peux pas.
C'est
à elle que je pense quand l'autre m'appelle. C'est encore à
elle que je compare si cruellement les autres ; c'est toujours
elle qui apparaît sous mes paupières quand j'appelle une image
de fiancée et de compagne de vie…
Elle
n'a jamais cessé d'être pour moi supérieure au genre humain.
Et
ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'elle a cru que je l'avais
méprisée. Elle n'a pas pu comprendre ni sentir que mon
interminable silence était une attente passionnée du retour de
ma ferveur afin que je sois digne d'elle.
J'attendais
que le malheur qui nous a frappés si durement, soit
entièrement oublié ; que l'exécrable image soit effacée et
que réapparaissent les traits divins dont je la savais parée…
Maintenant
que je la revois, c'est trop tard, elle est à un autre.
Pourquoi, mon Dieu, me persécuter encore de son souvenir,
faites que je puisse l'oublier. J'ai peur qu'elle soit
malheureuse et que nous nous retrouvions : "Le démon de
midi"…
Le
16 octobre - Gare de Courcelles.
Par
Doulevant-le-Château - 10 heures.
Il
me faut partir précipitamment en permission. Elle est signée
et timbrée à l'improviste. Soit.
Mais
je pars sans joie intime, sans espoir gonflé.
Je
vais voir des ruines, des deuils, des agonies. C'est l'automne.
L'une après l'autre, sans émoi, toutes les feuilles sont à
terre.
Madeleine
est morte, Mme R. se marie, Mille se tait, se meurt, la guerre
tue Emmy, mon cœur, triste, s'agite douloureusement sans que
rien ne dise : "C'est celle-là". Et ma pauvre Marthe
trop estimée, souffreteuse et douce reste invinciblement une
amie, tout simplement. Et j'ai soif d'amour.
Ailleurs
je vois des dangers, des chutes à éviter. Marguerite - Paris -
Fernande - Vade retro…
Où
donc suis-je tombé ! Et quel abominable don Juan je suis devenu
presque sans le savoir, sans le prévoir ni le vouloir. Hélas.
De
profundis clamavi at te, Domine. Domine exaudi vocem meam (Des
profondeurs de l'abîme j'ai crié vers vous. Seigneur écoutez
ma voix).
Un
demi don Juan qui ne fait qu'éveiller l'amour dans les cœurs
et qui s'arrête effrayé de s'apercevoir qu'il s'est trompé et
s'en allant à la recherche d'une autre âme… sans jamais
trouver… puisque celle que je cherche est derrière moi, et
que l'on ne va jamais en arrière sur les chemins de la Vie.
Le
18 octobre - Verne.
C'est
un sort, une malédiction.
J'avais
évité Belfort pour ne pas être trop tenté de la rencontrer,
pour l'éviter. Or en arrivant en gare de Besançon, elle était
sur le quai avec son frère…
Elle
remontait à Belfort. Elle m'a ensorcelé de Besançon à Baume.
Tout
ce que je veux très fort, arrive, m'a-t-elle assuré avec une
effrayante conviction.
-
Je savais que tu chercherais à m'éviter pendant ta permission,
mais je savais que je te rencontrerais : je le voulais. Tu vois,
tu n'as pas pu passer par Belfort exprès, je le sais bien, mais
tu as eu beau faire, me voici auprès de toi. Tu te sauverais
que j'irais te trouver sur le front…
-
Je te veux, viens…
Et
je suis là, jouant le rôle d'une femme qui se défend…
moitié sincèrement, moitié consentante.
Maintenant
que je suis baigné dans la probité de ma famille, de mon
enfance et du pays natal, ces tentations d'adultère m'écœurent,
m'épouvantent. Est-ce que je serais tombé si bas, Seigneur
délivrez-moi.
"Ah
! Seigneur donnez-moi la force et le courage de contempler mon cœur
et mon corps sans dégoût".
Baudelaire.
Le
19 octobre - Verne.
Mon
pauvre cœur en désarroi, est-ce que tu ne guériras donc pas ?
Je
suis allé hier au soir à Baume. Elle était sur le seuil. Mon
Dieu, quel étouffement.
Ma
main s'est agitée comme pour me défendre, comme pour saluer.
Je ne sais plus. En remontant, à la nuit, je voulais avoir
l'âpre joie de la revoir encore, à son insu, dans la lumière
du magasin.
J'ai
regardé et j'ai faibli sous son beau regard candide et
douloureux qui a croisé le mien à travers les vitres trop
éclairées. Je n'ai pas pu la regarder. Je suis parti, accablé
et montant la côte, je répétais comme un fou : Madeleine,
Madeleine, Madeleine.
Jamais
je n'avais senti si fort l'étreinte du destin hostile qui a
tout combiné pour que nous ne soyons pas l'un à l'autre,
jusqu'à ce mariage bâclé en rien de temps, sans que je le
sache, sans que j'aie vu le danger, sans que je puisse
intervenir et crier : je t'ai retrouvée dans mon cœur.
Reviens. Me voici et définitivement.
Je
me suis déjà promis combien de fois de ne plus parler d'elle ;
de n'y plus penser et hier soir j'ai surpris sur mes lèvres cet
absurde espoir, comme un écriteau placé au commencement d'un
nouveau sentier sans issue où mon pauvre amour vain cherche à
s'engager :
"Lorsque
tu seras veuve…"
Le
20 octobre - Verne.
Journée
de détente. Les travaux familiers m'ont pris par la main et
m'ont distrait, j'ai soutiré le vin nouveau, j'ai grimpé sur
le vieux pommier, j'ai cueilli les pommes magnifiquement rouges.
Enfin
j'ai résisté à la tentation d'aller à Baume attendre en gare
Madeleine comme elle m'y avait invité.
La
candeur de Madeleine est encore trop belle à mes yeux pour que
je n'aie pas la vue blessée par la passion malsaine.
21
octobre - Je suis allé avec papa à Gouhelans déjeuner
chez les anciens amis Pastif.
C'est
moi qui ai emmené le père. Il était heureux comme un enfant.
Il a marché d'un pas aussi alerte que moi.
En
revenant, il m'a parlé d'Emmy, de "cette pauvre âme
abandonnée" qui a encore écrit ces jours derniers. Je
n'ai pas encore vu la lettre… Pauvre chère âme, je me
retiens à parler d'elle. Trop de tristesse pèse sur notre
destinée. Dès l'enfance elle a connu le malheur pendant que
j'étais ligoté et à me débattre contre la misère. Nous
avons fait le rêve d'être heureux, heureux ensemble.
L'histoire de l'Europe, du monde entier presque se dresse entre
nos deux chétives âmes pour les séparer.
C'est
si long et si tragiquement silencieux que je n'ose plus ni
attendre, ni m'en aller. Je garde la tenace et impérieuse
profonde pensée de ne rien tenter avant la fin de la guerre,
avant de l'avoir revue.
Ah
! Savoir où vont ses prières, à elle qui est entre les
combattants. Prie-t-elle le "Gott mit uns", ou Marie,
reine de la France ? Ces quatre années si chargées
d'émotions, de vie intense propre à galvaniser les âmes,
fondre, souder les cœurs vibrant à l'unisson, et dire que nous
les subissons chacun au fond d'un précipice différent. Hélas.
Le
23 octobre - Verne.
Voyage
hier à Besançon. J'ai vu Marguerite en gare de Baume. Elle
partait, que Dieu l'accompagne.
J'ai
déjeuné avec la maman Boibessot. Son Alfred l'a échappé
belle !
Épouser une voleuse ! Quel châtiment de l'amour naïf.
J'ai
rencontré dans la rue Camille et Marie.
J'ai
visité Mme B. (?).
La
muflerie des pimbêches d'Helvétie. Et Camille m'a dit :
"Non".
Je
remets aujourd'hui à Emma le paquet de souvenirs pour
Madeleine.
Est-ce
la délivrance d'un trop beau et trop douloureux souvenir ?
Mon
père m'a dit dimanche soir, que ces "choses-là", les
premières affections déçues, ne s'oublient jamais.
Et
il m'a laissé entrevoir, involontairement, toute une longue
avenue qui s'ouvre derrière son cœur et où sont allées sans
doute se réfugier bien des fois durant sa vie ses pensées
nostalgiques les plus secrètes.
Hier
seulement, j'ai compris bien des choses… et j'ai senti encore
une fois que toutes les âmes ont leur plaie saignante, leur
blessure cachée et mal guérie. "Das ist ein Leben
hässlich eingerichtet…" ("C'est une vie est
terriblement difficile…")
Le
28 octobre - Verne.
Veille
de départ. Permission trop courte. Adieu trop pressé à
beaucoup de choses. Trop de souvenirs négligés.
Je
ne suis pas allé à Sancey. Mais j'évite aussi Belfort.
A Dieu va !
(…insert
joint…)
(Feuillets
isolés à réinsérer dans le texte suivant chronologie ou à
transférer dans l'annexe).
Paolo Arcari. Le mécanisme humain (essai
d'une nouvelle critique littéraire).
Roger Peyre. (Histoire générale des
Beaux-Arts. Delagrave. 1912).
Grégoire Alexinski. La Russie et la guerre.
Flammarion.
A. Mathiez. Alcan. La monarchie et la
(…illisible…).
Ultima verba. 26/8.
Au cas où je serais tué, à envoyer à
à Emmy :
"Gestritten
viel Gelitten mehr, Gestorben" (Il a tant combattu,
encore plus souffert, et il est mort.)
Liliancron.
à M. Tristan :
"Behüt
dich Gott, es wäre zu schön gewesen. Behüt dich Gott, es hat
nicht sollen sein". (Dieu te garde, Cela aurait été
trop beau. Dieu te garde, Cela n'aurait pas du arriver).
Scheffel.
à mon frère Henri :
Il
vit avec les Dieux celui qui leur montre constamment son âme
satisfaite de son sort".
Marc-Aurèle.
à Mme Bez :
"Le
cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.
Que
le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure".
Pascal.
à Melle Jannet :
C'est
une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède.
Pascal.
"C'est
quelque chose de grand que l'amour et un bien au-dessus de tous
les biens".
Imitation.
à Melle Savourey :
"Il
faut ne choisir pour épouse que la femme qu'on choisirait pour
ami, si elle était homme".
Joubert.
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