13 août

14 août

23 août

24 août

26 août

7 septembre

20 septembre

21 septembre

22 septembre

26 septembre

27 septembre

28 septembre

29 septembre

30 septembre

8 octobre

4 octobre

7 octobre

12 octobre

13 octobre

16 octobre

18 octobre

20 octobre

21 octobre

24 octobre

26 octobre

27 octobre

30 octobre

31 octobre

3 novembre

5 novembre

11 novembre

13 novembre

18 novembre

21 novembre

22 novembre

23 novembre

25 novembre

28 novembre

29 novembre

30 novembre

1er décembre

 

L'ordre de mobilisation

           - A Verne, le tambour sur la place, la pâleur angoissée d'Émilienne, les larmes des femmes, le silence des hommes qui se contiennent pour ne pas pleurer. La journée de moisson interrompue (9 heures du soir). Le retour des champs de ma mère. L'épouvante et les cris.

 

 

           Le départ - L'adieu de Jules Curty, il embrasse fiévreusement tous ceux qu'il rencontre, vite avec une voix étranglée. Le vide du village, le lundi matin.

           A la gare - Le calme résigné de tous ces hommes qui ont quitté leurs femmes, leurs enfants, leurs moissons, leur maison, avec le sentiment que la guerre les fauchera tous - et pourtant ils craignent d'être en retard d'une heure, ils se pressent vers le train. L'au revoir de mon frère Louis, il ne parle ni ne pleure, mais dans ses yeux je lis tout le regret d'abandonner à mi-œuvre le relèvement si bien commencé du foyer. Pauvre Louis. A Besançon - La ville grouille d'hommes, les femmes semblent résignées et calmes. A la caserne, la longue attente.

         Les hommes sont rongés par l'ennui, l'attente. Ils veulent être vite et tous habillés, et partir. L'adieu long, déchiré, sanglotant de Camille. Elle est brave et voudrait ne pas pleurer. Le dernier bock - le train pressé, pressant.

          Dans le train vers Dôle - Les hommes sont joyeux - mais la pensée de la séparation les hante : "les gosses, ça vous fait bien plus de les quitter que la femme" dit l'un. Nous croisons tous les quarts d'heure des trains. C'est l'artillerie et l'infanterie du corps d'armée de Grenoble : "tout le Midi monte!" nous crie un homme d'un train pavoisé. Ils ont des caricatures de Guillaume - tête de porc coiffée du casque. Ils raillent avec des expressions rabelaisiennes : "me ferai un porte-monnaie avec ..."

          Dôle - La ville est calme, on se croirait en pleine paix, quelques grandes manœuvres. Seule, la presse au grillage officiel où l'on apprend la prise d'Altkirch, l'occupation de Mulhouse révèle l'état de guerre. Y ajouter l'interminable queue des voitures régimentaires et de réquisition sur deux à trois kilomètres, jusqu'à la manutention pour y charger les vivres. L'ordre est fort bon.

          Nous quittons Dôle le 10 à l'aube pour embarquer avec nos voitures - pour direction inconnue. Les hommes chantent. Un vrai départ pour grandes manœuvres. C'est encore la paix pour nous. Nous passons par Besançon, Baume, Belfort. Je ne vois pas de connaissance.

          Débarquement à Lure. Manutention du convoi, le 12, départ en voiture vers l'Est.

          Les populations restent mornes, le long de la route à Ronchamp, Champagney on ne voit que des troupes d'enfants joyeux, des femmes au regard sombre, pas un geste, pas un sourire. C'est funèbre. Le soir nous voici dans les Vosges, les visages s'animent, on nous salue à nouveau. Première vision de guerre à Plancher-Bas : le 4ème génie a toutes ses voitures et ses pontons le long des chemins creux. Le soir voici Giromagny. Les nouvelles sont bonnes : on annonce la déroute des allemands à Cernay - ici on sent la guerre : le 133ème qui était à l'avant-garde a été décimé et est venu se refaire ici. Des hommes qui ont été au feu - en voici. L'un a vu son ami coupé en deux. Tous se rient de l'imprécision du tir des allemands, tous parlent avec délire des ravages du 75. On raconte que les allemands achèvent les blessés. Les hommes du 133ème ont de la rage. Les nôtres, plus calmes sont tout stupéfaits et joyeux de passer la frontière.

Le 13 août 1914

          Je suis réveillé par les détonations lointaines du canon. La fièvre au combat nous anime. C'est bien la guerre pour nous cette fois.

          Le 13 août - Convoi de ravitaillement en camion automobile à Roppe - aperçu un fourgon de prisonniers allemands - un aéroplane allemand canonné, la nuit claire au retour et les grands rayons des projecteurs fouillant le ciel étoilé.

          Le 14 août - Rencontré Roussy et Clausse - j'apprends par eux que Julien était encore vivant avant-hier - je suis soulagé.

          Le 23 août - Une semaine de surmenage. Pas une heure de liberté, ni de repos. Nous sommes débordés de travail. Nous avons suivi le bond en avant des troupes, nous voici en Alsace.

          L'arrivée dans la nuit à Lauw. La formation de marche avec garde dès la frontière. Les ravitaillements au Pont d'Aspach, sur un champ de bataille Les tranchées, les maisons incendiées, la gare saccagée, l'église bombardée, les maisons trouées de créneaux, les croix au coin d'un bois. Le convoi de prisonniers - le défilé des autos ambulancières, que de tristes choses, surtout les prisonniers : ce troupeau d'hommes, hâves, sales, las, tête baissée, sans armes ni équipement, vêtus au hasard, les uns sans coiffure ou simplement un mouchoir abritant le crâne, la curiosité narquoise des troupes, les têtes basses. 

          Le 24 août - Dimanche à Gewenheim - Une journée un peu tranquille. Nous attendons des ordres. Nous dînons chez la Hebamme (sage-femme), dont la fille n'est pas farouche. Un vrai repas, le premier de ce mois d'août. A cinq heures arrive un ordre : "dans dix minutes que tout le monde soit parti. Mouvement en arrière". Pas d'autre explication, notre départ a l'air d'une fuite. Un pli barre tous les fronts, quelque chose de lourd pèse sur les poitrines. Les Alsaciens qui nous avaient accueillis sans enthousiasme nous voient partir sans regret. L'Alsace a été dénationalisée durant ces quarante-cinq années. La France a semblé l'oublier, accepter la mutilation, l'Allemagne l'a maltraitée, alors elle s'est trouvée sans patrie et la vague conscience d'un utopique état-tampon s'est précisée. Les malheureux, l'exemple de la Belgique doit leur faire comprendre qu'il n'y a pas trois solutions, mais deux, ou Français, ou Allemand.

          Le 26 août - Notre reculade n'était qu'un mouvement de troupes. Dès que notre officier l'eut fait savoir, les hommes ont été superbes d'entrain. La marche de Rougemont-le-Château à Girons a été une étape joyeuse, et c'était émouvant d'entendre chanter tous ces pères de famille comme des gars de vingt ans des chansons de route, et de voir défiler alertes sous le soleil ardent, ces hommes grisonnants, ou chauves qui n'avaient jamais fait d'étape depuis de longues années, défiler le long des villages comme des conscrits en fête. C'est le même spectacle à Anjoutey. Ce sont des régiments de réserve qui reviennent du feu et vont s'embarquer pour un autre champ de bataille. Ils sont harassés, noirs de poussière et ils chantent et ils marchent avec une allure entraînante. Je n'aurais jamais cru à une telle transfiguration de la France, car c'est la France sérieuse, la France laborieuse, la France paisible qui passe là et qui s'est levée toute entière avec une âme de vingt ans, unie, frémissante, consciente du danger. Les deux cents millions de contribution de guerre dont Bruxelles est frappée sont un fait significatif de ce pillage méthodique des modernes Vandales.

Le 7 septembre 1914

          Que de chemin en quelques jours ! Quelques notes souvenirs.

          D'Anjoutey à Frahier - Chez la mère d'un docteur à Belfort, je suis allé deux fois. D'Anjoutey pour Giromagny, jour de pluie. Accueil cordial, mais réservé.

          Le surlendemain nous allons charger nos voitures à Lure, nous les embarquons ensuite à Belfort. Je dîne avec Marguerite, puis nous partons pour une direction inconnue, nous croyons vers Amiens. Nous avons à partir de Sens un accueil enthousiaste, tout le long de la ligne des grappes humaines nous font des signes de joie. "Vous les arrêterez les Boches".

          A partir de Sens c'est du délire, on nous donne à toutes les haltes du pain, du vin, des fruits, des fleurs, de l'argent même. C'est surtout le long de la ligne de grande ceinture que la population est la plus vibrante. Nous arrivons dans la nuit à Creil, puis repli sur Montataire. Ce n'était pas Amiens, hélas, depuis plusieurs jours l'armée se replie. De vagues bruits sinistres de trahison circulent, des généraux auraient failli et pour comble de malheur, ils se trouvaient dans des positions de première importance.

          Ce n'est pas la déroute, mais enfin on lâche pied, on livre les plus belles provinces à l'invasion. Jusqu'où ira-t-on, jusqu'où viendront-ils ? Hélas c'est un crève-cœur atroce de voir cette belle Picardie. Nous avons parcouru de Montataire à Frépillon les plaines limoneuses aux opulentes moissons, aux champs de betteraves immenses dans la plaine sans fin, où la route s'étend à l'infini hérissée de silex. Quel beau pays. Quel dommage qu'il soit flétri par un des plus lamentables spectacles : les convois de fuyards : brouettes, charrettes, chariots, voitures, vélos, autos, chargés de meubles les plus hétéroclites et de pauvres gens effarés. Les belles jeunes filles couchées dans la paille sous un hangar auprès de nos hommes. C'est le même spectacle sur toutes les routes, toute la belle Île-de-France est affligée de ce lugubre spectacle, toute, elle est affolée car la marche des Allemands sur Paris se fait à grandes enjambées. Nous nous replions, est-ce par force, est-ce par gré ? Nous ne le savons pas et ce n'est pas une chose gaie. Dans les villages affolés on nous charge de bouteilles ! "C'est mieux que ce soit vous qui les buviez que les Prussiens". Nos hommes sont ivres. C'est triste - on a fait naître une panique insensée en accusant - je crois à tort - les allemands des crimes de quelques soudards allumés (...?...).

          Le 7 septembre - Au Mesnil-Amelot, voici une plus grande tristesse. Das ist ein Jammer (Quelle pitié). Les habitants, le maire en tête, ont pris la fuite. Les allemands ne sont pas venus, mais les Indous, les zouaves, les noirs ont cantonné dans les maisons et alors ce fut la ripaille, puis la mise à sac... Les propriétaires de ces grosses fermes habitent des maisons d'un luxe insoupçonné : meubles sculptés, vaisselle en cristal, lits somptueux, pianos, billards, parc, autos... Et tout cela est livré à une soldatesque sauvage, ivre. Ils ont tout éventré ce qui était fermé, jeté sur le parquet tout le contenu, pillé ce qui leur plaisait, foulé, souillé ce qui leur était inutile. Il y a des choses épouvantables, à pleurer. Ils ont cassé la vaisselle, les glaces, crevé les portraits de famille, jeté le linge, les mille petits riens de femmes sur le parquet, dans les cuvettes, ils ont semé les victuailles, partout sur les lits, sur les billards, sur les pianos, il y a des bouteilles cassées, à moitié vides ou vides dans tous les coins, la vaisselle par terre, brisée - il y en a quelques uns qui ont fait des ordures dans les lits ! Les allemands n'auraient pu faire pis.

          Il n'y manque que l'incendie. Que verrons-nous donc plus loin ? Je me rappellerai toujours la maison presque somptueuse de ce marchand de vins en gros qui avait tout abandonné précipitamment. Dans la cave immense on avait défoncé les tonneaux pour emplir les bidons, et les gros muids coulaient à flots sur le sol. Des robinets mal mis pleuraient sans fin et l'on marchait dans le vin jusqu'à la cheville... Au bureau, les factures éparses. Mon camarade Ravenet et moi avons cherché un lit dans une autre maison déjà mise à sac. Le linge avait été tout usagé, souillé. Nous avons trouvé devant une armoire une pièce de cretonne avec laquelle nous avons fabriqué des draps de fortune, épinglés avec les épingles de ma cravate. Un châle, des jupons servent de couverture...

          Chez le maire, dans un joli pavillon s'étaient installés les officiers généraux - le pillage était moins brutal. La cave n'était pas épuisée et les officiers pouvaient encore y puiser. Die Ruckher (Le retour) Ravenet und ich.

          Du Mesnil nous allons à Rouvres. C'est ici un autre spectacle, un autre mode de ripaille. Grande ferme abandonnée. Le troupeau de porc, de volaille, est là... Que d'hécatombes. Le soir, dans la nuit on entend hurler une oie qu'un débrouillard étrangle... Je vais dans la cour, impossible de rien découvrir.

          La cave était approvisionnée en beaux fromages de vrai Brie. Quel régal ! Et l'on songe à l'avenir. Dans le jardin des prunes et des poires exquises pourrissent ou pourriraient... Au grenier, je sais qu'on a trouvé de chaudes couvertures en vue des brumes d'octobre.

          De Rouvres à Juilly. Ici le pays est mieux gardé. Les villas sont intactes, on n'a pas enfoncé de portes. Je trouve pour le cantonnement des officiers une villa où l'on a laissé les clés. M.M est enchanté. Il me récompense généreusement. L'après-midi nous dînons comme des princes dans le jardin du boucher...

          Le lendemain on ravitaille à la gare de St-Mard, pendant que le canon tonne, que les blessés arrivent.

          La grande bataille de la Marne se déroule. Je crois que nous finirons par briser le flot envahisseur. Le soir nous quittons la gare, on nous fait marcher de l'avant...

          L'arrivée dans la nuit à ..., je ne sais où. Je cherche des camarades. Impossible de les trouver. Et enfin, ils sont déjà couchés dans une grande ferme... pillée, celle-ci par les Boches : le coffre-fort a été démoli. Je couche dans un lit au hasard, tout habillé. Le propriétaire, maire fuyard est rentré le soir avec sa bonne... Il n'inspire pas de compassion.

          D'ailleurs ce n'est qu'une halte. Le matin, encore en avant. Nous respirons un autre air. Il y a si longtemps que nous ne connaissions que la direction du Nord, mais le temps est gris, les routes encombrées d'artillerie, de parcs du génie. Vers midi la pluie tombe par rafales tandis que nous atteignons le premier champ de bataille. Des étuis de cartouches, des champs foulés, des cadavres de chevaux, des tranchées pleines de paille. Et voici le village où nous devons cantonner : Bouillancy. Pauvre village. Ce n'est plus qu'une ruine. Presque toutes les maisons éventrées par les obus. Des trous énormes. D'autres incendiées. On s'est battu avec rage.

           Les premiers arrivés reviennent à nous : "le champ de bataille est à un quart d'heure. On peut trouver tant qu'on en veut" disent-ils en nous montrant des dépouilles : casques, capotes, fusils. Malgré le temps affreux, sitôt arrivés, tous nous partons vers le champ de bataille. En route nous rencontrons nos officiers qui en reviennent : "je ne vous conseille pas d'y aller, c'est affreux" nous dit MM. Mais pour voir des Boches étendus, rien ne nous arrête.

           Hélas ! Quelle horrible vision. D'abord des cadavres de chevaux au bord d'un ruisseau, puis sur les flancs abrupts d'un ravin tout creusé d'abris on aperçoit des tas d'armes, de vêtements abandonnés. Dès la crête, que nous escaladons voici les tranchées et les morts. Ils sont là depuis quatre ou cinq jours. Les corps gonflés, devenus tout noirs sont affreux. Je suis si surpris et si naïf que le premier que j'aborde, je me demande si c'est un nègre. Il a l'uniforme du 42ème de ligne.

           Tout près un allemand, également noir ! Je comprends l'horreur. Il y a quelques allemands qui sont tombés la face en avant dans leur élan par-dessus les tranchées.

           Mais nous avançons, mon camarade et moi, oppressés. Et le plateau est jonché de cadavres... Hélas de cadavres français. Je regarde les écussons, tous sont du 42ème. Ceux qui portent leur médaille individuelle au poignet, je me baisse pour les reconnaître. Voici un Dormoy, de Vesoul, un X de Seloncourt. Tous des fils du Doubs ou de la Haute-Saône, alors j'ai peur, une peur froide, glaciale, celle de trouver mon frère, mon Julien, là, méconnaissable... J'ai hâte de fuir. Et l'on voit de si épouvantables morts : l'un est étendu, le crâne défoncé et la cervelle grise répandue sur le sol. Un autre a reçu une balle au flanc, par où sortent les intestins et le malheureux, les doigts crispés, cherche encore dans le dernier spasme à les contenir.

           Un caporal a plusieurs blessures. Il devait souffrir atrocement. Le pauvre garçon avait pris sa baïonnette à la main et avait cherché à abréger ses tortures en se la plantant dans le cou, et il était mort dans cette position atroce.

           Plus loin un capitaine à moitié brûlé, puis un adjudant, l'alliance au doigt, gisent, affreux. Et plus loin encore voici deux malheureux, un Français et un allemand tombés l'un contre l'autre, la face en avant, leur baïonnettes plantées réciproquement dans leurs poitrines... On n'imagine pas une telle monstruosité. Pauvres gars, qui s'ignoraient et se jetaient la rage au cœur l'un sur l'autre pour s'entretuer...

           A la droite on me dit que ce sont les morts du 60ème. J'ai trop peur pour y aller. Et en avant on m'annonce que les Boches sont devant leurs tranchées par piles... J'ai trop d'horreur dans les yeux pour y aller, et la seule pensée de ramasser, de prendre des objets à des cadavres me glace d'horreur et je m'en vais sans rien dans les mains, glacé, oppressé de tant d'horreur, tandis que des hommes ramassent sans dégoût des trophées vulgaires, pleins de boue et de sang, qu'ils arrachent parfois aux cadavres et emportent triomphalement comme de grands enfants. Ils s'encombrent, se chargent de sacs, de manteaux, de casques allemands qu'ils ne pourront garder. Le soir, dans une petite ferme, une fillette de treize ans, toute délurée, nous raconte avec flegme les heures de détresse qu'ils ont vécu pendant la bataille, le bombardement, l'incendie du village.

           On s'est battu là pendant quatre jours. A la nuit tombante, pendant que nous soupons un sergent (V.) rentre, attardé. Il avait découvert un blessé allemand, oublié depuis cinq jours au coin d'une haie, la cuisse brisée, et l'avait rapporté à une ferme pour aller prévenir les ambulanciers. Et nous frissonnons d'horreur à la pensée des tortures de ces malheureux oubliés, tombés le premier jour de la tourmente, épuisés de sang, de douleur, las d'appeler en vain, incapables de remuer, soit pour éviter l'ardeur du soleil, soit pour se réchauffer pendant la nuit, soit pour s'abriter de la pluie, voyant revenir avec horreur et désespoir chaque nuit farouche, toujours en vain.

           Ce malheureux donnait à son sauveteur ses médailles, ses boutons, offrait de l'argent. Nous en étions là, prêts à aller nous blottir dans du bon foin, pour nous sécher lorsqu'on vint nous donner l'ordre de partir... La nuit était obscure et fraîche, les hommes las, mouillés, personne ne murmura : c'était la victoire assurée. Nous faisions un nouveau bond en avant, l'invasion s'était brisée...

           (Levignen) A deux heures du matin le long convoi s'arrête. Blottis dans les fourgons, les C.O.A. se sont assoupis malgré les rudes cahots. On s'éveille lentement, un peu ahuri. Répartis sur le long convoi, nous nous cherchons dans la nuit calme, devenue claire ; un frisson d'air vif glisse sur la peau. Nous n'avons pour abri qu'un hangar de gerbes où nous reposons quelques heures. Il est remarquable comment on s'habitue à cette vie de romanichel. Dormir au hasard, manger çà et là et ceci ou cela, ne penser à pas grand-chose puisque nous ne savons rien. Ni lettres ni journaux, nous ne pouvons prendre notre part d'émotion au grand drame moral qui se joue. La France est envahie, on ne nous le dit pas, nous le devinons à voir les réfugiés et notre direction, voilà tout. La France est victorieuse, on ne nous réconforte pas avec une proclamation, un communiqué. On ne sait pas électriser les troupes françaises, et les faire tous communier dans ce même et terrible sacrifice. Nous marchons, stupides et muets, taupes ou esclaves du dieu de la guerre.

           J'ignore même le nom du lieu où l'on nous arrête, comme celui où l'on nous dirige. Et pourtant il y a des réserves d'émotion, d'enthousiasme en nous. Je me souviens des larmes qui ont jailli de mes yeux à Belfort : je suis arrivé sur la vieille place d'Armes, devant l'église St-Christophe, la vieille basilique mutilée par les obus des trois sièges. Au milieu s'élève le fameux groupe de Mercié "Quand même". La France vaincue, mais toujours vaillante relevant un mobile blessé et prenant ses armes : douloureux souvenir de la défaite, avec le réconfort de la volonté tenace. Et voici que devant ce groupe, sous les marronniers on a groupé vingt-quatre canons et un (...?...) blindé, tous là, plus ou moins mutilés, oui, vingt quatre canons mais vingt quatre ennemis, pris au combat de Cernay. Quelle revanche. Et un frisson d'orgueil puissant comme une vague serra ma poitrine : les temps nouveaux sont accomplis...

           Ce jour-là, je reste dans le château du pays pour aider M.M. à préparer nos dîners. Plus de vin, mais les allemands ont laissé encore des victuailles. Pourtant des femmes du pays nous racontent les souffrances des soldats allemands. Leur ravitaillement était difficile, ils avaient faim au point de manger des carottes fourragères, crues. Nous, nous avons mieux. La notion du tien du mien disparaît même chez les plus honnêtes. Ceux-ci deviennent des chapardeurs et des crapules des ... prêts à tout.

           Nous nous sommes bien réconfortés : ce n'était pas inutile car la soirée est dure. Par une pluie battante, il faut charger sur la route nos voitures avec les marchandises que nous amènent les camions automobiles. La pluie fait rage, la nuit est noire, pas de lumière, la route encombrée devient un bourbier où s'enfoncent les autos qui cherchent à passer.

           Ce n'est pas tout. Il faut conduire cela à quinze kilomètres en avant. Nous nous entassons trempés dans un fourgon où les rafales font gicler des gouttes froides.

           Et pourtant c'est une joie à l'arrivée à minuit de suivre les Boches vers le Nord, et de trouver une immense sucrerie où des camarades avaient préparé une soupe chaude. On est aussi comme de vrais bleus : on se réchauffe, on boit, on mange, on songe à dormir, on rit de riens, on plaisante sans autre souci que celui de l'heure présente. Et pourtant peut-être, probablement mes frères, mes amis sont couchés sur le champ de bataille et râlent.

           Cependant hier j'ai eu des nouvelles rassurantes, me voilà optimiste. Un blessé du 42ème a vu mon frère Julien vivant il y a trois jours, avant la grande bataille. Sarrazin, le brave Sarrazin a vu Maurice et Sadi. Les deux frères sont là côte à côte.

           Voici encore un beau jour. Après la pluie de la veille un beau soleil s'annonce, et à l'aube on nous apporte l'ordre de partir à Montigny, vingt-cinq kilomètres plus au Nord. Je pars à bicyclette, avec une âme de vingt ans. Je crois à la déroute allemande. Nos hôtes nous ont parlé si joyeusement du départ précipité des Boches, de l'arrivée deux heures après des batteries du 47ème d'A. il nous semble voir des horizons épiques : les capotes grises tailladées à grands coups par les hussards et les chasseurs d'Afrique, ou les lances de nos dragons dans les reins des régiments de fuyards teutons... 

           Ce serait trop beau si la France était si vite libérée de l'invasion, qu'on sache changer leur retraite en déroute... Mais je suis sceptique devant les illusions de mes camarades qui se croient déjà sur le Rhin. Je connais l'organisation allemande, les immenses énergies en réserve et méthodiquement dressées contre nous. Je crois la partie dure, je n'espérais même pas tant de succès. Attendons... 

           Mes camarades blâment mon inquiétude. Ils ne connaissent pas l'Allemagne, ni l'orgueil, ni la méthode prussienne.

           Montigny ! Un coquet village perché sur la crête d'un étroit vallon. Une église, une mairie, quelques maisons d'habitation et une immense ferme qui exploite tout le territoire. On s'est peu battu là. Deux maisons seulement sont éventrées par les obus. A l'entrée du village, devant un hangar à gerbes, des cadavres : deux chevaux éventrés, huit hommes mutilés par un obus. C'était des blessés qui faisaient l'étape vers l'ambulance, m'a t-on dit, surpris par cet obus jeté là pour incendier la meule. Les pauvres, l'un dit-on écrivait une lettre sur ses genoux. Mais il y a quelque chose de plus passionnant que ces cadavres.

           J'entends le canon tonner à quelques kilomètres, on voit sur la crête, là-bas qui borde l'Aisne, les obus allemands éclater. Des fermes en feu jalonnent la crête. Mon sang bout, c'est une vraie vision de guerre dans toute sa grande horreur. Je n'y tiens plus : comme j'ai achevé le cantonnement et que le convoi n'arrivera que dans plusieurs heures, à la nuit tombante, j'enfourche mon vélo et je grimpe à la crête pour mieux voir... C'est beau et terrible. Sur un front de quelque vingt kilomètres ont voit les obus pleuvoir. Ils éclatent à une dizaine de mètres du sol, jettent une gerbe de feu puis un beau petit nuage blanc qui se déroule au vent comme un paquet d'ouate fine étalé par d'invisibles mains. Çà et là, les hangars et les fermes sont en flammes et préparent l'illumination de la nuit.

           De la route, au bord du plateau à gauche de l'Aisne on découvre la vallée étroite et encaissée, puis sur la crête opposée des batteries françaises nichées dans de la verdure, dans un repli de terrain. C'est elles que cherchent les obus allemands. Ils tombent à droite, à gauche, mais de toute la journée ils ne les ont pas trouvées et les 75 crachent par à-coups leur toux sèche et rouge (...?...).

           Au hasard, j'interroge un cycliste du 42ème. Je lui demande des nouvelles : il est cantonné en réserve dans le village là-bas au pied de la côte me dit-t-il. L'espoir de voir mon frère me fait avaler la consigne. Je me laisse glisser jusqu'au pont de Vic, à moitié démoli. Le canon tonne plus fort, l'explosion des obus plus proche et plus sèche... Cette fois on les entend siffler. Cela me grise. J'ai enfin le baptême du feu. Il est dangereux d'aller à Berny, et pourtant il faut que j'y aille, par bravade, par ivresse du danger, par espoir d'embrasser mon frère. M'y voici avec mon cycliste. Et les obus semblent se diriger vers le village. Je commence à prendre la chose au sérieux. Le 42ème n'est pas là, il a été appelé dans l'après-midi sur le plateau. Je n'ai ni le temps, ni le droit, ni peut-être la hardiesse d'y grimper et de m'exposer à la mort. On dit que l'objectif des Allemands est le pont de Vic ; s'ils le faisaient sauter, je serais pris. Vite je pédale, tandis que les obus sifflent et éclatent à quelques cent ou deux cents mètres de ma route. Je suis heureux vraiment de voir le danger en face, d'éprouver le frisson de vrais soldats. Si je n'appartenais à un service si important je me morfondrais à rester en arrière. Mais tout s'est arrangé. 

           Je me souviens encore des supplications que ma C. opposait à mes projets de me faire verser à un service de l'avant.

           Et je partage encore l'émotion de ce brave Jacquet, adjudant au train, qui frémissait de rage pendant la retraite sur Paris, qui entrevoyait une longue inaction dans cette place éventuellement assiégée, et qui me disait : "si nous sommes inutiles dans Paris, je demande à prendre un fusil et à me battre, veux tu venir avec moi ?"

           Voici une des plus grandes, des plus vives joies de ma vie : au retour de ce voyage de Vic, j'interroge au hasard un blessé du 42ème, le sergent Russe - Cœurdevey ? (...?...), mais sans doute que je le connais, il est de ma section. Je l'ai encore vu ce matin. Il n'a pas encore une égratignure. Il a été perdu dix jours en Alsace, on le croyait mort, puis il est revenu et va très bien. Il fait les fonctions de caporal maintenant. Je buvais ces paroles. Il l'avait vu, mon Julien, pour qui j'avais tant d'inquiétude depuis l'horrible vision de Bouillancy. Chaque mot tombait comme une large goutte fraîche sur mon front brûlant et une émotion profond me saisissait, et les larmes gonflaient mes paupières - comme une femme. J'avais envie d'embrasser ce sergent.

           J'avais de la liqueur dans mon bidon. Je voulais à toute force que nous buvions à la santé de mon frère, et, sur la route nous avons trinqué dans le même quart, comme de vieux amis.

           Par surcroît, j'interroge dans le même convoi un blessé du 60ème, sur Colin. Et voici que le hasard souriant me livre encore une connaissance. Le lieutenant Colin est là aussi, il fait les fonctions de capitaine, et de plus c'est tout simplement un héros : il a pris à Bouillancy un drapeau allemand et fait sept prisonniers dont un officier. Mon Maurice, je te vois, inclinant ton grand corps, foncer irrésistible et grisé sur le groupe allemand, je partage ton ivresse. Tu es grand, tu le sais, tu en joues. Cela ne m'étonne pas de toi, j'avais peur que tu n'aies pas, avant de mourir cette jouissance rare : se battre et vaincre. Tu as une si belle confiance dans la victoire et la chance. Oh ! Si nous pouvions nous revoir. Quelle joie. Aujourd'hui j'ai remonté la longue côte, du feu dans les jambes, des larmes de joie dans les yeux. Et pour comble, au retour je reçois deux lettres. La première de ma C.

           Ist sonntag fur mich heute (C'est dimanche pour moi aujourd'hui), cela paie de tant de fatigues.

           A Montigny nous sommes accueillis comme des enfants de la maison. Nos cuisiniers préparent le repas commun des hôtes et des invités par force que nous sommes. Les allemands n'ont occupé qu'un jour le village et malgré les tas de poulets, de canards, de lapins tués qu'on voit abandonnés au bord des routes, on trouve encore de quoi se bien soigner. Nous, sous-officiers avons des lits, la jeune fille recoud nos bas, raccommode notre linge. Nous nous sentons en famille. Par contre le travail est dur. Voilà trois nuits que nous ne dormons pas. Nous allons recharger nos voitures jusqu'à la gare de Villers-Cotterêts (dix-huit kilomètres), tout nous retarde : pluie, blessés, matériaux.

           C'est là qu'on peut avoir un échantillon de notre manque d'organisation, de méthode. Pour atteindre la gare il y a deux rues, l'une étroite et directe, l'autre large mais plus longue. Chacun se jette dans la ruelle : les arrivants et les partants, camions, autos, voiture-caissons, cyclistes, piétons et cavaliers s'y faufilent pêle-mêle avec force cris et jurons alors qu'il serait si simple de placer un commissaire qui impose ou même indique un courant pour le flux à chaque direction - il n'y a personne qui ait cette initiative que le simple bon sens commande la parcelle d'autorité nécessaire.

           Dans la gare des marchandises, c'est pis encore. Il était facile de prévoir depuis le début de la guerre que la cour serait ou pourrait être utilisée par l'armée, et d'enlever les marchandises qui s'y trouvent. Or comme nous sommes en pleine forêt - magnifique et riche - la gare est archi-comble d'énormes troncs de hêtres. Ils sont là massifs, encombrants. C'est à peine si quelques étroits chenaux ont été réservés aux wagons, aux voitures. Et c'est dans ce dédale de troncs épars que les parcs d'artillerie, les fourgons des convois doivent s'insinuer pour faire leur chargement. Et Dieu sait comme il faut faire la chaîne, longue, pénible pour passer les obus, les pains, les sacs d'avoine ou de riz par-dessus les troncs... C'est énervant autant que déplorable et désastreux : les obus arrivent trop tard aux batteries, les vivres aux trains régimentaires et hommes, chevaux travaillent jour et nuit sous la pluie, dans l'obscurité, car nul n'a de lampe, pour faire un travail de quelques heures. Et qu'on songe aux continuels embouteillages qui se produisent avec tous ces véhicules désordonnés, pressés d'avancer bon gré mal gré, à tort et à travers, sans ordre. C'est la cohue, une cohue dont j'ai honte, dont souffrirait terriblement un allemand. Le pire est que nul ne songe ni ne veut tirer parti le meilleur possible de la situation. Il suffirait d'une équipe de cinq hommes pour manier ces hêtres, les empiler, et doubler en une heure l'espace libre. Il y a plus de cinq cents hommes qui se regardent dans cette cour. Pas le moindre chef pour prendre sur soi l'initiative d'en réquisitionner. Chacun préfère s'en tirer comme il peut, sans le secours de personne. J'ai vu un camion automobile, un de ces énormes véhicules, chargé de trois mille kilos se glisser dans un couloir où un cycliste novice n'aurait pu passer. Il lui a fallu six ou dix fois avancer, reculer, brocher, pour en sortir. Il y est parvenu, mais avec combien de peines, d'efforts, de temps, alors qu'il suffisait de détourner, à trois ou quatre, deux petits troncs d'arbres. J'en ai fait la remarque à l'officier. Il ne m'a même pas répondu. C'est navrant. Et avec ces pertes de temps nous n'achevons notre travail qu'à deux heures du matin, nous arrivons au cantonnement à cinq heures quand il faut préparer la distribution. A ce régime-là, hommes et chevaux seront sur les dents sous peu, et pour avoir quoi fait ! Le chef de gare a disparu. Un capitaine quelconque, effaré, débordé, le remplace... Si l'on peut dire.

           Le 20 septembre - Hélas ! Mon Dieu est-ce possible !

           Montigny - J'étais trop heureux et trop confiant l'autre jour. Il en est toujours ainsi dans ma vie. Plus rapide et plus haute est la montée, plus brusque et plus terrible la chute.

           Je n'ose écrire ce malheur, car je n'y crois pas encore. Pauvre Maurice... Mon pauvre Grand. Tantôt j'étouffe, tantôt je suis impassible, ou insensible. Cela me semble impossible. La séparation ne m'apparaît pas irrémédiable. La nouvelle est peut-être fausse. Et pourtant, un sergent du 60ème m'a bien assuré qu'il était tombé (le 16 ou le 17) dans une tranchée. Pauvre Maman Colin. Et l'horreur est double. Sadi aurait été vu à Vic emporté sur une civière grièvement blessé, la capote littéralement trouée. Mon Dieu est-ce possible ?

           Le 21 septembre - J'ai rencontré un blessé du 60ème. Il était près de lui. Une rafale d'artillerie vint, tous se couchèrent. Quand elle fut passée ils appelèrent : "Est-ce que nous nous relevons mon lieutenant ?". Le pauvre grand. Il était étendu, tué raide par un shrapnell à la tempe. Sans souffrance...

           Et le soldat ajouta : "Nous l'avons bien regretté, il nous conduisait bien. Il faisait les fonctions de capitaine. C'était un brave, il avait pris un drapeau à Bouillancy".

           J'ai détourné la tête pour ne pas pleurer, puis j'ai demandé le nom du soldat. Belin à Monnaie ou Mornet par Sellières (Jura).

           Maurice, mon Maurice... Je t'appelle à haute voix lorsque je suis seul. Maintenant j'ai peur de rentrer à Besançon. Quel supplice de revoir tout, seul...

           Le 22 septembre - Je recueille pieusement les détails sur sa mort - Guerre maudite, qui impose de tels sacrifices. J'ai trouvé notre ami Sarrazin. Il l'avait vu peu avant sa mort. Il sait qu'il est enterré au cimetière d'Hauterèche (...?...). Un paquet de ses objets personnels a été fait par le Colonel, ils seront envoyés à sa famille. Il avait paraît-il un carnet de notes admirables. J'ai peur qu'on les lui dérobe. J'irai prier sur sa tombe quand les Boches auront lâché pied. "Quand les Boches auront lâché pied".

           Voilà douze jours que les deux armées se heurtent sans pouvoir se briser. Devant le 7ème Corps, les troupes ennemies sont retranchées dans des carrières achetées dès avant la guerre par un allemand, dès avant la guerre approvisionnées et aménagées. Leur artillerie lourde y est fortifiée et tire impunément sur nos batteries et nos réserves. Elle nous blesse ou tue plusieurs milliers d'hommes par jour. C'est une lutte démoralisante car nous ne pouvons répondre à ces mortiers à longue portée. Notre gouvernement anarchique n'avait rien prévu, ni l'invasion par la Belgique pourtant écrite sur le terrain, annoncée par tout le réseau de voies ferrées dans l'Eifel et laissé dans l'abandon de leurs vieilles fortifications hors d'usage nos places du Nord - c'est un crime de lèse-patrie - ni la puissance de ce matériel d'artillerie lourde. Le réquisitoire d'Humbert n'était que trop vrai. Et hélas, pour comble de malheur les généraux de parade, les incapables, les parvenus avaient les postes où se jouait le sort de la Patrie. Cela nous a valu l'invasion - et aujourd'hui des pertes effrayantes pour déloger un ennemi fortifié dans les places que nous avons criminellement négligées.

           C'est chaque jour une furieuse canonnade. C'est chaque soir une ligne d'incendies méthodiques. C'est chaque nuit des attaques et contre-attaques énergiques sous les lueurs rouges de fermes en feu. Nous nous ressaisissons.

           Ce matin, réveil unique ! A trois heures et demie la maison se mit à trembler, les vitres à danser. Chacun sursauta au bruit de la plus formidable canonnade que j'aie jamais entendue. Me voilà en un bond hors du lit. J'ouvre la fenêtre, on entrevoit la langue rouge des pièces qui crachent leurs obus à courts intervalles. Et comme la veille un bruit a couru que des pièces de marine étaient arrivées, nous avons cru que les énormes canons commençaient la danse et allaient réduire en miettes les Boches, surpris et leurs mortiers enterrés. Notre imagination se plut à imaginer la chute des énormes masses d'acier et de mélinite, l'effondrement des voûtes, l'ensevelissement des ennemis sous leurs propres fortifications. Les choses vont changer de face.

           A cette pensée et à ce bruit, je deviens comme une puissante auto sous pression. La consigne sévère est à peine suffisante pour me contenir. Je voudrais m'arracher à cette bourbe de l'arrière, sauter à bicyclette, aller voir et continuer l'œuvre de mort des obusiers... C'est ainsi que je vibrais souvent de quinze à vingt ans... Ah ! Cette guerre qui me rafraîchit l'âme de vingt ans.

           Encore une chute après l'essor. A dix heures l'ordre de déménager au plus vite en arrière tombe sur nous comme un jet glacé. J'ai des coliques d'inquiétude. Le bruit sinistre "nous reculons" est répété. Oh ! ces désillusions atroces. Je ne vais plus pouvoir m'abandonner jamais à l'espoir. Nous faisons nos préparatifs en hâte, muets, sombres. Cherchant à comprendre, à expliquer pour atténuer aux yeux des civils la signification sinistre de notre départ.

           Des autos d'état-major passent dans un giclement de boue et de pluie. Ce n'est pas gai. Après l'espoir du réveil... En route, on m'explique (c'est Louis Girard rencontré conduisant des prisonniers) - les allemands auraient opéré une contre-attaque à l'aube à l'heure où l'on faisait la relève des avant-postes - profité du flottement inévitable et fait replier les deux corps d'armée.

           La furieuse canonnade du matin n'était que la rescousse de cette surprise : adieu les obus à la mélinite effondrant les carrières. Dans la soirée on dit que le terrain perdu a été reconquis. Cela soulage. D'ailleurs on ne nous a fait replier qu'à quelques kilomètres, à Vivières.

           22 septembre - Quelle horreur ! Une nouvelle effarante qui me coupe les jarrets. Les Allemands ont bombardé Reims et détruit la cathédrale. Je me sens déchiré, comme si l'on m'annonçait la mort d'un parent bien-aimé.

           Non, ceci dépasse en monstruosité tout de que j'avais pu supposer. Jusqu'ici j'avais plaidé les circonstances atténuantes en faveur des Allemands sur leurs atrocités, que je croyais alléguées sans être fondées. Souvent mes camarades m'ont blâmé quand j'avais l'air d'atténuer, d'expliquer, de mettre au point ces atrocités. Je soutenais que ces atrocités étaient exagérées, ou le fait de chenapans, des exceptions comme il y en a dans toutes les nations, dans toutes les armées ; que nous ne valions pas mieux, sinon moins, ex : le Mesnil-Amelot...

           Je faisais crédit de loyauté, d'humanité à l'Allemagne. Je l'estimais plus que cela, plus qu'elle ne valait. L'incendie de Louvain était pourtant significatif sur les procédés teutons : mais voici le comble et dépasse toute mesure. C'est inexpiable. Reims ! La cathédrale de Reims ! Ce nom prestigieux où survit toute l'ancienne France.

           Mon cœur saigne, et je pleure sans pouvoir me contenir, et j'entends pleurer tous ceux qui ont le culte du passé, de la tradition, de l'âme de la Patrie, de tous ceux qui connaissent la prestigieuse ancienne France. Cette merveille d'un siècle ardemment religieux, ce temple sacré où s'agenouillèrent St Louis, Jeanne d'Arc, Louis XIV, tout ce que la France compte de noble, de glorieux, de pieux, détruit par les obus de ces barbares ! Et les artistes du monde entier doivent joindre les mains d'effroi devant ce crime délibéré de l'état-major allemand, c'est à dire par ce que l'Allemagne compte comme représentants de sa Kultur, contre le chef d'œuvre de l'art gothique, Reims, pauvre Reims, pauvre France. Je ne connais que ses sœurs de Paris, de Strasbourg, mais je l'aimais encore plus ardemment...

           Bandits ! Maintenant, je les hais. Je les avais en estime. C'est fini...

           Je voyais passer avec commisération leurs blessés, leurs prisonniers. Je n'y tiens plus, il faut que je me venge un peu. Et voici un convoi de prisonniers. Un blanc-bec d'officier prussien est en tête. Il faut que je lui crie quelque raillerie, et je lui jette en ricanant : "Nach Paris ! Hurra Germania, Lieb Vaterland mag ruhig sein...(La Patrie peut être tranquille...)". Il ne bronche pas.

           Et l'on a des précautions pour ces sauvages, on prive nos troupes de paille pour les faire coucher au doux ! Nos blessés vont à pied. On conduit les leurs en auto. C'est révoltant. D'ailleurs ceci se noie dans d'autres injustices : une des plus écœurante et hélas quotidienne se voit sur toutes les routes. Celles-ci sont sillonnées d'autos bien astiquées avec un conducteur soigneusement brossé, rasé, comme il convient à des oisifs. A l'intérieur on aperçoit au passage un officier généralement un vague commandant ou lieutenant-colonel plus ou moins cagneux, confortablement étalé sur les coussins et qui vient on ne sait d'où, qui fait on ne sait quoi et qui va - c'est la seule chose sûre, bien dîner et dormir en paix dans des draps biens propres.

           Pour l'aider à descendre, ouvrir la porte, recevoir son manteau il a auprès de lui une ordonnance à la mine fraîche et reposée. Oui, on les voit passer le matin, repasser le soir, allant d'un quartier général à un autre. Trop douillets ou trop gâteux pour monter à cheval, ils se font promener en auto. Ils filent à une vitesse pleine d' importance... pour se donner des airs. Ils n'iraient plus vite que s'ils entendaient siffler les balles... Leur encombrante nullité fait enliser les convois dans les accotements défoncés, boueux, et mettre pied à terre aux cyclistes. Ne faut-il pas leur laisser le haut du pavé afin qu'ils puissent gicler, couvrir de boue, décoiffer sous la poussière les passants.

           Et sur ces mêmes routes, par une cruelle ironie se traînent de longs convois de blessés français à qui l'on fait gagner à pied la gare la plus proche... Une vingtaine de kilomètres. Ces beaux messieurs passent froidement, ironiques près des blessés sans qu'une voiture s'arrête pour prendre les plus épuisés. Ne faut-il pas que le Commandant soit exact pour son rôti !...

           Et que d'autres misères encore : les ambulanciers sont insuffisamment nombreux. On comptait sur le concours de la population civile. Elle a fui. Qu'advient-il ?

           Les blessés restent plusieurs jours sur le champ de bataille, sans soins, abandonnés, avec ou même sans le pansement sommaire du paquet individuel. Quelques-uns sont relevés la plaie déjà infectée de pus.

           Une chose plus grave encore, c'est que des ambulanciers ont épuisé leur stock de pansements. Ils en attendent, en réclament - cela ne souffre pas de délai, semble t-il, mais il n'y a personne pour les expédier de Paris ou de Bordeaux. Il est probable que le ministère grouille portant de beaux officiers fringants, la raie sur le crâne, mais pas de plis soucieux sur le front.

           Et ce sont les fils à papa, assurément. J'ai rencontré avant hier Me. Maurice Bernard. Il était lieutenant de réserve dans un bataillon de chasseurs à pied. Sans doute, la place était dangereuse. Quand on a, par réclame électorale, préparé l'invasion, on peut bien être à l'abri des coups. Aussi, lui a t-on trouvé une place de toute sécurité... à l'état-major du Général Commandant le 7ème Corps... Après la guerre il sera fait chevalier de la légion d'honneur mais les pères de famille arroseront de leur sang les frontières dégarnies par les politiciens.

           - Sur lui, demander renseignements à S.

           Sa lâcheté à Bouillancy, démoralisante, sa visite aux tranchées - avec le coup de téléphone préalable pour savoir si ça chauffait ! !

           Un tableau piquant à la gare de Villers-Cotterêts. Le grand train noir est aligné sur la voie de garage, aux wagons les caissons d'artillerie se sont accolés et le chargement des obus, lent et machinal s'opère en gestes automatiques exécutés par des prisonniers allemands. Ils sont là, silencieux, indifférents, occupés comme des machines à cette ironique besogne. Près d'eux, gouailleurs, les soldats Français, les curieux ricanent : "dis, c'est bien d'envoyer des bouteilles de Champagne aux copains". Au fond, la plaisanterie est forte et j'en souffrirais beaucoup, moralement, si on me l'imposait. J'en suis un peu gêné, mais je ne savais pas encore l'incendie de Reims. On raconte encore quelque chose de plus lâche. Dimanche dernier ils avaient placé en tête des leurs colonnes d'attaque un convoi de prisonniers ! Ce n'est pas impossible. Ils ont tant de ruses traîtresses, ex : celle de faire deux rangs de tranchées, de ne placer dans la première que des casques sur des pieux. On devine la traîtresse fusillade lorsque les baïonnettes plongent dans la tranchée vide. Une autre : ils peignent les couleurs françaises sous l'aile de leurs avions.

           Ces gaillards-là savent faire la guerre.

           Ils ont monté sur des vélos des masses d'hommes, car les vélos ne leur coûtent rien. La France y pourvoit. Ils transportent de plus grandes masses d'hommes sur d'innombrables autos françaises.

           Ils ont des voitures admirablement attelées : leurs rosses fatiguées ont été confiées à nos riches picards en échange des puissants chevaux boulonnais.

           Ils font alterner leurs troupes : les unes de jour, les autres de nuit, de sorte que la canonnade et la fusillade, même aux jours de manœuvre, ne cessent jamais dans le but de priver de sommeil l'adversaire, de le fatiguer sans relâche et de l'épuiser par tous les moyens. C'est une alerte continuelle.

           Enfin leur aviation est bien supérieure à la nôtre malgré notre jactance et nos acrobaties. Les aviateurs allemands, peut être moins adroits rendent plus de services, parce qu'ils sont entraînés à être les auxiliaires de l'artillerie. En plein vol par un mouvement opportun, l'aviateur sait indiquer la position découverte. Nos troupes de génie affirment que chaque fois qu'un aviateur les avait surpris au travail, les obus allemands pleuvaient sur eux, moins de cinq minutes plus tard.

           Le 25 septembre - Dans la nuit, réveil brusque, on frappe au volet. Je bondis à la fenêtre. Le cycliste, porteur d'ordres et là : "les Boches arrivent, me dit-il à brûle-pourpoint, tout le monde debout !".

           Je deviens pâle et ma voix s'étrangle sous l'émotion qui me remue jusqu'aux entrailles. C'est une imbécile plaisanterie. Je l'aurais giflé ce nigaud. Pourtant il faut se lever, décharger avant l'aube les deux cents voitures du convoi et aller aussitôt à la gare d'Eméville au rechargement. La mesure est prise pour laisser libre les routes. Il doit passer dans la journée des colonnes sur toutes les voies de la région. Il se prépare quelque chose de grave. Pourtant la joie, la sérénité reviennent. Les hommes ont beaucoup d'entrain : la nuit est claire, l'air vif. On leur promet le "jus au pétrole" en récompense. Le grand travail est achevé avant l'heure. Vite en route ; mais voici que dans la forêt de Villers-Cotterêts l'inquiétude me ressaisit. Des hommes font des tranchées, abattent des arbres, barrent les routes. Et chaque coup de cognée semble un soupir d'inquiétude. De quoi... Que craint-on ? Un retour offensif des allemands ?

           Comme nous sommes ballottés ! De frêles esquifs sur une mer houleuse. Un rien nous ébranle. Les coups de cognée douloureux, les coups de pioche lugubre, c'était tout simplement, me dit-on le soir, des exercices pour territoriaux.

           Le 26 septembre - Le génie creuse pourtant de vraies tranchées sur les crêtes de Vivières qui commandent les routes conduisant à la grande forêt. Un loustic déluré du génie m'assure que ce travail n'a aucun rapport avec la bataille de l'Aisne, mais qu'on enveloppe de tranchées le camp de Paris dans un rayon de soixante quinze kilomètres.

           Les renforts affluent à l'aile gauche française. Sur toutes les routes, jour et nuit les troupes se dirigent vers le N.W, Compiègne. Il semble se préparer une attaque formidable du flanc droit allemand. Mais j'ai une maigre confiance dans ces renforts. Ce sont en majorité de vieux territoriaux. Toute la France est crispée pour l'effort suprême qui doit bouter l'ennemi hors des frontières. Ces pères de famille sont amusants. Je les ai observés à la gare d'Eméville à la lisière de la grande forêt. Ils débarquent, gauches dans leurs habits neufs, leurs képis à la hausse, leurs équipements encore vernis.

           Ils sont surpris de se trouver là. Et un peu effarés. Leur première parole est la question significative : "sont-ils loin ?". Si l'on feint une mine grave, ils prennent un ton alarmé. Un sergent d'un groupe rencontré dans la forêt, en exercice d'abattis, me demande :

           - "Est-ce qu'il y a des uhlans ? Vous allez seul ?". - "Mais oui dans la plaine, lui dis-je, le front barré d'un pli soucieux, et dans la forêt il y a des groupes isolés". Et voilà mon homme inquiet qui fait poster des sentinelles. Si on cause un peu, ils geignent : "c'est malheureux d'envoyer au feu des hommes de notre âge. Je n'aurais jamais supposé qu'on avait besoin de nous".

           Vous n'aviez donc pas prévu la guerre : "oh ! Je n'y croyais pas. On en avait tant parlé sans que cela arrive que je n'y croyais plus". Oui vous preniez ceux qui criaient gare pour des réactionnaires, n'est-ce pas ? Savez-vous maintenant où elle est, la réaction, "Alle schuld rächt sich auf Erden" (Toute faute se paie sur terre). D'autres, de joyeux compagnons, arrivent en vrais Français qui prennent leur mal en gaieté. Ils crient aux femmes : "nous voici. Ça va changer". Oui, cette promesse vaut les innombrables inscriptions des trains : "à Berlin ou Nach Paris". La dragée est haute, le bras court, l'effort immense.

           Ces vieux pères de famille feront nombre et ce sera bon si les troupes de première ligne brisent seules la résistance allemande ; mais si celles-ci cèdent, les autres feraient à elles seules de la retraite une cohue en déroute. Il ne faut pas compter sur leur concours effectif. Je gage qu'à la première volée de mitraille elles tourneraient le dos avec un entrain méridional...

           Faut-il que je note ce qui me fait employer cette épithète ? C'est si pénible. Enfin. Parmi les troupes, le bruit a couru, le bruit court, l'opinion accrédite que les Méridionaux sont de piètres défenseurs de la Patrie, sauf en paroles. "Tout le Midi monte", criait l'un. "Le Midi est en marche". A Berlin ! Mort à Guillaume. La Victoire ou la mort, clamaient ou inscrivaient d'autres. En mainte rencontre, lorsque la musique des obus ou des balles devenait trop vive, ou lorsque les bataillons allemands prenaient le pas de charge, les gens du Midi prenaient le pas de course. Des succès ont été compromis, des défaites précipitées, des régiments décimés parce que leurs voisins... du Midi n'avaient pas tenu. Et l'on m'a répété, je le donne pour un "on-dit", que des Méridionaux auraient répliqué au blâme des soldats de l'Est : "vous vous battez pour vos champs et vos foyers. Je comprends que vous vous fassiez tuer.

           Nous le ferons, nous, quand les ennemis viendront chez nous. Nous n'avons pas à nous faire tuer pour vous". C'est douloureux qu'un tel bruit puisse seulement naître dans la France envahie. Toujours le vieil antagonisme du Nord contre le Midi. On a parlé de mesures terribles : des 75 sur les derrières de ces lièvres...

           Nous sommes rentrés de bonne heure. La cour du cantonnement grouille de soldats affairés à se garnir le ventre. Des phrases décousues circulent comme morceaux de papier dans un coup de vent qui tourbillonne.

           Que dit-on ? Je ne sais. Le soir est calme. La nuit claire, le crépuscule était émouvant. Est-ce ce duel de bonnes et mauvaises nouvelles, toutes fausses sans doute ou entachées d'erreur, qui m'a ébranlé ? J'ai besoin d'être à l'écart. Je m'isole dans un coin, muet avec les camarades, sourd aux conversations. Un immense désir monte du fond de mon être, une Sehnsucht (nostalgie) violente. Je voudrais l'épaule chère pour m'appuyer, les bras et la poitrine aimés pour me blottir et les lèvres douces pour éteindre ma soif de tendresse... Je commets la folie d'ouvrir mon Samain et la liqueur décevante exaspère ma nostalgie. Les souvenirs perlés de blanc se penchent et murmurent des choses douces à mon oreille. Que n'ai-je la chambre câline pour les faire m'environner et contempler leur ronde familière...

           Comme par hasard et pour comble, dieser gemeine Kerl (cette crapule), a déniché deux accueillants volatiles. La succession des allemands est aussi facile à prendre qu'écœurante. N'a t-il pas la malencontreuse pensée de venir me déranger dans ma rêverie pour m'en offrir une et me proposer de lui tenir lieu de second... Je ne lui ai rien répondu. Il m'est revenu au cœur, à cette minute une de ces nausées que j'avais à vingt ans lorsqu'on m'offrait de l'amour malpropre.

           Le 26 septembre - La canonnade furieuse continue. Voilà bientôt vingt jours que cette terrible musique répand ses ondes furieuses sur ce coin de France. On finit par s'y habituer et on est bien obligé parfois d'y prêter l'oreille, tout au moins de tendre son attention pour la percevoir, de l'écouter pour l'entendre.

           Et toujours pas de nouvelles. C'est un des spectacles les plus déconcertants de ce temps que celui de cette France curieuse, aux inclinations cabotines et potinières, mise brutalement au régime de l'ignorance et du silence presque absolu, et le plus étonnant c'est qu'elle s'y soumet, s'y plie, douloureusement peut-être, mais sans murmure.

           Pour comble, elle a trouvé un médecin peu tendre, qui ne flatte pas son malade, et qui aime les remèdes énergiques.

           Chaque jour - et je me hasarde encore en l'affirmant - le général Joffre dicte son communiqué. Quelle maigre pitance pour les Français. C'est un brouet spartiate, sans une seule goutte de vin généreux. Quelques lignes laconiques, sèches, sans adjectifs, sans âme, dirait-on, suffisent à résumer la situation. Défaites ou victoires sont annoncées dans le même style, avec la même avarice de mots chauds. Mais si l'âme semble absente, on sent mieux la volonté tenace, réfléchie d'un chef qui ne se bouleverse pas, qui sait ce qu'il tente, ce qu'il veut. On comprend que cet homme n'a ni ambition à satisfaire, ni prince ou public à flagorner. Il n'a que du patriotisme... Il me rappelle Turenne. D'ailleurs, comme Turenne, il a su, et c'est presque un miracle, réparer une défaite par une retraite méthodique, reprendre une offensive énergique et remporter une victoire. Et tout cela, sans phrases, discrètement presque. La France a d'incroyables ressources. Allons, c'est toujours la vieille terre généreuse...

           Le 27 septembre - C'est dimanche. Repos dominical. Notre intelligent lieutenant nous a permis de faire la grasse matinée. Un réveil lent, dans un matin brumeux. On s'étire lentement, comme des bleus choyés dans une cour de caserne la première semaine de leur arrivée. Depuis huit jours, nous cantonnons chez cette fermière aux allures de maréchal des logis de gendarmerie, et la demeure devient familière. Nos cuisiniers sont ceux de la famille. Nous disposons de tout, nous avons nos aises. On ne se sent pas enveloppé de bienveillance comme à Montigny, mais on s'y sent plus libre de gestes, de propos. La matinée est toute pittoresque. Dans la cour encombrée de fumier, de charrettes, de fourgons, de cuves, de poules, d'hommes, tout grouille, pittoresque. Dans un coin des hommes battent leur capote, accrochée à la chaîne d'une limonière, d'autres détachent leur pantalon rouge avec de l'essence qu'ils puisent dans une vieille boite de conserve tandis que quelques uns lavent dans un baquet les chaussettes et le mouchoir. Ceux-ci se lavent, la tête toute mousseuse de savon, sous le robinet qui chuinte (...?...) dans l'auge, tandis qu'à coté des cavaliers abreuvent leurs chevaux. Plus loin un coiffeur bénévole rase un camarade en bras de chemise, son quart posé sur un tonneau et un second avec un peigne et des ciseaux de fortune coupe les cheveux d'un copain à cheval sur une poutre.

           Le caporal d'ordinaire avec ses aides en bourgeron crasseux passent avec des sacs et des seaux, pendant qu'un autre attise le feu sous la lessiveuse où bout déjà la soupe. Les uns sifflent, d'autres chantent, d'autres encore discutent, disputent, plaisantent. Cela s'entremêle aux piaillements de la volaille et cela fait un bruit reposant et joyeux.

           Dans la cuisine, Chanel avec sa large face sourit, demandant comment il doit préparer la poule que la fermière offre. Petit, voyant des œufs, propose de faire des gaufres, Moine rapporte des pommes à éplucher pour la compote : l'eau vient à la bouche. De temps en temps, les mortiers battent la mesure. Nous sommes à la guerre la plus effroyable qui ait jamais existé !

           Le 28 septembre - Au réveil le bruit court que nous devons nous préparer au départ... En avant... Cela réchauffe l'air vif du matin et la pédale semble tourner d'elle-même. A mi-chemin voici un chantier. Enfin un spectacle logique ! Ce sont des prisonniers qui réparent la route. J'en interroge deux au hasard :

- Wo sind sie geboren ?

- Im Hamburg.

- Ich kenne Hamburg.

- Welchen regiment ? 27 en diesellbe Stadt.

- Wo sind sie gefangen worden ?

- A la Ferté-Millon. Êtes-vous bien nourris ?

- Oh oui. Alors ça va : peu de travail et bonne nourriture ?

           Et le plus jeune, imberbe répond avec empressement : Oh ! Oui, nous sommes bien mieux ici qu'à la guerre.

Et l'autre, tournant le dos de le gifler avec l'injure suprême "feig !(traître)".

Je réplique : Cela lui est sorti du cœur. Il a raison.

Er ist kein Patriot.

Si les allemands avaient été moins patriotes nous n'aurions pas la guerre. Croyez-vous que c'est la France qui a voulu la guerre ?

Ce n'est ni la France, ni l'Allemagne. C'est la Russie qui est responsable.

Nous soldats, nous nous battons parce qu'il faut nous battre. Chaque soldat n'a aucune rancune personnelle contre son adversaire. Personnellement, ils peuvent s'estimer et pourtant ils s'entretuent ! 

J'objecte : Le conflit est plus vaste.

Oh assurément, il y a huit nations belligérantes et c'est pourquoi nous, simples soldats, ne comprenons rien et ne sommes pas responsables.

Le chef d'équipe s'impatiente et nous coupe la parole par un énergique : "Allons ! Là-bas !".

           Le 29 septembre - Je rencontre une autre équipe de prisonniers. J'interroge un sergent rengagé, également de Hamburg. Il n'est pas mécontent de son sort. Les gardiens ? "Alle sind sehr nette Leute". La nourriture ? Bonne, mais notre pain est trop léger (furchbar leicht). Trop de viande de conserve. Des coliques nombreuses.

           Le soir. Voici enfin des nouvelles. La première lettre de mon frère Henri. Je la reconnais de loin, son écriture maigre si familière. Mon cœur bat plus vite. Et j'éprouve la bonne émotion de se sentir chaud au cœur.

           Deux heures après, voici une carte de Louis, la première. Trop sèche, mais enfin je ne suis pas inquiet.

           Il est resté en Alsace à l'abri relatif du danger.

           Le 30 septembre - Il faut avoir été dans l'inquiétude et l'angoisse prolongées pour éprouver ces grandes joies qui submergent comme le flot d'une digue qui se rompt. Et ce matin, elle est venue cette vague de joie débordante qui fait pâlir, gonfle les yeux de larmes et verse un jet de feu dans les veines : mon Julien, oui je ne croyais pas qu'il était encore vivant après avoir été exposé durant vingt jours à la rafale de balles, après avoir été constamment aux avant-postes durant cette bataille épique de vingt jours. Et voici qu'un sergent qui s'était chargé de lui faire parvenir une lettre par les ravitailleurs m'aborde, le visage souriant : "Je la lui ai remise cette nuit, votre lettre, à lui-même, il était justement à la distribution du courrier. Il avait envie de me sauter au cou".

           Et moi aussi j'avais l'envie d'embrasser le sergent. Les larmes aux yeux, je l'ai remercié comme j'ai pu : je lui ai offert un quart de vin et nous avons bu à la santé du nouveau caporal, car par une heureuse coïncidence, c'est aujourd'hui qu'il est promu. Que ma lettre lui porte bonheur.

           Là-dessus je suis parti pour la gare. Comme le soleil me semblait plus clair, l'air plus vif, mes jarrets plus nerveux et les coteaux moins raides. Il me semblait que nous étions tous invulnérables désormais, que la guerre va s'achever sans danger et que bientôt nous nous retrouverons autour de la grande table, à Verne, sous le regard ému de ma mère et écoutés par le père jaloux de ne nous avoir pas suivis. 

           J'étais ivre de joie... Je me préparais presque à embrasser au poste de la Croix-Morel, les filles du forestier, ma collègue Mme Éloi chez qui je suis devenu presque familier depuis quinze jours que je les salue quotidiennement, messager bien accueilli, tâchant de les raffermir si les craintes grandissent, m'efforçant de les gonfler d'espoir, si les nouvelles sont bonnes. Et aujourd'hui elles le sont tant. Chacun a l'impression que la lutte tire à sa fin, que nous les ferons déloger et M.M. m'a prévenu de nous tenir prêt à partir de l'avant, que les parcs de munitions ont leurs caissons garnis... Tout cela était à annoncer avec ma joie intime. Les dames étaient parties du poste. Je n'ai pu qu'écrire à ceux que j'aime. Ce soir je suis calmé et vois les choses clairement. Bon courage.

Le 2 octobre 1914

           Les petites misères, les petites vilenies. En garde d'Eméville. Je surveille le chargement des voitures. Tout à coup, j'aperçois par-dessus le wagon des jambes qui se déplacent à contre-voie. En un bond m'y voilà. Un soldat s'en allait vers la sortie. Hé ! Là-bas ! De quelle compagnie êtes-vous ?

           - De la 2ème. Comment vous appelez-vous ? Untel. Bien. Dites-moi maintenant, que faites-vous là ? Rien, je regarde, fait-il en montrant d'un geste vague le paysage.

           - Vous regardez ! C'est bizarre. Et cela ? Fis-je en découvrant sur le sol, au pied d'un wagon ouvert à contre-voie, une boîte d'allumettes. Je ne sais pas. Vous ne savez pas ? Moi je sais que vous venez d'ouvrir ce wagon et de voler des allumettes.

           - Moi ? Mais non ! Je n'en n'ai point, ce n'est pas moi, c'est d'autres.

           - C'est d'autres ! Peut-être.

           - Alors vous n'en avez point ? Et je voyais les poches rebondies me répondre si. Mais lui : Non, je n'en ai point.

           - Vous l'affirmez, c'est bien entendu ?

           Toujours le non passionné du coupable qui se perd. Tenez. Excusez-moi, cela me répugne d'être obligé de vous fouiller, mais regardez comme vous n'en n'avez point. Et je le fis tourner et montrer les poches béantes qui baillaient, accusatrices.

           Alors il fit volte-face, lâchement.

           - Ne me faites pas arriver du mal. Je suis marié, j'ai deux enfants. Je suis de Paris. Je m'en repens bien. Je ne recommencerai plus. Et je lui prenais toutes les boîtes d'allumettes, l'une après l'autre.

           - Dites, laissez-m'en au moins une.

           - Laissez-moi la paix. Vous n'êtes pas digne d'indulgence. Vous aurez de nos nouvelles par le Capitaine Riel. Le Capitaine Riel est une façon de bandit galonné. Il a je crois fait son apprentissage de pillard dans les gourbis marocains. Il pratique en maître l'art de "barboter". Et il est pour cela d'autant plus impitoyable aux maladroits chapardeurs qui se font prendre. C'est lui qui voulait, à Juilly, faire passer au conseil de guerre quatre de nos hommes surpris en flagrant délit d'assommer des lapins de garenne. Et pourtant lui, hier encore, conduisait sans vergogne une équipe de ses hommes avec des faux, des voitures pour s'approvisionner en herbe dans le champ de maïs de notre hôtesse, sans aucune autre formalité que la prise de possession.

           En Alsace, il est arrivé à Altkirch, lui, capitaine d'un convoi de l'arrière, lorsque les allemands étaient à peine à cent mètres du village. Revolver au poing, il somme le maire de faire apporter avant une demi-heure, toutes les armes du pays à la mairie.

           En attendant, il réquisitionne audacieusement sans aucun bon, un camion automobile blindé du service postal et l'emmène après l'avoir empli d'armes trouvées, de cartouches, de bidons d'essence. 

           Pour sa part de butin, il mit de côté un superbe fusil de chasse valant dit-on plus de trois mille francs. 

           D'ailleurs il a bien le physique de sa moralité. Grand, svelte, très fendu, ses longs jarrets nerveux crayonnent en marche la décision et l'audace. Un regard métallique, des moustaches brossées, un nez anguleux, menton en avant, tout révèle l'homme de proie.

           Et c'est à lui que je promettais à ce pauvre maladroit, tout pâle. Je m'en détourne, un sourire d'indulgence dans l'âme mais le visage débordant de feinte sévérité.

           Le lendemain, j'allais trouver mon adjudant, je pris des renseignements sur le "poilu". Comme il avait toujours fait son service il en fut quitte pour la peur et une garde d'écurie.

           Hier l'affaire fut plus grave.

           La nuit était profonde. Le sergent de jour Petit venait de faire une ronde. Appel dans la grange où tous dormaient déjà. Seul, le hibou Thièche se trouvait dans la cour lorsque je sortis de table un peu avant mes camarades qui s'attardaient. J'interpelle Thièche. Que faites-vous encore là, quand tous sont couchés ?

           - J'attends l'appel, répond le sinistre oiseau de nuit. Car il a l'air sinistre ce voyou en uniforme. Le képi cassé, placé de travers sur un front étroit d'où s'échappent des mèches rousses, sales et raides, des petits yeux obliques enfoncés sous les fortes arcades. Quelques poils de barbe rare sur un menton pointu autour d'une bouche à demi édentée et noircie par la chique, rien ne lui manque au physique pour inspirer la défiance. Le moral est pire.

           Il était donc là, faisant le guet, ou ruminant quelque plan d'exploit nocturne.

           Je l'envoie se coucher. Il n'était pas pressé de démarrer. Au cours de la discussion, j'entends un heurt léger dans le fourgon des vivres près duquel je me trouvais.

           Intrigué, je regarde. Rien d'anormal, il était bien clos. Je grimpe sur le marchepied, glisse mon bras par le rideau et tâte à l'intérieur. Je serre une cuisse, alors je serre plus fort, si fort qu'une voix dit : "arrêtez, je suis là". Stupéfait je vois sortir du fourgon un copain à Thièche... celui qui s'était effrontément moqué de ma défense à Rouvres, celui qui s'était fait pincer à la chasse aux lapins. Il affirme avoir de la malchance, être venu là simplement pour prendre du café dans son bidon, car il travaille de nuit chez un boulanger du lieu. Est-il coupable, ne l'est-il pas ? Je ne sais, mais comme on bouleverse régulièrement les sacs de sucre et de café du fourgon, comme des hommes sans le sou tels que Thièche trouvent on ne sait comment de l'argent pour se saouler à chaque occasion, nous décidons de faire un rapport au lieutenant...

           Conséquence : deux crans à la vis de réglage sur toutes les questions de discipline intérieure, quatre jours de prison aux deux accusés.

           Des nouvelles de Louis. Il m'alarme à nouveau. Je croyais que la paix armée campait dans la plaine d'Alsace depuis que nous étions partis. Et il m'annonce que les combats continuent, qu'il y a vu un obus "sucrer" le seau de jus et même qu'une balle lui a éraflé la cuisse. Voilà déjà un blessé des nôtres... La guerre continue.

           Le 4 octobre - La visite aux tranchées.

           La journée avait été fort calme, une journée de paresse parfumée de rêverie. Écrire des lettres est aussi doux qu'en recevoir. Vers le soir, l'officier vint au cantonnement. Je renouvelai ma demande. J'alléguai le calme de la ligne de feu, la proximité relative des avant-postes, l'occasion rare de connaître un lieu fixe, enfin et surtout mon ardent désir de revoir mon frère. Et j'obtins : le "oui, allez !".

           La nuit s'annonçait sereine. A la chute du jour les nuages s'enfuyaient à l'horizon et la lune montait lentement dans le ciel. Après les rapides préparatifs du départ, me voilà lancé sur la route.

           Ma Peugeot avait des ailes, jamais je ne l'avais sentie aussi docile, aussi souple sous mon jarret. En une demi-heure je parcourus les douze kilomètres qui me séparaient du font de Vic. En route les autobus m'insufflaient quelque chose de leur élan puissant. Des zouaves qui attendaient leur embarquement étaient couchés sur le talus le long de leurs faisceaux. Drapés dans leurs manteaux, accroupis sous leurs capuchons ils attendaient l'arrivée des autobus énormes. Et dans la demi-obscurité leurs silhouettes avaient quelque chose de fantastique et d'épique comme un tableau de Detaille. Et gonflé d'enthousiasme, pressé par l'heure, je devais me trouver au pont de Vic à six heures et demie, je me sentais comme mû par un courant électrique.

           Vic-sur-Aisne ! Le fameux village tant disputé. Voici le pont de fer aux balustrades tordues par les obus, voici la place où l'on doit me renseigner sur les voitures du 42ème. Elles viennent de partir, me dit-on, suivez droit, vous les rejoindrez. Je pars comme un arc qui se détend, stimulé par la crainte de rater mon expédition, faute de guides, mais je rejoins vite les voitures à viandes.

           Elles vont lentement pour aller silencieusement, car les routes sont repérées. Les conducteurs causent à voix basse dans cette zone dangereuse. Nous atteignons le village à moitié détruit de Berry. Au tournant d'une rue les voitures s'arrêtent, un groupe d'hommes silencieux les entoure. Ce sont les corvées des compagnies.

           Elles se numérotent. La 1ère : présent. La 2ème : présent. Je demande la 10ème. Voilà, fait un caporal. Connaissez-vous Cœurdevey, caporal à la 10ème ?

           - Oui, il est aux tranchées.

           C'est mon frère. Pouvez-vous m'y conduire. Je ne remonte que demain matin. Je reste ici cette nuit, fit-il en montrant une salle où flambaient de grands feux. C'était les cuisines des avant-postes.

           - Je voudrais pourtant le voir. A tout prix. Je suis venu exprès. C'est peut-être l'unique occasion de la guerre que j'ai de le rencontrer. J'irai aux tranchées.

           - Vous ne pouvez le trouver seul, justement une corvée vient de remonter, elle est à cent mètres à peine. Grimpez vite le sentier et vous la rejoindrez, elle vous conduira. Et j'escaladai vivement les lacets du sentier avant d'atteindre la crête, j'avais rejoint ces hommes. Je leur explique mon cas.

           - Suivez-moi mon lieutenant, me dit un Vosgien, mais il faut se défiler : il y a ici une crête balayée par les obus.

           Hier encore quatre hommes ont été tués.

           Nous y arrivions en effet. Les armes, les équipements épars de ces malheureux étaient encore là sur le sol, au coin d'une haie. Les ravages des obus étaient gravés partout sur le sol de façon terrifiante. Ça et là très près les uns des autres, les énormes godets creusés par chaque obus. Le sol était littéralement bouleversé par les formidables grêlons qui s'étaient abattus là. Et ce n'est pas sans un frisson d'horreur qu'on pense à toutes les victimes qui ont pu tomber là.

           Nous gagnons le flanc boisé de la colline. Le long du sentier, les premières tranchées s'alignent, au débouché des passages, des silhouettes se dressent. On s'approche d'elles. Silencieusement, les hommes posent leurs seaux, puisent un quart de vin froid, le tendent aux ombres dressées sur le chemin, chuchotent parfois : "Veux-tu un peu de rabiot ?", puis reprennent leur seau et repartent à pas de loup. Nous sommes en plein bois, le sentier avec sa frange de tranchées où l'on entend des hommes ronfler, coupe de biais ce revers boisé, à pente raide. Mon Vosgien s'arrête. Des tranchées de la 10ème sont par ici, fit-il. Il se penche sur une ouverte étroite protégée par des branchages.

           Hé ! Là-dessous ! Quelle compagnie.

           - La 10ème. Pourquoi ? Connaissez-vous le caporal Cœurdevey ?

           - Le caporal Cœurdevey ? Le voilà. Oui ? Il est couché auprès de moi.

           - Réveillez-le.

           - Cœurdevey ! On t'appelle. - Qui ?

           - Moi, fis-je d'une voix ordinaire.

           - Qui moi ?

           Je l'appelai par son petit nom. Julien ! Et son voisin ajouta : ton frère ! Une secousse électrique ne l'aurait pas jeté plus vivement hors de son abri.

           Notre étreinte fut longue et émue.

           - Mon pauvre Julien. Où est-ce que je te retrouve ! Ah ! C'et terrible. Je ne sais pas comment je suis encore ici. Je crois que je ne reverrai jamais Verne. Et nous nous assîmes dans le chemin creux sur la terre fraîchement remuée, à l'abri du talus de son terrier. Et nous avons causé à voix basse, longuement.

           Comment vas-tu ? répétais-je et j'avais envie de lui faire des caresses comme à une amie ou à un enfant.

           - Tu as encore de bonnes joues, lui faisais-je en les lui pinçant.

           "C'est un miracle que je sois encore vivant". Et le voilà qui racontait. Il a passé par les plus terribles journées. Il était éclaireur à la première unité entrée à Mulhouse. C'était un triomphe. Il était en avant à la traîtresse fusillade de Dornach.

           Il était à Bouillancy. Il s'est terré dans le sable du chemin creux, il a gravi le coteau, il a couru sur le plateau où j'ai vu tant de malheureux camarades, couchés par la mitraille. Je les ai vus, à demi-décomposés, lui les a vus tomber à ses côtés, râlant. Où est la plus grande horreur ?

           - C'est épouvantable, et j'en ai assez vu d'horreur. Si seulement c'était fini, que je puisse retourner à Verne. C'était dimanche la fête à Tournans, c'est demain le revirot.

           Le pauvre compte encore les jours comme s'il était là-bas, malgré cette vie atroce de vingt jours dans les tranchées.

           Ce sont des abris d'ouverture aussi étroite que possible abritée par leur remblai de terre, recouverte d'un toit de branchages. L'intérieur va en s'évasant et dans le fond de ce terrier trois ou quatre hommes peuvent se blottir : attendre, toujours attendre, des heures, des jours, des nuits, des semaines. L'ennui les ronge, les démoralise. Pour réconfort ou pour stimulant ils n'ont que de temps en temps une rafale d'artillerie ou une fusillade un peu vive qu'on laisse passer. Maintenant, elles ne troublent même plus le sommeil. Chaque soir pourtant, c'est l'un ou l'autre qu'on emporte, tué ou blessé.

           Quand il fait beau c'est supportable, dit-il, mais les jours de pluie sont atroces. Les Boches sont mieux munis que nous. Ils ont des couvertures et des toiles de tente !

           En effet, ces malheureux sont là enterrés à demi depuis vingt jours et l'on n'a pas réussi à leur envoyer seulement de la paille. Il faut se coucher sur la dure, sur la terre humide. J'ai essayé la couchette, comme un enfant essaie un jouet. Quels pâles guerriers nous sommes à l'arrière, nous à qui il ne manque rien. J'ai souhaité que la fusillade se rapproche et que les balles sifflent sur nous, pour m'obliger à me mettre aussi dans l'abri pour de bon afin que je sois un peu près de mon frère pendant le danger. Mais le coin où nous étions restait tranquille. Je ne pouvais que le soulager un peu en le gâtant. J'avais apporté de l'eau-de-vie, du tabac, des allumettes, des journaux et surtout du linge chaud.

           Demain, je t'enverrai une couverture de laine. Je voudrais tant me priver un peu pour adoucir les épreuves. Et puis la conversation retombe sur Verne. C'est là que sont nos pensées. S'ils nous voyaient ! Si seulement nous pouvions être tous groupés une minute même dans ce coin de bois.

           - Ce sera le plus beau jour de ma vie, dit-il, celui où nous rentrerons.

           C'est ainsi. Il dit : je crois que je ne reverrai jamais chez nous. Et après il soupire et espère : quand je rentrerai, ce sera le plus beau jour.

           Et ce sont des récits de ce qui s'est passé, de ce qui se passe là-bas.

           Mais les heures passent. Minuit approche. La fusillade aussi. J'ai le cœur gros. Il faut t-en aller, me dit-il.

           - Viens m'accompagner un peu. Et nous allons pas à pas, jusqu'à la sortie du bois, en plein clair de lune. Qu'il ferait bon aller faire un tour de valse à Tournans !

           Oui, et il me vient à l'idée d'envoyer une carte à ceux qui sont là-bas, qui pensent aller à Tournans et qui n'ont guère le cœur à cela, sans doute. Nous évoquons le poêle où ceux qui restent attendent, et songent. Nous griffonnons quelques lignes au clair de lune et c'est maintenant la séparation, un baiser affectueux que nous répétons, une larme contrainte. Au revoir, mon Julien, et je me glissai le long de la haie tandis que lui rentrait dans la forêt, veiller, attendre la visite des balles.

           Pourtant, je n'ai pas l'impression que c'est une séparation. Il me semble dans le silence de cette claire nuit, que je reviendrai, que bientôt et toujours, je pourrai pacifiquement revoir le frère aimé... Et berçant mon rêve et mon affection, je revins à Vivières joyeux, l'âme débordante de paix heureuse.

           Les plus grands espoirs naissent du développement inattendu des opérations. Le mouvement débordant de notre aile gauche semble admirablement réussir. Les Français sont à Arras ! Il y a un mois, les allemands étaient à Meaux. Nous avons fait du chemin. Et la France crispée dans cet effort suprême boutera l'ennemi hors du pays violé.

           Elle est admirable cette France unie. Comme elle s'est ressaisie toute, en face du danger. Finies les divisions intestines qui me faisaient voir l'avenir si sombre ! On l'avait calomniée, la France nouvelle. Jamais telle discipline n'avait été obtenue d'une nation comparable à celle que la nôtre s'impose. Jamais armée n'avait eu des chefs aussi dévoués à leur devoir, ni aussi unis dans l'effort que les nôtres qui font un si beau sacrifice de leur ambition et de leurs rivalités à la Patrie en danger. Chefs et soldats, tous combattent obscurément avec le même enthousiasme et la même ténacité que si un roi ou un empereur tenait en main des palmes pour les vainqueurs. Voilà du vrai patriotisme. La France est digne de la République.

           Il y a bien à l'arrière quelques embusqués, quelques lâches trembleurs qui crânent, bien rasés, la raie sur le côté, les uniformes flambant neufs. On en voit des centaines comme à Villers-Cotterêts, à tous les état-majors, à tous les quartiers généraux, dans les garnisons de l'arrière. Mais il y a des milliers, des millions en avant comme ce colonel du 42ème à cheval au milieu de la mitraille à Bouillancy pour entraîner ses troupes, comme son successeur qui depuis vingt jours n'a pas quitté les tranchées, comme mon enthousiaste Maurice, qui savait si bien conduire ses hommes. Hélas les meilleurs tombent ou sont tombés...

           L'enthousiasme de l'armée où les éléments réservistes forment maintenant la majorité, n'est plus aussi ardent. Il lui manque l'insouciance, la fièvre des vingt ans. Mon frère me le disait. Et puis elle a été trop décimée et la lutte est trop âpre. Les troupes ne s'attendaient pas à cette lutte nouvelle où il faut marquer le pas des semaines et des semaines sans résultat. Le séjour aux tranchées déprime. Ils voudraient aller de l'avant, changer. L'éternel besoin de distraction de l'humanité, quoi...

           Et tant sont las ! Si las. Des braves, des endurants, des bien trempés comme mon frère, en sont arrivés à se dire : "si seulement j'étais un peu blessé pour me reposer une quinzaine dans un hôpital...".

           Le 7 octobre - La journée a été bonne. Elle m'a laissé quelques heures de liberté. A mon retour, je reçois une longue lettre chère : elle évoque les doux souvenirs maintenant douloureux de mon amitié avec ce pauvre grand Maurice. J'en ai l'âme toute transie, mais la journée d'automne est si lumineuse, si chaude, il se dégage du soir une paix si réconfortante que je m'apaise et me sens presque en communion avec cette belle nature heureuse. Il fait si beau ! Je me suis bercé le cœur au jardin avec ma lettre puis avec mon Samain mélodieux. Et voici que j'ai fait revivre les heures pacifiques de Germondans : sous la pluie d'or du crépuscule je suis allé, mon livre à la main, en promenade à travers la campagne derrière le village.

           Dans un repli de l'horizon le soleil versait des nappes d'or dont les longs reflets posaient un voile blond sur les collines opposées où se dressaient, riches de leur grain et des clartés du soir les hautes meules de gerbes. La grande forêt de Villers-Cotterêts avait des coins dorés, d'autres écarlates, tandis que la lisière déjà noyée d'ombre laissait entrevoir d'attirantes profondeurs bleues entre ses fûts élancés. Tout près le clocher du village vibrait dans la lumière, tandis qu'un vent discret nouait des écharpes de fumée bleue autour des toits. L'air était sonore. On entendait dans une joyeuse confusion tous les bruits familiers : le pépiement des basse-cours, l'aboiement des chiens, les voix des enfants, le marteau du forgeron, un char qui cahote, le coup de timbre d'un cycliste, le rire de paysan d'un journalier qui fuse dans les coups de faux, tout un ensemble pacifique et doux qui s'insinuait dans l'âme et faisait oublier que dans le lointain on pouvait en épiant percevoir le halètement lourd des obusiers qui se relaient de seconde en seconde pour la terrible besogne de mort...

           Le 12 octobre - Une lettre de femme. De notre plus ivrogne et plus sinistre loustic (Cabut) celui qui racontant ses aventures disait : "j'ai déjà fait le caprice à Deibler".

Cher Jules ...

           J'ai reçu une lettre d'Amédée hier. Il a envoyé une carte, il n'a reçu aucune réponse. J'ai les adresses de tes frères à Belfort. Je vais leur écrire. J'ai presque fini ton gilet de laine, pourvu que tu le reçoives. Je vais t'envoyer des chaussettes par la poste, peut-être arriveront-elles mieux. J'attends de tes nouvelles tous les jours, mais elles sont rares. As-tu froid ? Comme je t'ai déjà dit sur plusieurs lettres, dis-moi ce que tu as besoin, je te l'enverrai. Tu dois être bien fatigué, mon pauvre Jules ! Hier, je disais à Roger d'appeler papa Jules, il dit : "papa Jute", il répète tout et très bien. Le soir il court chercher son pépère, il court pour être arrivé le premier. Le facteur va passer, je te quitte en t'embrassant de tout cœur et surtout bonne santé. Bons baisers de tous.

           Rechercher aussi dans l'Écho de Paris du 10 ou 11 ou 12 octobre une autre lettre de femme à son mari, simplement sublime.

           Le 13 octobre - Nous nous éternisons ici : bientôt un mois sur ce front... Tous les jours le même recommencement. Un ravitaillement... Un rechargement puis un ravitaillement et cela continue. Nous marquons le pas. Nos frères se font tuer au même endroit, les allemands se font enterrer toujours au même sillon... Quelle guerre et quelle bataille !

           Aujourd'hui 13 octobre - C'est ma fête ! Quelle fête monotone et triste s'annonçait. Pour la marquer un heureux imprévu a surgi. On m'a envoyé au quartier général. Là, j'ai appris que le 42ème était descendu au repos à St-Christophe. Mon ami Sarrazin avait justement un pli à y porter, au colonel Mac-Mahon promu général au matin. Et nous voilà partis en auto. On m'indique le cantonnement de Julien. Je le vois penché sur une carte avec un copain. Je lui frappai sur l'épaule et en se tournant, il sursaute de joie. Elle est courte car l'auto, pressée vient me reprendre avant que j'ais eu le temps de causer un peu longuement.

           Le même jour Sarrazin me donne un souvenir de mon pauvre Grand disparu. Je recopie ici la citation à l'ordre du jour qui le concerne :

Ordre Général N° 33 - 6ème Armée

Sont cités à l'ordre de l'Armée :

sous-lieutenant Colin du 60ème d'Infanterie.

           "Au cours d'une attaque de nuit, occupant un poste avancé avec sa section, a réussi à s'approcher très près de l'ennemi qui s'avançait en groupes d'attaque et par un feu très ajusté à très courte distance l'a rejeté en désordre vers sa position ; a désarmé personnellement et fait prisonnier un Officier allemand Commandant d'un groupe qui l'avait interpellé et lui a ordonné de se rendre.

Tué le 17 septembre."

Q.G. de Villers-Cotterêts, le 9 octobre 1914.

Le Général Maunoury, Commandant la 6ème Armée. Pour copie conforme à lire deux fois aux troupes. P.O. le chef d'État-major M. Bernard 7ème Corps d'Armée État-major 1er Bureau N° 2137/r.

 

           Le 18 octobre - 17h50 - Ravenet dicte :

           Nous sirotons un Pernot authentique, dégoté au bureau de tabac d'Emile par le talentueux Chanel, tandis que le carnassier vice-lieutenant offrait du beefsteak à la garde-barrière.

           Au moment où le sucre commençait à fondre dans nos verres notre charmante hôtesse apporta les onze nouveau-nés de Dominette. Après délibération de l'assemblée il fut décidé à la majorité de renvoyer dans le néant dix des intrus, tout en déplorant que les mères françaises n'imitent pas l'exemple de des chiennes fécondes, après considération des pertes subies par la race française du fait de l'invasion des Boches, et considérant d'autre part que le territoire serait certainement agrandi et par voie de double conséquence dépeuplé, l'assemblée émet le vœu en passant que les femmes qui survivront à la guerre accueillent chaleureusement les avances des guerriers victorieux.

           Pour terminer, il fut convenu à l'unanimité d'appeler le jeune cabot Moroboche ! Et avec nous les témoins ont signé après lecture.

(Suivent neuf signatures)

           Le 16 octobre - En passant à Vic-sur-Aisne.

           Le village après quelques jours d'accalmie reçoit à nouveau les rafales. Mais depuis que des batteries de 75 sont venues se nicher au fond de la vallée dans un repli de terrain sous des buissons artificiels les obus ont recommencé leurs visites en tâtonnant les environs du village et parfois autour des maisons repérées : le château, la maison commune, le pont. Les espions ont leurs mailles...

           Ce n'est plus l'infernale canonnade des premiers jours où les grosses pièces tiraient à tir rapide, où les obus pleuvaient littéralement sur la vallée. Il fallait en ce temps là, se terrer dans les caves. Peu à peu les batteries se sont tues, les obus sont devenus moins nombreux. Maintenant ce n'est qu'une petite sérénade quotidienne. Et la population s'y est habituée. Elle vaque à ses affaires. Une jeune fille se tient sur la place. Elle est en toilette d'intérieur, mais fort soignée. Des cheveux noirs bien coiffés, sur un col éblouissant de fine dentelle... un corsage aguichant. Elle est là, un peu pour être regardée. Elle va lentement, s'arrête, rit aux soldats gouailleurs sans seulement broncher quand toutes les vitres se mettent de minute en minute à sursauter.

           Plus loin des soldats sont attablés, d'autres forment des groupes, insouciants, mais ce qu'il y a de plus caractéristique et de plus frappant c'est un cercle, animé, formé sur la place.

           Ils sont là une douzaine ; au centre une paille fixée par deux cailloux, à dix pas un autre caillou marque la butte, et ils jouent, comme de grands enfants, aux sous... Et les rires, les exclamations ordinaires accompagnent chaque petit sou dans sa trajectoire. Trop loin ! Trop fort ! Oh ! Gare ! Ça y est. Et les joueurs ont la physionomie aussi passionnée que s'ils suivaient la course des petits chevaux au baccarat devant le tapis couvert de louis. Des obus qui éclataient à quelques cent mètres avec le fracas de la tour Eiffel qui s'écroulerait, pas la moindre inquiétude. Du moins je me trompe, une seule qu'un loustic traduisit lorsqu'une détonation plus formidable que les autres fit pourtant lever les têtes : "ces imbéciles-là vont nous brouiller notre jeu". Voilà de la vieille crânerie française.

           Les 20 et 21 octobre - Des journées grises d'automne pleureur.

           L'obstination allemande sur ce front de l'Aisne où quelques corps seulement montent la garde nous oblige à refaire toujours le même travail dans le même itinéraire. Plus rien d'imprévu. Nous allons au champ de ravitaillement de Mortefontaine comme au champ familier, à la gare d'Eméville comme au chantier quotidien et nous rentrons au cantonnement chez Mme Bulliat comme si c'était notre propre foyer. La guerre, la grande briseuse des habitudes, nous en forge. Notre service prend la régularité et la monotonie d'une fonction. Nous nous sommes familiarisés avec notre maison à tel point que nous y laissons nos cantines, le livre favori reste sur la table de nuit, le soir nous nous réunissons dans la chambre où une bûche brûle au milieu de la cheminée comme les nuits deviennent humides et fraîches et les soirées longues, nous nous essayons à la veillée en famille. Dans la cheminée une "bûche" brûle en chantant. Les joueurs se groupent avec leur jeu de cartes, moi, à l'écart, j'écris ou je m'égare au pays des rêves où me conduisent mollement, de leur rythme musical et berceur les vers de Samain. Et le brave Moine vient nous troubler tous en apportant triomphalement les tasses de thé et le pétrole avec son beau sourire.

           Le 24 octobre - Nous avons la faveur du spectacle impressionnant d'un combat d'aéroplanes dans les airs. Le noir monoplan ennemi monte, monte dans les nuages suivi d'un cortège de flocons blancs que lui envoient d'invisibles canons. A l'horizon accourent deux biplans français qui entourent de spirales à longue distance le grand oiseau noir. De lointaines détonations partent de divers points du ciel ou montent des replis d'un vallon.

           Le 26 octobre - Aujourd'hui le spectacle a été encore plus impressionnant. Ces messieurs nous ont fait l'honneur d'un salut. La distribution était commencée. Dans le grand champ couvert de chaumes, encadré par les quatre cents voitures alignées sur les côté, une foule grouillante s'agitait. Je faisais servir du lard, pressé, environné par mes "clients" qui attendaient patiemment leur tour. Un sursaut général : une violente détonation ébranla l'air, toutes les têtes se levèrent. "Le cochon !" entendis-je crier. Et en effet très haut dans le ciel, si haut qu'on ne l'entendait pas, un aviateur boche était venu, et, voyant la fourmilière bien groupée, n'avait pas résisté au désir de lancer une bombe... Elle venait de tomber dans un champ de betteraves voisin, il avait mal visé le maladroit, mais il vira de l'aile et se mit à tournoyer au-dessus du champ de ravitaillement. Une deuxième bombe éclata aussitôt, ce fut une jolie confusion, pareille à celle des fourmis lorsqu'un brutal jette un caillou ou un coup de pied dans la fourmilière... Les chevaux épouvantés s'emballaient dans toutes les directions. Des conducteurs sautaient aux brides, d'autres sur le siège et à coups de fouet activaient le galop à travers champs, pour éparpiller au plus vite l'objectif de l'aviateur. En même temps la plupart sautaient sur leur fusil et sans ordres, sans direction se mettaient à tirailler, à tirailler. Un certain nombre étaient restés à la place où ils se trouvaient. J'étais de ceux là. Nous regardions le grand oiseau sinistre planer au-dessus de nos têtes. J'avoue que malgré moi j'étais inquiet. Je n'aurais pas voulu trahir cette inquiétude, mais j'ai pensé aussitôt à mes chers, à la mort, j'ai fait ou plutôt j'ai eu l'idée d'un examen de conscience, il m'est venu au bord des lèvres une instinctive prière, et je m'aperçus que je m'étais rapproché de la voiture de quelques pas comme d'un abri efficace.

           Je me mis à rire de moi et j'allai en plein champ, en plein groupe de ceux qui tiraient vainement sur l'invulnérable oiseau de proie. Une troisième bombe fut sa réplique, blessant un homme et un cheval, et la menace devint plus angoissante. Il ne faut pas le cacher, ce n'est pas gai de sentir au-dessus de sa tête, plus redoutable que l'épée de Damoclès, des bombes meurtrières se balancer dans la main d'un insaisissable ennemi. C'est un fait, je n'ai pas éprouvé la même émotion sous la menace des obus. Cela me semble si stupide de se faire tuer là sans lutte, impuissant. La pensée que cet ennemi là haut, va pouvoir à sa fantaisie nous tuer bêtement est insupportable. Peut-être est-ce seulement la première minute d'émotion qui est telle, est-ce faute d'aguerrissement. Mais enfin, elle révèle les hommes. Avec quelle joie quelques uns tiraillaient dans le ciel, mais avec quelle joie aussi les malins, les braves racontaient ensuite que le lieutenant Bernard s'était fourré près d'une voiture, et que le capitaine Piéfort s'était enfui derrière une meule de gerbes suivant autour de la meule la marche circulaire de l'avion qui se moquait des balles et de nous, puis filait vers le sud, vers Paris continuer à berner les tireurs. Peu à peu la fusillade s'éteignit, l'oiseau disparut, la distribution continua.

           Les 26 - 27 octobre - Changement accidentel de cantonnement, pour deux jours dans "Soucy" le village dans le ravin. Visite au quartier général. Là j'ai trouvé les sergents plantons : tout le groupe comme presque amis : Sarrazin, Pichon, Arcail, Gasc. Ah ! Ce Gasc, professeur d'allemand à Carcassonne. Quel type. Quelle verve méridionale. Il nous déclame des vers allemands, puis il passe aux siens sur lesquels les copains ont improvisé une mélodie. Et le groupe rit en chantant une mélopée simili-tragique...

           Le 29 octobre - Journée heureuse. "Moi aussi j'ai reçu un paquet !". C'est l'exclamation joyeuse que je pousse en rentrant au cantonnement, à mes camarades gâtés par de multiples envois.

           C'est à la gare, ce matin, j'inspectais hâtivement le train encore haletant, lorsqu'un caporal du génie s'approche : "l'adjudant Cœurdevey", c'est moi ! Ah ! Bien. Voilà pour vous, dit-il en tendant un paquet soigneusement enveloppé. Mon cœur bondit dans ma poitrine, et se mit à battre encore plus vite quand le caporal tira un outre de sa poche, trois lettres à mon adresse, et que je reconnus, heureux, l'écriture aimée.

           Mais je n'avais pas le temps ni de lire, ni d'ouvrir. Je les tenais à la main, trépidant, puis je les mis dans mon "Rucksack", heureux de porter des choses chères, de porter ainsi une joie, encore anxieux de contentement piqué de curiosité.

           Ce fut pour le soir, à l'écart assis sur ma cantine, la joie finement, lentement savourée de l'ouverture du paquet. Les chers petits riens, et quelle bonne joie coulait de mon cœur sur le papier, tard dans la nuit quand j'écrivais ma gratitude pour celle qui avait eu la pensée délicate de me préparer cette surprise.

           Le 30 octobre - Encore une heureuse journée. Après la distribution je me suis acheminé vers Courtieux. C'est un petit village au fond d'un étroit vallon qui débouche obliquement dans la vallée de l'Aisne.

           Le ciel est d'un gris de fer, il tombe une bruine glaciale par ondées intermittentes. Une boue gluante s'étale sur la route. Pourtant je vais, joyeux, indifférent aux dérapages dangereux : j'ai la libre disposition de quelques heures et l'ont vient de m'assurer que mon frère est en réserve dans ce village niché dans les peupliers.

           J'arrive vers midi, après avoir fait une pirouette sur les mains dans le bas du village, mais qu'importe, voici une petite barrière fermant la cour minuscule d'une ferme : sous un gros noyer près de la porte des soldats jouent à la paille. Ils tournent la tête. "Cœurdevey, voici ton frère" crient-ils. Je n'ai donc pas besoin d'interroger. J'entre : - il est là, m'indique t-on. Et j'entre dans la cuisine enfumée où une grande table occupe presque tout l'espace. Une dizaine de soldats sont attablés. Julien se lève, rayonnant. Dans le coin, un vieillard tout ridé se lève de sa petite table, me fait place, et je viens prendre ma part du "lapin en civet" que les pauvres s'offraient, en ce jour de repos, après trois semaines dans les tranchées et avant d'aller mourir. Nous comptions rester ensemble jusqu'à trois heures, eux rester là, en réserve loin des obus jusqu'au dimanche. Nous avions à peine achevé de dîner qu'un ordre vint : "tout le monde en tenue pour une revue". Cinq minutes après, modification de l'ordre : "se tenir prêts à partir. Réserve de division".

           Et l'un de ces pauvres garçons, comprenant l'ordre que venait scander et rendre plus significatif la voix formidable des mortiers et le sifflement puissant des obus objecta :

           "oui, réserve. Tu verras, ce soir nous serons sur le plateau".

           Sur le plateau ! Quelle redoutable signification ces trois mots prennent maintenant.

           Sur le plateau. C'est là-bas de l'autre côté de l'Aisne, dans ces champs qui font face aux fameuses carrières, c'est sur ces talus où s'alignent face à face, à quelques mètres les unes des autres, les tranchées des deux armées. C'est sur le champ de bataille où l'on tient opiniâtrement depuis un mois, que dis-je, depuis sept semaines et où tant de camarades déjà sont tombés.

           En hâte Julien boucle son sac, tandis que je prépare quelques cartes pour envoyer aux nôtres la consolation de savoir qu'en cette veille de Toussaint les deux frères étaient encore là, et que la fête des Morts n'a pas encore de glas pour nous. Une rapide étreinte. Ils partent vers Vic.

           Moi je reviens pensif, inquiet. Je sais que le grand choc se prépare. La furieuse canonnade est significative.

           J'arrive au quartier général. J'ai presque la pâleur de l'angoisse jusqu'au visage quand je trouve le village de Montigny à demi évacué. Tout l'état-major est parti au poste de combat... Et les "lourds" secouent l'air plus rageusement. Cela chauffe...

           Le 31 octobre - J'ai fait un chargement à la gare d'Eméville... Comme de coutume. J'ai goûté avec une douceur pénétrante et mélancolique les dernières splendeurs de l'automne dans la grande forêt que des éclaircies fugitives dans le ciel paraient d'une grâce insaisissable. On aurait cru des sourires égarés sur un visage en deuil. Les hauts fûts, par endroits, dépouillés de leurs feuilles semblaient plus élancés et plus seuls, comme des géants figés dans un effort suprême vers le ciel. Ailleurs, dans les replis de terrain les rafales de vent n'avaient pas fait encore leurs trouantes moissons de feuilles. Les feuilles écarlates des érables se mêlaient à l'or des hêtres tandis que le lierre ou la verdure des sous-bois posaient des tapis ou des franges réjouissantes et lorsque le soleil passait par ces endroits privilégiés, on se sentait invinciblement en fête. Mais sur les sapins aux aiguilles sombres, le vent avait semé des feuilles dorées et auprès des grands fûts gris et nus cela faisait songer aux décors de la Noël. Je songeais, en route, ...vaguement. Mes doux souvenirs du dernier automne, ceux d'il y a deux ans, les bords du Danube, ceux des automnes anciens que j'avais goûtés avec notre Grand... Maintenant, il gît là-bas, et voici la Toussaint. Pas une fleur sur sa tombe. J'espérais y pouvoir aller mais l'ennemi foule encore, foule toujours sa tombe. Pauvre maman Colin, pauvre Maria... pauvres femmes... Je crois que je pourrai bientôt leur écrire. Si je pouvais aller le voir je serais assez soulagé pour oser en parler.

           Quand irai-je ? C'est le soir. Voici. Je fais halte à la Croix-Morel. Là, les "on dit" ont leur cours habituel. Et les nouvelles sont bonnes. Les attaques de la nuit ont pleinement réussi... Le 35ème n'a pu venir à la distribution tant il s'est avancé dans la nuit.

           De gros 155 longs avec leurs douze kilos de mélinite ont fait des ravages épouvantables. Le 47ème a avancé de huit kilomètres, etc. Cela fouette les muscles...

           J'arrive au cantonnement à Vivières. Le canon s'est apaisé. Mais hélas, ce sont les autos de la Croix-Rouge qui défilent, fiévreuses. Par les portières on aperçoit des corps étendus...

           Ah ! Il en est passé aujourd'hui, des blessés. C'est encore le 3ème et le 42ème qui ont trinqué... Et une angoisse m'étreint : Mon Julien !... Oh ! Qu'il me tarde d'avoir de tes nouvelles... Je serais infiniment triste, mais comment l'être. Rübelein imagine de danser le tango au son d'un porte-plat à musique... et chatouille avec une paille notre hôtesse qui s'endort à les voir jouer aux cartes. Mais pendant ce temps, près d'eux j'écris ceci.

           La Toussaint aux armées.

           Les jours précédents ont été terribles. Le vent, la pluie, la boue, le canon, la fusillade avaient fait rage. Et ce matin, tout s'est apaisé comme par enchantement. On dirait que les hommes et la nature signé une trêve tacite. Dès le matin, le vent pousse comme un grand rideau noir les nuages vers l'horizon ; le soleil monte dans un azur plus bleu, un ciel d'une limpidité rare. Les sons et les bruits s'entendent à grande distance. L'air est doux, réconfortant, on sent une grande paix monter autour de soi, et l'on est étonné de ne pas avoir les oreilles martelées par les coups de béliers des obusiers.

           Par malheur aujourd'hui nous sommes de service, mais j'ai l'espoir d'être libre de bonne heure, avant midi et par suite d'aller à la messe. Aussi c'est l'âme sereine et pieuse que je m'en vais seul en avant sur la grande route songeant aux lointaines cloches familières en voyant les clochers muets de ce coin désolé de la France ; j'évoque les souvenirs d'enfance, les souvenirs des morts, la Toussaint angoissée de la France. Mon Dieu, quelle tristesse en province.

           Et les vers de Baudelaire ont beau chanter dans ma mémoire :

Soyez béni, Mon Dieu qui donnez la souffrance

Comme un divin remède à nos impuretés

Et comme la meilleure et la plus pure essence

Qui prépare les forts aux saintes voluptés.  

           Malgré ces paroles ferventes je vois les mères anxieuses, les veuves pâles, les enfants tristes sans comprendre, je vois les morts, les bataillons couchés dans les champs, les visages salis, les flancs ouverts, les membres crispés et tous ces jeunes gens, ardents et joyeux, étendus dans les fosses au milieu des champs, au coin des bois, et je murmure :

           Seigneur n'êtes-vous pas attristé du spectacle si affreux qui s'offre des hommes, n'entendez-vous point le râle immense des armées que la mitraille fauche comme des blés, êtes-vous sourd aux gémissements des blessés, aux supplications des mères, aux angoissantes prières des épouses. Ayez pitié des orphelins pleins de stupeur, des veuves éplorées, des foyers éteints. Ayez pitié de ceux qui luttent, de ceux qui pleurent, de ceux qui prient, de ceux qui souffrent.

           Mais peu à peu ma pensée vagabonde vers tous les lieux aimés et j'arrive sans m'en apercevoir au champ habituel. Le travail m'absorbe et je le termine mécontent car par une "guigne" tenace je ne suis pas libre avant midi.

           Mais après dîner l'heure vibrante et profonde me récompense. Je fais un pèlerinage au cimetière. Les combattants y ont deux tombes. La veille, nos hommes les ont parées. Mères en deuil ne pleurez pas trop amèrement, ceux qui restent ont eu les mains pieuses pour vos enfants : la grande tombe anonyme a été entourée de lierre, de buis ; avec des chrysanthèmes on a fait des gerbes, des croix, des noms, des dates. Les prisonniers ont fabriqué une croix de chêne à laquelle on a épinglé des cocardes. Une couronne magnifique a été apportée par un détachement, barrée d'un large ruban tricolore, tandis que parmi les fleurs un casque rouillé de dragon voisine avec un képi. Devant l'église, la tombe des anglais a été elle aussi pieusement parée. Des croix de mousse couvrent la terre brune. Des fleurs piquées disent la fraternité des deux pays.

           Plus loin, la tombe des allemands. Elle n'a pas été négligée, mais si la haine s'est inclinée devant la Mort nulle pensée pieuse ne s'est ingéniée pour la parer : une croix de bois blanc, une bordure de buis, sur la terre une croix en mousse...

           Qu'ont-ils fait, eux, à nos morts. J'avais espéré longtemps porter un bouquet de chrysanthèmes à Hauterèche sur la tombe de notre Grand. Dieu ne l'a pas permis. Il paraît qu'hier on a réussi à déblayer le village : c'est sans doute pour son âme ardente la plus douce consolation...

           J'entre à l'église prier un peu pour lui, pour tous, à l'heure où dans le village natal les vieux et les femmes seuls se cherchent dans la petite église vide.

           Pour comble de joie, il m'est accordé d'aller retrouver Julien pour qui je craignais tant. Je le cherche à Courtieux, le voici à Vic. Nous causons longuement dans ce jardin tranquille, assis sur le même banc, jusqu'à la tombée de la nuit. Tout est si calme ! On se croirait dans le jardin paternel au mois de mai. Nous causons de la guerre des nôtres.

           La guerre d'abord et surtout.

           Je cherche ses impressions. Dans la mêlée on ne songe plus à rien. Dans la tranchée on voit les braves, et les pleutres qui fuient à la première alerte.

           Des nôtres. Songeons à la famille diminuée, aux cloches que nul ne sonne, aux femmes seules à prier pour les combattants. Nous soupons dans la cave, nous causons tard, je rentre par le clair de lune serein. Mon Dieu je vous offre mon sommeil, donnez la paix à ceux qui souffrent.

Le 3 novembre 1914

           La nervosité du pékin oisif.

           Les Allemands ont fait une violente attaque avec des forces supérieures sur un point de la ligne de l'Aisne et ils on fait céder sur ce point notre ligne de quelques centaines de mètres. Ailleurs c'est nous qui avons avancé. Ce sont des détails insignifiants de la grande lutte. Et pourtant, un instituteur de la région, un "froussard", un alarmiste s'en va raconter à ses "ouailles" que ça ne va pas, qu'il a envie de fuir, que les Boches reviennent. Et les bonnes âmes simples, à l'entendre sont en détresse. Je suis arrivé à la Croix-Morel où j'ai trouvé tout le monde bouleversé car c'était "l'instituteur qui l'avait dit" : et un homme savant ne saurait se tromper ! Pauvres âmes simples. Je les ai rassurées. Mais quelle nervosité vaine !

           Le même soir. L'air est calme, le ciel est d'une limpidité merveilleuse, un temps magnifique et éminemment favorable aux évolutions des aéroplanes. Aussi le ciel est littéralement sillonné. En traversant Mortefontaine un bébé de trois ans, qui parle à peine est seul dans la rue. Il est attentif, la tête tournée vers le ciel, tandis qu'un ronflement puissant trouble le silence des rues. Je passe, le bébé m'interpelle : "une aéroplane ! C'est une française" dit-il...

           Le 5 novembre - Oh ! Cette interminable attente d'une décision du sort. Voilà deux mois bientôt qu'on se bat sur l'Aisne, dans le même champ, deux mois que les services de l'arrière marquent le pas, se sont organisés comme pour une installation définitive. Nous sommes ici à Vivières, dans la même ferme, nous partons chaque matin pour le même champ, nous suivons les mêmes chemins, nous rencontrons les mêmes visages devenus maintenant familiers, nous rentrons à la même heure, autour de la même table nous soupons, nous veillons, nous jouons aux cartes... nous...

           Ah ! Cela devient monotone. Pourtant l'esprit n'est plus le même. Au début nous avions à toute minute la gorge sèche au moindre bruit alarmiste, nos cœurs battaient plus vite, anxieux à la moindre recrudescence de la canonnade, nous redoutions tous de céder sous la nouvelle poussée allemande, nous avions peine à croire à notre victoire... Peu à peu la bataille s'est développée vers le Nord, l'assaut est redevenu furieux, nous avons recommencé à trembler un peu moins fort, nous tenons bon, nous gardons nos positions. C'était l'assurance laconique, mais un peu énigmatique et angoissante des communiqués. Et puis ils continuent. Nous résistons, donc nous sommes fermes et peu à peu la confiance renaît, les communiqués sont les mêmes et l'impression est meilleure. Il semble que nous ne pouvons plus être vaincus. Bientôt, croirons-nous en la victoire.

           Le 11 novembre - C'est aujourd'hui la Saint Martin, la fête au pays natal. Je veux la fêter un peu, à la guerre, il le faut et il y a des fêtes à programme spécial. Rien ne vaut une visite à Julien. Je l'ai combinée de longue main. Et le matin après la distribution, je peux partir à Vic-sur-Aisne, le Rucksack et une musette bondés de vivres. J'arrive vers midi. Il obtient la permission de manquer à l'exercice et nous passons ensemble l'après-midi dans une cave à causer de tout, comme de coutume. De la guerre, du pays natal, des amis, des combats, des tranchées. Et ici une horrible histoire :

           Depuis quatre ou cinq jours un brouillard épais enveloppe la campagne et tire un rideau protecteur entre les lignes adverses. Pour les hommes enterrés depuis des jours, des semaines dans les tranchées quelle joie de pouvoir s'ébrouer un peu, de lever la tête par-dessus le parapet sans risquer une balle, d'aller cabrioler un peu en avant sans mettre en branle les mitrailleuses, et même de faire de petites reconnaissances à travers ce ruban de terre qui étrangle les lignes opposées et qui est depuis si longtemps inaccessible.

           Dans cette zone contestée, il y a de curieuses trouvailles peut-être, il y a en tout cas ce mystérieux attrait de l'inconnu et du dangereux. On demande des volontaires pour la reconnaissance. Ils se lèvent nombreux. En voici quatre qui partent, joyeux. Ils ont disparu dans la brume comme des barques en mer : deux heures plus tard ils reviennent... mais il en manque un à l'appel...

           Les autres font leur récit, rapportent leurs prises.

           Ils ont coupé à travers les champs de betteraves ; ils ont heurté les cadavres de ceux qui sont tombés dans cette zone terrible, soit dès les premiers jours de la lutte, soit plus tard, soit lors des dernières attaques. Les uns ne sont plus que ses squelettes décomposés dans un tas de loques, d'autres dévorés à demi par les corbeaux sont d'informes amas de charogne humaine éparse ou emmêlée aux cadavres infects des chevaux, d'autres enfin ont encore sur leurs visages contracté les tortures de leur longue agonie.

           Dans un champ, seul était étendu un beau saxon. Il était tombé là depuis quelques jours seulement. Le malheureux avait dû mourir lentement.

           C'était sans doute pendant une attaque de nuit. Une balle lui avait traversé la cuisse, coupé l'artère fémorale et il était tombé seul, oublié là, sans qu'une aide lui vînt, ni ne pût lui venir dans cette zone infernale où quiconque s'aventure en plein jour est condamné d'avance...

           Les tireurs impitoyables veillent et tirent juste. Donc il était resté là, parmi les betteraves, incapable de fuir, appelant en vain, tandis qu'il sentait son sang et ses forces s'en aller lentement. La mort avait dû être lente à venir. Il s'était assis en attendant, le dos appuyé contre son sac, il s'était abrité de la pluie sous sa toile de tente et, ne devant plus rien à sa Patrie il était reparti avant le grand départ, en imagination vers la Thuringe, vers son foyer d'où la guerre l'avait arraché. Il avait eu la force de tirer de la poche de sa capote le carnet des souvenirs, il avait installé sur ses genoux la photographie de sa famille : une jeune femme et deux fillettes à l'air câlin. Puis dans la contemplation de plus en plus faible de la chère image il s'était affaissé et endormi pour toujours.

           Les Français l'ont dérangé dans la Mort, et n'ayant ni le temps ni les moyens ni le cœur de l'ensevelir, ils l'ont jeté la face contre le sol et volé sa photographie ; dans la tranchée, pour se passer le temps, ils ont dessiné à la jeune femme et aux fillettes à l'air câlin, des moustaches à la Guillaume...

           C'est au hasard de la causerie macabre que j'en vins à parler de mon cher Mort. Je dis à Julien que j'avais à rechercher la tombe de mon ami Colin. Ce nom de Colin frappa un des voisins :

           Colin ! Le lieutenant Colin du 60ème ? - Oui, fis-je, le connaissiez-vous ? Non - Je le cherche. Je ne sais s'il est enterré à Hauterèche ou à Vic ou à St-Christophe. Il doit être à Hauterèche. Et l'autre de répondre - Mais il est à St-Christophe, au cimetière, j'en suis sûr, j'ai arrangé sa tombe à la Toussaint. Ces paroles me firent pâlir. En un bond, je fus sur ma bicyclette et tout tremblant, fiévreux je m'en fus à St-Christophe.

           Oh ! Cette douloureuse recherche à travers les tombes fraîches, souvent sans nom... Il était là ! Une plaquette de bois au mur en face ne laissait aucun doute.

           Et je suis resté là longtemps, à demi suffoqué, claquant des dents, frissonnant, l'âme noyée dans un lac de tristesse. J'ai sangloté comme un enfant. J'ai appelé. J'ai recherché les traits du frère aimé, ses gestes, j'ai revu ses attitudes favorites, j'en entendu ses phrases débordantes : "ne te frappe pas comme cela, mon pauvre Cœurdevey" m'a t-il tant répété...

           Oh ! Quelle pitié ? Est-ce bien moi qui suis là ? Est-il bien vrai qu'il dorme là, pour toujours. Pauvre cher Grand enthousiaste...

           Et pourtant peu à peu je me sentais bercé, apaisé de pouvoir prier, de l'avoir retrouvé là, au lieu de le savoir déchiqueté par les corbeaux. Oh ! Dire pour lui le De Profundis ! Je le reverrai. Et le crépuscule gris m'avait enveloppé sans que je m'en aperçoive, pas plus que je n'entendais le fracas de la canonnade qui secouait l'air à quelques kilomètres au sommet des collines voisines. Deux lieutenants du 42ème étaient entrés en visite, près de moi ils s'inclinèrent silencieux, pleins de respect pour ma douleur, ils me tendirent la main, je me ressaisis, je suis allé dans un jardin voisin où les débris de murailles voisines jonchaient les carrés. Des chrysanthèmes roses, des dahlias mauves avaient été respectés par les obus. Je pus faire un bouquet. J'y ai joint une toute petite fleur bleue de bourrache héroïque qui avait survécu comme par hasard dans cette dévastation par les hommes et l'automne.

           Je puisai un peu d'eau dans une ornière avec un vase de fortune, abandonné au bord de la route, je l'enterrai sur la tombe auprès de la pauvre croix rudimentaire qu'on avait plantée là en hâte, sur sa tête, et sa tombe fut fleurie... En partant, j'ai pris un peu de terre pour sa mère.

           Le 13 novembre - J'avais à peine quitté mon frère que la canonnade des grands jours commençait. Le soir du 12 et du 13 c'était quelque chose de formidable. D'ici, à dix ou quinze kilomètres, on entendait le crépitement de la fusillade que la voix puissante du canon couvrait par intervalles, à l'horizon les flammes sinistres d'un incendie faisaient grelotter le ciel : on devinait là-bas un coin d'enfer, et je savais que Julien s'y trouvait. Quelle obsession ! Chaque coup de canon retentissait lugubrement en moi et j'éprouvais comme un sursaut de crainte qu'il ne soit frappé par celui-là, ou bien c'est la fusillade qui déchire les oreilles et le cœur de façon plus sinistre encore que le canon. Celui-ci a quelque chose de puissant qui réconforte malgré tout. Celle-là vous glace les entrailles, comme des élancées de reptile.

           Le lendemain, j'étais bien inquiet. Les racontars allaient leur train. Nombreux morts... Compagnies fauchées, d'autres couchées sur les tranchées ennemies, prisonnières de leur conquête inachevée, ne pouvant ni avancer, ni reculer, ni se ravitailler.

           Par bonheur, Julien m'a fait parvenir un billet "je l'ai encore échappé pour cette fois". Et c'est le jour de la première neige par un temps épouvantable que cette bonne nouvelle m'est parvenue. Pour mon dimanche de St Martin. Je puis donc, nous pouvons donc fêter tous cette année encore quoique séparés, la fête traditionnelle.

           Le 18 novembre - Billot, le conducteur au train des équipages, dans le civil juge d'instruction près le tribunal de Chambéry, rencontré tout guilleret :

           Comment va ? - "mon adjudant, j'ai l'honneur de vous présenter mes respects. J'ai fait du camionnage pour des civils aujourd'hui. Bonne journée, j'ai eu vingt sous de pourboire !"...

           Le 21 novembre 14 - Encore une punition infligée. quatre jours de salle de police à Chambard qui s'est permis parce qu'il étrille le cheval du chef et se croit un personnage de me faire l'observation qu'en intervenant dans une discussion où il avait tort et chargeait un de mes subordonnés, je me mêlais de ce qui ne me regardait pas.

           Le 22 novembre - Voici la semaine aux nuits claires, aux nuits froides, aux longues veillées dans la luxueuse chambre à coucher de Vivières où dans la cheminée flambent, emmêlées de flammes roses, des flammes bleues, des flammes mauves, où dans la pensée se penchent et tournent et se bercent des souvenirs tendres, des souvenirs doux, des souvenirs roses, toute la douceur des affections sûres qui réchauffe le cœur, ferme les yeux sur les horreurs de la guerre et berce et endort.

           Le 23 novembre - Une grosse émotion vaine. J'étais revenu du champ de ravitaillement du cantonnement vers midi. J'avais dîné tranquillement et la fatigue ou quelque pesanteur d'estomac coulait du plomb dans mes membres et sur mes paupières. La chaise appuyée au mur, le corps étendu à demi, je m'assoupissais à table.

           Une molle paresse m'engourdissait. Soudain la maison éprouve une trépidation puissante suivie d'une deuxième, puis d'une troisième... Je reconnais le passage de ces lourdes autos du génie. Mais ce n'est pas comme de coutume une machine isolée qui passe. J'en devine une, deux, trois, quatre, puis cinq, puis six... puis encore. Les puissantes machines passent rapides, faisant trembler le sol, elles se succèdent sans interruption, et la force qu'elles dégagent vient me secouer. Je prête une attention plus vive. Je note la succession rapide enfiévrée des camions. Secoué, intrigué, je me lève. Sont-elles vides ? sont-elles chargées ? Elles sont vides, et c'est tout un convoi sans fin qui défile. Nous comprenons. Il se passe quelque chose de grave. Elles vont chercher des troupes, les transporter à l'endroit menacé. Il faut avoir vu ce défilé de d'autos, pleines de troupes, se suivant dans une course effrénée de seconde en seconde pour connaître l'âpre fièvre des grandes échauffourées.

           Je me souviendrai toujours des deux ou trois cents auto-taxis, conduits par des chauffeurs parisiens de tous âges, réquisitionnés au pied levé, qui transportaient à travers la Brie, les troupes du 4ème Corps au secours du corps d'armée de la Boëlle, pendant la bataille de l'Ourcq, alors que le 7ème Corps résistait héroïquement et ne voulait pas lâcher pied.

           Nous étions rangés le long de la route dans le village de Mesnil-Amelot. La canonnade était furieuse, précipitée, et semblait crier aux autos trépidantes qui accourraient : "Venez, venez vite à la rescousse". On se sentait électrisé à voir ces machines haletantes qui se suivaient rageusement, d'où émergeaient des képis et des canons de fusils. Leur passage sans fin, rapide, avait quelque chose de tragique et de grandiose. De tous ces hommes qu'on emportait vers le champ de bataille où la lutte était forcenée, beaucoup devaient aller à la Mort. C'était comme une course folle dans une arène formidable où les chairs se broient, où les monstres détruisent en masse les gladiateurs audacieux. C'était plus grand que l'arène des Césars. Et c'était attirant. On se sentait entraîné avec ces machines et ces soldats qui volaient à la bataille. Notre sang coulait plus vite, nos cœurs bondissaient dans les poitrines et nous souffrions d'être cloués à l'arrière, d'être exclus de la fête. Et plus il en passait plus l'impression était profonde et violente. Le sang aurait voulu sortir des artères et les cœurs des poitrines pour se sentir plus libre. C'est surtout dans la nuit que le spectacle avait quelque chose de formidable et d'irrésistible.

           Or c'est cette émotion que j'éprouve à chaque défilé de cette sorte. L'expérience m'ayant appris la redoutable signification des ces transports de troupes, je me dis : il va y avoir de la casse. Que se passe t-il donc. Et je fus debout. Quand le défilé fut achevé je n'y tins plus. La curiosité me mit en vélo et j'accourus au quartier général. Là je m'informe : "deux bataillons de la 14ème division sont emmenés vers Soissons". J'eus un frisson. Mon frère ! Et j'eus la tenaillante crainte que ces autos ne l'emmènent sans que je l'aie revu. Je filai à toute allure vers Courtieux où je supposais trouver mon frère. Là je sus que c'était deux bataillons étrangers à son régiment, que lui-même était à l'exercice avec les bleus, fort tranquille. Je l'attendis. Il sauta de joie en m'apercevant. Mais la nuit tombante m'obligeait à repartir. Je ne pouvais m'attarder, et je revins rassuré, calme vers le cantonnement.

           En route, les camarades du quartier général m'ont gardé à souper et ramené en auto.

           Le 25 novembre - La boue est gluante. Il a neigé et plu, il fait froid. Qu'importe, j'ai la permission d'aller voir encore Julien. Ce sera la septième fois. J'aurai toute l'après-midi à passer avec lui si on lui accorde la permission.

           Nous avons causé longuement sous le hangar, assis dans le foin. Les sujets de conversation : la guerre, la famille, les souvenirs de guerre... les amis.

           Ce même jour j'ai reçu la première lettre de la famille Colin. Sadi est mort. C'est terrible. Je me suis retiré dans ma chambre, et sans lampe, à la simple lueur tremblante de la cheminée, j'ai sangloté longtemps. Pauvre maman Colin...

           Le 28 novembre - La bonne surprise.

           L'arrivée du paquet de Mme B.

           J'arrive à la gare ; actif, j'inspecte le train, j'organise mes chantiers, j'active ici, je dirige là-bas, puis quand tout va bien, j'appelle mon "poilu" de Confiance Clapisson : "viens, il y a de la marchandise aujourd'hui". Et d'un bond me voici dans le wagon suintant, car il bruine, il fait du brouillard mélancolique qui pèse sur les corps et sur les âmes.

           Un sac près d'un mannequin, et voilà mon bureau installé. Je déplie la grande feuille blanche avec des colonnes toutes prêtes, et débouchant mon stylo, je dis à Clapisson : "je t'écoute". Il a vidé les sacs de colis sur le plancher, il se baisse et déchiffre : Guérin, 42ème de ligne - 44ème Lagarrigue, 7ème d'artillerie Dumont. La litanie continue, monotone : soudain il dit l'œil allumé : convoi administratif section I, - je dresse l'oreille, - adjudant Cour... "brigand !", lui crié-je, donne. Le paquet était pour moi et voilà que soudain le wagon luit, il fait soleil en moi. Mais le temps presse, la litanie reprend, guillerette cette fois. Le soir, au cantonnement, c'est une autre joie, celle de découvrir peu à peu, dans les moindres objets, un éloquent souvenir du pays, tout plein de choses passées : la carte-vue, c'est Micaud et ses ombres enveloppantes, les noix, c'est le vieux noyer protecteur, le pain d'épice c'est la grise rue des Granges. Tout un passé d'amour qui surgit, et la lampe de poche jette sur tout cela les lueurs douces de petite veilleuse des nuits heureuses...

           Le 29 novembre - J'ai été faire une grande randonnée, un douloureux pèlerinage. Il s'agissait de retrouver la tombe et si possible les restes de ce pauvre Sadi. C'est à broyer le cœur ? Je l'avais vu en juillet, j'avais encore admiré son beau rire clair et doux, j'avais goûté dans ses yeux profonds sa belle âme intelligente et tendre et j'avais senti le charme de sa riche nature captivante, et aujourd'hui c'est moi qui recherche la fosse où on l'a porté. Je l'ai trouvée, rue de Fontenoy... Sa pauvre mère à l'espoir de bercer sa douleur en faisant rassembler les reste de son Sadi. Si elle voyait ! C'est à faire dresser les cheveux : "la fosse commune". Un grand fossé large de deux à trois mètres, profond de trois, encore ouvert aux deux extrémités comme un monstre qui n'est pas encore rassasié. Au milieu, sur une vingtaine de mètres, il est comblé avec des corps, déposés sur trois rangs que séparent peut-être, des lits de paille. Par-dessus, un manteau de terre glaise déjà brunie par la pluie au centre où l'on a commencé, il y a trois mois, à recouvrir le lugubre dépôt. Depuis les fossoyeurs ont continué leur tâche, le remblai s'allonge de temps en temps, la terre ocre tranche sur la terre grise. On a planté au fur et à mesure des croix et des fleurs, mais le fossé béant aux deux bouts est prêt à s'allonger encore dans la plaine, à s'emplir de belle jeunesse.

           Tous les soins, toutes les peines, tous les espoirs des mères, toute cette jeunesse riche d'espérance et de promesses, la fleur des races, ces intelligences, ces énergies, ces âmes délicates ou ardentes, tout ce que coûtent, tout ce que valent et tout ce que promettent des centaines de beaux jeunes hommes n'est plus qu'un amas de pourriture sous un rideau de glaise saumâtre... Horreur. Et c'est si épouvantable que je n'ai pas senti qu'un ami, qu'un frère, ce beau Sadi, était couché là...

           Je m'en suis allé près de l'Autre, jusqu'à St-Christophe. Là près de ce tertre réservé à lui seul, on se sent plus proche de lui. Je lui ai confié mon horreur et ma détresse et après avoir planté sur sa poitrine une rose de Noël que j'ai déracinée dans un jardin abandonné, je m'en suis allé moins oppressé et moins triste. En route, j'ai recommandé qu'on lui fasse une croix décente et durable, puis je suis allé par Courtieux dire bonsoir à Julien encore une fois.

           Le 30 novembre - Encore un de ces innombrables voyages à la gare d'Eméville, qui aurait été aussi monotone que les autres si je n'avais eu la joie enfantine de m'en revenir à cheval.

Le 1er décembre 1914

           Décembre s'est écoulé monotone. décembre avec ses Noëls promis, ses Te Deum espérés, avec tous les beaux rêves de retour que j'avais faits sur lui a fondu comme une cire sur un feu lent.

           Il s'est écoulé maussade et rongeur. Un fait personnel le marque, accident caractéristique de cette guerre, quelque chose comme un symbole de la lutte que l'on soutient contre l'ennemi, contre soi-même. J'ai eu, tombée de je ne sais où une invasion de vermine. Les morpions ! Sur les corps, comme les Boches sur le pays. Quelles misères parentes. Les bêtes aux griffes tenaces ont cédé plus vite que les allemands agrippés à notre sol.

           J'ai eu aussi une émotion bien grave. Le 3 décembre j'étais allé voir Julien à Montgobert. Le dimanche suivant empêche un nouveau rendez-vous. Partie remise, mais partie éloignée, voilà le 42ème envoyé à Grand-Rozoy, toujours au repos. Le 20 je me mets en route. Trente kilomètres. J'arrive avec un gros paquet, un paquet de Noël, la joie au cœur... Trois heures auparavant on les avait enlevés en camions automobiles, pour quelque rude besogne.

           Et les jours qui suivirent furent pleins d'anxiété. Noël qui aurait du être joyeux, me lance à la recherche. Course jusqu'à Soissons. Soirée avec les anciens camarades, Martin et Vaudier (...?...), du frère pas traces. Je ne devais le retrouver qu'à Pierrefonds le 1er janvier.

           Mais décembre fut aussi le mois des Noëls : Noël de Camille, Noël de Maria, Noël de Mme B. et Noël des éloignés. Mois de souvenirs et mois des espérances.

           Ce sera pour nous le mois des luttes localisées, des bulletins uniformes avec une prise ou une perte d'une tranchée chaque jour. Dieu sait à quel prix.

           Pour moi le mois des interminables voyages à la gare à travers les chemins défoncés de la forêt, la halte à la Croix-Morel, et pour finir, le surcroît de travail des Noëls du soldat, éclairé par les vœux touchants ou candides des donateurs inconnus aux soldats anonymes.

 

 Campements

2-6 août Besançon

6-9 août Dôle

10-11 août Lure

12-13-14-15 août Giromagny

16-17 août Etreffont

18 août Giromagny

19 août Lauw

20-21 août Sentheim

22-23 août Gewenheim

24 août Rougemont

25-28 août Aujoutey

29-30 août Frahier

31 août Voyage

2 septembre Montataire

3 septembre Villers-St-Leu

4 septembre Novillard-les-Cailloux

4 septembre Trépillon

5-6 septembre Bondy

6 septembre Aulnay sous Bois

7-8 septembre Le Mesnil-Amelot

9 septembre Rouvres

10 septembre Juilly

10-12 septembre Oissery

12 septembre Bouillancy

13 septembre Levignen

13 septembre Vauciennes

14 septembre Montigny

20 septembre-26 octobre Vivières

26-27 octobre Soucy

27 octobre Vivières

Jusqu'en janvier Maison Pulliat

19 janvier Haramont