L'ordre
de mobilisation
- A
Verne,
le tambour sur la place, la pâleur angoissée d'Émilienne, les
larmes des femmes,
le silence des hommes qui se contiennent pour ne pas pleurer. La
journée de moisson interrompue (9 heures du soir). Le retour des
champs de ma mère. L'épouvante et les cris.
Le départ - L'adieu de Jules Curty, il embrasse fiévreusement
tous ceux qu'il rencontre, vite avec une voix étranglée. Le vide
du village, le lundi matin.
A la gare - Le calme résigné de tous ces hommes qui ont quitté
leurs femmes, leurs enfants, leurs moissons, leur maison, avec le
sentiment que la guerre les fauchera tous - et pourtant ils
craignent d'être en retard d'une heure, ils se pressent vers le
train. L'au revoir de mon frère Louis, il ne parle ni ne
pleure, mais dans ses yeux je lis tout le regret d'abandonner à
mi-œuvre le relèvement si bien commencé du foyer. Pauvre Louis.
A Besançon -
La ville grouille d'hommes, les femmes semblent résignées et
calmes. A la caserne, la longue attente.
Les hommes sont rongés par l'ennui, l'attente. Ils veulent être
vite et tous habillés, et partir. L'adieu long, déchiré,
sanglotant de Camille. Elle est brave et voudrait ne pas pleurer.
Le dernier bock - le train pressé, pressant.
Dans le train vers Dôle - Les hommes sont joyeux - mais la
pensée de la séparation les hante : "les gosses, ça vous
fait bien plus de les quitter que la femme" dit l'un. Nous
croisons tous les quarts d'heure des trains. C'est l'artillerie et
l'infanterie du corps d'armée de Grenoble : "tout le Midi
monte!" nous crie un homme d'un train pavoisé. Ils ont des
caricatures de Guillaume - tête de porc coiffée du casque. Ils
raillent avec des expressions rabelaisiennes : "me ferai un
porte-monnaie avec ..."
Dôle - La ville est calme, on se croirait en pleine paix,
quelques grandes manœuvres. Seule, la presse au grillage officiel
où l'on apprend la prise d'Altkirch,
l'occupation de Mulhouse révèle l'état de guerre. Y ajouter
l'interminable queue des voitures régimentaires et de
réquisition sur deux à trois kilomètres, jusqu'à la
manutention pour y charger les vivres. L'ordre est fort bon.
Nous quittons Dôle le 10 à l'aube pour embarquer avec nos
voitures - pour direction inconnue. Les hommes chantent. Un vrai
départ pour grandes manœuvres. C'est encore la paix pour nous.
Nous passons par Besançon, Baume, Belfort. Je ne vois pas de
connaissance.
Débarquement à Lure.
Manutention du convoi, le 12, départ en voiture vers l'Est.
Les populations restent mornes, le long de la route à Ronchamp,
Champagney
on ne voit que des troupes d'enfants joyeux, des femmes au regard
sombre, pas un geste, pas un sourire. C'est funèbre. Le soir nous
voici dans les Vosges, les visages s'animent, on nous salue à
nouveau.
Première vision de guerre à Plancher-Bas
: le 4ème génie a toutes ses voitures et ses pontons
le long des chemins creux. Le soir voici Giromagny.
Les nouvelles sont bonnes : on annonce la déroute des allemands
à Cernay - ici on sent la guerre : le 133ème qui
était à l'avant-garde a été décimé et est venu se refaire
ici. Des hommes qui ont été au feu - en voici. L'un a vu son ami
coupé en deux. Tous se rient de l'imprécision du tir des
allemands, tous parlent avec délire des ravages du 75. On raconte
que les allemands achèvent les blessés. Les hommes du 133ème
ont de la rage. Les nôtres, plus calmes sont tout stupéfaits et
joyeux de passer la frontière.
Le
13 août 1914
Je suis réveillé par les détonations lointaines du canon. La
fièvre au combat nous anime. C'est bien la guerre pour nous cette
fois.
Le 13 août - Convoi de
ravitaillement en camion automobile à Roppe - aperçu un fourgon
de prisonniers allemands - un aéroplane allemand canonné, la
nuit claire au retour et les grands rayons des projecteurs
fouillant le ciel étoilé.
Le
14 août - Rencontré Roussy et Clausse - j'apprends par
eux que Julien était encore vivant avant-hier - je suis soulagé.
Le 23 août - Une
semaine de surmenage. Pas une heure de liberté, ni de repos. Nous
sommes débordés de travail. Nous avons suivi le bond en avant
des troupes, nous voici en Alsace.
L'arrivée dans la nuit à Lauw.
La formation de marche avec garde dès la frontière. Les
ravitaillements au Pont d'Aspach,
sur un champ de bataille Les tranchées, les maisons incendiées,
la gare saccagée, l'église bombardée, les maisons trouées de
créneaux, les croix au coin d'un bois. Le convoi de prisonniers -
le défilé des autos ambulancières, que de tristes choses,
surtout les prisonniers : ce troupeau d'hommes, hâves, sales,
las, tête baissée, sans armes ni équipement, vêtus au hasard,
les uns sans coiffure ou simplement un mouchoir abritant le
crâne, la curiosité narquoise des troupes, les têtes
basses.
Le
24 août - Dimanche à Gewenheim
- Une journée un peu
tranquille. Nous attendons des ordres. Nous dînons chez la
Hebamme (sage-femme), dont la fille n'est pas farouche. Un
vrai repas, le premier de ce mois d'août. A cinq heures arrive un
ordre : "dans dix minutes que tout le monde soit parti.
Mouvement en arrière". Pas d'autre explication, notre
départ a l'air d'une fuite. Un pli barre tous les fronts, quelque
chose de lourd pèse sur les poitrines. Les Alsaciens qui nous
avaient accueillis sans enthousiasme nous voient partir sans
regret. L'Alsace a été dénationalisée durant ces quarante-cinq
années. La France a semblé l'oublier, accepter la mutilation,
l'Allemagne l'a maltraitée, alors elle s'est trouvée sans patrie
et la vague conscience d'un utopique état-tampon s'est
précisée. Les malheureux, l'exemple de la Belgique doit leur
faire comprendre qu'il n'y a pas trois solutions, mais deux, ou
Français, ou Allemand.
Le 26 août - Notre
reculade n'était qu'un mouvement de troupes. Dès que notre
officier l'eut fait savoir, les hommes ont été superbes
d'entrain. La marche de Rougemont-le-Château
à Girons a été une étape joyeuse, et c'était émouvant
d'entendre chanter tous ces pères de famille comme des gars de
vingt ans des chansons de route, et de voir défiler alertes sous
le soleil ardent, ces hommes grisonnants, ou chauves qui n'avaient
jamais fait d'étape depuis de longues années, défiler le long
des villages comme des conscrits en fête. C'est le même
spectacle à Anjoutey.
Ce sont des régiments de réserve qui reviennent du feu et vont
s'embarquer pour un autre champ de bataille. Ils sont harassés,
noirs de poussière et ils chantent et ils marchent avec une
allure entraînante. Je n'aurais jamais cru à une telle
transfiguration de la France, car c'est la France sérieuse, la
France laborieuse, la France paisible qui passe là et qui s'est
levée toute entière avec une âme de vingt ans, unie,
frémissante, consciente du danger. Les deux cents millions de
contribution de guerre dont Bruxelles est frappée sont un fait
significatif de ce pillage méthodique des modernes Vandales.
Le
7 septembre 1914
Que de chemin en quelques jours ! Quelques notes souvenirs.
D'Anjoutey à Frahier
- Chez la mère d'un docteur à Belfort, je suis allé deux fois.
D'Anjoutey pour Giromagny,
jour de pluie. Accueil cordial, mais réservé.
Le surlendemain nous allons charger nos voitures à Lure, nous les
embarquons ensuite à Belfort. Je dîne avec Marguerite, puis nous
partons pour une direction inconnue, nous croyons vers Amiens.
Nous avons à partir de Sens un accueil enthousiaste, tout le long
de la ligne des grappes humaines nous font des signes de joie.
"Vous les arrêterez les Boches".
A partir de Sens c'est du délire, on nous donne à toutes les
haltes du pain, du vin, des fruits, des fleurs, de l'argent même.
C'est surtout le long de la ligne de grande ceinture que la
population est la plus vibrante. Nous arrivons dans la nuit à
Creil,
puis repli sur Montataire.
Ce n'était pas Amiens, hélas, depuis plusieurs jours l'armée se
replie. De vagues bruits sinistres de trahison circulent, des
généraux auraient failli et pour comble de malheur, ils se
trouvaient dans des positions de première importance.
Ce n'est pas la déroute, mais enfin on lâche pied, on livre les
plus belles provinces à l'invasion. Jusqu'où ira-t-on, jusqu'où
viendront-ils ? Hélas c'est un crève-cœur atroce de voir cette
belle Picardie. Nous avons parcouru de Montataire à Frépillon
les plaines limoneuses aux opulentes moissons, aux champs de
betteraves immenses dans la plaine sans fin, où la route s'étend
à l'infini hérissée de silex. Quel beau pays. Quel dommage
qu'il soit flétri par un des plus lamentables spectacles : les
convois de fuyards : brouettes, charrettes, chariots, voitures,
vélos, autos, chargés de meubles les plus hétéroclites et de
pauvres gens effarés. Les belles jeunes filles couchées dans la
paille sous un hangar auprès de nos hommes. C'est le même
spectacle sur toutes les routes, toute la belle Île-de-France est
affligée de ce lugubre spectacle, toute, elle est affolée car la
marche des Allemands sur Paris se fait à grandes enjambées. Nous
nous replions, est-ce par force, est-ce par gré ? Nous ne le
savons pas et ce n'est pas une chose gaie. Dans les villages
affolés on nous charge de bouteilles ! "C'est mieux que ce
soit vous qui les buviez que les Prussiens". Nos hommes sont
ivres. C'est triste - on a fait naître une panique insensée en
accusant - je crois à tort - les allemands des crimes de quelques
soudards allumés (...?...).
Le
7 septembre - Au Mesnil-Amelot,
voici une plus grande tristesse. Das ist ein Jammer (Quelle
pitié). Les habitants, le maire en tête, ont pris la fuite.
Les allemands ne sont pas venus, mais les Indous, les zouaves, les
noirs ont cantonné dans les maisons et alors ce fut la ripaille,
puis la mise à sac... Les propriétaires de ces grosses fermes
habitent des maisons d'un luxe insoupçonné : meubles sculptés,
vaisselle en cristal, lits somptueux, pianos, billards, parc,
autos... Et tout cela est livré à une soldatesque sauvage, ivre.
Ils ont tout éventré ce qui était fermé, jeté sur le parquet
tout le contenu, pillé ce qui leur plaisait, foulé, souillé ce
qui leur était inutile. Il y a des choses épouvantables, à
pleurer. Ils ont cassé la vaisselle, les glaces, crevé les
portraits de famille, jeté le linge, les mille petits riens de
femmes sur le parquet, dans les cuvettes, ils ont semé les
victuailles, partout sur les lits, sur les billards, sur les
pianos, il y a des bouteilles cassées, à moitié vides ou vides
dans tous les coins, la vaisselle par terre, brisée - il y en a
quelques uns qui ont fait des ordures dans les lits ! Les
allemands n'auraient pu faire pis.
Il n'y manque que l'incendie. Que verrons-nous donc plus loin ? Je
me rappellerai toujours la maison presque somptueuse de ce
marchand de vins en gros qui avait tout abandonné
précipitamment. Dans la cave immense on avait défoncé les
tonneaux pour emplir les bidons, et les gros muids coulaient à
flots sur le sol. Des robinets mal mis pleuraient sans fin et l'on
marchait dans le vin jusqu'à la cheville... Au bureau, les
factures éparses. Mon camarade Ravenet et moi avons cherché un
lit dans une autre maison déjà mise à sac. Le linge avait été
tout usagé, souillé. Nous avons trouvé devant une armoire une
pièce de cretonne avec laquelle nous avons fabriqué des draps de
fortune, épinglés avec les épingles de ma cravate. Un châle,
des jupons servent de couverture...
Chez le maire, dans un joli pavillon s'étaient installés les
officiers généraux - le pillage était moins brutal. La cave
n'était pas épuisée et les officiers pouvaient encore y puiser.
Die Ruckher (Le retour) Ravenet und ich.
Du Mesnil nous allons à Rouvres. C'est ici un autre spectacle, un
autre mode de ripaille. Grande ferme abandonnée. Le troupeau de
porc, de volaille, est là... Que d'hécatombes. Le soir, dans la
nuit on entend hurler une oie qu'un débrouillard étrangle... Je
vais dans la cour, impossible de rien découvrir.
La cave était approvisionnée en beaux fromages de vrai Brie.
Quel régal ! Et l'on songe à l'avenir. Dans le jardin des prunes
et des poires exquises pourrissent ou pourriraient... Au grenier,
je sais qu'on a trouvé de chaudes couvertures en vue des brumes
d'octobre.
De
Rouvres à Juilly.
Ici le pays est mieux gardé. Les villas sont intactes, on n'a pas
enfoncé de portes. Je trouve pour le cantonnement des officiers
une villa où l'on a laissé les clés. M.M est enchanté. Il me
récompense généreusement. L'après-midi nous dînons comme des
princes dans le jardin du boucher...
Le lendemain on ravitaille à la gare de St-Mard,
pendant que le canon tonne, que les blessés arrivent.
La grande bataille de la Marne se déroule. Je crois que nous
finirons par briser le flot envahisseur. Le soir nous quittons la
gare, on nous fait marcher de l'avant...
L'arrivée dans la nuit à ..., je ne sais où. Je cherche des
camarades. Impossible de les trouver. Et enfin, ils sont déjà
couchés dans une grande ferme... pillée, celle-ci par les Boches
: le coffre-fort a été démoli. Je couche dans un lit au hasard,
tout habillé. Le propriétaire, maire fuyard est rentré le soir
avec sa bonne... Il n'inspire pas de compassion.
D'ailleurs ce n'est qu'une halte. Le matin, encore en avant. Nous
respirons un autre air. Il y a si longtemps que nous ne
connaissions que la direction du Nord, mais le temps est gris, les
routes encombrées d'artillerie, de parcs du génie. Vers midi la
pluie tombe par rafales tandis que nous atteignons le premier
champ de bataille. Des étuis de cartouches, des champs foulés,
des cadavres de chevaux, des tranchées pleines de paille.
Et voici le village où nous devons cantonner : Bouillancy.
Pauvre village. Ce n'est plus qu'une ruine. Presque toutes les
maisons éventrées par les obus. Des trous énormes. D'autres
incendiées. On s'est battu avec rage.
Les premiers arrivés reviennent à nous : "le champ de
bataille est à un quart d'heure. On peut trouver tant qu'on en
veut" disent-ils en nous montrant des dépouilles : casques,
capotes, fusils. Malgré le temps affreux, sitôt arrivés, tous
nous partons vers le champ de bataille. En route nous rencontrons
nos officiers qui en reviennent : "je ne vous conseille pas
d'y aller, c'est affreux" nous dit MM. Mais pour voir des
Boches étendus, rien ne nous arrête.
Hélas ! Quelle horrible vision. D'abord des cadavres de chevaux
au bord d'un ruisseau, puis sur les flancs abrupts d'un ravin tout
creusé d'abris on aperçoit des tas d'armes, de vêtements
abandonnés. Dès la crête, que nous escaladons voici les
tranchées et les morts. Ils sont là depuis quatre ou cinq jours.
Les corps gonflés, devenus tout noirs sont affreux. Je suis si
surpris et si naïf que le premier que j'aborde, je me demande si
c'est un nègre. Il a l'uniforme du 42ème de ligne.
Tout près un allemand, également noir ! Je comprends l'horreur.
Il y a quelques allemands qui sont tombés la face en avant dans
leur élan par-dessus les tranchées.
Mais nous avançons, mon camarade et moi, oppressés. Et le
plateau est jonché de cadavres... Hélas de cadavres français.
Je regarde les écussons, tous sont du 42ème. Ceux qui
portent leur médaille individuelle au poignet, je me baisse pour
les reconnaître. Voici un Dormoy, de Vesoul, un X de Seloncourt.
Tous des fils du Doubs ou de la Haute-Saône, alors j'ai peur, une
peur froide, glaciale, celle de trouver mon frère, mon Julien,
là, méconnaissable... J'ai hâte de fuir. Et l'on voit de si
épouvantables morts : l'un est étendu, le crâne défoncé et la
cervelle grise répandue sur le sol. Un autre a reçu une balle au
flanc, par où sortent les intestins et le malheureux, les doigts
crispés, cherche encore dans le dernier spasme à les contenir.
Un caporal a plusieurs blessures. Il devait souffrir atrocement.
Le pauvre garçon avait pris sa baïonnette à la main et avait
cherché à abréger ses tortures en se la plantant dans le cou,
et il était mort dans cette position atroce.
Plus loin un capitaine à moitié brûlé, puis un adjudant,
l'alliance au doigt, gisent, affreux. Et plus loin encore voici
deux malheureux, un Français et un allemand tombés l'un contre
l'autre, la face en avant, leur baïonnettes plantées
réciproquement dans leurs poitrines... On n'imagine pas une telle
monstruosité. Pauvres gars, qui s'ignoraient et se jetaient la
rage au cœur l'un sur l'autre pour s'entretuer...
A la droite on me dit que ce sont les morts du 60ème.
J'ai trop peur pour y aller. Et en avant on m'annonce que les
Boches sont devant leurs tranchées par piles... J'ai trop
d'horreur dans les yeux pour y aller, et la seule pensée de
ramasser, de prendre des objets à des cadavres me glace d'horreur
et je m'en vais sans rien dans les mains, glacé, oppressé de
tant d'horreur, tandis que des hommes ramassent sans dégoût des
trophées vulgaires, pleins de boue et de sang, qu'ils arrachent
parfois aux cadavres et emportent triomphalement comme de grands
enfants. Ils s'encombrent, se chargent de sacs, de manteaux, de
casques allemands qu'ils ne pourront garder. Le soir, dans une
petite ferme, une fillette de treize ans, toute délurée, nous
raconte avec flegme les heures de détresse qu'ils ont vécu
pendant la bataille, le bombardement, l'incendie du village.
On s'est battu là pendant quatre jours. A la nuit tombante,
pendant que nous soupons un sergent (V.) rentre, attardé. Il
avait découvert un blessé allemand, oublié depuis cinq jours au
coin d'une haie, la cuisse brisée, et l'avait rapporté à une
ferme pour aller prévenir les ambulanciers. Et nous frissonnons
d'horreur à la pensée des tortures de ces malheureux oubliés,
tombés le premier jour de la tourmente, épuisés de sang, de
douleur, las d'appeler en vain, incapables de remuer, soit pour
éviter l'ardeur du soleil, soit pour se réchauffer pendant la
nuit, soit pour s'abriter de la pluie, voyant revenir avec horreur
et désespoir chaque nuit farouche, toujours en vain.
Ce malheureux donnait à son sauveteur ses médailles, ses
boutons, offrait de l'argent. Nous en étions là, prêts à aller
nous blottir dans du bon foin, pour nous sécher lorsqu'on vint
nous donner l'ordre de partir... La nuit était obscure et
fraîche, les hommes las, mouillés, personne ne murmura :
c'était la victoire assurée. Nous faisions un nouveau bond en
avant, l'invasion s'était brisée...
(Levignen)
A deux heures du matin le long convoi s'arrête. Blottis dans les
fourgons, les C.O.A. se sont
assoupis malgré les rudes cahots. On s'éveille lentement, un peu
ahuri. Répartis sur le long convoi, nous nous cherchons dans la
nuit calme, devenue claire ; un frisson d'air vif glisse sur la
peau. Nous n'avons pour abri qu'un hangar de gerbes où nous
reposons quelques heures. Il est remarquable comment on s'habitue
à cette vie de romanichel. Dormir au hasard, manger çà et là
et ceci ou cela, ne penser à pas grand-chose puisque nous ne
savons rien. Ni lettres ni journaux, nous ne pouvons prendre notre
part d'émotion au grand drame moral qui se joue. La France est
envahie, on ne nous le dit pas, nous le devinons à voir les
réfugiés et notre direction, voilà tout. La France est
victorieuse, on ne nous réconforte pas avec une proclamation, un
communiqué. On ne sait pas électriser les troupes françaises,
et les faire tous communier dans ce même et terrible sacrifice.
Nous marchons, stupides et muets, taupes ou esclaves du dieu de la
guerre.
J'ignore même le nom du lieu où l'on nous arrête, comme celui
où l'on nous dirige. Et pourtant il y a des réserves d'émotion,
d'enthousiasme en nous. Je me souviens des larmes qui ont jailli
de mes yeux à Belfort : je suis arrivé sur la vieille place
d'Armes, devant l'église St-Christophe,
la vieille basilique mutilée par les obus des trois sièges. Au
milieu s'élève le fameux groupe de Mercié "Quand
même".
La France vaincue, mais toujours vaillante relevant un mobile
blessé et prenant ses armes : douloureux souvenir de la défaite,
avec le réconfort de la volonté tenace. Et voici que devant ce
groupe, sous les marronniers on a groupé vingt-quatre canons et
un (...?...) blindé, tous là, plus ou moins mutilés,
oui, vingt quatre canons mais vingt quatre ennemis, pris au combat
de Cernay. Quelle revanche. Et un frisson d'orgueil puissant comme
une vague serra ma poitrine : les temps nouveaux sont accomplis...
Ce jour-là, je reste dans le château du pays pour aider M.M. à
préparer nos dîners. Plus de vin, mais les allemands ont laissé
encore des victuailles. Pourtant des femmes du pays nous racontent
les souffrances des soldats allemands. Leur ravitaillement était
difficile, ils avaient faim au point de manger des carottes
fourragères, crues. Nous, nous avons mieux. La notion du tien du
mien disparaît même chez les plus honnêtes. Ceux-ci deviennent
des chapardeurs et des crapules des ... prêts à tout.
Nous nous sommes bien réconfortés : ce n'était pas inutile car
la soirée est dure. Par une pluie battante, il faut charger sur
la route nos voitures avec les marchandises que nous amènent les
camions automobiles. La pluie fait rage, la nuit est noire, pas de
lumière, la route encombrée devient un bourbier où s'enfoncent
les autos qui cherchent à passer.
Ce n'est pas tout. Il faut conduire cela à quinze kilomètres en
avant. Nous nous entassons trempés dans un fourgon où les
rafales font gicler des gouttes froides.
Et
pourtant c'est une joie à l'arrivée à minuit de suivre les
Boches vers le Nord, et de trouver une immense sucrerie où des
camarades avaient préparé une soupe chaude. On est aussi comme
de vrais bleus : on se réchauffe, on boit, on mange, on songe à
dormir, on rit de riens, on plaisante sans autre souci que celui
de l'heure présente. Et pourtant peut-être, probablement mes
frères, mes amis sont couchés sur le champ de bataille et
râlent.
Cependant hier j'ai eu des nouvelles rassurantes, me voilà
optimiste. Un blessé du 42ème a vu mon frère Julien
vivant il y a trois jours, avant la grande bataille. Sarrazin, le
brave Sarrazin a vu Maurice et Sadi. Les deux frères sont là
côte à côte.
Voici encore un beau jour. Après la pluie de la veille un beau
soleil s'annonce, et à l'aube on nous apporte l'ordre de partir
à Montigny, vingt-cinq kilomètres plus au Nord. Je pars à
bicyclette, avec une âme de vingt ans. Je crois à la déroute
allemande. Nos hôtes nous ont parlé si joyeusement du départ
précipité des Boches, de l'arrivée deux heures après des
batteries du 47ème d'A. il nous semble voir des
horizons épiques : les capotes grises tailladées à grands coups
par les hussards et les chasseurs d'Afrique, ou les lances de nos
dragons dans les reins des régiments de fuyards teutons...
Ce serait trop beau si la France était si vite libérée de
l'invasion, qu'on sache changer leur retraite en déroute... Mais
je suis sceptique devant les illusions de mes camarades qui se
croient déjà sur le Rhin. Je connais l'organisation allemande,
les immenses énergies en réserve et méthodiquement dressées
contre nous. Je crois la partie dure, je n'espérais même pas
tant de succès. Attendons...
Mes camarades blâment mon inquiétude. Ils ne connaissent pas
l'Allemagne, ni l'orgueil, ni la méthode prussienne.
Montigny
! Un coquet village perché sur la crête d'un étroit vallon. Une
église, une mairie, quelques maisons d'habitation et une immense
ferme qui exploite tout le territoire. On s'est peu battu là.
Deux maisons seulement sont éventrées par les obus. A l'entrée
du village, devant un hangar à gerbes, des cadavres : deux
chevaux éventrés, huit hommes mutilés par un obus. C'était des
blessés qui faisaient l'étape vers l'ambulance, m'a t-on dit,
surpris par cet obus jeté là pour incendier la meule. Les
pauvres, l'un dit-on écrivait une lettre sur ses genoux. Mais il
y a quelque chose de plus passionnant que ces cadavres.
J'entends le canon tonner à quelques kilomètres, on voit sur la
crête, là-bas qui borde l'Aisne, les obus allemands éclater.
Des fermes en feu jalonnent la crête. Mon sang bout, c'est une
vraie vision de guerre dans toute sa grande horreur. Je n'y tiens
plus : comme j'ai achevé le cantonnement et que le convoi
n'arrivera que dans plusieurs heures, à la nuit tombante,
j'enfourche mon vélo et je grimpe à la crête pour mieux voir...
C'est beau et terrible. Sur un front de quelque vingt kilomètres
ont voit les obus pleuvoir. Ils éclatent à une dizaine de
mètres du sol, jettent une gerbe de feu puis un beau petit nuage
blanc qui se déroule au vent comme un paquet d'ouate fine étalé
par d'invisibles mains. Çà et là, les hangars et les fermes
sont en flammes et préparent l'illumination de la nuit.
De la route, au bord du plateau à gauche de l'Aisne on découvre
la vallée étroite et encaissée, puis sur la crête opposée des
batteries françaises nichées dans de la verdure, dans un repli
de terrain. C'est elles que cherchent les obus allemands. Ils
tombent à droite, à gauche, mais de toute la journée ils ne les
ont pas trouvées et les 75 crachent par à-coups leur toux sèche
et rouge (...?...).
Au hasard, j'interroge un cycliste du 42ème. Je lui
demande des nouvelles : il est cantonné en réserve dans le
village là-bas au pied de la côte me dit-t-il. L'espoir de voir
mon frère me fait avaler la consigne. Je me laisse glisser
jusqu'au pont de Vic, à moitié démoli. Le canon tonne plus
fort, l'explosion des obus plus proche et plus sèche... Cette
fois on les entend siffler. Cela me grise. J'ai enfin le baptême
du feu. Il est dangereux d'aller à Berny,
et pourtant il faut que j'y aille, par bravade, par ivresse du
danger, par espoir d'embrasser mon frère. M'y voici avec mon
cycliste. Et les obus semblent se diriger vers le village. Je
commence à prendre la chose au sérieux. Le 42ème n'est
pas là, il a été appelé dans l'après-midi sur le plateau. Je
n'ai ni le temps, ni le droit, ni peut-être la hardiesse d'y
grimper et de m'exposer à la mort. On dit que l'objectif des
Allemands est le pont de Vic ; s'ils le faisaient sauter, je
serais pris. Vite je pédale, tandis que les obus sifflent et
éclatent à quelques cent ou deux cents mètres de ma route. Je
suis heureux vraiment de voir le danger en face, d'éprouver le
frisson de vrais soldats. Si je n'appartenais à un service si
important je me morfondrais à rester en arrière. Mais tout s'est
arrangé.
Je me souviens encore des supplications que ma C. opposait à mes
projets de me faire verser à un service de l'avant.
Et je partage encore l'émotion de ce brave Jacquet, adjudant au
train, qui frémissait de rage pendant la retraite sur Paris, qui
entrevoyait une longue inaction dans cette place éventuellement
assiégée, et qui me disait : "si nous sommes inutiles dans
Paris, je demande à prendre un fusil et à me battre, veux tu
venir avec moi ?"
Voici une des plus grandes, des plus vives joies de ma vie : au
retour de ce voyage de Vic, j'interroge au hasard un blessé du 42ème,
le sergent Russe - Cœurdevey ? (...?...), mais sans doute
que je le connais, il est de ma section. Je l'ai encore vu ce
matin. Il n'a pas encore une égratignure. Il a été perdu dix
jours en Alsace, on le croyait mort, puis il est revenu et va
très bien. Il fait les fonctions de caporal maintenant. Je buvais
ces paroles. Il l'avait vu, mon Julien, pour qui j'avais tant
d'inquiétude depuis l'horrible vision de Bouillancy. Chaque mot
tombait comme une large goutte fraîche sur mon front brûlant et
une émotion profond me saisissait, et les larmes gonflaient mes
paupières - comme une femme. J'avais envie d'embrasser ce
sergent.
J'avais de la liqueur dans mon bidon. Je voulais à toute force
que nous buvions à la santé de mon frère, et, sur la route nous
avons trinqué dans le même quart, comme de vieux amis.
Par surcroît, j'interroge dans le même convoi un blessé du 60ème,
sur Colin. Et voici que le hasard souriant me livre encore une
connaissance. Le lieutenant Colin est là aussi, il fait les
fonctions de capitaine, et de plus c'est tout simplement un héros
: il a pris à Bouillancy un drapeau allemand et fait sept
prisonniers dont un officier. Mon Maurice, je te vois, inclinant
ton grand corps, foncer irrésistible et grisé sur le groupe
allemand, je partage ton ivresse. Tu es grand, tu le sais, tu en
joues. Cela ne m'étonne pas de toi, j'avais peur que tu n'aies
pas, avant de mourir cette jouissance rare : se battre et vaincre.
Tu as une si belle confiance dans la victoire et la chance. Oh !
Si nous pouvions nous revoir. Quelle joie. Aujourd'hui j'ai
remonté la longue côte, du feu dans les jambes, des larmes de
joie dans les yeux. Et pour comble, au retour je reçois deux
lettres. La première de ma C.
Ist sonntag fur mich heute (C'est dimanche pour moi
aujourd'hui), cela paie de tant de fatigues.
A Montigny nous sommes accueillis comme des enfants de la maison.
Nos cuisiniers préparent le repas commun des hôtes et des
invités par force que nous sommes. Les allemands n'ont occupé
qu'un jour le village et malgré les tas de poulets, de canards,
de lapins tués qu'on voit abandonnés au bord des routes, on
trouve encore de quoi se bien soigner. Nous, sous-officiers avons
des lits, la jeune fille recoud nos bas, raccommode notre linge.
Nous nous sentons en famille. Par contre le travail est dur.
Voilà trois nuits que nous ne dormons pas. Nous allons recharger
nos voitures jusqu'à la gare de Villers-Cotterêts
(dix-huit kilomètres), tout nous retarde : pluie, blessés,
matériaux.
C'est là qu'on peut avoir un échantillon de notre manque
d'organisation, de méthode. Pour atteindre la gare il y a deux
rues, l'une étroite et directe, l'autre large mais plus longue.
Chacun se jette dans la ruelle : les arrivants et les partants,
camions, autos, voiture-caissons, cyclistes, piétons et cavaliers
s'y faufilent pêle-mêle avec force cris et jurons alors qu'il
serait si simple de placer un commissaire qui impose ou même
indique un courant pour le flux à chaque direction - il n'y a
personne qui ait cette initiative que le simple bon sens commande
la parcelle d'autorité nécessaire.
Dans la gare des marchandises, c'est pis encore. Il était facile
de prévoir depuis le début de la guerre que la cour serait ou
pourrait être utilisée par l'armée, et d'enlever les
marchandises qui s'y trouvent. Or comme nous sommes en pleine
forêt - magnifique et riche - la gare est archi-comble d'énormes
troncs de hêtres. Ils sont là massifs, encombrants. C'est à
peine si quelques étroits chenaux ont été réservés aux
wagons, aux voitures. Et c'est dans ce dédale de troncs épars
que les parcs d'artillerie, les fourgons des convois doivent
s'insinuer pour faire leur chargement. Et Dieu sait comme il faut
faire la chaîne, longue, pénible pour passer les obus, les
pains, les sacs d'avoine ou de riz par-dessus les troncs... C'est
énervant autant que déplorable et désastreux : les obus
arrivent trop tard aux batteries, les vivres aux trains
régimentaires et hommes, chevaux travaillent jour et nuit sous la
pluie, dans l'obscurité, car nul n'a de lampe, pour faire un
travail de quelques heures. Et qu'on songe aux continuels
embouteillages qui se produisent avec tous ces véhicules
désordonnés, pressés d'avancer bon gré mal gré, à tort et à
travers, sans ordre. C'est la cohue, une cohue dont j'ai honte,
dont souffrirait terriblement un allemand. Le pire est que nul ne
songe ni ne veut tirer parti le meilleur possible de la situation.
Il suffirait d'une équipe de cinq hommes pour manier ces hêtres,
les empiler, et doubler en une heure l'espace libre. Il y a plus
de cinq cents hommes qui se regardent dans cette cour. Pas le
moindre chef pour prendre sur soi l'initiative d'en
réquisitionner. Chacun préfère s'en tirer comme il peut, sans
le secours de personne.
J'ai vu un camion automobile, un de ces énormes véhicules,
chargé de trois mille kilos se glisser dans un couloir où un
cycliste novice n'aurait pu passer. Il lui a fallu six ou dix fois
avancer, reculer, brocher, pour en sortir. Il y est parvenu, mais
avec combien de peines, d'efforts, de temps, alors qu'il suffisait
de détourner, à trois ou quatre, deux petits troncs d'arbres.
J'en ai fait la remarque à l'officier. Il ne m'a même pas
répondu. C'est navrant. Et avec ces pertes de temps nous
n'achevons notre travail qu'à deux heures du matin, nous arrivons
au cantonnement à cinq heures quand il faut préparer la
distribution. A ce régime-là, hommes et chevaux seront sur les
dents sous peu, et pour avoir quoi fait ! Le chef de gare a
disparu. Un capitaine quelconque, effaré, débordé, le
remplace... Si l'on peut dire.
Le 20 septembre - Hélas
! Mon Dieu est-ce possible !
Montigny - J'étais trop heureux et trop confiant l'autre jour. Il
en est toujours ainsi dans ma vie. Plus rapide et plus haute est
la montée, plus brusque et plus terrible la chute.
Je
n'ose écrire ce malheur, car je n'y crois pas encore. Pauvre
Maurice... Mon pauvre Grand. Tantôt j'étouffe, tantôt je suis
impassible, ou insensible. Cela me semble impossible. La
séparation ne m'apparaît pas irrémédiable. La nouvelle est
peut-être fausse. Et pourtant, un sergent du 60ème
m'a bien assuré qu'il était tombé (le 16 ou le 17) dans une
tranchée. Pauvre Maman Colin. Et l'horreur est double. Sadi
aurait été vu à Vic emporté sur une civière grièvement
blessé, la capote littéralement trouée. Mon Dieu est-ce
possible ?
Le 21 septembre - J'ai
rencontré un blessé du 60ème. Il était près de
lui. Une rafale d'artillerie vint, tous se couchèrent. Quand elle
fut passée ils appelèrent : "Est-ce que nous nous relevons
mon lieutenant ?". Le pauvre grand. Il était étendu, tué
raide par un shrapnell à la tempe. Sans souffrance...
Et le soldat ajouta : "Nous l'avons bien regretté, il nous
conduisait bien. Il faisait les fonctions de capitaine. C'était
un brave, il avait pris un drapeau à Bouillancy".
J'ai détourné la tête pour ne pas pleurer, puis j'ai demandé
le nom du soldat. Belin à Monnaie ou Mornet par Sellières
(Jura).
Maurice, mon Maurice... Je t'appelle à haute voix lorsque je suis
seul. Maintenant j'ai peur de rentrer à Besançon. Quel supplice
de revoir tout, seul...
Le 22 septembre - Je
recueille pieusement les détails sur sa mort - Guerre maudite,
qui impose de tels sacrifices. J'ai trouvé notre ami Sarrazin. Il
l'avait vu peu avant sa mort. Il sait qu'il est enterré au
cimetière d'Hauterèche (...?...). Un paquet de ses objets
personnels a été fait par le Colonel, ils seront envoyés à sa
famille. Il avait paraît-il un carnet de notes admirables. J'ai
peur qu'on les lui dérobe. J'irai prier sur sa tombe quand les
Boches auront lâché pied. "Quand les Boches auront lâché
pied".
Voilà douze jours que les deux armées se heurtent sans pouvoir
se briser. Devant le 7ème Corps, les troupes ennemies
sont retranchées dans des carrières achetées dès avant la
guerre par un allemand, dès avant la guerre approvisionnées et
aménagées. Leur artillerie lourde y est fortifiée et tire
impunément sur nos batteries et nos réserves. Elle nous blesse
ou tue plusieurs milliers d'hommes par jour. C'est une lutte
démoralisante car nous ne pouvons répondre à ces mortiers à
longue portée. Notre gouvernement anarchique n'avait rien prévu,
ni l'invasion par la Belgique pourtant écrite sur le terrain,
annoncée par tout le réseau de voies ferrées dans l'Eifel et
laissé dans l'abandon de leurs vieilles fortifications hors
d'usage nos places du Nord - c'est un crime de lèse-patrie - ni
la puissance de ce matériel d'artillerie lourde. Le réquisitoire
d'Humbert
n'était que trop vrai. Et hélas, pour comble de malheur les
généraux de parade, les incapables, les parvenus avaient les
postes où se jouait le sort de la Patrie. Cela nous a valu
l'invasion - et aujourd'hui des pertes effrayantes pour déloger
un ennemi fortifié dans les places que nous avons criminellement
négligées.
C'est chaque jour une furieuse canonnade. C'est chaque soir une
ligne d'incendies méthodiques. C'est chaque nuit des attaques et
contre-attaques énergiques sous les lueurs rouges de fermes en
feu. Nous nous ressaisissons.
Ce
matin, réveil unique ! A trois heures et demie la maison se mit
à trembler, les vitres à danser. Chacun sursauta au bruit de la
plus formidable canonnade que j'aie jamais entendue. Me voilà en
un bond hors du lit. J'ouvre la fenêtre, on entrevoit la langue
rouge des pièces qui crachent leurs obus à courts intervalles.
Et comme la veille un bruit a couru que des pièces de marine
étaient arrivées, nous avons cru que les énormes canons
commençaient la danse et allaient réduire en miettes les Boches,
surpris et leurs mortiers enterrés. Notre imagination se plut à
imaginer la chute des énormes masses d'acier et de mélinite,
l'effondrement des voûtes, l'ensevelissement des ennemis sous
leurs propres fortifications. Les choses vont changer de face.
A cette pensée et à ce bruit, je deviens comme une puissante
auto sous pression. La consigne sévère est à peine suffisante
pour me contenir. Je voudrais m'arracher à cette bourbe de
l'arrière, sauter à bicyclette, aller voir et continuer l'œuvre
de mort des obusiers... C'est ainsi que je vibrais souvent de
quinze à vingt ans... Ah ! Cette guerre qui me rafraîchit l'âme
de vingt ans.
Encore une chute après l'essor. A dix heures l'ordre de
déménager au plus vite en arrière tombe sur nous comme un jet
glacé. J'ai des coliques d'inquiétude. Le bruit sinistre
"nous reculons" est répété. Oh ! ces désillusions
atroces. Je ne vais plus pouvoir m'abandonner jamais à l'espoir.
Nous faisons nos préparatifs en hâte, muets, sombres. Cherchant
à comprendre, à expliquer pour atténuer aux yeux des civils la
signification sinistre de notre départ.
Des autos d'état-major passent dans un giclement de boue et de
pluie. Ce n'est pas gai. Après l'espoir du réveil... En route,
on m'explique (c'est Louis Girard rencontré conduisant des
prisonniers) - les allemands auraient opéré une contre-attaque
à l'aube à l'heure où l'on faisait la relève des avant-postes
- profité du flottement inévitable et fait replier les deux
corps d'armée.
La furieuse canonnade du matin n'était que la rescousse de cette
surprise : adieu les obus à la mélinite effondrant les
carrières. Dans la soirée on dit que le terrain perdu a été
reconquis. Cela soulage. D'ailleurs on ne nous a fait replier
qu'à quelques kilomètres, à Vivières.
22
septembre - Quelle horreur ! Une nouvelle effarante qui me
coupe les jarrets. Les Allemands ont bombardé Reims et détruit
la cathédrale. Je me sens déchiré, comme si l'on m'annonçait
la mort d'un parent bien-aimé.
Non, ceci dépasse en monstruosité tout de que j'avais pu
supposer. Jusqu'ici j'avais plaidé les circonstances atténuantes
en faveur des Allemands sur leurs atrocités, que je croyais
alléguées sans être fondées. Souvent mes camarades m'ont
blâmé quand j'avais l'air d'atténuer, d'expliquer, de mettre au
point ces atrocités. Je soutenais que ces atrocités étaient
exagérées, ou le fait de chenapans, des exceptions comme il y en
a dans toutes les nations, dans toutes les armées ; que nous ne
valions pas mieux, sinon moins, ex : le Mesnil-Amelot...
Je faisais crédit de
loyauté, d'humanité à l'Allemagne. Je l'estimais plus que cela,
plus qu'elle ne valait. L'incendie de Louvain était pourtant
significatif sur les procédés teutons : mais voici le comble et
dépasse toute mesure. C'est inexpiable. Reims ! La cathédrale de
Reims ! Ce nom prestigieux où survit toute l'ancienne France.
Mon
cœur saigne, et je pleure sans pouvoir me contenir, et j'entends
pleurer tous ceux qui ont le culte du passé, de la tradition, de
l'âme de la Patrie, de tous ceux qui connaissent la prestigieuse
ancienne France. Cette merveille d'un siècle ardemment religieux,
ce temple sacré où s'agenouillèrent St Louis, Jeanne d'Arc,
Louis XIV, tout ce que la France compte de noble, de glorieux, de
pieux, détruit par les obus de ces barbares ! Et les artistes du
monde entier doivent joindre les mains d'effroi devant ce crime
délibéré de l'état-major
allemand, c'est à dire par ce que l'Allemagne compte comme
représentants de sa Kultur, contre le chef d'œuvre de l'art
gothique, Reims, pauvre Reims, pauvre France. Je ne connais que
ses sœurs de Paris, de Strasbourg, mais je l'aimais encore plus
ardemment...
Bandits ! Maintenant, je les hais. Je les avais en estime. C'est
fini...
Je voyais passer avec commisération leurs blessés, leurs
prisonniers.
Je n'y tiens plus, il faut que je me venge un peu. Et voici un
convoi de prisonniers. Un
blanc-bec d'officier prussien est en tête. Il faut que je lui
crie quelque raillerie, et
je lui jette en ricanant : "Nach Paris ! Hurra Germania, Lieb
Vaterland mag ruhig sein...(La Patrie peut être tranquille...)".
Il ne bronche pas.
Et l'on a des précautions pour ces sauvages, on prive nos troupes
de paille pour les faire coucher au doux ! Nos blessés vont à
pied. On conduit les leurs en auto. C'est révoltant. D'ailleurs
ceci se noie dans d'autres injustices : une des plus écœurante
et hélas quotidienne se voit sur toutes les routes. Celles-ci
sont sillonnées d'autos bien astiquées avec un conducteur
soigneusement brossé, rasé, comme il convient à des oisifs. A
l'intérieur on aperçoit au passage un officier généralement un
vague commandant ou lieutenant-colonel plus ou moins cagneux,
confortablement étalé sur les coussins et qui vient on ne sait
d'où, qui fait on ne sait quoi et qui va - c'est la seule chose
sûre, bien dîner et dormir en paix dans des draps biens propres.
Pour l'aider à descendre, ouvrir la porte, recevoir son manteau
il a auprès de lui une ordonnance à la mine fraîche et
reposée. Oui, on les voit passer le matin, repasser le soir,
allant d'un quartier général à un autre. Trop douillets ou trop
gâteux pour monter à cheval, ils se font promener en auto. Ils
filent à une vitesse pleine d' importance... pour se donner des
airs. Ils n'iraient plus vite que s'ils entendaient siffler les
balles... Leur encombrante nullité fait enliser les convois dans
les accotements défoncés, boueux, et mettre pied à terre aux
cyclistes. Ne faut-il pas leur laisser le haut du pavé afin
qu'ils puissent gicler, couvrir de boue, décoiffer sous la
poussière les passants.
Et sur ces mêmes routes, par une cruelle ironie se traînent de
longs convois de blessés français à qui l'on fait gagner à
pied la gare la plus proche... Une vingtaine de kilomètres. Ces
beaux messieurs passent froidement, ironiques près des blessés
sans qu'une voiture s'arrête pour prendre les plus épuisés. Ne
faut-il pas que le Commandant soit exact pour son rôti !...
Et que d'autres misères encore : les ambulanciers sont
insuffisamment nombreux. On comptait sur le concours de la
population civile. Elle a fui. Qu'advient-il ?
Les blessés restent plusieurs jours sur le champ de bataille,
sans soins, abandonnés, avec ou même sans le pansement sommaire
du paquet individuel. Quelques-uns sont relevés la plaie déjà
infectée de pus.
Une chose plus grave encore, c'est que des ambulanciers ont
épuisé leur stock de pansements. Ils en attendent, en réclament
- cela ne souffre pas de délai, semble t-il, mais il n'y a
personne pour les expédier de Paris ou de Bordeaux. Il est
probable que le ministère grouille portant de beaux officiers
fringants, la raie sur le crâne, mais pas de plis soucieux sur le
front.
Et ce sont les fils à papa, assurément. J'ai rencontré avant
hier Me. Maurice Bernard. Il était lieutenant de réserve dans un
bataillon de chasseurs à pied. Sans doute, la place était
dangereuse. Quand on a, par réclame électorale, préparé
l'invasion, on peut bien être à l'abri des coups. Aussi, lui a
t-on trouvé une place de toute sécurité... à l'état-major du
Général Commandant le 7ème Corps... Après la guerre
il sera fait chevalier de la légion d'honneur mais les pères de
famille arroseront de leur sang les frontières dégarnies par les
politiciens.
- Sur lui, demander renseignements à S.
Sa lâcheté à Bouillancy, démoralisante, sa visite aux
tranchées - avec le coup de téléphone préalable pour savoir si
ça chauffait ! !
Un tableau piquant à la gare de Villers-Cotterêts. Le grand
train noir est aligné sur la voie de garage, aux wagons les
caissons d'artillerie se sont accolés et le chargement des obus,
lent et machinal s'opère en gestes automatiques exécutés par
des prisonniers allemands. Ils sont là, silencieux,
indifférents, occupés comme des machines à cette ironique
besogne. Près d'eux, gouailleurs, les soldats Français, les
curieux ricanent : "dis, c'est bien d'envoyer des bouteilles
de Champagne aux copains". Au fond, la plaisanterie est forte
et j'en souffrirais beaucoup, moralement, si on me l'imposait.
J'en suis un peu gêné, mais je ne savais pas encore l'incendie
de Reims. On raconte encore quelque chose de plus lâche. Dimanche
dernier ils avaient placé en tête des leurs colonnes d'attaque
un convoi de prisonniers ! Ce n'est pas impossible. Ils ont tant
de ruses traîtresses, ex : celle de faire deux rangs de
tranchées, de ne placer dans la première que des casques sur des
pieux. On devine la traîtresse fusillade lorsque les baïonnettes
plongent dans la tranchée vide. Une autre : ils peignent les
couleurs françaises sous l'aile de leurs avions.
Ces gaillards-là savent faire la guerre.
Ils ont monté sur des vélos des masses d'hommes, car les vélos
ne leur coûtent rien. La France y pourvoit. Ils transportent de
plus grandes masses d'hommes sur d'innombrables autos françaises.
Ils ont des voitures admirablement attelées : leurs rosses
fatiguées ont été confiées à nos riches picards en échange
des puissants chevaux boulonnais.
Ils font alterner leurs troupes : les unes de jour, les autres de
nuit, de sorte que la canonnade et la fusillade, même aux jours
de manœuvre, ne cessent jamais dans le but de priver de sommeil
l'adversaire, de le fatiguer sans relâche et de l'épuiser par
tous les moyens. C'est une alerte continuelle.
Enfin leur aviation est bien supérieure à la nôtre malgré
notre jactance et nos acrobaties. Les aviateurs allemands, peut
être moins adroits rendent plus de services, parce qu'ils sont
entraînés à être les auxiliaires de l'artillerie. En plein vol
par un mouvement opportun, l'aviateur sait indiquer la position
découverte. Nos troupes de génie affirment que chaque fois qu'un
aviateur les avait surpris au travail, les obus allemands
pleuvaient sur eux, moins de cinq minutes plus tard.
Le 25 septembre -
Dans la nuit, réveil brusque, on frappe au volet. Je bondis à la
fenêtre. Le cycliste, porteur d'ordres et là : "les Boches
arrivent, me dit-il à brûle-pourpoint, tout le monde debout
!".
Je deviens pâle et ma voix s'étrangle sous l'émotion qui me
remue jusqu'aux entrailles. C'est une imbécile plaisanterie. Je
l'aurais giflé ce nigaud. Pourtant il faut se lever, décharger
avant l'aube les deux cents voitures du convoi et aller aussitôt
à la gare d'Eméville
au rechargement. La mesure est prise pour laisser libre les
routes. Il doit passer dans la journée des colonnes sur toutes
les voies de la région. Il se prépare quelque chose de grave.
Pourtant la joie, la sérénité reviennent. Les hommes ont
beaucoup d'entrain : la nuit est claire, l'air vif. On leur promet
le "jus au pétrole" en récompense. Le grand travail
est achevé avant l'heure. Vite en route ; mais voici que dans la
forêt de Villers-Cotterêts l'inquiétude me ressaisit. Des
hommes font des tranchées,
abattent des arbres, barrent les routes. Et chaque coup de cognée
semble un soupir d'inquiétude. De quoi... Que craint-on ? Un
retour offensif des allemands ?
Comme nous sommes ballottés ! De frêles esquifs sur une mer
houleuse. Un rien nous ébranle. Les coups de cognée douloureux,
les coups de pioche lugubre, c'était tout simplement, me dit-on
le soir, des exercices pour territoriaux.
Le 26 septembre - Le
génie creuse pourtant de vraies tranchées sur les crêtes de
Vivières qui commandent les routes conduisant à la grande
forêt. Un loustic déluré du génie m'assure que ce travail n'a
aucun rapport avec la bataille de l'Aisne, mais qu'on enveloppe de
tranchées le camp de Paris dans un rayon de soixante quinze
kilomètres.
Les renforts affluent à l'aile gauche française. Sur toutes les
routes, jour et nuit les troupes se dirigent vers le N.W,
Compiègne. Il semble se préparer une attaque formidable du flanc
droit allemand. Mais j'ai une maigre confiance dans ces renforts.
Ce sont en majorité de vieux territoriaux. Toute la France est
crispée pour l'effort suprême qui doit bouter l'ennemi hors des
frontières. Ces pères de famille sont amusants. Je les ai
observés à la gare d'Eméville à la lisière de la grande
forêt. Ils débarquent, gauches dans leurs habits neufs, leurs
képis à la hausse, leurs équipements encore vernis.
Ils sont surpris de se trouver là. Et un peu effarés. Leur
première parole est la question significative : "sont-ils
loin ?". Si l'on feint une mine grave, ils prennent un ton
alarmé. Un sergent d'un groupe rencontré dans la forêt, en
exercice d'abattis, me demande :
- "Est-ce qu'il y a des uhlans ? Vous allez seul ?". -
"Mais oui dans la plaine, lui dis-je, le front barré d'un
pli soucieux, et dans la forêt il y a des groupes isolés".
Et voilà mon homme inquiet qui fait poster des sentinelles. Si on
cause un peu, ils geignent : "c'est malheureux d'envoyer au
feu des hommes de notre âge. Je n'aurais jamais supposé qu'on
avait besoin de nous".
Vous n'aviez donc pas prévu la guerre : "oh ! Je n'y croyais
pas. On en avait tant parlé sans que cela arrive que je n'y
croyais plus". Oui vous preniez ceux qui criaient gare pour
des réactionnaires, n'est-ce pas ? Savez-vous maintenant où elle
est, la réaction, "Alle schuld rächt sich auf Erden" (Toute
faute se paie sur terre). D'autres, de joyeux compagnons,
arrivent en vrais Français qui prennent leur mal en gaieté. Ils
crient aux femmes : "nous voici. Ça va changer". Oui,
cette promesse vaut les innombrables inscriptions des trains :
"à Berlin ou Nach Paris". La dragée est haute, le bras
court, l'effort immense.
Ces vieux pères de famille feront nombre et ce sera bon si les
troupes de première ligne brisent seules la résistance allemande
; mais si celles-ci cèdent, les autres feraient à elles seules
de la retraite une cohue en déroute. Il ne faut pas compter sur
leur concours effectif. Je gage qu'à la première volée de
mitraille elles tourneraient le dos avec un entrain méridional...
Faut-il que je note ce qui me fait employer cette épithète ?
C'est si pénible. Enfin. Parmi les troupes, le bruit a couru, le
bruit court, l'opinion accrédite que les Méridionaux sont de
piètres défenseurs de la Patrie, sauf en paroles. "Tout le
Midi monte", criait l'un. "Le Midi est en marche".
A Berlin ! Mort à Guillaume. La Victoire ou la mort, clamaient ou
inscrivaient d'autres. En mainte rencontre, lorsque la musique des
obus ou des balles devenait trop vive, ou lorsque les bataillons
allemands prenaient le pas de charge, les gens du Midi prenaient
le pas de course. Des succès ont été compromis, des défaites
précipitées, des régiments décimés parce que leurs voisins...
du Midi n'avaient pas tenu. Et l'on m'a répété, je le donne
pour un "on-dit", que des Méridionaux auraient
répliqué au blâme des soldats de l'Est : "vous vous battez
pour vos champs et vos foyers. Je comprends que vous vous fassiez
tuer.
Nous le ferons, nous, quand les ennemis viendront chez nous. Nous
n'avons pas à nous faire tuer pour vous". C'est douloureux
qu'un tel bruit puisse seulement naître dans la France envahie.
Toujours le vieil antagonisme du Nord contre le Midi. On a parlé
de mesures terribles : des 75 sur les derrières de ces
lièvres...
Nous sommes rentrés de bonne heure. La cour du cantonnement
grouille de soldats affairés à se garnir le ventre. Des phrases
décousues circulent comme morceaux de papier dans un coup de vent
qui tourbillonne.
Que dit-on ? Je ne sais. Le soir est calme. La nuit claire, le
crépuscule était émouvant. Est-ce ce duel de bonnes et
mauvaises nouvelles, toutes fausses sans doute ou entachées
d'erreur, qui m'a ébranlé ? J'ai besoin d'être à l'écart. Je
m'isole dans un coin, muet avec les camarades, sourd aux
conversations. Un immense désir monte du fond de mon être, une
Sehnsucht (nostalgie) violente. Je voudrais l'épaule
chère pour m'appuyer, les bras et la poitrine aimés pour me
blottir et les lèvres douces pour éteindre ma soif de
tendresse... Je commets la folie d'ouvrir mon Samain
et la liqueur décevante exaspère ma nostalgie. Les souvenirs
perlés de blanc se penchent et murmurent des choses douces à mon
oreille. Que n'ai-je la chambre câline pour les faire
m'environner et contempler leur ronde familière...
Comme par hasard et pour comble, dieser gemeine Kerl (cette
crapule), a déniché deux accueillants volatiles. La
succession des allemands est aussi facile à prendre qu'écœurante.
N'a t-il pas la malencontreuse pensée de venir me déranger dans
ma rêverie pour m'en offrir une et me proposer de lui tenir lieu
de second... Je ne lui ai rien répondu. Il m'est revenu au cœur,
à cette minute une de ces nausées que j'avais à vingt ans
lorsqu'on m'offrait de l'amour malpropre.
Le 26 septembre - La canonnade furieuse
continue. Voilà bientôt vingt jours que cette terrible musique
répand ses ondes furieuses sur ce coin de France. On finit par
s'y habituer et on est bien obligé parfois d'y prêter l'oreille,
tout au moins de tendre son attention pour la percevoir, de
l'écouter pour l'entendre.
Et toujours pas de nouvelles. C'est un des spectacles les plus
déconcertants de ce temps que celui de cette France curieuse, aux
inclinations cabotines et potinières, mise brutalement au régime
de l'ignorance et du silence presque absolu, et le plus étonnant
c'est qu'elle s'y soumet, s'y plie, douloureusement peut-être,
mais sans murmure.
Pour comble, elle a trouvé un médecin peu tendre, qui ne flatte
pas son malade, et qui aime les remèdes énergiques.
Chaque jour - et je me hasarde encore en l'affirmant - le
général Joffre dicte son communiqué. Quelle maigre pitance pour
les Français. C'est un brouet spartiate, sans une seule goutte de
vin généreux. Quelques lignes laconiques, sèches, sans
adjectifs, sans âme, dirait-on, suffisent à résumer la
situation. Défaites ou victoires sont annoncées dans le même
style, avec la même avarice de mots chauds. Mais si l'âme semble
absente, on sent mieux la volonté tenace, réfléchie d'un chef
qui ne se bouleverse pas, qui sait ce qu'il tente, ce qu'il veut.
On comprend que cet homme n'a ni ambition à satisfaire, ni prince
ou public à flagorner. Il n'a que du patriotisme... Il me
rappelle Turenne. D'ailleurs, comme Turenne, il a su, et c'est
presque un miracle, réparer une défaite par une retraite
méthodique, reprendre une offensive énergique et remporter une
victoire. Et tout cela, sans phrases, discrètement presque. La
France a d'incroyables ressources. Allons, c'est toujours la
vieille terre généreuse...
Le 27 septembre - C'est dimanche. Repos
dominical. Notre intelligent lieutenant nous a permis de faire la
grasse matinée. Un réveil lent, dans un matin brumeux. On
s'étire lentement, comme des bleus choyés dans une cour de
caserne la première semaine de leur arrivée. Depuis huit jours,
nous cantonnons chez cette fermière aux allures de maréchal des
logis de gendarmerie, et la demeure devient familière. Nos
cuisiniers sont ceux de la famille. Nous disposons de tout, nous
avons nos aises. On ne se sent pas enveloppé de bienveillance
comme à Montigny, mais on s'y sent plus libre de gestes, de
propos. La matinée est toute pittoresque. Dans la cour encombrée
de fumier, de charrettes, de fourgons, de cuves, de poules,
d'hommes, tout grouille, pittoresque. Dans un coin des hommes
battent leur capote, accrochée à la chaîne d'une limonière,
d'autres détachent leur pantalon rouge avec de l'essence qu'ils
puisent dans une vieille boite de conserve tandis que quelques uns
lavent dans un baquet les chaussettes et le mouchoir. Ceux-ci se
lavent, la tête toute mousseuse de savon, sous le robinet qui
chuinte (...?...) dans l'auge, tandis qu'à coté des
cavaliers abreuvent leurs chevaux. Plus loin un coiffeur
bénévole rase un camarade en bras de chemise, son quart posé
sur un tonneau et un second avec un peigne et des ciseaux de
fortune coupe les cheveux d'un copain à cheval sur une poutre.
Le caporal d'ordinaire avec ses aides en bourgeron crasseux
passent avec des sacs et des seaux, pendant qu'un autre attise le
feu sous la lessiveuse où bout déjà la soupe. Les uns sifflent,
d'autres chantent, d'autres encore discutent, disputent,
plaisantent. Cela s'entremêle aux piaillements de la volaille et
cela fait un bruit reposant et joyeux.
Dans la cuisine, Chanel avec sa large face sourit, demandant
comment il doit préparer la poule que la fermière offre. Petit,
voyant des œufs, propose de faire des gaufres, Moine rapporte des
pommes à éplucher pour la compote : l'eau vient à la bouche. De
temps en temps, les mortiers battent la mesure. Nous sommes à la
guerre la plus effroyable qui ait jamais existé !
Le 28 septembre -
Au réveil le bruit court que nous devons nous préparer au
départ... En avant... Cela réchauffe l'air vif du matin et la
pédale semble tourner d'elle-même. A mi-chemin voici un
chantier. Enfin un spectacle logique ! Ce sont des prisonniers qui
réparent la route. J'en interroge deux au hasard :
- Wo sind sie
geboren ?
- Im Hamburg.
- Ich kenne
Hamburg.
- Welchen
regiment ? 27 en diesellbe Stadt.
- Wo sind sie
gefangen worden ?
- A la
Ferté-Millon. Êtes-vous bien nourris ?
- Oh oui. Alors
ça va : peu de travail et bonne nourriture ?
Et le plus jeune, imberbe répond avec empressement : Oh ! Oui,
nous sommes bien mieux ici qu'à la guerre.
Et l'autre,
tournant le dos de le gifler avec l'injure suprême "feig !(traître)".
Je réplique :
Cela lui est sorti du cœur. Il a raison.
Er ist kein
Patriot.
Si les allemands
avaient été moins patriotes nous n'aurions pas la guerre.
Croyez-vous que c'est la France qui a voulu la guerre ?
Ce n'est ni la
France, ni l'Allemagne. C'est la Russie qui est responsable.
Nous soldats,
nous nous battons parce qu'il faut nous battre. Chaque soldat n'a
aucune rancune personnelle contre son adversaire. Personnellement,
ils peuvent s'estimer et pourtant ils s'entretuent !
J'objecte : Le
conflit est plus vaste.
Oh assurément,
il y a huit nations belligérantes et c'est pourquoi nous, simples
soldats, ne comprenons rien et ne sommes pas responsables.
Le chef
d'équipe s'impatiente et nous coupe la parole par un énergique :
"Allons ! Là-bas !".
Le 29 septembre - Je
rencontre une autre équipe de prisonniers. J'interroge un sergent
rengagé, également de Hamburg. Il n'est pas mécontent de son
sort. Les gardiens ? "Alle sind sehr nette Leute". La
nourriture ? Bonne, mais notre pain est trop léger (furchbar
leicht). Trop de viande de conserve. Des coliques nombreuses.
Le soir. Voici enfin des nouvelles. La première lettre de mon
frère Henri. Je la reconnais de loin, son écriture maigre si
familière. Mon cœur bat plus vite. Et j'éprouve la bonne
émotion de se sentir chaud au cœur.
Deux heures après, voici une carte de Louis, la première. Trop
sèche, mais enfin je ne suis pas inquiet.
Il est resté en Alsace à l'abri relatif du danger.
Le 30 septembre -
Il faut avoir été dans l'inquiétude et l'angoisse prolongées
pour éprouver ces grandes joies qui submergent comme le flot
d'une digue qui se rompt. Et ce matin, elle est venue cette vague
de joie débordante qui fait pâlir, gonfle les yeux de larmes et
verse un jet de feu dans les veines : mon Julien, oui je ne
croyais pas qu'il était encore vivant après avoir été exposé
durant vingt jours à la rafale de balles, après avoir été
constamment aux avant-postes durant cette bataille épique de
vingt jours. Et voici qu'un sergent qui s'était chargé de lui
faire parvenir une lettre par les ravitailleurs m'aborde, le
visage souriant : "Je la lui ai remise cette nuit, votre
lettre, à lui-même, il était justement à la distribution du
courrier. Il avait envie de me sauter au cou".
Et moi aussi j'avais l'envie d'embrasser le sergent. Les larmes
aux yeux, je l'ai remercié comme j'ai pu : je lui ai offert un
quart de vin et nous avons bu à la santé du nouveau caporal, car
par une heureuse coïncidence, c'est aujourd'hui qu'il est promu.
Que ma lettre lui porte bonheur.
Là-dessus je suis parti pour la gare. Comme le soleil me semblait
plus clair, l'air plus vif, mes jarrets plus nerveux et les
coteaux moins raides. Il me semblait que nous étions tous
invulnérables désormais, que la guerre va s'achever sans danger
et que bientôt nous nous retrouverons autour de la grande table,
à Verne, sous le regard ému de ma mère et écoutés par le
père jaloux de ne nous avoir pas suivis.
J'étais ivre de joie... Je me préparais presque à embrasser au
poste de la Croix-Morel, les filles du forestier, ma collègue Mme
Éloi chez qui je suis devenu presque familier depuis quinze jours
que je les salue quotidiennement, messager bien accueilli,
tâchant de les raffermir si les craintes grandissent,
m'efforçant de les gonfler d'espoir, si les nouvelles sont
bonnes. Et aujourd'hui elles le sont tant. Chacun a l'impression
que la lutte tire à sa fin, que nous les ferons déloger et M.M.
m'a prévenu de nous tenir prêt à partir de l'avant, que les
parcs de munitions ont leurs caissons garnis... Tout cela était
à annoncer avec ma joie intime. Les dames étaient parties du
poste. Je n'ai pu qu'écrire à ceux que j'aime. Ce soir je suis
calmé et vois les choses clairement. Bon courage.
Le
2 octobre 1914
Les petites misères, les petites vilenies. En garde d'Eméville.
Je surveille le chargement des voitures. Tout à coup, j'aperçois
par-dessus le wagon des jambes qui se déplacent à contre-voie.
En un bond m'y voilà. Un soldat s'en allait vers la sortie. Hé !
Là-bas ! De quelle compagnie êtes-vous ?
- De la 2ème. Comment vous appelez-vous ? Untel. Bien.
Dites-moi maintenant, que faites-vous là ? Rien, je regarde,
fait-il en montrant d'un geste vague le paysage.
- Vous regardez ! C'est bizarre. Et cela ? Fis-je en découvrant
sur le sol, au pied d'un wagon ouvert à contre-voie, une boîte
d'allumettes. Je ne sais pas. Vous ne savez pas ? Moi je sais que
vous venez d'ouvrir ce wagon et de voler des allumettes.
- Moi ? Mais non ! Je n'en n'ai point, ce n'est pas moi, c'est
d'autres.
- C'est d'autres ! Peut-être.
- Alors vous n'en avez point ? Et je voyais les poches rebondies
me répondre si. Mais lui : Non, je n'en ai point.
- Vous l'affirmez, c'est bien entendu ?
Toujours le non passionné du coupable qui se perd. Tenez.
Excusez-moi, cela me répugne d'être obligé de vous fouiller,
mais regardez comme vous n'en n'avez point. Et je le fis tourner
et montrer les poches béantes qui baillaient, accusatrices.
Alors il fit volte-face, lâchement.
- Ne me faites pas arriver du mal. Je suis marié, j'ai deux
enfants. Je suis de Paris. Je m'en repens bien. Je ne
recommencerai plus. Et je lui prenais toutes les boîtes
d'allumettes, l'une après l'autre.
- Dites, laissez-m'en au moins une.
- Laissez-moi la paix. Vous n'êtes pas digne d'indulgence. Vous
aurez de nos nouvelles par le Capitaine Riel. Le Capitaine Riel
est une façon de bandit galonné. Il a je crois fait son
apprentissage de pillard dans les gourbis marocains. Il pratique
en maître l'art de "barboter". Et il est pour cela
d'autant plus impitoyable aux maladroits chapardeurs qui se font
prendre. C'est lui qui voulait, à Juilly, faire passer au conseil
de guerre quatre de nos hommes surpris en flagrant délit
d'assommer des lapins de garenne. Et pourtant lui, hier encore,
conduisait sans vergogne une équipe de ses hommes avec des faux,
des voitures pour s'approvisionner en herbe dans le champ de maïs
de notre hôtesse, sans aucune autre formalité que la prise de
possession.
En Alsace, il est arrivé à Altkirch, lui, capitaine d'un convoi
de l'arrière, lorsque les allemands étaient à peine à cent
mètres du village. Revolver au poing, il somme le maire de faire
apporter avant une demi-heure, toutes les armes du pays à la
mairie.
En attendant, il réquisitionne audacieusement sans aucun bon, un
camion automobile blindé du service postal et l'emmène après
l'avoir empli d'armes trouvées, de cartouches, de bidons
d'essence.
Pour sa part de butin, il mit de côté un superbe fusil de chasse
valant dit-on plus de trois mille francs.
D'ailleurs il a bien le physique de sa moralité. Grand, svelte,
très fendu, ses longs jarrets nerveux crayonnent en marche la
décision et l'audace. Un regard métallique, des moustaches
brossées, un nez anguleux, menton en avant, tout révèle l'homme
de proie.
Et c'est à lui que je promettais à ce pauvre maladroit, tout
pâle. Je m'en détourne, un sourire d'indulgence dans l'âme mais
le visage débordant de feinte sévérité.
Le lendemain, j'allais trouver mon adjudant, je pris des
renseignements sur le "poilu". Comme il avait toujours
fait son service il en fut quitte pour la peur et une garde
d'écurie.
Hier l'affaire fut plus grave.
La nuit était profonde. Le sergent de jour Petit venait de faire
une ronde. Appel dans la grange où tous dormaient déjà. Seul,
le hibou Thièche se trouvait dans la cour lorsque je sortis de
table un peu avant mes camarades qui s'attardaient. J'interpelle
Thièche. Que faites-vous encore là, quand tous sont couchés ?
- J'attends l'appel, répond le sinistre oiseau de nuit. Car il a
l'air sinistre ce voyou en uniforme. Le képi cassé, placé de
travers sur un front étroit d'où s'échappent des mèches
rousses, sales et raides, des petits yeux obliques enfoncés sous
les fortes arcades. Quelques poils de barbe rare sur un menton
pointu autour d'une bouche à demi édentée et noircie par la
chique, rien ne lui manque au physique pour inspirer la défiance.
Le moral est pire.
Il était donc là, faisant le guet, ou ruminant quelque plan
d'exploit nocturne.
Je l'envoie se coucher. Il n'était pas pressé de démarrer. Au
cours de la discussion, j'entends un heurt léger dans le fourgon
des vivres près duquel je me trouvais.
Intrigué, je regarde. Rien d'anormal, il était bien clos. Je
grimpe sur le marchepied, glisse mon bras par le rideau et tâte
à l'intérieur. Je serre une cuisse, alors je serre plus fort, si
fort qu'une voix dit : "arrêtez, je suis là".
Stupéfait je vois sortir du fourgon un copain à Thièche...
celui qui s'était effrontément moqué de ma défense à Rouvres,
celui qui s'était fait pincer à la chasse aux lapins. Il affirme
avoir de la malchance, être venu là simplement pour prendre du
café dans son bidon, car il travaille de nuit chez un boulanger
du lieu. Est-il coupable, ne l'est-il pas ? Je ne sais, mais comme
on bouleverse régulièrement les sacs de sucre et de café du
fourgon, comme des hommes sans le sou tels que Thièche trouvent
on ne sait comment de l'argent pour se saouler à chaque occasion,
nous décidons de faire un rapport au lieutenant...
Conséquence : deux crans à la vis de réglage sur toutes les
questions de discipline intérieure, quatre jours de prison aux
deux accusés.
Des nouvelles de Louis. Il m'alarme à nouveau. Je croyais que la
paix armée campait dans la plaine d'Alsace depuis que nous
étions partis. Et il m'annonce que les combats continuent, qu'il
y a vu un obus "sucrer" le seau de jus et même qu'une
balle lui a éraflé la cuisse. Voilà déjà un blessé des
nôtres... La guerre continue.
Le 4 octobre - La
visite aux tranchées.
La journée avait été fort calme, une journée de paresse
parfumée de rêverie. Écrire des lettres est aussi doux qu'en
recevoir. Vers le soir, l'officier vint au cantonnement. Je
renouvelai ma demande. J'alléguai le calme de la ligne de feu, la
proximité relative des avant-postes, l'occasion rare de
connaître un lieu fixe, enfin et surtout mon ardent désir de
revoir mon frère. Et j'obtins : le "oui, allez !".
La nuit s'annonçait sereine. A la chute du jour les nuages
s'enfuyaient à l'horizon et la lune montait lentement dans le
ciel. Après les rapides préparatifs du départ, me voilà lancé
sur la route.
Ma Peugeot avait des ailes, jamais je ne l'avais sentie aussi
docile, aussi souple sous mon jarret. En une demi-heure je
parcourus les douze kilomètres qui me séparaient du font de Vic.
En route les autobus m'insufflaient quelque chose de leur élan
puissant. Des zouaves qui attendaient leur embarquement étaient
couchés sur le talus le long de leurs faisceaux. Drapés dans
leurs manteaux, accroupis sous leurs capuchons ils attendaient
l'arrivée des autobus énormes. Et dans la demi-obscurité leurs
silhouettes avaient quelque chose de fantastique et d'épique
comme un tableau de Detaille. Et gonflé d'enthousiasme, pressé
par l'heure, je devais me trouver au pont de Vic à six heures et
demie, je me sentais comme mû par un courant électrique.
Vic-sur-Aisne
! Le fameux village tant disputé. Voici le pont de fer aux
balustrades tordues par les obus, voici la place où l'on doit me
renseigner sur les voitures du 42ème. Elles viennent
de partir, me dit-on, suivez droit, vous les rejoindrez. Je pars
comme un arc qui se détend, stimulé par la crainte de rater mon
expédition, faute de guides, mais je rejoins vite les voitures à
viandes.
Elles vont lentement pour aller silencieusement, car les routes
sont repérées. Les conducteurs causent à voix basse dans cette
zone dangereuse. Nous atteignons le village à moitié détruit de
Berry.
Au tournant d'une rue les voitures s'arrêtent, un groupe d'hommes
silencieux les entoure. Ce sont les corvées des compagnies.
Elles se numérotent. La 1ère : présent. La 2ème
: présent. Je demande la 10ème. Voilà, fait un
caporal. Connaissez-vous Cœurdevey, caporal à la 10ème
?
- Oui, il est aux tranchées.
C'est mon frère. Pouvez-vous m'y conduire. Je ne remonte que
demain matin. Je reste ici cette nuit, fit-il en montrant une
salle où flambaient de grands feux. C'était les cuisines des
avant-postes.
- Je voudrais pourtant le voir. A tout prix. Je suis venu exprès.
C'est peut-être l'unique occasion de la guerre que j'ai de le
rencontrer. J'irai aux tranchées.
- Vous ne pouvez le trouver seul, justement une corvée vient de
remonter, elle est à cent mètres à peine. Grimpez vite le
sentier et vous la rejoindrez, elle vous conduira. Et j'escaladai
vivement les lacets du sentier avant d'atteindre la crête,
j'avais rejoint ces hommes. Je leur explique mon cas.
- Suivez-moi mon lieutenant, me dit un Vosgien, mais il faut se
défiler : il y a ici une crête balayée par les obus.
Hier encore quatre hommes ont été tués.
Nous y arrivions en effet. Les armes, les équipements épars de
ces malheureux étaient encore là sur le sol, au coin d'une haie.
Les ravages des obus étaient gravés partout sur le sol de façon
terrifiante. Ça et là très près les uns des autres, les
énormes godets creusés par chaque obus. Le sol était
littéralement bouleversé par les formidables grêlons qui
s'étaient abattus là. Et ce n'est pas sans un frisson d'horreur
qu'on pense à toutes les victimes qui ont pu tomber là.
Nous
gagnons le flanc boisé de la colline. Le long du sentier, les
premières tranchées s'alignent, au débouché des passages, des
silhouettes se dressent. On s'approche d'elles. Silencieusement,
les hommes posent leurs seaux, puisent un quart de vin froid, le
tendent aux ombres dressées sur le chemin, chuchotent parfois :
"Veux-tu un peu de rabiot ?", puis reprennent leur seau
et repartent à pas de loup. Nous sommes en plein bois, le sentier
avec sa frange de tranchées où l'on entend des hommes ronfler,
coupe de biais ce revers boisé, à pente raide. Mon Vosgien
s'arrête. Des tranchées de la 10ème sont par ici,
fit-il. Il se penche sur une ouverte étroite protégée par des
branchages.
Hé ! Là-dessous ! Quelle compagnie.
- La 10ème. Pourquoi ? Connaissez-vous le caporal Cœurdevey
?
- Le caporal Cœurdevey ? Le voilà. Oui ? Il est couché auprès
de moi.
- Réveillez-le.
- Cœurdevey ! On t'appelle. - Qui ?
- Moi, fis-je d'une voix ordinaire.
- Qui moi ?
Je l'appelai par son petit nom. Julien ! Et son voisin ajouta :
ton frère ! Une secousse électrique ne l'aurait pas jeté plus
vivement hors de son abri.
Notre étreinte fut longue et émue.
- Mon pauvre Julien. Où est-ce que je te retrouve ! Ah ! C'et
terrible. Je ne sais pas comment je suis encore ici. Je crois que
je ne reverrai jamais Verne. Et nous nous assîmes dans le chemin
creux sur la terre fraîchement remuée, à l'abri du talus de son
terrier. Et nous avons causé à voix basse, longuement.
Comment vas-tu ? répétais-je et j'avais envie de lui faire des
caresses comme à une amie ou à un enfant.
- Tu as encore de bonnes joues, lui faisais-je en les lui
pinçant.
"C'est un miracle que je sois encore vivant". Et le
voilà qui racontait. Il a passé par les plus terribles
journées. Il était éclaireur à la première unité entrée à
Mulhouse. C'était un triomphe. Il était en avant à la
traîtresse fusillade de Dornach.
Il était à Bouillancy.
Il s'est terré dans le sable du chemin creux, il a gravi le
coteau, il a couru sur le plateau où j'ai vu tant de malheureux
camarades, couchés par la mitraille. Je les ai vus, à
demi-décomposés, lui les a vus tomber à ses côtés, râlant.
Où est la plus grande horreur ?
- C'est épouvantable, et j'en ai assez vu d'horreur. Si seulement
c'était fini, que je puisse retourner à Verne. C'était dimanche
la fête à Tournans, c'est demain le revirot.
Le pauvre compte encore les jours comme s'il était là-bas,
malgré cette vie atroce de vingt jours dans les tranchées.
Ce sont des abris d'ouverture aussi étroite que possible abritée
par leur remblai de terre, recouverte d'un toit de branchages.
L'intérieur va en s'évasant et dans le fond de ce terrier trois
ou quatre hommes peuvent se blottir : attendre, toujours attendre,
des heures, des jours, des nuits, des semaines. L'ennui les ronge,
les démoralise. Pour réconfort ou pour stimulant ils n'ont que
de temps en temps une rafale d'artillerie ou une fusillade un peu
vive qu'on laisse passer. Maintenant, elles ne troublent même
plus le sommeil. Chaque soir pourtant, c'est l'un ou l'autre qu'on
emporte, tué ou blessé.
Quand il fait beau c'est supportable, dit-il, mais les jours de
pluie sont atroces. Les Boches sont mieux munis que nous. Ils ont
des couvertures et des toiles de tente !
En effet, ces malheureux sont là enterrés à demi depuis vingt
jours et l'on n'a pas réussi à leur envoyer seulement de la
paille. Il faut se coucher sur la dure, sur la terre humide. J'ai
essayé la couchette, comme un enfant essaie un jouet. Quels
pâles guerriers nous sommes à l'arrière, nous à qui il ne
manque rien. J'ai souhaité que la fusillade se rapproche et que
les balles sifflent sur nous, pour m'obliger à me mettre aussi
dans l'abri pour de bon afin que je sois un peu près de mon
frère pendant le danger. Mais le coin où nous étions restait
tranquille. Je ne pouvais que le soulager un peu en le gâtant.
J'avais apporté de l'eau-de-vie, du tabac, des allumettes, des
journaux et surtout du linge chaud.
Demain, je t'enverrai une couverture de laine. Je voudrais tant me
priver un peu pour adoucir les épreuves. Et puis la conversation
retombe sur Verne. C'est là que sont nos pensées. S'ils nous
voyaient ! Si seulement nous pouvions être tous groupés une
minute même dans ce coin de bois.
- Ce sera le plus beau jour de ma vie, dit-il, celui où nous
rentrerons.
C'est ainsi. Il dit : je crois que je ne reverrai jamais chez
nous. Et après il soupire et espère : quand je rentrerai, ce
sera le plus beau jour.
Et ce sont des récits de ce qui s'est passé, de ce qui se passe
là-bas.
Mais les heures passent. Minuit approche. La fusillade aussi. J'ai
le cœur gros. Il faut t-en aller, me dit-il.
- Viens m'accompagner un peu. Et nous allons pas à pas, jusqu'à
la sortie du bois, en plein clair de lune. Qu'il ferait bon aller
faire un tour de valse à Tournans !
Oui, et il me vient à l'idée d'envoyer une carte à ceux qui
sont là-bas, qui pensent aller à Tournans et qui n'ont guère le
cœur à cela, sans doute. Nous évoquons le poêle où ceux qui
restent attendent, et songent. Nous griffonnons quelques lignes au
clair de lune et c'est maintenant la séparation, un baiser
affectueux que nous répétons, une larme contrainte. Au revoir,
mon Julien, et je me glissai le long de la haie tandis que lui
rentrait dans la forêt, veiller, attendre la visite des balles.
Pourtant,
je n'ai pas l'impression que c'est une séparation. Il me semble
dans le silence de cette claire nuit, que je reviendrai, que
bientôt et toujours, je pourrai pacifiquement revoir le frère
aimé... Et berçant mon rêve et mon affection, je revins à
Vivières joyeux, l'âme débordante de paix heureuse.
Les plus grands espoirs naissent du développement inattendu des
opérations. Le mouvement débordant de notre aile gauche semble
admirablement réussir. Les Français sont à Arras ! Il y a un
mois, les allemands étaient à Meaux. Nous avons fait du chemin.
Et la France crispée dans cet effort suprême boutera l'ennemi
hors du pays violé.
Elle est admirable cette France unie. Comme elle s'est ressaisie
toute, en face du danger. Finies les divisions intestines qui me
faisaient voir l'avenir si sombre ! On l'avait calomniée, la
France nouvelle. Jamais telle discipline n'avait été obtenue
d'une nation comparable à celle que la nôtre s'impose. Jamais
armée n'avait eu des chefs aussi dévoués à leur devoir, ni
aussi unis dans l'effort que les nôtres qui font un si beau
sacrifice de leur ambition et de leurs rivalités à la Patrie en
danger. Chefs et soldats, tous combattent obscurément avec le
même enthousiasme et la même ténacité que si un roi ou un
empereur tenait en main des palmes pour les vainqueurs. Voilà du
vrai patriotisme. La France est digne de la République.
Il y a bien à l'arrière quelques embusqués, quelques lâches
trembleurs qui crânent, bien rasés, la raie sur le côté, les
uniformes flambant neufs. On en voit des centaines comme à
Villers-Cotterêts, à tous les état-majors, à tous les
quartiers généraux, dans les garnisons de l'arrière. Mais il y
a des milliers, des millions en avant comme ce colonel du 42ème
à cheval au milieu de la mitraille à Bouillancy pour entraîner
ses troupes, comme son successeur qui depuis vingt jours n'a pas
quitté les tranchées, comme mon enthousiaste Maurice, qui savait
si bien conduire ses hommes. Hélas les meilleurs tombent ou sont
tombés...
L'enthousiasme de l'armée où les éléments réservistes forment
maintenant la majorité, n'est plus aussi ardent. Il lui manque
l'insouciance, la fièvre des vingt ans. Mon frère me le disait.
Et puis elle a été trop décimée et la lutte est trop âpre.
Les troupes ne s'attendaient pas à cette lutte nouvelle où il
faut marquer le pas des semaines et des semaines sans résultat.
Le séjour aux tranchées déprime. Ils voudraient aller de
l'avant, changer. L'éternel besoin de distraction de l'humanité,
quoi...
Et tant sont las ! Si las. Des braves, des endurants, des bien
trempés comme mon frère, en sont arrivés à se dire : "si
seulement j'étais un peu blessé pour me reposer une quinzaine
dans un hôpital...".
Le
7 octobre - La journée a été bonne. Elle m'a laissé
quelques heures de liberté. A mon retour, je reçois une longue
lettre chère : elle évoque les doux souvenirs maintenant
douloureux de mon amitié avec ce pauvre grand Maurice. J'en ai
l'âme toute transie, mais la journée d'automne est si lumineuse,
si chaude, il se dégage du soir une paix si réconfortante que je
m'apaise et me sens presque en communion avec cette belle nature
heureuse.
Il fait si beau ! Je me suis bercé le cœur au jardin avec ma
lettre puis avec mon Samain mélodieux. Et voici que j'ai fait
revivre les heures pacifiques de Germondans : sous la pluie d'or
du crépuscule je suis allé, mon livre à la main, en promenade
à travers la campagne derrière le village.
Dans un repli de l'horizon le soleil versait des nappes d'or dont
les longs reflets posaient un voile blond sur les collines
opposées où se dressaient, riches de leur grain et des clartés
du soir les hautes meules de gerbes. La grande forêt de
Villers-Cotterêts avait des coins dorés, d'autres écarlates,
tandis que la lisière déjà noyée d'ombre laissait entrevoir
d'attirantes profondeurs bleues entre ses fûts élancés. Tout
près le clocher du village vibrait dans la lumière, tandis qu'un
vent discret nouait des écharpes de fumée bleue autour des
toits. L'air était sonore. On entendait dans une joyeuse
confusion tous les bruits familiers : le pépiement des
basse-cours, l'aboiement des chiens, les voix des enfants, le
marteau du forgeron, un char qui cahote, le coup de timbre d'un
cycliste, le rire de paysan d'un journalier qui fuse dans les
coups de faux, tout un ensemble pacifique et doux qui s'insinuait
dans l'âme et faisait oublier que dans le lointain on pouvait en
épiant percevoir le halètement lourd des obusiers qui se
relaient de seconde en seconde pour la terrible besogne de mort...
Le 12 octobre - Une
lettre de femme. De notre plus ivrogne et plus sinistre loustic
(Cabut) celui qui racontant ses aventures disait : "j'ai
déjà fait le caprice à Deibler".
Cher Jules ...
J'ai reçu une lettre d'Amédée hier. Il a envoyé une carte, il
n'a reçu aucune réponse. J'ai les adresses de tes frères à
Belfort. Je vais leur écrire. J'ai presque fini ton gilet de
laine, pourvu que tu le reçoives. Je vais t'envoyer des
chaussettes par la poste, peut-être arriveront-elles mieux.
J'attends de tes nouvelles tous les jours, mais elles sont rares.
As-tu froid ? Comme je t'ai déjà dit sur plusieurs lettres,
dis-moi ce que tu as besoin, je te l'enverrai. Tu dois être bien
fatigué, mon pauvre Jules ! Hier, je disais à Roger d'appeler
papa Jules, il dit : "papa Jute", il répète tout et
très bien. Le soir il court chercher son pépère, il court pour
être arrivé le premier. Le facteur va passer, je te quitte en
t'embrassant de tout cœur et surtout bonne santé. Bons baisers
de tous.
Rechercher aussi dans l'Écho de Paris du 10 ou 11 ou 12 octobre
une autre lettre de femme à son mari, simplement sublime.
Le 13 octobre - Nous
nous éternisons ici : bientôt un mois sur ce front... Tous les
jours le même recommencement. Un ravitaillement... Un
rechargement puis un ravitaillement et cela continue. Nous
marquons le pas. Nos frères se font tuer au même endroit, les
allemands se font enterrer toujours au même sillon... Quelle
guerre et quelle bataille !
Aujourd'hui 13 octobre - C'est ma fête ! Quelle fête monotone et
triste s'annonçait. Pour la marquer un heureux imprévu a surgi.
On m'a envoyé au
quartier général. Là, j'ai appris que le 42ème
était descendu au repos à St-Christophe.
Mon ami Sarrazin avait justement un pli à y porter, au colonel
Mac-Mahon promu général au matin. Et nous voilà partis en auto.
On m'indique le cantonnement de Julien. Je le vois penché sur une
carte avec un copain. Je lui frappai sur l'épaule et en se
tournant, il sursaute de joie. Elle est courte car l'auto,
pressée vient me reprendre avant que j'ais eu le temps de causer
un peu longuement.
Le même jour Sarrazin me donne un souvenir de mon pauvre Grand
disparu. Je recopie ici la citation à l'ordre du jour qui le
concerne :
Ordre Général
N° 33 - 6ème Armée
Sont cités à
l'ordre de l'Armée :
sous-lieutenant
Colin du 60ème d'Infanterie.
"Au cours d'une attaque de nuit, occupant un poste avancé
avec sa section, a réussi à s'approcher très près de l'ennemi
qui s'avançait en groupes d'attaque et par un feu très ajusté
à très courte distance l'a rejeté en désordre vers sa position
; a désarmé personnellement et fait prisonnier un Officier
allemand Commandant d'un groupe qui l'avait interpellé et lui a
ordonné de se rendre.
Tué le 17
septembre."
Q.G. de
Villers-Cotterêts, le 9 octobre 1914.
Le Général
Maunoury, Commandant la 6ème Armée. Pour copie
conforme à lire deux fois aux troupes. P.O. le chef d'État-major
M. Bernard 7ème Corps d'Armée État-major 1er
Bureau N° 2137/r.
Le 18 octobre - 17h50 - Ravenet dicte :
Nous sirotons un Pernot authentique, dégoté au bureau de tabac
d'Emile par le talentueux Chanel, tandis que le carnassier
vice-lieutenant offrait du beefsteak à la garde-barrière.
Au moment où le sucre commençait à fondre dans nos verres notre
charmante hôtesse apporta les onze nouveau-nés de Dominette.
Après délibération de l'assemblée il fut décidé à la
majorité de renvoyer dans le néant dix des intrus, tout en
déplorant que les mères françaises n'imitent pas l'exemple de
des chiennes fécondes, après considération des pertes subies
par la race française du fait de l'invasion des Boches, et
considérant d'autre part que le territoire serait certainement
agrandi et par voie de double conséquence dépeuplé,
l'assemblée émet le vœu en passant que les femmes qui
survivront à la guerre accueillent chaleureusement les avances
des guerriers victorieux.
Pour terminer, il fut convenu à l'unanimité d'appeler le jeune
cabot Moroboche ! Et avec nous les témoins ont signé après
lecture.
(Suivent neuf
signatures)
Le 16 octobre - En
passant à Vic-sur-Aisne.
Le village après quelques jours d'accalmie reçoit à nouveau les
rafales.
Mais depuis que des batteries de 75 sont venues se nicher au fond
de la vallée dans un repli de terrain sous des buissons
artificiels les obus ont recommencé leurs visites en tâtonnant
les environs du village et parfois autour des maisons repérées :
le château, la maison commune, le pont. Les espions ont leurs
mailles...
Ce n'est plus l'infernale canonnade des premiers jours où les
grosses pièces tiraient à tir rapide, où les obus pleuvaient
littéralement sur la vallée. Il fallait en ce temps là, se
terrer dans les caves. Peu à peu les batteries se sont tues, les
obus sont devenus moins nombreux. Maintenant ce n'est qu'une
petite sérénade quotidienne. Et la population s'y est habituée.
Elle vaque à ses affaires. Une jeune fille se tient sur la place.
Elle est en toilette d'intérieur, mais fort soignée. Des cheveux
noirs bien coiffés, sur un col éblouissant de fine dentelle...
un corsage aguichant. Elle est là, un peu pour être regardée.
Elle va lentement, s'arrête, rit aux soldats gouailleurs sans
seulement broncher quand toutes les vitres se mettent de minute en
minute à sursauter.
Plus loin des soldats sont attablés, d'autres forment des
groupes, insouciants, mais ce qu'il y a de plus caractéristique
et de plus frappant c'est un cercle, animé, formé sur la place.
Ils sont là une douzaine ; au centre une paille fixée par deux
cailloux, à dix pas un autre caillou marque la butte, et ils
jouent, comme de grands enfants, aux sous... Et les rires, les
exclamations ordinaires accompagnent chaque petit sou dans sa
trajectoire. Trop loin ! Trop fort ! Oh ! Gare ! Ça y est. Et les
joueurs ont la physionomie aussi passionnée que s'ils suivaient
la course des petits chevaux au baccarat devant le tapis couvert
de louis. Des obus qui éclataient à quelques cent mètres avec
le fracas de la tour Eiffel qui s'écroulerait, pas la moindre
inquiétude. Du moins je me trompe, une seule qu'un loustic
traduisit lorsqu'une détonation plus formidable que les autres
fit pourtant lever les têtes : "ces imbéciles-là vont nous
brouiller notre jeu". Voilà de la vieille crânerie
française.
Les 20 et 21 octobre
- Des journées grises d'automne pleureur.
L'obstination allemande sur ce front de l'Aisne où quelques corps
seulement montent la garde nous oblige à refaire toujours le
même travail dans le même itinéraire. Plus rien d'imprévu.
Nous allons au champ de ravitaillement de Mortefontaine comme au
champ familier, à la gare d'Eméville comme au chantier quotidien
et nous rentrons au cantonnement chez Mme Bulliat comme si
c'était notre propre foyer. La guerre, la grande briseuse des
habitudes, nous en forge. Notre service prend la régularité et
la monotonie d'une fonction. Nous nous sommes familiarisés avec
notre maison à tel point que nous y laissons nos cantines, le
livre favori reste sur la table de nuit, le soir nous nous
réunissons dans la chambre où une bûche brûle au milieu de la
cheminée comme les nuits deviennent humides et fraîches et les
soirées longues, nous nous essayons à la veillée en famille.
Dans la cheminée une "bûche" brûle en chantant. Les
joueurs se groupent avec leur jeu de cartes, moi, à l'écart,
j'écris ou je m'égare au pays des rêves où me conduisent
mollement, de leur rythme musical et berceur les vers de Samain.
Et le brave Moine vient nous troubler tous en apportant
triomphalement les tasses de thé et le pétrole avec son beau
sourire.
Le 24 octobre - Nous
avons la faveur du spectacle impressionnant d'un combat
d'aéroplanes dans les airs. Le noir monoplan ennemi monte, monte
dans les nuages suivi d'un cortège de flocons blancs que lui
envoient d'invisibles canons. A l'horizon accourent deux biplans
français qui entourent de spirales à longue distance le grand
oiseau noir. De lointaines détonations partent de divers points
du ciel ou montent des replis d'un vallon.
Le 26 octobre - Aujourd'hui
le spectacle a été encore plus impressionnant. Ces messieurs
nous ont fait l'honneur d'un salut. La distribution était
commencée. Dans le grand champ couvert de chaumes, encadré par
les quatre cents voitures alignées sur les côté, une foule
grouillante s'agitait. Je faisais servir du lard, pressé,
environné par mes "clients" qui attendaient patiemment
leur tour. Un sursaut général : une violente détonation
ébranla l'air, toutes les têtes se levèrent. "Le cochon
!" entendis-je crier. Et en effet très haut dans le ciel, si
haut qu'on ne l'entendait pas, un aviateur boche était venu, et,
voyant la fourmilière bien groupée, n'avait pas résisté au
désir de lancer une bombe... Elle venait de tomber dans un champ
de betteraves voisin, il avait mal visé le maladroit, mais il
vira de l'aile et se mit à tournoyer au-dessus du champ de
ravitaillement. Une deuxième bombe éclata aussitôt, ce fut une
jolie confusion, pareille à celle des fourmis lorsqu'un brutal
jette un caillou ou un coup de pied dans la fourmilière... Les
chevaux épouvantés s'emballaient dans toutes les directions. Des
conducteurs sautaient aux brides, d'autres sur le siège et à
coups de fouet activaient le galop à travers champs, pour
éparpiller au plus vite l'objectif de l'aviateur. En même temps
la plupart sautaient sur leur fusil et sans ordres, sans direction
se mettaient à tirailler, à tirailler. Un certain nombre
étaient restés à la place où ils se trouvaient. J'étais de
ceux là. Nous regardions le grand oiseau sinistre planer
au-dessus de nos têtes. J'avoue que malgré moi j'étais inquiet.
Je n'aurais pas voulu trahir cette inquiétude, mais j'ai pensé
aussitôt à mes chers, à la mort, j'ai fait ou plutôt j'ai eu
l'idée d'un examen de conscience, il m'est venu au bord des
lèvres une instinctive prière, et je m'aperçus que je m'étais
rapproché de la voiture de quelques pas comme d'un abri efficace.
Je me mis à rire de moi et j'allai en plein champ, en plein
groupe de ceux qui tiraient vainement sur l'invulnérable oiseau
de proie. Une troisième bombe fut sa réplique, blessant un homme
et un cheval, et la menace devint plus angoissante. Il ne faut pas
le cacher, ce n'est pas gai de sentir au-dessus de sa tête, plus
redoutable que l'épée de Damoclès, des bombes meurtrières se
balancer dans la main d'un insaisissable ennemi. C'est un fait, je
n'ai pas éprouvé la même émotion sous la menace des obus. Cela
me semble si stupide de se faire tuer là sans lutte, impuissant.
La pensée que cet ennemi là haut, va pouvoir à sa fantaisie
nous tuer bêtement est insupportable. Peut-être est-ce seulement
la première minute d'émotion qui est telle, est-ce faute
d'aguerrissement. Mais enfin, elle révèle les hommes. Avec
quelle joie quelques uns tiraillaient dans le ciel, mais avec
quelle joie aussi les malins, les braves racontaient ensuite que
le lieutenant Bernard s'était fourré près d'une voiture, et que
le capitaine Piéfort s'était enfui derrière une meule de gerbes
suivant autour de la meule la marche circulaire de l'avion qui se
moquait des balles et de nous, puis filait vers le sud, vers Paris
continuer à berner les tireurs. Peu à peu la fusillade
s'éteignit, l'oiseau disparut, la distribution continua.
Les 26 - 27 octobre
- Changement accidentel de cantonnement, pour deux jours dans
"Soucy"
le village dans le ravin. Visite au quartier général. Là j'ai
trouvé les sergents plantons : tout le groupe comme presque amis
: Sarrazin, Pichon, Arcail, Gasc. Ah ! Ce Gasc, professeur
d'allemand à Carcassonne. Quel type. Quelle verve méridionale.
Il nous déclame des vers allemands, puis il passe aux siens sur
lesquels les copains ont improvisé une mélodie. Et le groupe rit
en chantant une mélopée simili-tragique...
Le 29 octobre - Journée
heureuse. "Moi aussi j'ai reçu un paquet !". C'est
l'exclamation joyeuse que je pousse en rentrant au cantonnement,
à mes camarades gâtés par de multiples envois.
C'est à la gare, ce matin, j'inspectais hâtivement le train
encore haletant, lorsqu'un caporal du génie s'approche :
"l'adjudant Cœurdevey", c'est moi ! Ah ! Bien. Voilà
pour vous, dit-il en tendant un paquet soigneusement enveloppé.
Mon cœur bondit dans ma poitrine, et se mit à battre encore plus
vite quand le caporal tira un outre de sa poche, trois lettres à
mon adresse, et que je reconnus, heureux, l'écriture aimée.
Mais je n'avais pas le temps ni de lire, ni d'ouvrir. Je les
tenais à la main, trépidant, puis je les mis dans mon
"Rucksack", heureux de porter des choses chères, de
porter ainsi une joie, encore anxieux de contentement piqué de
curiosité.
Ce fut pour le soir, à l'écart assis sur ma cantine, la joie
finement, lentement savourée de l'ouverture du paquet. Les chers
petits riens, et quelle bonne joie coulait de mon cœur sur le
papier, tard dans la nuit quand j'écrivais ma gratitude pour
celle qui avait eu la pensée délicate de me préparer cette
surprise.
Le 30 octobre - Encore
une heureuse journée. Après la distribution je me suis acheminé
vers Courtieux.
C'est un petit village au fond d'un étroit vallon qui débouche
obliquement dans la vallée de l'Aisne.
Le ciel est d'un gris de fer, il tombe une bruine glaciale par
ondées intermittentes. Une boue gluante s'étale sur la route.
Pourtant je vais, joyeux, indifférent aux dérapages dangereux :
j'ai la libre disposition de quelques heures et l'ont vient de
m'assurer que mon frère est en réserve dans ce village niché
dans les peupliers.
J'arrive vers midi, après avoir fait une pirouette sur les mains
dans le bas du village, mais qu'importe, voici une petite
barrière fermant la cour minuscule d'une ferme : sous un gros
noyer près de la porte des soldats jouent à la paille. Ils
tournent la tête. "Cœurdevey, voici ton frère"
crient-ils. Je n'ai donc pas besoin d'interroger. J'entre : - il
est là, m'indique t-on. Et j'entre dans la cuisine enfumée où
une grande table occupe presque tout l'espace. Une dizaine de
soldats sont attablés. Julien se lève, rayonnant. Dans le coin,
un vieillard tout ridé se lève de sa petite table, me fait
place, et je viens prendre ma part du "lapin en civet"
que les pauvres s'offraient, en ce jour de repos, après trois
semaines dans les tranchées et avant d'aller mourir. Nous
comptions rester ensemble jusqu'à trois heures, eux rester là,
en réserve loin des obus jusqu'au dimanche. Nous avions à peine
achevé de dîner qu'un ordre vint : "tout le monde en tenue
pour une revue". Cinq minutes après, modification de l'ordre
: "se tenir prêts à partir. Réserve de division".
Et l'un de ces pauvres garçons, comprenant l'ordre que venait
scander et rendre plus significatif la voix formidable des
mortiers et le sifflement puissant des obus objecta :
"oui, réserve. Tu verras, ce soir nous serons sur le
plateau".
Sur le plateau ! Quelle redoutable signification ces trois mots
prennent maintenant.
Sur le plateau. C'est là-bas de l'autre côté de l'Aisne, dans
ces champs qui font face aux fameuses carrières, c'est sur ces
talus où s'alignent face à face, à quelques mètres les unes
des autres, les tranchées des deux armées. C'est sur le champ de
bataille où l'on tient opiniâtrement depuis un mois, que dis-je,
depuis sept semaines et où tant de camarades déjà sont tombés.
En hâte Julien boucle son sac, tandis que je prépare quelques
cartes pour envoyer aux nôtres la consolation de savoir qu'en
cette veille de Toussaint les deux frères étaient encore là, et
que la fête des Morts n'a pas encore de glas pour nous. Une
rapide étreinte. Ils partent vers Vic.
Moi je reviens pensif, inquiet. Je sais que le grand choc se
prépare. La furieuse canonnade est significative.
J'arrive au quartier général. J'ai presque la pâleur de
l'angoisse jusqu'au visage quand je trouve le village de Montigny
à demi évacué. Tout l'état-major est parti au poste de
combat... Et les "lourds" secouent l'air plus
rageusement. Cela chauffe...
Le 31 octobre - J'ai
fait un chargement à la gare d'Eméville... Comme de coutume.
J'ai goûté avec une douceur pénétrante et mélancolique les
dernières splendeurs de l'automne dans la grande forêt que des
éclaircies fugitives dans le ciel paraient d'une grâce
insaisissable. On aurait cru des sourires égarés sur un visage
en deuil. Les hauts fûts, par endroits, dépouillés de leurs
feuilles semblaient plus élancés et plus seuls, comme des
géants figés dans un effort suprême vers le ciel. Ailleurs,
dans les replis de terrain les rafales de vent n'avaient pas fait
encore leurs trouantes moissons de feuilles. Les feuilles
écarlates des érables se mêlaient à l'or des hêtres tandis
que le lierre ou la verdure des sous-bois posaient des tapis ou
des franges réjouissantes et lorsque le soleil passait par ces
endroits privilégiés, on se sentait invinciblement en fête.
Mais sur les sapins aux aiguilles sombres, le vent avait semé des
feuilles dorées et auprès des grands fûts gris et nus cela
faisait songer aux décors de la Noël. Je songeais, en route,
...vaguement. Mes doux souvenirs du dernier automne, ceux d'il y a
deux ans, les bords du Danube, ceux des automnes anciens que
j'avais goûtés avec notre Grand... Maintenant, il gît là-bas,
et voici la Toussaint. Pas une fleur sur sa tombe. J'espérais y
pouvoir aller mais l'ennemi foule encore, foule toujours sa tombe.
Pauvre maman Colin, pauvre Maria... pauvres femmes... Je crois que
je pourrai bientôt leur écrire. Si je pouvais aller le voir je
serais assez soulagé pour oser en parler.
Quand irai-je ? C'est le soir. Voici. Je fais halte à la
Croix-Morel. Là, les "on dit" ont leur cours habituel.
Et les nouvelles sont bonnes. Les attaques de la nuit ont
pleinement réussi... Le 35ème n'a pu venir à la
distribution tant il s'est avancé dans la nuit.
De gros 155 longs avec leurs douze kilos de mélinite ont fait des
ravages épouvantables. Le 47ème a avancé de huit
kilomètres, etc. Cela fouette les muscles...
J'arrive au cantonnement à Vivières. Le canon s'est apaisé.
Mais hélas, ce sont les autos de la Croix-Rouge qui défilent,
fiévreuses. Par les portières on aperçoit des corps étendus...
Ah ! Il en est passé aujourd'hui, des blessés. C'est encore le 3ème
et le 42ème qui ont trinqué... Et une angoisse
m'étreint : Mon Julien !... Oh ! Qu'il me tarde d'avoir de tes
nouvelles... Je serais infiniment triste, mais comment l'être.
Rübelein imagine de danser le tango au son d'un porte-plat à
musique... et chatouille avec une paille notre hôtesse qui
s'endort à les voir jouer aux cartes. Mais pendant ce temps,
près d'eux j'écris ceci.
La Toussaint aux armées.
Les jours précédents ont été terribles. Le vent, la pluie, la
boue, le canon, la fusillade avaient fait rage. Et ce matin, tout
s'est apaisé comme par enchantement. On dirait que les hommes et
la nature signé une trêve tacite. Dès le matin, le vent pousse
comme un grand rideau noir les nuages vers l'horizon ; le soleil
monte dans un azur plus bleu, un ciel d'une limpidité rare. Les
sons et les bruits s'entendent à grande distance. L'air est doux,
réconfortant, on sent une grande paix monter autour de soi, et
l'on est étonné de ne pas avoir les oreilles martelées par les
coups de béliers des obusiers.
Par malheur aujourd'hui nous sommes de service, mais j'ai l'espoir
d'être libre de bonne heure, avant midi et par suite d'aller à
la messe. Aussi c'est l'âme sereine et pieuse que je m'en vais
seul en avant sur la grande route songeant aux lointaines cloches
familières en voyant les clochers muets de ce coin désolé de la
France ; j'évoque les souvenirs d'enfance, les souvenirs des
morts, la Toussaint angoissée de la France. Mon Dieu, quelle
tristesse en province.
Et les vers de Baudelaire ont beau chanter dans ma mémoire :
Soyez béni, Mon
Dieu qui donnez la souffrance
Comme un divin
remède à nos impuretés
Et comme la
meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les
forts aux saintes voluptés.
Malgré ces paroles ferventes je vois les mères anxieuses, les
veuves pâles, les enfants tristes sans comprendre, je vois les
morts, les bataillons couchés dans les champs, les visages salis,
les flancs ouverts, les membres crispés et tous ces jeunes gens,
ardents et joyeux, étendus dans les fosses au milieu des champs,
au coin des bois, et je murmure :
Seigneur n'êtes-vous pas attristé du spectacle si affreux qui
s'offre des hommes, n'entendez-vous point le râle immense des
armées que la mitraille fauche comme des blés, êtes-vous sourd
aux gémissements des blessés, aux supplications des mères, aux
angoissantes prières des épouses. Ayez pitié des orphelins
pleins de stupeur, des veuves éplorées, des foyers éteints.
Ayez pitié de ceux qui luttent, de ceux qui pleurent, de ceux qui
prient, de ceux qui souffrent.
Mais peu à peu ma pensée vagabonde vers tous les lieux aimés et
j'arrive sans m'en apercevoir au champ habituel. Le travail
m'absorbe et je le termine mécontent car par une
"guigne" tenace je ne suis pas libre avant midi.
Mais après dîner l'heure vibrante et profonde me récompense. Je
fais un pèlerinage au cimetière. Les combattants y ont deux
tombes. La veille, nos hommes les ont parées. Mères en deuil ne
pleurez pas trop amèrement, ceux qui restent ont eu les mains
pieuses pour vos enfants : la grande tombe anonyme a été
entourée de lierre, de buis ; avec des chrysanthèmes on a fait
des gerbes, des croix, des noms, des dates. Les prisonniers ont
fabriqué une croix de chêne à laquelle on a épinglé des
cocardes. Une couronne magnifique a été apportée par un
détachement, barrée d'un large ruban tricolore, tandis que parmi
les fleurs un casque rouillé de dragon voisine avec un képi.
Devant l'église, la tombe des anglais a été elle aussi
pieusement parée. Des croix de mousse couvrent la terre brune.
Des fleurs piquées disent la fraternité des deux pays.
Plus loin, la tombe des allemands. Elle n'a pas été négligée,
mais si la haine s'est inclinée devant la Mort nulle pensée
pieuse ne s'est ingéniée pour la parer : une croix de bois
blanc, une bordure de buis, sur la terre une croix en mousse...
Qu'ont-ils fait, eux, à nos morts. J'avais espéré longtemps
porter un bouquet de chrysanthèmes à Hauterèche
sur la tombe de notre Grand. Dieu ne l'a pas permis. Il paraît
qu'hier on a réussi à déblayer le village : c'est sans doute
pour son âme ardente la plus douce consolation...
J'entre à l'église prier un peu pour lui, pour tous, à l'heure
où dans le village natal les vieux et les femmes seuls se
cherchent dans la petite église vide.
Pour comble de joie, il m'est accordé d'aller retrouver Julien
pour qui je craignais tant. Je le cherche à Courtieux, le voici
à Vic. Nous causons longuement dans ce jardin tranquille, assis
sur le même banc, jusqu'à la tombée de la nuit. Tout est si
calme ! On se croirait dans le jardin paternel au mois de mai.
Nous causons de la guerre des nôtres.
La guerre d'abord et surtout.
Je cherche ses impressions. Dans la mêlée on ne songe plus à
rien. Dans la tranchée on voit les braves, et les pleutres qui
fuient à la première alerte.
Des nôtres. Songeons à la famille diminuée, aux cloches que nul
ne sonne, aux femmes seules à prier pour les combattants. Nous
soupons dans la cave, nous causons tard, je rentre par le clair de
lune serein. Mon Dieu je vous offre mon sommeil, donnez la paix à
ceux qui souffrent.
Le
3 novembre 1914
La nervosité du pékin oisif.
Les Allemands ont fait une violente attaque avec des forces
supérieures sur un point de la ligne de l'Aisne et ils on fait
céder sur ce point notre ligne de quelques centaines de mètres.
Ailleurs c'est nous qui avons avancé. Ce sont des détails
insignifiants de la grande lutte. Et pourtant, un instituteur de
la région, un "froussard", un alarmiste s'en va
raconter à ses "ouailles" que ça ne va pas, qu'il a
envie de fuir, que les Boches reviennent. Et les bonnes âmes
simples, à l'entendre sont en détresse. Je suis arrivé à la
Croix-Morel où j'ai trouvé tout le monde bouleversé car
c'était "l'instituteur qui l'avait dit" : et un homme
savant ne saurait se tromper ! Pauvres âmes simples. Je les ai
rassurées. Mais quelle nervosité vaine !
Le même soir. L'air est calme, le ciel est d'une limpidité
merveilleuse, un temps magnifique et éminemment favorable aux
évolutions des aéroplanes. Aussi le ciel est littéralement
sillonné. En traversant Mortefontaine un bébé de trois ans, qui
parle à peine est seul dans la rue. Il est attentif, la tête
tournée vers le ciel, tandis qu'un ronflement puissant trouble le
silence des rues. Je passe, le bébé m'interpelle : "une
aéroplane ! C'est une française" dit-il...
Le 5 novembre - Oh !
Cette interminable attente d'une décision du sort. Voilà deux
mois bientôt qu'on se bat sur l'Aisne, dans le même champ, deux
mois que les services de l'arrière marquent le pas, se sont
organisés comme pour une installation définitive.
Nous sommes ici à Vivières, dans la même ferme, nous partons
chaque matin pour le même champ, nous suivons les mêmes chemins,
nous rencontrons les mêmes visages devenus maintenant familiers,
nous rentrons à la même heure, autour de la même table nous
soupons, nous veillons, nous jouons aux cartes... nous...
Ah ! Cela devient monotone. Pourtant l'esprit n'est plus le même.
Au début nous avions à toute minute la gorge sèche au moindre
bruit alarmiste, nos cœurs battaient plus vite, anxieux à la
moindre recrudescence de la canonnade, nous redoutions tous de
céder sous la nouvelle poussée allemande, nous avions peine à
croire à notre victoire... Peu à peu la bataille s'est
développée vers le Nord, l'assaut est redevenu furieux, nous
avons recommencé à trembler un peu moins fort, nous tenons bon,
nous gardons nos positions. C'était l'assurance laconique, mais
un peu énigmatique et angoissante des communiqués. Et puis ils
continuent. Nous résistons, donc nous sommes fermes et peu à peu
la confiance renaît, les communiqués sont les mêmes et
l'impression est meilleure. Il semble que nous ne pouvons plus
être vaincus. Bientôt, croirons-nous en la victoire.
Le 11 novembre - C'est
aujourd'hui la Saint Martin, la fête au pays natal. Je veux la
fêter un peu, à la guerre, il le faut et il y a des fêtes à
programme spécial. Rien ne vaut une visite à Julien. Je l'ai
combinée de longue main. Et le matin après la distribution, je
peux partir à Vic-sur-Aisne, le Rucksack et une musette bondés
de vivres. J'arrive vers midi. Il obtient la permission de manquer
à l'exercice et nous passons ensemble l'après-midi dans une cave
à causer de tout, comme de coutume. De la guerre, du pays natal,
des amis, des combats, des tranchées. Et ici une horrible
histoire :
Depuis quatre ou cinq jours un brouillard épais enveloppe la
campagne et tire un rideau protecteur entre les lignes adverses.
Pour les hommes enterrés depuis des jours, des semaines dans les
tranchées quelle joie de pouvoir s'ébrouer un peu, de lever la
tête par-dessus le parapet sans risquer une balle, d'aller
cabrioler un peu en avant sans mettre en branle les mitrailleuses,
et même de faire de petites reconnaissances à travers ce ruban
de terre qui étrangle les lignes opposées et qui est depuis si
longtemps inaccessible.
Dans cette zone contestée, il y a de curieuses trouvailles
peut-être, il y a en tout cas ce mystérieux attrait de l'inconnu
et du dangereux. On demande des volontaires pour la
reconnaissance. Ils se lèvent nombreux. En voici quatre qui
partent, joyeux. Ils ont disparu dans la brume comme des barques
en mer : deux heures plus tard ils reviennent... mais il en manque
un à l'appel...
Les autres font leur récit, rapportent leurs prises.
Ils ont coupé à travers les champs de betteraves ; ils ont
heurté les cadavres de ceux qui sont tombés dans cette zone
terrible, soit dès les premiers jours de la lutte, soit plus
tard, soit lors des dernières attaques. Les uns ne sont plus que
ses squelettes décomposés dans un tas de loques, d'autres
dévorés à demi par les corbeaux sont d'informes amas de
charogne humaine éparse ou emmêlée aux cadavres infects des
chevaux, d'autres enfin ont encore sur leurs visages contracté
les tortures de leur longue agonie.
Dans un champ, seul était étendu un beau saxon. Il était tombé
là depuis quelques jours seulement. Le malheureux avait dû
mourir lentement.
C'était sans doute pendant une attaque de nuit. Une balle lui
avait traversé la cuisse, coupé l'artère fémorale et il était
tombé seul, oublié là, sans qu'une aide lui vînt, ni ne pût
lui venir dans cette zone infernale où quiconque s'aventure en
plein jour est condamné d'avance...
Les tireurs impitoyables veillent et tirent juste. Donc il était
resté là, parmi les betteraves, incapable de fuir, appelant en
vain, tandis qu'il sentait son sang et ses forces s'en aller
lentement. La mort avait dû être lente à venir. Il s'était
assis en attendant, le dos appuyé contre son sac, il s'était
abrité de la pluie sous sa toile de tente et, ne devant plus rien
à sa Patrie il était reparti avant le grand départ, en
imagination vers la Thuringe, vers son foyer d'où la guerre
l'avait arraché. Il avait eu la force de tirer de la poche de sa
capote le carnet des souvenirs, il avait installé sur ses genoux
la photographie de sa famille : une jeune femme et deux fillettes
à l'air câlin. Puis dans la contemplation de plus en plus faible
de la chère image il s'était affaissé et endormi pour toujours.
Les Français l'ont dérangé dans la Mort, et n'ayant ni le temps
ni les moyens ni le cœur de l'ensevelir, ils l'ont jeté la face
contre le sol et volé sa photographie ; dans la tranchée, pour
se passer le temps, ils ont dessiné à la jeune femme et aux
fillettes à l'air câlin, des moustaches à la Guillaume...
C'est au hasard de la causerie macabre que j'en vins à parler de
mon cher Mort. Je dis à Julien que j'avais à rechercher la tombe
de mon ami Colin. Ce nom de Colin frappa un des voisins :
Colin ! Le lieutenant Colin du 60ème ? - Oui, fis-je,
le connaissiez-vous ? Non - Je le cherche. Je ne sais s'il est
enterré à Hauterèche ou à Vic ou à St-Christophe. Il doit
être à Hauterèche. Et l'autre de répondre - Mais il est à
St-Christophe, au cimetière, j'en suis sûr, j'ai arrangé sa
tombe à la Toussaint. Ces paroles me firent pâlir. En un bond,
je fus sur ma bicyclette et tout tremblant, fiévreux je m'en fus
à St-Christophe.
Oh ! Cette douloureuse recherche à travers les tombes fraîches,
souvent sans nom... Il était là ! Une plaquette de bois au mur
en face ne laissait aucun doute.
Et je suis resté là longtemps, à demi suffoqué, claquant des
dents, frissonnant, l'âme noyée dans un lac de tristesse. J'ai
sangloté comme un enfant. J'ai appelé. J'ai recherché les
traits du frère aimé, ses gestes, j'ai revu ses attitudes
favorites, j'en entendu ses phrases débordantes : "ne te
frappe pas comme cela, mon pauvre Cœurdevey" m'a t-il tant répété...
Oh ! Quelle pitié ? Est-ce bien moi qui suis là ? Est-il bien
vrai qu'il dorme là, pour toujours. Pauvre cher Grand
enthousiaste...
Et pourtant peu à peu je me sentais bercé, apaisé de pouvoir
prier, de l'avoir retrouvé là, au lieu de le savoir déchiqueté
par les corbeaux. Oh ! Dire pour lui le De Profundis ! Je le
reverrai. Et le crépuscule gris m'avait enveloppé sans que je
m'en aperçoive, pas plus que je n'entendais le fracas de la
canonnade qui secouait l'air à quelques kilomètres au sommet des
collines voisines. Deux lieutenants du 42ème étaient
entrés en visite, près de moi ils s'inclinèrent silencieux,
pleins de respect pour ma douleur, ils me tendirent la main, je me
ressaisis, je suis allé dans un jardin voisin où les débris de
murailles voisines jonchaient les carrés. Des chrysanthèmes
roses, des dahlias mauves avaient été respectés par les obus.
Je pus faire un bouquet. J'y ai joint une toute petite fleur bleue
de bourrache héroïque qui avait survécu comme par hasard dans
cette dévastation par les hommes et l'automne.
Je puisai un peu d'eau dans une ornière avec un vase de fortune,
abandonné au bord de la route, je l'enterrai sur la tombe auprès
de la pauvre croix rudimentaire qu'on avait plantée là en hâte,
sur sa tête, et sa tombe fut fleurie... En partant, j'ai pris un
peu de terre pour sa mère.
Le 13 novembre - J'avais
à peine quitté mon frère que la canonnade des grands jours
commençait. Le soir du 12 et du 13 c'était quelque chose de
formidable. D'ici, à dix ou quinze kilomètres, on entendait le
crépitement de la fusillade que la voix puissante du canon
couvrait par intervalles, à l'horizon les flammes sinistres d'un
incendie faisaient grelotter le ciel : on devinait là-bas un coin
d'enfer, et je savais que Julien s'y trouvait. Quelle obsession !
Chaque coup de canon retentissait lugubrement en moi et
j'éprouvais comme un sursaut de crainte qu'il ne soit frappé par
celui-là, ou bien c'est la fusillade qui déchire les oreilles et
le cœur de façon plus sinistre encore que le canon. Celui-ci a
quelque chose de puissant qui réconforte malgré tout. Celle-là
vous glace les entrailles, comme des élancées de reptile.
Le lendemain, j'étais bien inquiet. Les racontars allaient leur
train. Nombreux morts... Compagnies fauchées, d'autres couchées
sur les tranchées ennemies, prisonnières de leur conquête
inachevée, ne pouvant ni avancer, ni reculer, ni se ravitailler.
Par bonheur, Julien m'a fait parvenir un billet "je l'ai
encore échappé pour cette fois". Et c'est le jour de la
première neige par un temps épouvantable que cette bonne
nouvelle m'est parvenue. Pour mon dimanche de St Martin. Je puis
donc, nous pouvons donc fêter tous cette année encore quoique
séparés, la fête traditionnelle.
Le 18 novembre - Billot,
le conducteur au train des équipages, dans le civil juge
d'instruction près le tribunal de Chambéry, rencontré tout
guilleret :
Comment va ? - "mon adjudant, j'ai l'honneur de vous
présenter mes respects. J'ai fait du camionnage pour des civils
aujourd'hui. Bonne journée, j'ai eu vingt sous de pourboire
!"...
Le 21 novembre 14 -
Encore une punition infligée. quatre jours de salle de police à
Chambard qui s'est permis parce qu'il étrille le cheval du chef
et se croit un personnage de me faire l'observation qu'en
intervenant dans une discussion où il avait tort et chargeait un
de mes subordonnés, je me mêlais de ce qui ne me regardait pas.
Le 22 novembre -
Voici la semaine aux nuits claires, aux nuits froides, aux longues
veillées dans la luxueuse chambre à coucher de Vivières où
dans la cheminée flambent, emmêlées de flammes roses, des
flammes bleues, des flammes mauves, où dans la pensée se
penchent et tournent et se bercent des souvenirs tendres, des
souvenirs doux, des souvenirs roses, toute la douceur des
affections sûres qui réchauffe le cœur, ferme les yeux sur les
horreurs de la guerre et berce et endort.
Le 23 novembre - Une
grosse émotion vaine. J'étais revenu du champ de ravitaillement
du cantonnement vers midi. J'avais dîné tranquillement et la
fatigue ou quelque pesanteur d'estomac coulait du plomb dans mes
membres et sur mes paupières. La chaise appuyée au mur, le corps
étendu à demi, je m'assoupissais à table.
Une molle paresse m'engourdissait. Soudain la maison éprouve une
trépidation puissante suivie d'une deuxième, puis d'une
troisième... Je reconnais le passage de ces lourdes autos du
génie. Mais ce n'est pas comme de coutume une machine isolée qui
passe. J'en devine une, deux, trois, quatre, puis cinq, puis
six... puis encore. Les puissantes machines passent rapides,
faisant trembler le sol, elles se succèdent sans interruption, et
la force qu'elles dégagent vient me secouer. Je prête une
attention plus vive. Je note la succession rapide enfiévrée des
camions. Secoué, intrigué, je me lève. Sont-elles vides ?
sont-elles chargées ? Elles sont vides, et c'est tout un convoi
sans fin qui défile. Nous comprenons. Il se passe quelque chose
de grave. Elles vont chercher des troupes, les transporter à
l'endroit menacé. Il faut avoir vu ce défilé de d'autos,
pleines de troupes, se suivant dans une course effrénée de
seconde en seconde pour connaître l'âpre fièvre des grandes
échauffourées.
Je me souviendrai toujours des deux ou trois cents auto-taxis,
conduits par des chauffeurs parisiens de tous âges,
réquisitionnés au pied levé, qui transportaient à travers la
Brie, les troupes du 4ème Corps au secours du corps
d'armée de la Boëlle, pendant la bataille de l'Ourcq, alors que
le 7ème Corps résistait héroïquement et ne voulait
pas lâcher pied.
Nous étions rangés le long de la route dans le village de
Mesnil-Amelot. La canonnade était furieuse, précipitée, et
semblait crier aux autos trépidantes qui accourraient :
"Venez, venez vite à la rescousse". On se sentait
électrisé à voir ces machines haletantes qui se suivaient
rageusement, d'où émergeaient des képis et des canons de
fusils. Leur passage sans fin, rapide, avait quelque chose de
tragique et de grandiose. De tous ces hommes qu'on emportait vers
le champ de bataille où la lutte était forcenée, beaucoup
devaient aller à la Mort. C'était comme une course folle dans
une arène formidable où les chairs se broient, où les monstres
détruisent en masse les gladiateurs audacieux. C'était plus
grand que l'arène des Césars. Et c'était attirant. On se
sentait entraîné avec ces machines et ces soldats qui volaient
à la bataille. Notre sang coulait plus vite, nos cœurs
bondissaient dans les poitrines et nous souffrions d'être cloués
à l'arrière, d'être exclus de la fête. Et plus il en passait
plus l'impression était profonde et violente. Le sang aurait
voulu sortir des artères et les cœurs des poitrines pour se
sentir plus libre. C'est surtout dans la nuit que le spectacle
avait quelque chose de formidable et d'irrésistible.
Or c'est cette émotion que j'éprouve à chaque défilé de cette
sorte. L'expérience m'ayant appris la redoutable signification
des ces transports de troupes, je me dis : il va y avoir de la
casse. Que se passe t-il donc. Et je fus debout. Quand le défilé
fut achevé je n'y tins plus. La curiosité me mit en vélo et
j'accourus au quartier général. Là je m'informe : "deux
bataillons de la 14ème division sont emmenés vers
Soissons". J'eus un frisson. Mon frère ! Et j'eus la
tenaillante crainte que ces autos ne l'emmènent sans que je l'aie
revu. Je filai à toute allure vers Courtieux où je supposais
trouver mon frère. Là je sus que c'était deux bataillons
étrangers à son régiment, que lui-même était à l'exercice
avec les bleus, fort tranquille. Je l'attendis. Il sauta de joie
en m'apercevant. Mais la nuit tombante m'obligeait à repartir. Je
ne pouvais m'attarder, et je revins rassuré, calme vers le
cantonnement.
En route, les camarades du quartier général m'ont gardé à
souper et ramené en auto.
Le 25 novembre - La
boue est gluante. Il a neigé et plu, il fait froid. Qu'importe,
j'ai la permission d'aller voir encore Julien. Ce sera la
septième fois. J'aurai toute l'après-midi à passer avec lui si
on lui accorde la permission.
Nous avons causé longuement sous le hangar, assis dans le foin.
Les sujets de conversation : la guerre, la famille, les souvenirs
de guerre... les amis.
Ce même jour j'ai reçu la première lettre de la famille Colin.
Sadi est mort. C'est terrible. Je me suis retiré dans ma chambre,
et sans lampe, à la simple lueur tremblante de la cheminée, j'ai
sangloté longtemps. Pauvre maman Colin...
Le 28 novembre - La
bonne surprise.
L'arrivée du paquet de Mme B.
J'arrive à la gare ; actif, j'inspecte le train, j'organise mes
chantiers, j'active ici, je dirige là-bas, puis quand tout va
bien, j'appelle mon "poilu" de Confiance Clapisson :
"viens, il y a de la marchandise aujourd'hui". Et d'un
bond me voici dans le wagon suintant, car il bruine, il fait du
brouillard mélancolique qui pèse sur les corps et sur les âmes.
Un sac près d'un mannequin, et voilà mon bureau installé. Je
déplie la grande feuille blanche avec des colonnes toutes
prêtes, et débouchant mon stylo, je dis à Clapisson : "je
t'écoute". Il a vidé les sacs de colis sur le plancher, il
se baisse et déchiffre : Guérin, 42ème de ligne - 44ème
Lagarrigue, 7ème d'artillerie Dumont. La litanie
continue, monotone : soudain il dit l'œil allumé : convoi
administratif section I, - je dresse l'oreille, - adjudant Cour...
"brigand !", lui crié-je, donne. Le paquet était pour
moi et voilà que soudain le wagon luit, il fait soleil en moi.
Mais le temps presse, la litanie reprend, guillerette cette fois.
Le soir, au cantonnement, c'est une autre joie, celle de
découvrir peu à peu, dans les moindres objets, un éloquent
souvenir du pays, tout plein de choses passées : la carte-vue,
c'est Micaud et ses ombres enveloppantes, les noix, c'est le vieux
noyer protecteur, le pain d'épice c'est la grise rue des Granges.
Tout un passé d'amour qui surgit, et la lampe de poche jette sur
tout cela les lueurs douces de petite veilleuse des nuits
heureuses...
Le 29 novembre - J'ai été faire une grande
randonnée, un douloureux pèlerinage. Il s'agissait de retrouver
la tombe et si possible les restes de ce pauvre Sadi. C'est à
broyer le cœur ? Je l'avais vu en juillet, j'avais encore admiré
son beau rire clair et doux, j'avais goûté dans ses yeux
profonds sa belle âme intelligente et tendre et j'avais senti le
charme de sa riche nature captivante, et aujourd'hui c'est moi qui
recherche la fosse où on l'a porté. Je l'ai trouvée, rue de
Fontenoy... Sa pauvre mère à l'espoir de bercer sa douleur en
faisant rassembler les reste de son Sadi. Si elle voyait ! C'est
à faire dresser les cheveux : "la fosse commune". Un
grand fossé large de deux à trois mètres, profond de trois,
encore ouvert aux deux extrémités comme un monstre qui n'est pas
encore rassasié. Au milieu, sur une vingtaine de mètres, il est
comblé avec des corps, déposés sur trois rangs que séparent
peut-être, des lits de paille. Par-dessus, un manteau de terre
glaise déjà brunie par la pluie au centre où l'on a commencé,
il y a trois mois, à recouvrir le lugubre dépôt. Depuis les
fossoyeurs ont continué leur tâche, le remblai s'allonge de
temps en temps, la terre ocre tranche sur la terre grise. On a
planté au fur et à mesure des croix et des fleurs, mais le
fossé béant aux deux bouts est prêt à s'allonger encore dans
la plaine, à s'emplir de belle jeunesse.
Tous les soins, toutes les peines, tous les espoirs des mères,
toute cette jeunesse riche d'espérance et de promesses, la fleur
des races, ces intelligences, ces énergies, ces âmes délicates
ou ardentes, tout ce que coûtent, tout ce que valent et tout ce
que promettent des centaines de beaux jeunes hommes n'est plus
qu'un amas de pourriture sous un rideau de glaise saumâtre...
Horreur. Et c'est si épouvantable que je n'ai pas senti qu'un
ami, qu'un frère, ce beau Sadi, était couché là...
Je m'en suis allé près de l'Autre, jusqu'à St-Christophe. Là
près de ce tertre réservé à lui seul, on se sent plus proche
de lui. Je lui ai confié mon horreur et ma détresse et après
avoir planté sur sa poitrine une rose de Noël que j'ai
déracinée dans un jardin abandonné, je m'en suis allé moins
oppressé et moins triste. En route, j'ai recommandé qu'on lui
fasse une croix décente et durable, puis je suis allé par
Courtieux dire bonsoir à Julien encore une fois.
Le 30 novembre - Encore un de ces innombrables
voyages à la gare d'Eméville, qui aurait été aussi monotone
que les autres si je n'avais eu la joie enfantine de m'en revenir
à cheval.
Le
1er décembre 1914
Décembre s'est écoulé monotone. décembre avec ses Noëls
promis, ses Te Deum espérés, avec tous les beaux rêves de
retour que j'avais faits sur lui a fondu comme une cire sur un feu
lent.
Il s'est écoulé maussade et rongeur. Un fait personnel le
marque, accident caractéristique de cette guerre, quelque chose
comme un symbole de la lutte que l'on soutient contre l'ennemi,
contre soi-même. J'ai eu, tombée de je ne sais où une invasion
de vermine. Les morpions ! Sur les corps, comme les Boches sur le
pays. Quelles misères parentes. Les bêtes aux griffes tenaces
ont cédé plus vite que les allemands agrippés à notre sol.
J'ai eu aussi une émotion bien grave. Le 3 décembre j'étais
allé voir Julien à Montgobert.
Le dimanche suivant empêche un nouveau rendez-vous. Partie
remise, mais partie éloignée, voilà le 42ème
envoyé à Grand-Rozoy,
toujours au repos. Le 20 je me mets en route. Trente kilomètres.
J'arrive avec un gros paquet, un paquet de Noël, la joie au cœur...
Trois heures auparavant on les avait enlevés en camions
automobiles, pour quelque rude besogne.
Et les jours qui suivirent furent pleins d'anxiété. Noël qui
aurait du être joyeux, me lance à la recherche. Course jusqu'à
Soissons. Soirée avec les anciens camarades, Martin et Vaudier (...?...),
du frère pas traces. Je ne devais le retrouver qu'à Pierrefonds
le 1er janvier.
Mais décembre fut aussi le mois des Noëls : Noël de Camille,
Noël de Maria, Noël de Mme B. et Noël des éloignés. Mois de
souvenirs et mois des espérances.
Ce sera pour nous le mois des luttes localisées, des bulletins
uniformes avec une prise ou une perte d'une tranchée chaque jour.
Dieu sait à quel prix.
Pour moi le mois des interminables voyages à la gare à travers
les chemins défoncés de la forêt, la halte à la Croix-Morel,
et pour finir, le surcroît de travail des Noëls du soldat,
éclairé par les vœux touchants ou candides des donateurs
inconnus aux soldats anonymes.
Campements
2-6
août Besançon
6-9
août Dôle
10-11
août Lure
12-13-14-15
août Giromagny
16-17
août Etreffont
18
août Giromagny
19
août Lauw
20-21
août Sentheim
22-23
août Gewenheim
24
août Rougemont
25-28
août Aujoutey
29-30
août Frahier
31
août Voyage
2
septembre Montataire
3
septembre Villers-St-Leu
4
septembre Novillard-les-Cailloux
4
septembre Trépillon
5-6
septembre Bondy
6
septembre Aulnay sous Bois
7-8
septembre Le Mesnil-Amelot
9
septembre Rouvres
10
septembre Juilly
10-12
septembre Oissery
12
septembre Bouillancy
13
septembre Levignen
13
septembre Vauciennes
14
septembre Montigny
20
septembre-26 octobre Vivières
26-27
octobre Soucy
27
octobre Vivières
Jusqu'en
janvier Maison Pulliat
19
janvier Haramont
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