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- Aisne (Pierrefonds) - 

          

          Le 25 août 1915 - Nous sommes arrivés hier à Pierrefonds. Le site aurait pu causer quelque joie si les circonstances "die Gemüt, die Stimmung" ("l'état d'esprit") avaient été meilleures.

          C'est toute une pénible histoire. Depuis quelques mois, il y a du tirage entre Töpfchen und ich. Il y a eu toute une série d'à-coups qui, au lieu de ramener petit à petit l'équilibre, tendent de plus en plus à le renverser complètement. C'est un caractère ombrageux, orgueilleux et mielleux, souple devant les puissants et la nécessité, méprisant et cassant envers les inférieurs ou les égaux ; son orgueil se coiffe de jalousie en face de chaque avantage dont il ne jouit pas, de chaque succès ou de chaque supériorité qu'il ne domine pas. Et ce qui est plus grave, c'est qu'il est extrêmement sensible à la flatterie, que toute fierté ou quelque indépendance l'offusque. Un exemple entre mille : à Duvy, une après-midi, il avait dû travailler au bureau : les adjudants n'ayant rien à faire avaient laissé couler les heures, et vers le soir ils installèrent le jeu de croquet.

          Il vint à rentrer un peu las, et nous vit. Son cœur jaloux se serra. Il fit une moue féroce et nous dit : "Vous êtes deux cossards, vous n'avez pas mis les pieds au bureau cet après-midi". Nous crûmes que l'expression était familière et non injurieuse. Mais le soir il passa à côté de nous pour aller se coucher et détourna la tête.

          Un autre fait. Nous aimons Ravenet et moi, faire du cheval. Nous avions à Duvy, pendant nos longs loisirs projeté de faire chaque jour ou le plus souvent possible, une promenade à cheval. A cet effet nous nous étions entendus avec les sous-officiers du train pour le choix des montures, et le capitaine nous avait dit : "Vous pouvez monter quand vous voudrez, je vous y autorise."

          Nous avons donc monté quelquefois, mais Herr Töpfchen nous faisait la moue à chaque fois, offusqué de nous voir profiter d'une heure où le plus souvent il était occupé. Aussi nous avons suspendu un plaisir qui ne faisait pourtant aucun tort au service.

          Avec cela, j'ai eu la malchance de me heurter avec Jammer, cet esprit étroit, infatué et besogneux, avec un filet de fiel coulant à jet continu dans son âme étique.

          Cette psychologie de rhinocéros s'allie chez lui à une bassesse baveuse. Il a quelque chose de la chatte et du crapaud.

          Chatte, il étend volontiers une couche de confiture sur les fesses de ses supérieurs pour les mieux lécher ensuite, crapaud, il bave haineusement sur ceux qu'il hait de son intelligence butée. Il a donc fait tout un travail souterrain, souple et glissant; pour me faire écarter du bureau.

          Comme Töpfchen est sensible aux flatteries, jaloux des indépendants, ce fut facile de me faire mettre à l'écart, moi et tous ceux qui ont l'échine raide, et de peupler le bureau des reptiles du détachement. Hans der Grosse und (…illisible…) sont devenus de réels personnages, quand ils ont parlé, c'est dit.

          Qu'est-il arrivé ? Mis à l'écart je suis trop fier pour m'insinuer à rentrer. Au contraire, je m'y suis tenu. Tant qu'on fut à Duvy au repos, où il n'y avait rien à faire, cela fut de peu d'importance et l'on m'oubliait volontiers. Mais revint le service actif. Les tâtonnements du début donnèrent un surcroît de travail énorme à ces Messieurs les bureaucrates. Je me tins sur la réserve, attendant des ordres qu'on ne voulait pas me donner car on attendait que j'aille, pris de compassion en présence de leurs fatigues, offrir mes services. Cela dura ainsi huit jours, dix jours. Et l'électricité peu à peu changeait de potentiel. Je remplissais avec le zèle tout platonique et l'application tout objective qui poussent à l'action le service des colis. A part cela, rien de plus. Et comme j'avais pris l'habitude de ce dédain venu du bureau, je ne notais pas l'animosité croissante comme un ruisseau d'orage qui gonflait les cœurs fatigués. Töpfchen cherchait donc des rognes, des occasions de me "saler".

          D'abord ce fut la brimade étroite de la demi-suppression de mon vélo ; puis l'observation de ne pas m'arrêter en route, retour du terrain de distribution.

          Mes haltes à MorelKreutz l'irritaient. Je n'en ai guère tenu compte car je ne pouvais rien faire en arrivant plus vite.

          Or la veille de mon départ, Mme M., pour me remercier des leçons données à Georges m'invita à souper. Je n'acceptai que sous la condition d'être libre le soir. Dans l'après-midi, je croisai Töpfchen. Il s'arrêta à demi pour une question tranchée au galop ; quand il fut à dix pas plus loin, l'invitation du soir me vint à l'esprit, je voulus lui demander la permission de m'absenter. Mais j'hésitai une seconde, puis il était trop loin. Cela passa ainsi. A 6 heures, vinrent des ordres de la Sous-Intendance. J'allai au bureau. On ne me dit rien. Par pudeur, je ne demandai aucune permission, je m'éloignai, prévins le sergent Klein, au cas où je serais appelé et partis.

          A peine étais-je en route que le Monsieur, averti ou défiant, éprouva le besoin de me faire appeler. On lui dit où j'étais.

          Moi, j'ai passé une soirée tranquille dans la famille amie et quand je rentrai, je m'endormis du sommeil le plus tranquille. A quatre heures, Töpfchen me faisait appeler. Je le rencontrai en route. Il ne répondit pas à mon salut. "Vous aurez à choisir entre huit jours d'arrêts de rigueur ou votre passage dans l'infanterie. Vous avez "découché" cette nuit. Je suis allé moi-même dans votre chambre hier au soir à 8h ½ et vous n'étiez pas rentré."

          - Mais… j'avais…

          - Je ne veux pas d'explications.

          Je me suis donc tu. L'orage de haine et de rancune mesquine éclatait. Mais ce n'était pas un simple orage. Dans sa caboche de Breton têtu, les mauvais sentiments se burinent sur le granit.

          Je n'attendais rien de bon de lui, mais une telle explosion de férocité me confond.

          Avec une telle mauvaise foi, il faut prendre garde. Il n'a pas de scrupules. Pas un. Ravenet disait que c'était une "canaille" dangereuse. Je suis de son avis. Après avoir jeté un regard par ce coin entrouvert du rideau souple et souriant qui cache l'antre noir de son fond. Tiens-toi à carreau. Cela m'amène à me rappeler le rôle écœurant qu'il a joué pour faire tomber une jeune fille, rencontrée en voyage. Les effrontés mensonges qu'il fit sont caractéristiques et significatifs.

          Il allait voir sa femme et son fils nouveau-né. Sa compagne de train est une fille, jeune fille "russe ?". Il se pose en officier d'infanterie, il revient des tranchées.

          Il lui fait une déclaration. Elle lui montre l'alliance qu'il porte. Oh ! Fit-il, c'est l'alliance de ma mère ! Vous savez comme les vieilles mamans sont superstitieuses. Elle a voulu que j'emporte son anneau à la guerre. Elle croit que c'est une amulette toute efficace contre les balles. La jeune fille se laisse embobiner. Elle promet une prochaine rencontre. Il en eut de nombreuses et dut user d'une ruse déshonnête pour la posséder. Il s'entend avec la patronne de l'hôtel afin qu'il n'y ait plus qu'une chambre de libre au milieu de la nuit...

          Mais les plus malins trouvent de plus fins qu'eux. Il a eu à faire à Rübelein.

          Rübelein en ce temps là était installé à N. le H. pour des expéditions de stock. Un jour Töpfchen le prévient de trouver une chambre pour le rendez-vous. Comme Rübelein avait besoin de sa liberté d'action et n'aime pas à sentir une entrave, il calcula que Töpfchen allait s'amener tous les samedis soirs et lui gâter ainsi les soirées les plus propices. Il songea donc à esquiver le coup, à se débarrasser de lui. Dans ce but, il trouva donc une chambre au séducteur dans l'hôtel même où il prenait pension et pria la patronne pour embêter un peu l'autre d'être formaliste.

          Quand les deux amoureux arrivèrent du train, l'hôtelière exigea leurs noms, prénoms et qualités, et laisser-passer.

          De sorte qu'on peut voir sur les registres de l'hôtel de la Croix Rouge à N. le H. à la date du 4 juillet, je crois : M. le Lieutenant Töpfchen und Frau…

          Le malheureux ! Qu'il serait facile de le couler à pic.

          Depuis, il a supplanté Rattens et semble avoir eu des succès assidus près de Mme H (…illisible…) à Trumilly. Dame, c'est un légume important, elle a couché avec un ministre. Son aile protectrice peut-être un sûr abri, et en attendant, elle a la cuisse aussi puissante que bien faite. Elle est venue à tant de reprises, si effrontément, en visite au cantonnement. Et lui allait si fréquemment passer les soirées à la ferme, qu'il est connu comme le loup blanc de tous les paysans de la plaine. Depuis son éloignement, c'est plus difficile, mais il transforme sans scrupules un cycliste en larbin pour ses commissions amoureuses, sans même en paraître étonné.

          Le 30 août - Mes huit jours d'arrêts sont écoulés. Töpfchen doit être satisfait. Depuis nous avons eu une explication assez vive. Il m'a reproché d'avoir mis de la mauvaise volonté. Ce à quoi j'ai riposté que je n'en avais pas mis de mauvaise, mais assurément pas de bonne. Je lui ai fait avouer qu'il m'avait mis systématiquement à l'écart du convoi et du bureau, et j'ai conclu que j'avais le caractère ainsi fait pour ne pas m'insinuer auprès de qui m'écoute, que je ne sais pas faire des sourires que je n'éprouve pas, pour remettre la peau sur les gourdes, que j'ai plus de l'âme d'un loup que celle d'un chien, et que si je ne lui rendais pas de service ce n'était pas ma faute. Alors il a appelé l'éponge…

Verba

          "Les femmes qui n'ont plus leurs maris sont déjà les hommes d'aujourd'hui et nous allons préparer nos filles à être ceux de demain." Mme Charrière…

          Debout les morts !…

          "Qui donc meurt, si l'Angleterre survit." R. Kipling.

          "Le travail au pays se fait comme par enchantement, tout le monde travaille avec une énergie farouche et se résigne à passer l'hiver seul. Le moral n'est pas très fort, chacun est las, mais l'espoir de la victoire règne et domine le reste ; cela viendra, c'est certain." D'une lettre de Julien, de Verne, le 1er septembre.

          En cette même journée de 1914 c'était Bayonvillers (Somme) où j'ai goûté avec appétit les betteraves. Id.

          Adieu Pégoud ! La France continue. (Le Journal)

          Tableau du soir, dans la vallée de l'Aisne, entrevu au passage le 3 septembre.

          Le soleil glisse ses derniers rayons sur le bois des collines. Elles sont là comme deux remparts épais qui enserrent la vallée. Sur l'une on remarque les traces sinueuses de la glaise jetée à ses flancs par les récents travaux du génie. On distingue très bien boyaux, tranchées et abris entrecoupant de leur ocre la verdure de la pente. Sur l'autre les bouquets d'arbres masquent les batteries françaises qui envoient leurs salves du soir, et çà et là, les petits nuages blancs marquent les ripostes allemandes.

          Entre ces deux lignes l'Aisne déroule son ruban qui s'assombrit déjà par endroits où l'ombre de la colline s'allonge, tandis qu'à d'autres des taches dorées ruissellent paisiblement entre les rangées de peupliers.

          Au milieu, une barque. Trois soldats l'occupent. L'un rame nonchalamment, un autre est étendu paresseusement et se laisse bercer, le troisième, assis à l'autre bout, lit une lettre, et sur cette paix roule inefficace, l'orage des détonations voisines.

1er septembre 1915

          Les Russes reculent, les Russes ont reculé. Heures lourdes où nous nous attendions aux grandes catastrophes. L'armée russe anéantie. Quelle redoutable éventualité en perspective. Si elle se produisait, la lutte serait inégale, l'Allemagne triomphait, nous n'avions plus qu'à faire la paix, quel sombre avenir. Mais les Russes sont sauvés maintenant. La guerre à la Koutouzov leur a réussi, l'ennemi est haletant. Il est désorienté, déconcerté. Et à l'Orient un grand souffle de liberté passe qui soulève d'un mouvement sacré et irrésistible l'âme et les forces du grand peuple russe tout entier. Allemagne, tu es perdue. Tu ne résisteras pas à la colère du colosse qui s'émeut, sous l'avalanche de la mitraille, il n'y a que les chaînes du peuple qui seront détruites. Le tsar libéral a balayé les influences germaniques, c'est les slaves cette fois qui de leur énergie lente mais irrésistible vont mener la poussée.

          Le 9 septembre - Départ en permission.

          Une grande colère ouvre cette grande joie. Töpfchen m'a fixé mon départ deux heures à l'avance ! C'est encore une de ses délicatesses.

          En route, je fais bavarder un sergent infirmier, écœuré des ignobles pratiques de l'hôpital de Royallieu. Le médecin-chef, une vieille brute galonnée fait de cet hôpital un bagne, afin de faire désirer aux malheureux blessés le départ au front. Il n'a que les mots de fainéant, salopard, à la bouche. Diminuez les rations, qu'ils s'en aillent vite, tel est le mot d'ordre. Et de fait il y a douze fois du bœuf bouilli au menu en une seule semaine. On ne compte plus les blessés morts faute de soins…

          Et ces vieilles canailles auront des galons et des croix en récompense au lieu du poteau qu'il méritent…

          Le 10 septembre - Dijon. Arrivée vide.

          Dépression. Lourdeur du cœur, du front, des yeux. L'appel. Les pas errants, la prière vaine. La gare. Melle Dugois la bavarde. Le télégramme. Les ailes. Je ne puis lire, ni tenir en place.

          7 heures. L'arrivée ailée.

          L'immense joie qui soulève. Enfin une soirée douce, les caresses aimées, lentes et douces. Enfin un long réveil heureux, une journée heureuse, le lendemain de l'arrivée. Les errants dans la rue noire : l'anxiété dans le bouge. Le cri : "Oh ! Non ! Pas ici !"

          Le réveil confiant malgré les punaises !

          Le 12 septembre - Une journée heureuse. Toute la paix du fleuve qui coule dans la plaine féconde sous un ciel plein de joie. Nos cœurs s'épanouissent. Une halte dans la vie, une des plus belles, une de celles dont le souvenir illumine.

          Le 13 septembre - Encore un jour d'insouciance heureuse et d'affection douce comme des vagues caressantes sur une plage ensoleillée.

          Le 14 septembre - Arrivée au pays natal par les deux vieilles villes.

          Rien n'est changé : la population travaille avec acharnement, avec une résignation obstinée acceptant le sacrifice comme une chose inéluctable plutôt que par patriotisme.

          Tant de femmes font pitié ! Celle de Jean-Louis, maladive et faible se cramponne à la vie et à la tâche avec ses quatre enfants pour qui elle s'obstine à semer. Je l'ai vue attelant seule ses grands bœufs à la porte d'une écurie où le fumier n'avait pu être porté plus loin faute de forces, faute de temps. Un autre type, c'est le voisin Jules, permissionnaire.

          Je l'avais vu partir si déchiré à la mobilisation. Il a dix mois de tranchées maintenant et se retrouve pour six jours au milieu de ses champs, de sa maison.

          Il reprend la tâche interrompue comme s'il ne devait plus repartir. Mais il repartira à l'heure fixée, sans une minute de retard. Il a rapporté de la vie infernale une sorte de fièvre. Sa voix est saccadée, il fait des gestes en parlant, brusques comme des sursauts de moteur sous pression. Il repartira. Il le faut. "Je ne veux pas que mes enfants deviennent Prussiens", explique-t-il. Je ne sais pas si je reviendrai, mais j'irai ! Si nous étions battus, ils seraient malheureux, si je suis tué ils le seraient aussi, mais j'ai l'espoir qu'ils n'auront pas à se battre. J'irai, tant pis.

          C'est le seul homme que j'aie entendu parler si noblement avec tant de simplicité.

          Les autres paysans. Pas d'autre souci que la paix, bonne ou mauvaise, mais la fin des horreurs qui détruisent leurs fils, la fin de la guerre qui les accable d'un surcroît de fatigues, la fin des angoisses et des ruines. Pas de vues d'avenir, ni d'esprit de sacrifice méritoire.

          Une prudence ancestrale, une crainte instinctive des éventualités. L'or ne sortira pas des cachettes.

          J'ai dû avoir à ce sujet une violente discussion avec maman. Sans la gravité des circonstances, la brièveté des heures, le conflit aurait pu devenir aigu.

          Je voulais qu'elle me rende l'or que je lui avais confié au départ. Cela lui donna une secousse quand elle vit que je parlais tout à fait sérieusement. Elle réplique qu'elle n'en donnerait pas, que d'ailleurs elle n'était pas obligée d'avoir conservé cet or, pourvu qu'elle me rende la somme remise, je n'avais rien à réclamer, que j'aille donc avec mon papier que je crois aussi bon que l'or, l'échanger à la Banque ou chez Caillaux, que ceux qui en ont des marmites le portent au Trésor, etc… Elle ne m'en donnerait pas une pièce et je voyais qu'en insistant je lui arrachais quelque chose au cœur. J'ai expliqué que je ne me faisais pas d'illusions sur la valeur de mon dépôt pour sauver le pays, que mon don était bien minime mais que le salut de tous était fait du sacrifice de chacun, si petit soit-il, que je voulais faire un versement si minime soit-il, pour le principe, comme pour l'accomplissement d'un devoir, et qu'elle aussi me mettrait un remord au cœur si elle me mettait dans l'impossibilité de l'accomplir.

          C'était le soir. Chacun se sépara entêté dans sa manière de voir.

          Le lendemain, à la veille du départ, j'ai posé à nouveau froidement la question : oui ? Ou non.

          Et quelques louis d'or sont tombés comme des fruits encore à demi-mûrs d'un arbre qu'il faut ébranler jusqu'à ses racines pour qu'il en abandonne quelques-uns.

          A Baume je n'ai pu qu'entrevoir la tante. Ce n'est pas une visite.

          Le 18 septembre - A Besançon. Soupé chez Mme Bez. Nous ne sommes plus à l'unisson. Elle est usée. Elle n'a plus de belle flamme au cœur. Égoïsme, lassitude et férocité d'une vieille qui ne veut pas vieillir.

          Le 19 septembre - La journée a été trépidante. Beaucoup d'émotion, trop vite éprouvée. Louis Colin, Maria, la fenêtre du cher Grand. Ç'a été comme l'entrevue avec la maman Colin à Baume. Dans le remue-ménage des rencontres pressées, on effleure seulement les cœurs.

          A Montbéliard, j'ai baisé pieusement son épée, et j'ai admiré les trophées avec un frisson d'orgueil déchirant. S'il était là ! Mais il n'y a que son piètre frère Lucien qui me montre ces choses poignantes comme le ferait un conservateur de musée !

          Dimanche. C'est l'adieu à notre chez nous, c'est le dernier voyage, ce sont les dernières minutes avidement arrachées aux heures dernières jusque sur le quai.

          Impression générale.

          Les heures trop courtes ont fui trop vite. Ni le temps de jouir de la liberté, ni celui de voir, d'observer, de réfléchir. Quelque chose d'inachevé flotte dans l'âme tandis que le train roule vers le front.

          Je tâche de sommeiller pour ne pas penser ne pas sentir.

          Les Civils : Ils sont las, mais espèrent. Ils on fait un gros effort pour continuer la vie en notre absence, ils n'osent pas envisager un redoublement du même effort. Ils craignent que les forces les trahissent, ou le courage. Nous avons bien semé une fois, et nous avons dû faire la récolte seuls, nous ne pouvons pas recommencer. La victoire ! Ils l'attendent plus qu'ils ne l'espèrent. Et ce qui trahit le mieux l'impression communiquée par les civils pendant un court séjour à l'arrière c'est encore cette gravure trouvée déjà en hiver dans un journal :

          Deux poilus, l'un est assis, l'autre monte la garde et appuyé d'un air pensif sur son fusil, il murmure avec un branlement de tête inquiet :

          -Pourvu qu'ils tiennent !…

          - Qui ? - Les civils…

          Le 21 septembre - Retour à Pierrefonds.

          J'ai quelques détails sur la mort de Ch. Musson, l'officier adjoint au gestionnaire. C'est une bombe de Taube placée avec une terrible précision qui l'a tué en gare de Compiègne, il y a dix jours.

          Nul ne connaît le destin de la bataille. Quelle leçon pour ceux qui songent esquiver leur destin en l'esquivant.

          Le 24 septembre - Deux vilenies de Töpfchen dans la même journée : une algarade sur la ponctualité adressée à moi personnellement, alors que nous étions en groupe.

          Le soir, le coup des laisser-passer. Ces choses-là ne me touchent plus, elles me dépassent, et j'aime mieux les subir que les commettre !

          Le 25 septembre - Les mauvais jours reviennent. L'horizon s'assombrit. Le coup redouté de la Bulgarie va s'accomplir. Elle mobilise. C'est l'attaque traîtresse contre les serbes, à revers, c'est notre rejet des Dardanelles, c'est le triomphe momentané des Germains, c'est la prolongation de la guerre, l'accumulation des ruines, le monde traverse une crise de folie.

          Pour nous, la question angoissante est de savoir comment les Grecs et les Roumains vont réagir… Les Bulgares se suicident-ils ou bien vont-ils assurer le triomphe définitif de nos ennemis qui sont merveilleusement habiles à détruire les forces des Alliés à mesure qu'elles se groupent, se forment. C'est de la vraie tactique napoléonienne. Ils sont vraiment les émules du Corse énergique et toujours en avance.

          Et on ne sent toujours pas une main ferme à la barre de notre vaisseau. Toujours les mêmes phraseurs, aux muscles mous, avec de l'eau dans les veines et rien dans le ventre. Danton et Gambetta, où êtes-vous ?

          Le 26 septembre - Ravitaillement sous bois à Trosly. L'air est vif, dans la forêt le soleil pose sur les troncs gris des taches joyeuses et sur l'ocre des premières feuilles tombées de larges plaques dorées, on se sent mieux en sûreté sous ce voile de verdure.

          On chuchote : "Il paraît que c'est déclenché. Nous avons enlevé les tranchées de première ligne sur un front de cinq divisions. C'est la riposte à la mobilisation bulgare…! L'attaque se fait sur plusieurs points… Ce simple "on dit" fait courir le sang plus vite. Aurions-nous enfin quelques communiqués triomphants ?…

          État d'esprit et de corps.

          On a de ces jours pourtant ! Adieu devoir,

          Effort, dignité, tout. On trouve délectable

          Le sort du bœuf repu buvant à l'abreuvoir.

 

          On ne quitte le lit que pour se mettre à table.

          On a pris son parti d'être un lourd ruminant

          Dont le ventre se vautre au fumier de l'étable.

          On se dit qu'il est doux de jouir maintenant

 

          Tandis qu'autrui bataille et pâtit sans relâche.

          Et, cynique, on n'a point honte en comprenant

          Qu'on emplira sa bière avec le corps d'un lâche.

J. Richepin.

 

          Tant que j'aurai du lait à crédit, je ne veux point acheter de vache.

Maréchal des logis Challaud.

 

          O boucherie, ô soif de meurtre ! Acharnement.

          Horrible odeur des morts qui suffoque et navre !

          Soyez maudits devant ces cent mille cadavres

          Et la stupide horreur d'un tel égorgement.

 

          Mais sous l'ardent soleil ou sous la plaine noire

          Se heurtant de leur cœur la gueule du canon

          Ils sont morts, Liberté, ces braves en ton nom,

          Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire.

L. de Lisle.

 

          Souvenir de permission.

          Le train filait à grande vitesse dans la vallée, voici une gare, et l'effort plaintif des freins brise l'élan des voitures qui défilent le long des quais puis s'arrêtent. Des voyageurs descendent, je reste à la portière, voici venir du pont et de l'aiguillage voisin un brave garde-voie : costume civil, un képi, un brassard bleu avec les trois initiales blanches, le long fusil Gras pendu à l'épaule. Il marche d'un pas tranquille et joyeux, indifférent au mouvement de la gare, le regard droit en avant. Il sourit. Une femme s'avance vers lui, d'une main elle porte un panier, le dîner du garde-voie, de l'autre elle conduit un bébé de deux ou trois ans qui se met à courir en avant dès qu'il aperçoit le papa. Le père le prend sur le bras, l'embrasse et la mère arrive, elle donne un baiser câlin au père et à l'enfant, puis tous trois se dirigent vers la pelouse en jasant familièrement.

          Le père avec l'enfant, la mère avec le père et dans ce tableau idyllique la carabine pendue à l'épaule donne un charme infini où flottent de la fierté et du devoir tranquille, du danger et de la résolution baignés de paix et de bonheur intime.

          La guerre n'a pas changé la nature humaine. Au village, même jalousies, même rancunes. Ceux sur qui le malheur pèse attendent l'aide des privilégiés, aide qui ne vient pas. Ceux-ci se sentent jalousés parce qu'ils souffrent moins. Si le malheur a épargné une famille, les autres mâchonnent sans cesse : "En ont-ils de la chance ceux-là !" Un tel est-il blessé. Aussitôt les voisins de faire des réflexions : "Il vaut encore mieux que ce soit celui-là que tel autre. Ou bien, il a de la veine d'être blessé, il aurait pu être tué, ou le mien a bien été tué…" et cela est dit avec cette férocité des âmes basses qui aspirent à quelque monstrueuse égalité dans les deuils, les ruines et les souffrances.

          4h 40 - Ravenet m'ennuie. Il me traite de vieux con.

          Vivement la classe, soupire t-il !

          Le 26 septembre - A table, nous commentons les nouvelles. Les bruits les plus fantaisistes courent sur l'attaque dont le communiqué parle à peine. Les lignes ennemies seraient crevées. Les dragons se sont rués, déjà, dans la boutonnière, ont sabré les artilleurs des pièces lourdes.

          Je n'aime pas ces rêvasseries creuses. Puis on nous apporte une note du Q. G. prescrivant les mesures à prendre au cas de marche en avant du corps d'armée. Les compagnies de territoriaux sont déjà désignées pour assurer la manutention des matériels abandonnés.

          Un souffle d'espoir passe, éphémère.

          4 heures du soir -

          Un passant s'arrête à la fenêtre du bureau et jette la nouvelle de la victoire. Douze mille prisonniers en Champagne. Trois kilomètres de tranchées de prises sur un front de vingt-cinq kilomètres. Tout le labyrinthe est à nous.

          Télégramme officiel. Chantons la Marseillaise…

          Ce soir on boira le Champagne.

          Le 27 septembre - Ce matin vient enfin le communiqué attendu. Il est magnifique. Vingt mille prisonniers et vingt-quatre canons. Rien ne pèse que la gêne, la honte de n'être pas de la fête. Oh ! La belle minute que de s'élancer victorieusement hors des tranchées.

          J'étais tout à la joie de vibrer à l'unisson de la France lorsqu'un fourrier de l'ambulance du 1/85 est venu m'annoncer tout brutalement la mort de mon ami Bedu, tué à Compiègne par la bombe imbécile de ce Taube qui a broyé M. Musson notre officier et blessé Grosjean, Bombois.

          J'en suis atterré. Je m'attendais un peu à cette catastrophe. Je me sentais si attaché ou mieux attiré vers lui. J'entrevoyais pour nous un si bel avenir d'amitié supérieure. J'ai dû crier ma peine à Camille, je me sens déchiré comme il y a un an lors de mon premier deuil. La Mort sait choisir les plus beaux et les meilleurs hélas !

          8 heures du soir - Nous sommes venus ravitailler le 170ème à Rethondes. Ils vont à la rescousse dans la grande mêlée. C'est une joie nouvelle de rompre la monotonie des ravitaillements à heure fixe en plein jour. Cela rappelle les nuits d'Alsace ou de la Marne.

          10 heures du soir - Oh ! La férocité de la paresse ! elle est impitoyable.

          Tout à l'heure, les wagons qui doivent prendre les troupes sont arrivés sans aucun aménagement. Le Commandant du Bataillon est venu me demander, à moi, "de l'intendance", au moins de la paille pour adoucir les planchers. Je ne suis qu'un instrument. L'Intendant n'a pas prévu la paille. Je n'ai point de paille. Mais le Commandant me fait observer qu'il doit mener ses hommes au feu en descendant du train, qu'ils doivent n'être pas moulus et que ceux qui vont mourir ont bien droit à un peu de paille. Il a trop raison. Coup de téléphone à Pierrefonds au Sous-Intendant. Je rentre vite en auto pour repartir amener de la paille, toute la nuit s'il le faut.

          Je vais rendre compte à Töpfchen de la demande du Commandant du 174ème.

          De ma démarche, je m'offre à repartir, pour ces hommes qui vont mourir. Mais il est couché, il est à moitié endormi. Il faudrait qu'il se lève, trouble sa quiétude et sa nuit : en guise de réponse il me tend la main. "Dites, Cœurdevey, allez donc vous reposer… c'est trop tard."

          Le 28 septembre - Sous-bois. Trosly.

          L'air cingle déjà les doigts. Nous nous ébrouons pendant que les voitures forment le parc. C'est le brouhaha coutumier, cris des conducteurs, coups de fouet, cahots des roues, chevaux qui renâclent, l'un tire à droite, l'autre se cabre, jurons, coups de gueule de Larcher : "Mais avancez donc brigadiers de merde ! Qu'est-ce que vous traînez à la queue de la colonne !"

          Doublez ! Doublez. Passez à droite ! Le pain à gauche, le vin là-bas !

          Pendant ce temps, parmi ce bruit auquel on est habitué les sectionnaires se rassemblent, les "clients" arrivent successivement.

          On s'aborde, on se serre la main, quoi de nouveau ? Et les bruits vont leur train. On a pris 300 mitrailleuses ailleurs. On se retranche sur les positions ! C'est un tort. Il faut pousser vivement de l'avant… etc. etc… Chacun y va de son petit commentaire…

          Chacun aussi se groupe généralement par grade. Les simples soldats sont là, révélant bien souvent sous l'uniforme les distinctions sociales de la vie civile : les paysans avec l'air placide, les mains dans les poches, les membres noueux. Les "gones" de la Croix-Rousse affichent leur aplomb, le képi de côté, l'attitude dédaigneuse sans grand souci de la correction, le côté celui qui était le type le plus chic, qui se rase plus soigneusement et soigne ses ongles, les secrétaires au visage frais, à la mine appliquée, consciencieuse, ex-bureaucrates paisibles ou fonctionnaires consciencieux, ou employés intelligents… Et voici des brancardiers ou ambulanciers au visage ras, le regard timide, le geste craintif de gens qui n'ont pas encore su s'adapter à la nouvelle vie. Cela accuse (?) l'ecclésiastique en uniforme, comme les lunettes sur des yeux myopes révèlent l'ancien universitaire.

          Le groupe des sous-officiers est plus uniforme. Ceux-ci ont eu plus d'aptitudes à se façonner au nouveau pli, mais il y a tel sergent du Génie qui avec ses guêtres en cuir fauve, son bras coudé, sa tête inclinée en avant puis redressée, a encore toutes les allures de l'élégant qui va aux courses, comme tel autre a conservé l'air tranquille du laboureur mobilisé. Un peu à l'écart se tient le groupe des officiers. Ils sont là qui posent, plaisantent, pérorent oisifs et inutiles pendant que les sous-officiers et soldats feront la perception des vivres aux divers chantiers. Ils sont là, tapant sur leurs guêtres avec la badine, courbant le râble sanglé dans la belle tenue bleu clair. Ils racontent des riens, des histoires de femmes ou de bombe crapuleuse, rient bruyamment, se donnent des poignées de main et des sourires puis remontent à cheval comme ils sont venus, frelons bourdonnants et dorés, parasites, écornifleurs, nourris grassement pour laisser faire le travail aux sous ordres, promenant leur inutile intelligence inemployée…

          Le 29 septembre - Chargement en gare. Matinée habituelle. Nous sommes sur des charbons ardents. La victoire ne va pas du même élan que nos désirs. Le communiqué d'aujourd'hui est terne. Et il pleut inlassablement sur les routes et sur les enthousiasmes. On espère et on craint que nous ne nous brisions encore les ailes comme en juin !

          10 heures du soir - Avant d'aller à la soupe on nous apprend un nouveau succès. La victoire a fait un deuxième pas en avant. La 2ème ligne allemande brisée. Hardi les Français. Et voilà que la pluie ne mouille plus les cœurs.

          Le 30 septembre - Trosly, toujours. La route faite à pied est un plaisir toujours nouveau. Ce sont ces étapes faites si souvent qui nous ont rapproché Rübelein et moi. Nous partons dès l'aube ou avant, soit en devançant le convoi, soit de préférence en empruntant des sentiers inconnus. C'est une joie toute spéciale d'en découvrir à travers la grande forêt.

          Tantôt ce sont des raccourcis, tantôt des chemins d'écoliers. Ce matin elle était particulièrement belle notre grande forêt familière. Après des jours pluvieux le soleil est revenu, à l'aube il posait sur les feuilles fauves des hêtres de longs frissons dorés. On aurait dit que le tapis du sous-bois allait s'agiter, frémir comme s'il eut été secoué d'un frisson d'enthousiasme, pareil à celui qui nous parcourait à la méditation des dernières bonnes nouvelles, et que la clameur des pièces lourdes tonnant à quelques kilomètres stimulait d'heure en heure. Mettons nos mains sur nos cœurs.

          Ce sont des minutes rares, si patiemment attendues celles que nous avons la joie de savourer. Pour ma part j'ai tant cru que les lignes allemandes étaient imbrisables, comme les nôtres, et que le front actuel resterait à peu près sans changement jusqu'à la fin des hostilités ; qu'on s'épuiserait réciproquement sur le front d'airain.

          Mais les dernières nouvelles confondent mon scepticisme. Nos arsenaux ont suffisamment travaillé, nous sommes, semble-t-il, armé aussi bien que la bête de proie qui nous ronge les entrailles. Je suis le premier à m'en réjouir car mon scepticisme était douloureux et n'était que l'angoisse de voir la Patrie étranglée…

Le 1er octobre 1915

          Nous attendons la confirmation officielle de la percée des lignes allemandes, nous espérons savoir que les trois divisions de blindés ont élargi la brèche… Et la fameuse 14ème en serait. Le communiqué indique à mots couverts qu'elles ont dû se replier sous les feux d'enfilade. Nous soupçonnons l'inutile hécatombe et moi je tremble pour nos Franc-Comtois dont la témérité excitait ma fierté.

          Cet à-coup rappelle les imaginations enfiévrées et trop complaisantes aux dures réalités de la lutte monstrueuse.

          L'après-dîner, pour fleurir d'une pensée pieuse ma journée attristée d'inquiétude et de déception je vais visiter la très vieille église de Pierrefonds. Le sergent Petit m'accompagne, je voudrais bien être seul car son ignorance gâte le plaisir d'être dans ce vieux monument de plusieurs âges. Les portiques sont du plus parfait gothique, tandis qu'un clocher original avec des ornements surabondants porte la date de 1557. A l'intérieur les remaniements sont plus frappants. On dirait deux anciens édifices voisins réunis en un seul. Les voûtes autrefois ogivales ont dû être plafonnées.

          Il ne reste plus que quelques fragments des vieux vitraux, les fenêtres ont été restaurées récemment par un généreux donateur. Elles ont été garnies de ces vitraux modernes aux tons adoucis, aux couleurs suaves mais où les scènes manquent d'originalité. Des saintes familles très fades, une Ste Geneviève au regard terne ou niais près de ses moutons, etc. Petit me déconcerte avec une réflexion sur un tableau ultra-moderne de P. Lagarde représentant la fuite en Égypte. Une belle toile d'ailleurs. Sur le cadre il y a un numéro d'ordre (1280) et Petit me fit : il est bien vieux, voyez la date, 1280 !… J'étais vraiment bien malheureux de ne pouvoir lui rire au nez.

          Cependant des peintures anciennes existent là. Il y a dans un coin une Madone avec l'Enfant Jésus qui est du plus naïf et inhabile des Primitifs.

          Le soir. Le bruit court que les sectionnaires vont être versés dans l'infanterie, comme les tringlots le sont dans l'Artillerie. Mais ici les cadres restent. Peut-être que chez nous il en sera de même.

          Le 2 octobre - Le matin, il est entendu que les adjudants resteront au CVAD. Ravenet va passer officier. Töpfchen l'a proposé, l'a noté chaudement ! C'est à cette occasion qu'il a assuré qu'aussi longtemps qu'il serait gestionnaire il ne me proposerait pas.

          L'affaire de Ravenet ne va pas toute seule. Il a des compétiteurs bien recommandés. Le sous-intendant le fait appeler et lui dit de faire jouer énergiquement les recommandations politiques, s'il en a, et il doit en avoir lui qui est secrétaire d'un Préfet. Et Ravenet lance des appels de tous les côtés non sans me dire en route vers Trosly : "Les allemands n'avaient pas tout à fait tort de dire que la France était pourrie. Si la nation ne l'était pas le monde politique est bien écœurant. Dire qu'à la guerre, en campagne, après quatorze mois au front, il faut un coup de piston pour avoir des galons ! Je ne m'attendais tout de même pas à celle-là !". Le soir. Le lieutenant nous apprend que les adjudants partiront aussi dans l'infanterie. Pose et blague à part, cela m'a donné une émotion et j'ai du faire effort pour réprimer des nerfs trop sensibles.

          Maintenant cela va, aussi calme qu'un autre soir. Je ne suis pas d'une gaieté débordante assurément, c'est la pensée des soucis qui vont ronger à nouveau ma mère et Camille qui revient le plus souvent à l'esprit et me pèse. Puis je sens le prix du confortable qui nous a si rarement fait défaut, je songe aux nuits d'hiver, nuits froides, nuits d'insomnie, nuits où mes nerfs seront mis à rude épreuve. Ma volonté accepte cette participation plus dangereuse à la lutte. On me poserait le marché en main en me disant : "choisis entre ton repos et la défaite ou la victoire et ton départ aux tranchées" que je dirais, sans enthousiasme parce que je sais quelles épreuves attendent, mais résolument et volontairement. Les tranchées et la victoire. Que va dire mon frère Louis ?

          Le 3 octobre - Dimanche.

          Chargement en gare enlevé rapidement. Je m'esquive pour aller en un coin où l'on puisse se recueillir. Ma chambre ? Non, c'est dimanche et la cloche appelle. Je vais à l'église.

          Un prêtre barbu, à la voix chaude et vibrante parle éloquemment du Calvaire de la France. Mais il mêle à son sermon les mesquins souvenirs de la lutte politico-religieuse d'avant la guerre et explique par cette étroite raison la dure et longue colère de Dieu et insinue que le sang des Justes doit couler et coule et coulera pour expier le rapt des fondations et l'indifférence religieuse de ses ouailles. C'est le vol essoufflé d'un manchot alors que je venais chercher l'aile d'une mouette blanche.

          Notre départ est confirmé. C'est une chose acceptée et le calme des jours sereins revient en moi. J'aurai l'âpre joie de la lutte. Heureusement que le sergent Petit ne sera pas appelé. Quelle angoisse que celle d'un père de famille tel que lui, et cependant, je sens qu'il accepterait sans murmure.

          Le 4 octobre - Les nouvelles du front sont ternes. On a l'impression que le vigoureux soubresaut donné en Artois et en Champagne n'a été qu'un effort énorme, redoutable, mais impuissant encore à briser le cercle de fer qui nous étreint.

          Et les Bulgares vont frapper. La complication farouche du grand drame, entrevue dès février ne va plus tarder à s'accomplir. Quelle ruée. O boucherie, soif de meurtre, acharnement horrible de la monstrueuse humanité.

          La reconnaissance des peuples vaut celle des individus. Reçu une carte de mon Henri. Il part à Épinal demain. Hélas. Qu'est-ce que l'avenir lui réserve ?

          Une bonne lettre de Besançon calme toutes mes inquiétudes.

          Le 5 octobre - Matinée grise d'automne. Le train de ravitaillement est bondé de marchandises. Gros travail. Peu de voitures, fausses manœuvres.

          Le service s'accomplit comme si nous devions l'assurer indéfiniment. Il ne vient presque plus à la pensée qu'il faut être parti dans quelques jours vers quelque point dangereux à la dure vie.

          A cette même heure, à Verne, Henri part, on pleure tout en continuant le labeur obstiné. Je les vois d'ici. Ils ne prennent pas le temps de fêter les joies ni davantage celui de pleurer. Existences enchaînées.

          J'ai appris aujourd'hui une nomination au grade d'officier à laquelle malgré tout le cynisme que je connais, j'étais loin de m'attendre.

          Notre sous-intendant avait pour conducteur de son auto un gommeux au profil sémitique fort accusé, le beau Monsieur le visage toujours impeccablement rasé, des verres montés sur or, des gants de peau, des vareuses en drap de bonne qualité et bien ajustées avait éprouvé devant la menace de la guerre un accès de servilité remarquable. Propriétaire d'une auto, il l'avait offerte à M. le sous-intendant et s'était mué en larbin très chic.

          D'ailleurs, rien ne lui manquait. Il pouvait s'offrir chaque jour des repas soignés au meilleur hôtel et restait gros et gras, le poil lisse.

          Je ne sais rien de ses capacités. Je ne connais que sa morgue. Mais voici venir la menace de verser tous les simples soldats de services dans l'infanterie et vite l'on bombarde ce pleutre pistonné au grade d'officier d'administration. Quand une administration se permet de ces cyniques audaces, elle est bien piètre. Et quand ces fantaisies éhontées se pratiquent en temps de guerre cela devient un crime de lèse-patrie qui mérite le bagne, car il faut songer au coup de hache dans les dévouements et les enthousiasmes qu'un tel favoritisme porte inévitablement.

          Voilà les vrais crimes contre l'union sacrée. Que des cancres puissent esquiver la loi commune du sacrifice, prendre la place des hommes compétents et devenir d'encombrants parasites, réservés pour la régénération sociale d'après la guerre, hélas, c'est triste infiniment, autant que décourageant.

          Il nous est arrivé ce matin en renfort un de ces officiers d'occasion. Il avait à assurer un ravitaillement dès son arrivée. Il a levé les bras au ciel, attestant son incapacité, son ignorance. Et c'est nous, les adjudants dédaignés et ignorés, qui avons assuré son service !

          Aux heures les plus hautes un intense désir de sacrifice me soulève et je me sentais prêt l'autre jour à remplacer aux tranchées un père de famille plus utile que moi à l'arrière moins utile que moi à l'avant, le brave Fourgeot, ou le sergent Petit. Quand je vois des iniquités, des trahisons, le baromètre moral tombe, tombe.

          Soirée lourde. Maman m'a envoyé la douloureuse lettre de Madeleine. Je suis amèrement puni de ma négligence. Je ne sais quelle indéfinissable tristesse me baigne. Je l'ignorais comme l'air qu'on respire. Et son geste qui arrache les dernières illusions, les derniers lambeaux du rêve, du beau rêve de jeunesse semble emporter le souffle qui faisait vivre un penchant. Ma pensée et mon cœur se refusent à contresigner sa décision. Je ne veux pas briser tout. Je veux attendre les résultats de la guerre sur ma vie matérielle et morale, sur mon avenir.

          Enfin une carte de Louis. L'inquiétude grandissait. Henri doit être arrivé dans la froide Épinal. Louis Colin rejoint le front aussi. Pauvre maman Colin.

          Le 6 octobre - Journée grise.

          Nos rêves fous de départ en avant se dissolvent comme un arc-en-ciel d'avril. Les ordres donnés pour que la marche en avant s'exécute vivement s'oublient comme un on-dit. La guerre de tranchées reprend son étroite âpreté avec son étouffant horizon.

          Aux Balkans quelque chose de terrible se prépare. Trois nouvelles graves aujourd'hui. Les troupes françaises ont débarqué à Salonique. Le roi Constantin a débarqué son ministre Venizelos. La Russie a lancé un ultimatum à la Bulgarie.

          C'est notre doigt mis dans un engrenage. La roue bulgare tourne déjà, la roue turque va accourir, la roue grecque emboîtera le pas et nos troupes jetées là vont être prises entre les dents meurtrières de ces nations traîtresses et ingrates et l'étau allemand. Encore une redoutable aventure. Clemenceau seul a élevé la voix contre cette faute suprême.

          Le 7 octobre - Toute la matinée dans la gare où il y a tant de pittoresque animation. Voitures franc-comtoises entremêlées aux charrettes normandes et aux voitures maraîchères bretonnes ; autos essoufflées, fiévreuses auprès des lourds camions haletants, permissionnaires inquiets de leur direction, la musette à l'épaule, le petit paquet ficelé par la femme aimée qui se balance au bout du bras, artilleurs qui débarquent de chevaux effarés, il passe un train de matériel aux allures menaçantes, un train de troupes bruyantes ; puis voici le sanitaire luisant, discret, précautionneux. Dans la cour cavaliers, piétons, débardeurs, officiers, intendants se croisent comme des fourmis. C'est ainsi qu'il doivent apparaître à l'aviateur qui évolue au-dessus de nos têtes.

          Moi, je contrôle mon wagon de colis avec mon brave Clapisson. Il a la large gaieté du marchand de vin lyonnais. Il me lit la consigne, ordre de transport d'un colis de comestibles d'où découle une sueur significative. Elle porte en toutes lettres : "matériel non convoyé".

          Ça, fait-il, je crois qu'il y a erreur, il doit y avoir tout un tas d'asticots convoyeurs.

          Notre départ aux tranchées ne prend pas d'allures pressées. Est-ce chose arrêtée ou oubliée ? Mais on n'en parle plus, et rien ne révèle les mesures qu'on doit prendre pour notre remplacement. Je dis : C'est un grand coup de bâton dans l'eau pour la galerie, une manœuvre à la Millerand…

          Et Ravenet réplique ou corrige : "Les circulaires c'est comme les belles filles, elles sont faites pour être violées."

          Malgré notre impatience, on travaille dur et ferme en Champagne. La prise de Tahure et de la formidable butte 199 console un peu de la catastrophe que nous nous préparons en envoyant en Serbie des troupes vouées aux coups de poignard dans le dos des énigmatiques Roumains, Bulgares et Grecs. Tous les chacals aiguisent leurs crocs pour dépecer le vaincu, et il ne faudrait pas une grosse victoire allemande en Serbie pour que les Grecs nous coupent la voie Salonique emprisonnant nos troupes là-bas. C'est une aventure d'Espagne. J'ai peur qu'elle ne nous réserve un Baylen. Ce nigaud d'Hervé et ce jobard poseur de Barrès établissent des plans de campagne à l'usage des concierges, c'est-à-dire de la plupart des Français, car à la façon dont le peuple souverain a été renseigné sur les données de la lutte pour laquelle il donne sans compter on peut juger l'estime qu'ont pour lui ceux qui sont ses chefs élus…, ses despotiques ministres qui n'ont pas même l'excuse d'être de sang aristocrate ou simplement courageux, sinistres parvenus, effrontés bavards, cyniques bourreurs de crâne du peuple jobard dont ils vivent, ils traitent la France comme le souteneur une fille…, sous prétexte de la défendre ils l'exploitent.

          Quand on songe que le Ministère de la Guerre graisse la patte et le ventre à des intermédiaires, et quels intermédiaires, des étrangers, des rastaquouères, des surveillées de la police des mœurs ! Pour passer des commandes de munitions à l'usine nationale, à la manufacture d'État de Ruelle ! Et de même pour le Creusot ! Canailles ! Va. La Guillotine, la belle septième arme, s'écriait Humbert l'autre jour !

          Le 9 octobre - La question d'Orient, que si peu de personnes apprécient à sa valeur, prend une importance aussi tragique qu'au XVIème siècle. L'avenir de l'Europe est en jeu. Si les allemands réussissent dans cette audacieuse tentative ils ne seront pas vaincus, que dis-je, ils dicteront la paix aux alliés dispersés, exsangues, épuisés.

          J'éprouve à nouveau cette angoisse physique des semaines où nous luttions à Roye, Lassigny, Arras, Ypres. Une brèche dans la digue que nous opposions à cette époque et le flot revenait à nouveau, irrésistible. C'était fini de la France. Et je me souviens encore de ce trouble des entrailles à la moindre nouvelle alarmante, ou lorsque nous épiions l'intensité de la canonnade pour juger du mouvement des lignes.

          Aujourd'hui, la partie qui se joue va être encore plus serrée. C'est la belle, diraient les joueurs. Il y a eu maldonne. Cette fois ci, celui qui échouera ne s'en relèvera pas.

          Or quand j'y songe, j'ai des transes. Les allemands ont les plus beaux atouts. La meilleure situation stratégique, la préparation achevée, l'unité de décision, la netteté des vues et l'énergie foudroyante pour les réaliser, avec des moyens supérieurs.

          Contre cela, les pauvres serbes, peuple héroïque, d'une ténacité d'airain, mais sous le lourd marteau et sur l'enclume, le meilleur acier doit céder. Les voit-on assaillis sur deux fronts contre deux adversaires dont un seul serait déjà plus que redoutable. Grecs et Roumains se tiendront prudemment à l'écart. J'ai une maigre confiance dans les contingents effilés et épars que nous allons égrener sur la ligne Salonique-Uskub exposés aux coups de flanc et dans le dos, qui sait ? alors qu'il faudrait une massue qui brise tout, soit ici sur le front boche, soit là-bas sur le crâne bulgare et l'échine turque. Il faudrait de l'unité, de la décision et de la virile exécution. Nous n'avons rien de tout cela. Le salut est dans la Russie. J'y avais déjà réfléchi plusieurs fois, et aujourd'hui enfin un journaliste indique le remède : donner à la Roumanie toutes ses terres "irredente". Bessarabie comprise, et qu'elle tombe sur les derrières des Austro-allemands et des Bulgares, et qu'elle ouvre toutes ses écluses au flot russe. Il n'y a que cela qui puisse éteindre le très grave incendie adroitement allumé là-bas par les allemands. "Sie sind Kerle !" ("Ce sont des fripouilles !"). S'ils n'ont pas la victoire ce ne sera pas leur faute. Et si nous l'avons nous n'y aurons guère tâché, nous, du moins ceux qui nous dirigent…

          Autre chose qui me touche plus immédiatement. L'affaire de notre départ dans l'infanterie est réglée pour quelques temps au moins. Voici.

          La première circulaire en application de la loi Dalbiez est venue comme une trombe qui balaie tout. Personne ne devait rester. Impitoyable, aveugle, elle ne respectait ni cadres, ni aptitudes, ni même la confirmation de services qui ne souffrent pas d'interruption. Mais elle a dû être rédigée à l'usage de la galerie et en vue d'une interpellation comme argument irréfutable.

          Draconienne, elle a soulevé une vague de puissantes protestations qui n'étaient pas toutes dépourvues de bonnes raisons et de bon sens pratique. D'où lettre explicative de la féroce circulaire. Elle prévoyait un relèvement progressif et partiel, non plus brutal et intégral, selon les ressources en R.A.T. Puis aujourd'hui est venue une note explicative de la lettre, laquelle note est rédigée en vue de la résistance hypocrite à la loi Dalbiez, dans le but de neutraliser ou à peu près la loi imposée au souple ministre.

          Elle spécifie, cette note, que seuls seront relevés "ceux des C.O.A. qui ne sont pas spécialisés : bouchers, boulangers, etc"… Cet etc est délicieux. Il permet aux chefs de détachement d'appeler spécialisés ceux qui sont des chefs de distribution, "ceux qui me rendent des services" a expliqué Töpfchen.

          C'est à dire, a expliqué Laurent, ceux dont la tête vous revient, et partiront ceux dont la tête ne vous revient pas… et cyniquement Töpfchen a dit : "mais oui". Et donc ont été baptisés spécialistes l'aide cuisinier, l'eunuque Saillard et ont été désignés pour l'infanterie les pères de famille Coulon, Marchand.

          Ce soir il faisait gaiement cette sinistre besogne. J'admets parfaitement que la plupart de ceux qui sont désignés n'ont ni grande valeur, ni droit à une pitié qui serait déplacée. Plusieurs sont des voyous, d'autres des cancres ou des gourdes. Mais l'injustice ou plutôt le choix arbitraire est trop flagrant pour que ma conscience ne se cabre pas en travers de cette porte ouverte à toutes les injustices d'un vulgaire Monsieur capricieux, à toutes les bassesses des lèches-culs, des flagorneurs et des pistonnés.

          Le 10 octobre - Belgrade est réoccupée! A midi à table, vive discussion sur la question balkanique. Je soutiens que notre situation est dangereuse autant que grave, qu'il faut y parer à tout prix et qu'on ne le peut guère.

          Chevaleret me traite de pessimiste, de semeur de mauvaises nouvelles. A quoi je réplique que mon pessimisme part d'une vue peut-être un peu plus nette de la situation que celle de ceux qui ne cessent de bourrer le crâne au public en l'assurant que tout va bien. Voilà un an que tout va bien, et, reprenant le mot de Clemenceau : "les Allemands sont toujours à Noyon"… J'atteste encore que mon pessimisme part peut-être d'un souci d'une anxiété qui pourrait provenir d'un patriotisme tout aussi ardent que celui de ceux qui s'en vont la bouche en cœur répétant depuis des mois que les Boches "manquent de tout", et qui se contentent d'attendre que les alouettes tombent toutes rôties du ciel.

          Ce n'est pas des niaiseries comme l'histoire secrète de Bertha Krupp qui chasseront les allemands de notre sol. On ferait mieux de renseigner le public sur les difficultés énormes que nous avons à surmonter, sur les moyens dont disposent encore les Allemands et partant, sur ceux que nous devons trouver, que de lui donner en pâture - de quel mépris de sa valeur cela témoigne - des racontars malpropres de femme de chambre. "Le peuple souverain". Quelle farce ! Et quel mépris cette expression renferme. Cela donne l'envie d'un roi à ceux qui aiment le peuple, qui l'aiment avec droiture.

          Le 11 octobre - Une accablante nouvelle. Mon frère Louis est en route pour Salonique ! Pauvre Louis, quel crève-cœur. Il lui était déjà si dur de se battre en France ! Aller crever dans un champ macédonien sous une balle turque ou bulgare ! Quelle angoisse et quel découragement doivent l'étreindre. Et d'autant plus qu'il doit avoir des camarades qui lui montent le cou. Il est dur de s'en aller à l'aventure, s'il savait dans quel guêpier on risque de les fourrer ! Pauvre Franc-comtois. Éreintés à la Marne de toute la pesée de von Kluck, décimés aux âneries commises sur le plateau de Nouvron-Quennevières, hachés en Champagne, voilà qu'on envoie le reste se faire mutiler par les féroces bulgares ! Pitié. Je me demande quelle épouvantable anxiété doit tordre ma mère. Nous ne reverrons sans doute jamais ce pauvre Louis.

          Et pour moi, la question de mon départ est remise sur le tapis. On nous arrache comme les feuillaisons à l'automne.

          Le 14 octobre - Louis est au camp de la Valbonne… Il m'envoie une lettre à sa manière caustique. Il reste calme.

          Delcassé a démissionné. Pourquoi ? On l'ignore encore. Il serait opposé à l'aventure à Salonique.

          Son départ est-il un bien ? Est-il un mal ?

          En tout cas c'est encore un retard, et ceci peut être une catastrophe. Les malheureux serbes sont frappés comme du fer sur l'enclume. Et les Bulgares infâmes prennent leur revanche. Les Grecs commettent l'infamie de renier le traité d'alliance. Il y a de grandes trahisons qu'un petit peuple ne doit jamais commettre. Les Grecs s'en relèveront-ils jamais ? En tous cas les Belges sauveurs et les Serbes martyrs sont devenus grands parmi les plus grands. Et toutes les ruines, toutes les défaites, toutes les horreurs accumulées sur leurs sols désormais sacrés, ne serviront qu'à leur élever un Golgotha rayonnant. Des toutes les souffrances héroïques supportées par cette génération broyée il y a de quoi nourrir les âmes des descendants plusieurs siècles.

          J.H. Fabre vient de s'éteindre. Une des plus grandes figures de l'humanité s'en va, inaperçue comme un bon vieux serviteur qu'on oublie dans l'incendie de la maison.

          Le 15 octobre - Départ pour l'Infanterie du premier groupe de nos hommes. Ciel gris et cœurs suintant la tristesse.

          L'horizon ne s'éclaircit pas. C'est l'automne. Les espoirs tombent comme les feuilles.

          C. ne m'envoie plus rien, ni lettre, ni carte. J'attends. C'est un besoin (?).

          Le 20 octobre 1915 - Jours mornes d'attente trouble. Russes, Italiens se dérobent. Les Français seuls iront se faire tuer héroïquement pour la gloire. Les nouvelles de partout sont des nouvelles grises. L'obscurité du brouillard glacial. Louis m'envoie son adieu de Marseille. Madeleine m'a renvoyé ma lettre. C. n'écrit plus…

          (…trois lignes gommées…)

          La résolution de ressaisissement est énergique et ferme.

          Le canon tonne avec furie sur le plateau. Les vitres ici en tremblent. Cela change les idées idiotes ou le demi-abrutissement dans lequel je suis après avoir subi une séance de pornographie telle que le deviennent nos heures de table.

          Le 24 octobre - Jours anxieux. On ne songe pas sans frisson à la grande horreur du supplice de cette héroïque Serbie qui ne veut pas mourir. Et pourtant c'est la ruée des fauves sur la proie sans défense. C'est plus tragique encore que l'invasion de la Belgique. Tant de grandeur dans le sacrifice n'a jamais été sans récompense dans l'histoire. Un tel peuple ne peut pas périr. Il dépasse de cent coudées l'humanité.

          Et la Grèce refuse Chypre ! Et nos troupes arrivent lentement là-bas, trop peu et trop tard, mieux vaudrait pas du tout. Que feront les Roumains ? C'est le secret de demain tout proche.

          Les Serbes tiennent tête ! Jamais on n'avait vu plus odieuse agression. Jamais on ne vit lutte plus angoissante et aucun peuple au monde n'est encore monté si haut. C'est la lutte éperdue d'une nation héroïque qui ne veut pas mourir.

          Femmes, enfants et vieillards, tous se sont armés et se battent jusqu'à ce qu'ils soient hachés. Les enfants et les vieillards dans les tranchées lancent des grenades pendant que les hommes tiennent les fusils et les femmes prennent les plus rudes besognes.

          Les Grecs ne se sentent-ils pas monter le rouge au front ? Oui, il y a des morts qui sont plus belles et plus riches et plus fécondes pour le patrimoine de la postérité que les vies les plus pleines…

          Le 25 octobre - Encore rien de C. ???

          Töpfchen me prépare encore un affront. Comme Chevaleret va partir en permission, au lieu de me confier son poste pour lequel je suis tout désigné et tout préparé, il songe à faire appel à un brigadier du train, récemment arrivé, un caissier des Dépôts et Consignations… Assurément cet ex-caissier est plus expert que moi dans l'art des chiffres mais la comptabilité est-elle si complexe sur un terrain de distribution pour qu'on m'écarte à priori.

          Il y a aussi le prétexte que je suis indispensable et irremplaçable à l'habillement (avec les éléments dont le convoi dispose). Mais au fond il y a toujours cette hostilité sourde et féroce de cet orgueilleux et entêté breton.

          Il est dénué de tout sentiment d'équité et de commisération. Deux hommes du détachement gardaient des ballots en gare. Ils en ont retiré pour leur usage personnel un chandail et une paire de brodequins… Ce n'est pas délicat la chose est sûre et indiscutable, et les deux hommes ne sont pas les perles du convoi. Dénoncés par une lettre anonyme, "Il" a fait rendre immédiatement une enquête, rendu compte au sous-intendant, et voici mes deux malheureux en prévention de conseil de guerre. Pourtant ! Que celui qui a les mains propres leur jette la première pierre… lui-même a bu du Champagne, fumé des cigares, porté de beaux gants qui ne  lui coûtaient pas plus cher que les brodequins de Mignot et Cremel… L'hiver dernier il était vêtu d'un tricot "barboté" dans un convoi. Non seulement lui, mais vous, moi, chacun de ceux qui ont fait les manipulations de ces effets.

          Et puis, ne se félicite-t-il pas chaque jour de ce que son homme de confiance "roule" si bien nos clients. Et hier encore il félicitait son Mathis de ce qu'il avait su "refaire" quelques paquets de cigarettes dans une distribution, afin de couvrir le déficit. La différence de morale ?

          Le 28 octobre - J'ai rencontré ce matin Ulysse Roussy. C'était tout à l'improviste au débouché de la forêt.

          Ce fut une prestigieuse évocation des plus belles années d'enfance, simples souvenirs puérils et magnifiques.

          Il ne me reconnaissait pas. Au premier regard je l'avais retrouvé. Je m'adressais à lui : C'est toi Ulysse ? Il s'arrête, me fixe, cherche, puis tout à coup : C'est toi, Daro ?

          Oh ! Toute la musique qu'il y a dans ce Daro. Mon enfance retrouvée pour quelques minutes. Les parties de billes, de barre, de chasse aux nids, de maraude, de berger.

          Tout cela voilé du deuil de nos heures présentes. Il va en permission à l'occasion de la mort de son jeune frère, tué en Champagne. Je lui ai parlé de Julien : lequel ? Fit-il. Le petit gosse ! Mais oui, c'est déjà un soldat.

          Brave Ulysse. Pas une égratignure encore. Et depuis le début il est là.

          Le 30 octobre - On nous balance Viviani, Millerand et Cie. Ce n'est pas dommage d'avoir débarrassé le terrain de ces phraseurs aux sentiments de mollusques. Mais par qui les remplacera-t-on ? Des jeunes, des énergiques, voilà ce qu'il nous faudrait, et j'ai bien peur qu'on n'ait recours encore une fois aux vieux, aux fatigués, aux gagas. Pourtant les Boches sont toujours à Noyon, et les Serbes sont bientôt comme les Belges, étranglés !

          Conserver l'article de Clemenceau du 28 - Hindenburg à l'Acropole. Celui du 29 - Deux symboles (la mort de Miss Cavell).

          En avant.

          Le 31 octobre 1915 - En gare. Dimanche avec un lever de soleil prodigieusement beau sur le château. Les plus beaux décors m'ont échappé, préoccupé que j'étais par la réception de douze wagons de vêtements. Soixante mille chandails, autant de cache-nez. Du bon travail, un peu trop abondant pour un dimanche veille de fête.

          Mais mon travail est suspendu pour une très grave affaire :

          Un maréchal des logis de dragons était cantonné dans un village quelconque. Il oublie son manteau. Remise du manteau par l'hôte au maire. Du maire au maréchal des logis de gendarmerie qui fait un rapport à son commandant, lequel prévient le Général D.E.S., qui informe la S.R. et qui transmet le rapport au Général d'Intendance de la 6ème Armée, rapport transmis à l'Intendant du Q.G. au 35ème Corps, qui transmet au Sous-intendant des P. et C. qui questionne l'officier du CVAD lequel renvoie pour information au petit adjudant que je suis afin de savoir si ledit paquet est arrivé à son destinataire. Il faut rendre compte à tous ces pitres mis en mouvement. Voilà à quoi servent pour un manteau de vingt francs nos généraux et voilà pourquoi les Boches sont à Noyon.

Le 1er novembre 1915

          Toussaint mouillée, Toussaint boueuse, Toussaint morne, oppressante. Pas même une échappée vers les choses éternelles et vers nos morts. Après avoir été trempé par la pluie à Trosly, je suis enfermé cet après-midi au bureau où l'on étouffe d'hostilité et de fumée de tabac. Je me suis enfui un quart d'heure à l'église. Je n'ai pas eu le temps de me dégager de la glu ambiante, et de me recueillir pour penser, prier, pleurer. Pauvre Cher Grand, qui dort là-bas, tout seul, sans que je puisse lui porter une fleur et une prière.

          Le 2 novembre - Même asservissement matériel et moral à la tâche. Une visite furtive au hasard d'une course jusqu'au cimetière.

          Oh ! Toute la jeunesse couchée dans la terre. J'évoque la procession des âmes de tous ceux qui sont tombés. Et l'on voit la foule compacte et pressée de ceux qui se vont se coucher encore pour se joindre au chœur immense.

          Le 4 novembre - Déclaration ministérielle. Nous avons changé un bavard contre un avocat. Je cherche le cri sincère jailli du cœur, je ne découvre que de la rhétorique. J'attends des déclarations qui soient déjà des actes. Je ne trouve que des phrases évasives et creuses autant que bien tournées.

          Derrière "le chœur des vieillards", tous les politiciens auront beau jeu à continuer leur cuisine malpropre au détriment de la France agonisante, au profit de leurs petits clients. Pendant ce temps on étouffe les Serbes et les Bulgares.

          Les Grecs aussi ont changé de ministère. Venizelos, d'un hardi coup d'épaule a renversé Gounaris pour laisser à la Grèce la route droite et triomphale déblayée des immondices où elle patauge. Diogène, dans les rues d'Athènes irait chez celui-là, et poserait sa lanterne. C'est un homme. Nous cherchons le nôtre. Voilà quinze mois qu'on ne l'a pas encore.

          Le 20 novembre - Le travail suspend ma vie morale, ma vie intérieure. Je n'ai plus le temps ni de lire, ni d'écrire, ni de penser. C'est avec une sorte d'étonnement que je me vois à la fin de novembre presque sans le savoir. Mes derniers souvenirs sont du mois de septembre, quelques échappées en octobre, quelques coups d'œil à la nature splendide. Mais depuis, rien, rien. C'est le brouillard épais de novembre dans lequel les jours glissent inaperçus. Depuis quelque quinze jours, c'est moi qui assure toute la distribution au Carrefour du Putois. Je continue en outre à avoir la surveillance des colis. Il y a à ce service de quoi remplir copieusement ses heures. Je ne suis pas débordé par le travail, mais il est constamment impérieux. Je n'ai plus le loisir de suivre avec angoisse la lente agonie des Serbes, je lis les journaux pendant les repos. C'est déjà trop pour qui veut avoir une âme d'autruche et fermer les yeux au danger grec et roumain.

          Le 30 novembre - Les jours passent avec une vélocité surprenante. Ni le temps décrire ni de penser. Vie âpre et pourtant enviable. Le nouveau ministre de la guerre va nous appeler sans doute aux tâches plus dangereuses et plus rudes. L'abrutissement de la tranchée et la mort nous guettent. Circulaires sur circulaires arrivent, de plus en plus précises et impérieuses. Ce n'est plus de la littérature comme au temps de l'ineffable et cynique Millerand.

          De rares nouvelles des miens. Déjà deux lettres de Serbie. Faut-il dire déjà ou seulement ? Là-bas, l'horizon s'assombrit de jour en jour. L'agonie lente de la Serbie se prolonge comme une merveilleuse fleur d'un couchant sublime avec des lueurs rouges d'incendie et de sang. Quels historiens feront frissonner les fils de l'avenir avec le récit de ces sacrifices de peuples héroïques. Tout à côté pourtant les pires bassesses. Les Roumains se tiennent à l'écart, mystérieux et cyniques. Les Grecs, fils d'Ulysse entre l'enclume et le marteau crient qu'ils ne veulent pas se battre. Beaux discours, visites éminentes, menaces, intérêts, rien n'y fait. Le gouvernement grec est en train de nous jouer je crois, un tour de cochon comme disent les gens du peuple. Ils doivent nous rouler de main de maître.

          Le roi gouverne, il est convaincu de la supériorité germanique, il croit à la victoire finale de l'Allemagne, il aime l'Allemagne, il lui est dévoué corps et âme et sans doute lié par traité à elle, par traité secret. Mais Venizelos qu'il a en haine a appelé les anciens libérateurs de la Grèce, il leur a permis de s'installer en Macédoine. Les alliés sont là, flairant et redoutant un coup de Jarnac sur leurs arrières-lignes. Ils exigent des garanties. Leur donner toutes serait se livrer à eux, prendre parti contre l'Allemagne. Il n'y a plus qu'un moyen de sortir de cette situation fausse : atermoyer jusqu'à ce que les allemands soient massés à la frontière grecque prêts à broyer nos pauvres troupes, irrémédiablement, et dicter à la Grèce un acte de protestation pour la forme, la violer en apparence, puis quand les alliés seront anéantis là-bas, il lui serait facile de se laisser guillotiner par persuasion, et de répondre aux mécontents : pouvais-je faire autrement ? Corneille et Thémistocle auraient trouvé une autre réponse, mais n'est pas un héros qui veut.

          Descendons plus bas, plus bas encore… très bas même, à une table d'officiers où j'étais invité dimanche dernier :

          Misère morale, misère intellectuelle.

          L'un, un invité au pied levé amène la conversation sur les horreurs germaniques et tout brutalement vient avancer : "Tenez, par exemple, que n'a-t-on pas reproché aux Boches, des bombardements de la cathédrale de Reims ! Eh bien, ils ont eu raison. Nous en aurions autant fait à leur place. Il est établi que nous avions installé dans les tours des mitrailleuses. Je le tiens d'un commissaire du gouvernement."

          Tout le monde se récrie. Je fis observer que la ville de Reims était une ville de 100.000 habitants, que la cathédrale était au centre de l'agglomération, qu'une mitrailleuse ne portait qu'à cent mètres et que par conséquent, en aucune façon, les mitrailleuses de la cathédrale, si tant est qu'elles y fussent ne pouvaient menacer les lignes boches.

          Mais le capitaine, président de table, réplique crûment qu'il était indigne d'alléguer de tels faits en faveur des Boches, et que d'ailleurs cela ne tenait pas debout, que n'importe quel expert appelé dirait : "celui qui a osé dire cela est un idiot". Largeau pâlit, mais ne broncha pas. Quelle douche. Un silence. Mais Weil cria : Voilà Messieurs un canard aux navets qui me semble cuit à point.

          La conversation revint à la politique. La cause de notre insuccès du début, c'était la politique, les partis d'extrême gauche qui avaient prêché le désarmement.

          - Pardon, objecte M. Chazel, la faute n'est pas à ceux-là, mais à la majorité. Ils n'ont jamais eu la majorité ceux que vous incriminez, n'ont jamais été la majorité.

          - oui mais une majorité singulièrement paralysée par ces gens là, par tous ces Jaurès, ces Hervé.

          - Ah ! mon Capitaine, fit Töpfchen, je vous demanderai de ne pas dire de mal de Jaurès. J'étais un de ses plus fervents adeptes. Il ne faut pas confondre Jaurès avec Hervé.

          Mais le Capitaine ne fait aucune distinction.

          - J'ai été élevé dans les principes républicains, dit-il, je n'admets pas qu'on tolère des gens qui parlent de planter le drapeau dans le fumier. Les Jaurès, les Hervé, c'est toute la même bande. Nous sommes en guerre, c'est vrai, mais en temps de paix, si un Monsieur dans une popote d'officier avait osé soutenir de pareils hommes, on l'aurait sorti à coup de pieds au cul !

          Le petit rageur céda sous le coup de botte, comme un cheval attaché sous un coup de cravache. Il essaya de riposter, tout pâle ; sa voix s'étrangla, il se tut. A grade égal, c'était une gifle. Weil reprit le chahut… et l'orage s'en alla sans éclater. Mais que j'aurais voulu être ailleurs.

          La bêtise, l'étroitesse d'esprit, la violence des caractères, la brutalité des intelligences et des manières ne sont pas le seul lot des humbles.

          J'étais gêné, ce n'était pas par sympathie pour personne. Je sais à quoi m'en tenir sur la cordialité des ces invitations périodiques faites dix minutes avant le repas. Je sais à quoi m'en tenir sur la valeur morale du "botté". Encore aujourd'hui un exemple typique.

          Ce matin après une nuit glaciale, il s'est mis à pleuvoir. Un verglas magnifique recouvrait les routes. Il faut avoir vu ces pauvres chevaux et ces conducteurs en lutte avec la route traîtresse. La pluie ne cessait pourtant pas de tomber, froide sur la terre gelée ; elle se figeait au fur et à mesure, et au lieu de supprimer le verglas, l'accroissait.

          Les hommes et les bêtes étaient rentrés passé midi, harassés et trempés. Et la pluie tombait toujours plus abondante et froide. Les conducteurs chargés de fûts ont la consigne d'en déposer quelques-uns uns spécialement marqués dans la cour de notre cantonnement en rentrant à Pierrefonds. L'un d'eux estima sans doute qu'il était plus urgent d'aller sécher ses chevaux et ses vêtements. Or à quatre heures du soir, Töpfchen s'aperçut qu'il manquait un des fûts spéciaux dans la cour.

          Explication. Recherche avec les distributeurs. Il fut établi à tort ou à raison qu'un des conducteurs, lequel, on ne savait, avait mangé la consigne. Alors, sans se soucier ni des fatigues ni des difficultés du matin, ni de l'heure tardive, ni de la pluie qui tombait à seaux, il donna l'ordre à toutes les voitures chargées de fûts vides de venir à la cour de notre cantonnement.

          Et les malheureux conducteurs et chevaux, à demi séchés, durent venir se promener et s'en aller sans comprendre la manœuvre aussi féroce qu'idiote. Mais des trente voitures chargées on avait retiré un fût, le fût manquant. Le Dur pouvait dormir en paix, son orgueil était satisfait.

Le 3 décembre 1915

          Pas de nouvelles de Louis. L'inquiétude renaît. Sa brigade a été engagée avec les Bulgares. C. me le confirme sans le vouloir. La désorientation balkanique est toujours aussi grande.

          Le 5 décembre - Une lettre de Louis du 12 novembre. Trois semaines de voyage à une lettre !

          Le 10 décembre - Deux sujets de nouvelles savoureuses avec un peu d'art dans le récit.

          La première, âpre. Derbaud est un vieux territorial, RAT. Sa famille est restée dans le pays envahi, vers Lille. Il était malade à la mobilisation. Il a fui comme il a pu. Il s'est présenté aux autorités militaires, incorporé à un dépôt quelconque de l'ouest où il est mal vu à cause de son caractère énergique, loyal, nerveux. Il a l'échine raide, la réplique prompte, la susceptibilité avivée par sa maladie.

          Il se déplaît dans cette caserne. C'est un soulagement d'aller au front. Hardi et prudent, il recherche les missions périlleuses, froidement guide les jeunes, les discipline, mais un sergent le déteste à cause des qualités de l'homme. Un jour, Derbaud est malade, ne peut se traîner. Le sergent l'a remarqué. Il s'empresse de le désigner pour une corvée, par brimade, le vieux se plaint : - Marche donc, vieux con, grince l'autre.

          Il marche…

          Quinze jours plus tard, nouvelle patrouille de nuit accueillie par une fusillade et des rafales d'obus. Le sergent se blottit dans un trou, oubliant ses hommes et sa mission. Derbaud le cherche. Il le découvre au fond d'un fossé, blotti, tremblant.

          - Qu'est-ce que tu fous là ! Tu as peur, lâche. Vois-tu le vieux con est là. A nous deux. Veux-tu bien sortir lâche. Il faut que ce soit ton vieux c. qui te montre l'exemple. Allons ouste. Vas-te plaindre.

          Et Derbaud lui envoie un coup crosse en plein visage et s'éloigne. Il continua la patrouille, puis rentré à la tranchée :

          - Mon lieutenant, j'ai tué le sergent.

          - Tu as tué le sergent ? Pourquoi ?

          - Je lui ai cassé la figure d'un coup de crosse parce qu'il nous avait abandonnés et s'était caché.

          - Tu as bien fait, fit l'autre.

          L'autre est plus humaine et plus gauloise.

          Nous étions cantonnés à Haramont le bourg, dans la clairière de la forêt. Beau cadre. Dans la maison forestière, la jeune et accorte, faunesse vicieuse du Moulinet.

          Le sergent Petit. Les privations d'amour. Le soir, il est excité en écrivant à sa femme. Le flux de sang du mâle. Il se relève, quitte son camarade de lit, part à pas de loup dans la laie, arrive au Moulinet, la jeune femelle se relève, l'accueille en chemise, les amours fausses. Mais là dans le lit, où la mère indigne accepte le visiteur, dorment deux enfants. Le brave père de famille qu'est Petit sent le rouge lui monter au front. Il a honte, lâche la femelle et s'enfuit.

          Le 19 décembre - Notre nouveau gouvernement ne peut pas plus se dépêtrer des difficultés balkaniques que l'ancien. Même entêtement aveugle à attirer les Boches à Salonique, même affolement, inquiétude, irrésolution sur les moyens de s'y opposer.

          Les Bulgares donnent le premier gros choc à nos frères. A quelle boucherie à t-on envoyé ces pauvres Franc-comtois ? Le manque de cohésion, de décision, de direction dans notre camp multiplie les chances des allemands, leur promet de conserver les fruits de leurs premiers succès, et de faire durer la guerre au-delà des forces des peuples.

          Le 12 décembre - Dimanche.

          "Es ist nicht immer Sonntag im Leben", (ce n'est pas toujours dimanche dans la vie). Cette phrase d'un livre lu à Krems (Für Dich) me revient en mémoire aujourd'hui où je sens chanter un peu de joie inattendue et pour moi, une fois.

          "Est ist heute Sonntag in meinem Herzen", (Aujourd'hui, c'est dimanche dans mon cœur). Pourtant je ne saurais pas bien dire d'où vient ce flux qui monte ne chantant.

          Ce matin la tempête de neige faisait rage. Elle s'est apaisée vers huit heures. A dix heures j'étais libre par extraordinaire. Je suis donc allé au château. Je n'avais pu y remonter en pèlerinage depuis le 1er janvier, où j'étais allé découvrir Julien encore épouvanté de la sanglante attaque de Guennevières.

          J'ai passé une heure sur la terrasse, dans la cour, revivant le premier jour de l'année terrible. En redescendant, après une courte visite à la vieille église, j'ai eu la joie de trouver une longue lettre de Louis, une de maman, annonçant la libération de Julien, une de C. apportant une caresse. C'est la joie complète. Laissons les ailes se déployer pendant cette fugitive heure de paix.

          Le 15 décembre - Une carte de Louis datée du 1er décembre. Il n'a pas encore été engagé. Poste à la garde d'un défilé à mille mètres d'altitude dans la neige, et affamé.

          Le 16 décembre - La retraite française sur Salonique semble avoir été ou être très dure. Notre anxiété fraternelle et patriotique grandit d'heure en heure. Je prévoyais, je redoutais un désastre.

          Le 21 décembre - Dure journée, relativement. Sure pour nous qui vivons en sybarites dans notre nid de Pierrefonds. Nous l'avons quitté ce matin.

          Ravitaillement à la Faisanderie. Course en vélo par la pluie, la neige et la boue par Charny au Bac, Compiègne, la Croix-St-Ouen, Saintines où nous avons un accueil cordial qui détone sur ceux de la région. Les hommes sont au moulin, cela rappelle Duvy. Je leur ai procuré de la paille, une couche sèche et chaude. Cela remettra des mauvaises humeurs.

          Töpfchen est au château, moi chez une bonne vieille veuve dont le fils unique est au front. Elle est résignée. Pourvu qu'il revienne.

          Demain, nouveau départ. Cela rappelle le début de la guerre. Je crois que nous passons convoi de division et nous allons quitter le front de l'Aisne.

          Le 22 décembre - De Saintines à l'accueil ouvrier, chaud et spontané au grincheux accueil des paysans picards de Fouilleuse. Journée boueuse, pluvieuse, pleureuse. Longues étapes pour moi en vélo par une boue grelante dans la vallée de l'Oise sur des routes plus sèches dès que les silex apparaissent.

          A Verberie, j'ai cherché et trouvé Redersdorf. Je lui ai serré la main hâtivement. Il envie "mon filon". En causant avec lui, j'ai aperçu par le plus grand hasard Marcel Sauvageot qui ne me reconnaissait pas. Il m'a parlé - d'un air grave - comme un homme détaché de tout. Il m'a cité un mort du pays, et ajouta : "il y en a encore plusieurs autres, mais je ne sais plus lesquels. Oh ! Ici on ne publie tout, on ne sait plus comme on vit". Harancourt parlait hier du renoncement en quelque sorte religieux et monacal de ces deux millions d'hommes engloutis dan le cloître des tranchées… Pauvreté, chasteté, obéissance. Les trois vœux, et bien remplis hélas, mais quelle soif et quel espoir de délivrance et de revanche éclaire cette servitude et cette privation.

          Il serait délicieux de flâner à travers ce vieux pays de France, dans la vallée de l'Oise où les villages pittoresques et évocateurs d'une vieille histoire. La Croix-St-Ouen, Saintines, l'Ermitage, Pont-Ste-Maxence, Estrées, St-Denis. Et partout de vieilles bâtisses délabrées mais autrefois opulentes et solides. Le vieux grès équarri abrita bien des splendeurs monacales ou seigneuriales où maintenant il n'y a plus que des paysans qui ne peuvent donc bâtir qu'à la baraque.

          A Fouilleuse il n'y a qu'un vieux jardinier qui nous fait un accueil cordial.

          Le 23 décembre - Journée en gare de St-Just-en-Chaussée. Cantonnement du soir chez le vieux curé de Lieuvillers. Il m'offre une "goutte". C'est un vieux simple et finaud à la fois. Il croit aux balivernes du Matin, sur la volte-face de la Grèce, il ignore l'usage des lampes de poche et s'émerveille devant ma lampe électrique mais il me dit "qu'il tient ses paroissiens avec la médecine qu'il pratique. Dès qu'ils ont une colique, ils courent chez moi, m'appeler. Je suis tout de suite là et dès lors j'ai un pied dans l'étrier."

          Après avoir trinqué au verre de fine, je le laisse préparer son sermon de Noël. Le vent hurle, la pluie tombe. Ce sera encore gai demain notre longue étape en perspective.

          Le 24 décembre - Nous chargeons en gare et revenons à Lieuvillers pour deux jours. Je retrouve ma chambre chez mon vieux curé.

          Le convoi s'est scindé en deux. Rübelein me quitte. Gott gehe mit ihm ! Ich habe gegen ihm einene sicken Verdrufs. Unter dem gewöhnliche Vertraulichkeit, liegt ein wacher Hafz (Que Dieu soit avec lui ! J'éprouve toujours à son égard un mécontentement tenace. Sous les dehors de la familiarité ordinaire, il y a une vive aversion).

          Noël. Popote calme, les imbéciles de 1ère classe nous ont quitté. Quelques chants, une bonne bouteille, nous allons chacun dans notre chambre. J'écris à M. Mathiez, aux miens, à C. Il est 11 heures et demie. J'ai bien sommeil mais je vais quand même à matines. L'église est humble et belle, mais les chants éraillés, ma tête lourde, l'émotion religieuse n'est pas venue.

          Le 25 décembre - J'ai passé ma fête de Noël dans un wagon à trier des colis.

          Demain nous quitterons Lieuvillers pour Blicourt-en-Beauvaisis.

          Le 26 décembre - Départ de Lieuvillers. Chargement en gare de St-Just. Par une gaffe de Töpfchen je reste jusqu'au soir, attends un train.

          Descente à Crèvecœur. Le chef de gare m'offre un wagon de 1ère classe où je passe la nuit avec Froment.

          Le 27 décembre - Je viens dans l'après-midi au nouveau cantonnement : à Pisseleu, (14 km N. de Beauvais). C'est le village des plateaux crayeux. Riche campagne et aspect minable des habitations en torchis. Les maisons en brique ne sont pas les plus nombreuses. Village plat, rues sales. L'eau des mares n'excite pas à la propreté.

          Jammer m'a préparé en apparence une chambre. Je loge chez Mme Maillard. Le mari est au front, seule avec sa fillette.

          Le 28 décembre - Je suis à nouveau écarté de la comptabilité. Je suis systématiquement relégué au service des colis. Toutes mes offres d'aide sont accueillies par un merci cinglant. J'irai tous les jours en gare assurer le chargement des effets d'habillement.

          On m'ignore. Des ordres viennent dans la nuit modifiant les heures de départ, on ne me les communique même pas.

          Le 31 décembre - Canaille. Le 29 décembre - L'inquiétude au sujet de Louis commence à peser. Rien ne vient donner la garantie qu'il n'a pas disparu dans la redoutable retraite. Pourtant les affaires françaises à Salonique sont en meilleure posture. Pour une fois les prévisions pessimistes sont démenties. Je croyais (et craignais) que les germano-bulgares allaient poursuivre leur succès et nous jeter à la mer. La frontière grecque les a arrêtés. Il se sont arrêtés contre toute attente. Nous avons eu le temps de nous ressaisir, d'organiser le terrain, d'envoyer des forces et du matériel et des munitions. Un camp retranché s'organise, s'affermit de jour en jour et qu'il semble de plus en plus difficile d'enlever.

          Pour peu que nos adversaires tergiversent encore, la partie est perdue pour eux. Leur expédition balkanique se terminera en queue de poisson, à moitié chemin comme leurs précédentes entreprises sur Paris-Calais, Moscou. Des forces françaises et anglaises à Salonique assez considérables semble-t-il, c'est une menace que le major Moralut qualifie à juste titre "d'intolérable". Mais les tranchées établies et armées, comment nous expulser d'une place forte libre du côté de la mer. Il leur faudra tolérer la menace, l'épine au côté. Vraiment, c'est Clemenceau et Kitchener qui avaient tort, Briand qui avait raison. Qui pouvait prévoir cette impardonnable faute militaire d'un arrêt en pleine poursuite victorieuse. Qui eut cru que des poteaux frontières grecs seraient respectés quand ceux du Luxembourg et de la Belgique pour des raisons moins impérieusement nécessaires ont eu si peu de solidité. C'est que le problème balkanique est un gluant écheveau. Nous nous y sommes pris, et les Boches s'y sont lancés à plein vol, pas étonnant qu'ils battent déjà de l'aile. Poursuivre les Français jusqu'à Salonique c'était facile et urgent, mais il y avait deux coureurs vers le même but, pour la même récompense. Salonique nettoyée, c'est beau, mais quiconque y parvient ne veut pas s'en aller, sauf les Anglais, et encore je ne voudrais pas le jurer. Si les Bulgares y mettaient les pieds, jamais ils n'abandonneraient cette proie. Les Grecs le savent. Ils sont lâches et infidèles à l'Allemagne, mais les fusils partiraient tout seuls et alors… c'est un ennemi de plus. Les Austro-allemands ont un appétit au moins aussi aiguisé et aussi avisé que celui des Bulgares. Salonique ferait bien leur affaire. Mais Salonique est grecque et puis surtout, ils ne peuvent forcer la place sans le concours des Bulgares. Donc avant de se lancer à l'assaut, ces bons larrons se concertent pour savoir à qui on laissera Salonique.

          Les Bulgares n'iront pas s'y faire décimer pour la rendre. Les Allemands ne peuvent décemment la prendre aux Grecs. Les Grecs ne savent que faire. Délibérations. Nous sommes l'heureux troisième larron. Chaque jour qui passe nous assure mieux contre un désastre.

          La situation angoissante devient bonne, satisfaisante. Et voilà les coalisés paralysés, ne pouvant se lancer nulle part ailleurs avec notre arrière sur le flanc.

          Le 30 décembre 1915 - Aujourd'hui c'est fête. Une grande lettre de Louis. Il est sauvé.