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-Verdun-Lorraine- 

 

Spera in Deo.

Sustine.

Per crucem ad lucem.

(Espère en Dieu.

Supporte.

Par la croix vers la lumière)

 

Le 1er Novembre 1917

          Toussaint 1917

          Dans l'épreuve, au fil des jours…

          La Toussaint à Verdun et en rentrant de permission.

          Une permission dont je suis mécontent. Je reviens non pas avec des provisions, mais du vide au cœur, du vide où flotte de l'effroi. J'ai tissé peu à peu de l'impossible et je sens que les derniers fils se nouent pour m'attacher irrémédiablement.

          J'ai bien esquivé Belfort mais je ne suis allé ni à Montbéliard, ni à Sancey…

          Je pressens avoir fait très mal à Marthe. J'ai trouvé ici un mot de son amie F. qui me laisse voir où la pauvre glisse. Je n'ai pas répondu à la Croix Morel. J'ai vu Camille plus morte que vive. Je n'ai rien fait transmettre à la Croix-Rouge. Je souffre encore de l'ancienne et définitive pitié. Tout cela est plus confus que le brouillard. Mme Bey a commis l'irréparable bassesse. Mon cœur n'a d'égal en confusion que la situation politique et militaire. Jours noirs. Dies irae, dies illa. (Jour de colère, ce jour-là). Mes pauvres morts. Je monte en ligne cet après-midi.

          Jour des Morts.

          A la cote 344.

          De profundis clamavi at te Domine (Des profondeurs je crie vers toi Seigneur).

          Me voici plongé dans l'abîme de misères indescriptibles. Il n'y a que ceux qui ont trempé dans les tranchées inondées et qu'il faut tenir quand même, qui en sachent l'horreur sans nom. Pauvres malheureux. Pauvres hommes.

          De quel égoïsme est donc cuirassé le cœur humain pour que les êtres qui nous aiment pourtant, vivent confortablement et tolèrent ces innombrables supplices sans venir à notre secours, et quel mystérieux ressort tend donc les corps et les âmes suppliciés pour qu'ils résistent à ces abominables souffrances monotones ? Et pour les accepter ?

          Mais passons. C'est le Jour des Morts. Il pleut. Le brouillard dégouttant pèse sur le visage torturé de cette terre maudite.

          Accroupi dans un abri devenu citerne je songe à mes morts… Je songe à mes proches que la terre a déjà dévorés. Je songe aux immenses cimetières qui parsèment la terre de France de Dunkerque à Belfort. Effroyable couronne d'épines enfoncée en pleine chair saignante.

          Et voilà que le désastre italien appelle les Français à couvrir de leur courage la terre d'Italie (?) qui a déjà vu tant de fois tomber les corps français sur elle.

          Les esprits pessimistes disent : est-ce que les Italiens sont venus à notre secours à Verdun ?

          Les Italiens nous trahissent comme les Russes… Ils ont dû lever les bras.

          Les simples disent. Je ne comprends pas que les Italiens se soient fait prendre six cents canons, cent mille hommes. Il n'y a que nous Français pour mater les Boches. Et c'est notre tour hélas. D'autres disent : c'est bien fait. Ils n'avaient qu'à rester neutres. Il y a si peu d'hommes qui comprennent que la Belgique, la Serbie, la Roumanie, l'Italie ne se sont pas mises dans cette affreuse guerre de gaîté de cœur, si peu qui comprennent la fatalité de ces désastres successifs, de ces égorgements de nations.

          J'écoutais cette nuit les hommes causer de la guerre dans leur abri !

          Quels grands enfants ou naïfs ou cyniques. Rien que des arguments ineptes.

          Couper la tête à Guillaume, pendre Poincaré.

          Espérer que chacun lèvera les bras.

          Demander une mutation, la famine, etc… pourvu que la guerre finisse. Et pour ceux qui ne sentent que l'odieuse brutalité de la lutte n'est-ce pas en somme bien logique ?

          Comment leur en faire grief ? Et les souffrances s'accroissent, les rangées de tombes s'allongent dans les plaines :

          Resquiescant in pace (Qu'ils reposent en paix).

          Et c'est une autre désolation que celle de mon cœur tiraillé en tous sens, corrompu et odieux à un juge équitable.

          Je me suis mis à pleurer, à rougir en disant tout à l'heure la "Prière pour celle qui m'aime" de Murner. De profundis clamavi. La mort serait sans doute la solution la plus loyale, la plus belle, la plus douce.

          Le 3 novembre - Verdun.

          La relève s'est faite au nez des Boches par la piste, la tranchée et les boyaux étant inabordables. L'ennemi indulgent n'a pas tiré. C'était déjà bien assez de misères de s'arracher des fondrières de boue.

          Jamais marche ne m'a été plus pénible que cette descente à travers la steppe boueuse de la cote du Talou à Bras. J'étais harassé à pleurer. Mes pauvres petites cuisses étaient lasses de tirer en haut mes pieds englués. Pour comble de guigne le guide nous avait égarés.

          Tout cela est loin, car dans la cave ce soir les pauvres êtres boueux chantent déjà :

          "Bonsoir les copains

          On se reverra

          Demain matin

          Pour le combat…"

          - On a déjà oublié toutes ses petites misères, fait Bouchart, philosophe.

          Il est vrai qu'il y a eu un quart de vin supplémentaire.

          Par contre pas de bougie et je note ceci : titre de détail scandaleux :

          Mon tampon frappant à toutes les coopératives ne trouvant pas de bougie s'adresse à un "type" soldat du génie, croisé en rue :

          - Tu sais pas où y a des bougies à vendre ?

          - L'autre réfléchissant : si, viens avec moi.

          Et ce roublard vendit à mon débrouillard des bougies touchées pour l'éclairage des sapes du génie.

          On nous a descendus de Bras à Verdun en péniche : c'est une des rares innovations intelligentes que j'ai vues pour soulager le fantassin sortant des lignes.

          Le voyage fut une douce surprise dans ce paysage meusien voilé dans le brouillard au roulis insensible du bateau.

          Je songeais aux descentes en bateau sur le Rhin, l'Aller, l'Elbe, le Danube des temps heureux.

          Parmi les nombreuses péniches coulées dans le canal par les obus, j'ai eu la surprise de lire quelques noms évocateurs et symboliques des temps passés, des temps présents : Lorelei, Margaretha !

          A l'arrivée à Verdun dans la ville sacrée la fatigue nous pressait trop les tempes pour que nous puissions, nous qui franchissions la première fois ces portes de Vauban, goûter, éprouver l'angoisse solennelle qui les ferme.

          Pauvre ville dévastée. Mais on en a tant vu de ces ruines, que celles de Verdun, elles-mêmes ne nous étreignent plus d'horreur religieuse.

          Pour mémoire, la scène tragi-comique de l'incendie de la cagna. Le caporal Chalmeton - un type. Son juchoir au-dessus de la sape inondée. Le quart d'alcool à brûler renversé. Les flammes partout, sur le corps, à la porte. Le moyen héroïque - sauter dans l'eau. Le casque récipient.

          Notre fou-rire, après le danger.

          Le 4 novembre - J'ai le corps engourdi de fatigue, les membres me font mal après cette nuit de repos dans une cave sur un édredon provenant des logements dévastés par les obus et le pillage.

          Le 5 novembre - Les profiteurs de la guerre.

          Un territorial - de Toulouse - s'est débrouillé pour avoir malgré la guerre et malgré son séjour au front, la vie agréable et rémunératrice.

          Il s'est pourvu d'une clarinette et s'en va le soir à la recherche des copains qui on l'accent. Il les aborde avec une verve de charlatan, puis leur offre quelques airs d'abord gratuits.

          Pour de pauvres diables descendant de la boue, un tel compatriote est une bénédiction du ciel du Midi.

          Mais cette "fille de pute" en soufflant dans la clarinette attrape soif. Il demande à boire et manifeste sans gêne ses préférences pour le vin en bouteilles. Il y a d'abord la supériorité de la qualité qui fait le souffle plus ferme, puis cet autre avantage inattendu et cyniquement étalé : il demande les bouteilles vides pour sa peine : il les revend à un marchand de l'arrière à sept sous pièce, grâce au concours d'artilleurs qui assurent le transport des bouteilles avec empressement par partage des bénéfices.

          Le 6 novembre - Vraiment on abuse du poilu ! Après une journée de repos pendant laquelle la boue visqueuse des vêtements et des armes n'a pu être enlevée qu'en partie, on ordonne des travaux de nuit.

          Embarquement dans les péniches, remontée de la formidable cote du Poivre, et nous voici de nouveau en seconde ligne à approfondir la tranchée.

          Au retour après un semblant de mauvais travail, un blessé par balle de mitrailleuse, marche dans la nuit jusqu'à Verdun.

          Les hommes sont harassés, déprimés. A ce régime, on prépare une sédition car l'après-midi qui suit, revue du Colonel, nettoyage, théories prescrites.

          Le 7 novembre 1917 - Hier soir, à la citadelle, concert et cinéma donné à la troupe.

          Vu à la séance quelques officiers de la mission étrangère : serbes, italiens, anglais, japonais.

          Les nouvelles d'Italie dépassent toutes les craintes.

          Deux cent cinquante mille prisonniers. Mille huit cent canons.

          La catastrophe est due à la défection de divisions travaillées par les délégués du soviet. L'Entente se suicide avec la révolution russe.

          Seule l'armée allemande, le gouvernement allemand ont une mentalité de combattants, un patriotisme inébranlable et obstiné.

          Les autres gouvernements sont lâches et faibles. Ils tremblent devant les trembleurs qui se parent du nom sournois de pacifistes.

          Et ceux-ci s'enhardissent, travaillent à démoraliser les armées de l'Entente. Qu'il arrive un coup de tangage et l'armature s'effondrera, laissant les Boches seuls, debouts et triomphants.

          Le 9 novembre 1917 - Durant ces mois d'hiver où l'hostilité de la nature et des hommes s'acharnent sur le pauvre fantassin connaissez-vous le tourment le plus cruel ? Ce n'est pas celui de la sentinelle dont les pieds trempent dans l'eau tandis que le vent aigre lui mord les chairs et fait pleurer les yeux fouillant les ténèbres. Je crois que le pire est une corvée de nuit.

          Vous représentez-vous ce que c'est que de s'en aller en longue file morne, un rouleau de barbelé sur l'épaule par la nuit noire, sous la pluie, à travers un terrain bouleversé par les obus comme ne le fit jamais aucune charrue, d'aller avec un fardeau, glissant d'un pied, enfonçant l'autre dans la boue visqueuse, faire effort pour les ramener tous deux, aller puis heurter une pierre, un rail et tomber dans un trou d'obus plein d'eau, se déchirer les mains, les vêtements aux fils de fer barbelé, tituber comme un homme ivre, s'effondrer sur les genoux, heurter un voisin, qui jure et vous injurie, tout à coup être ébloui et assourdi par le fracas des explosions, ne plus savoir si dans quelques secondes il restera de vous et vos compagnons un seul vivant, puis reprendre dans le silence et l'obscurité retombés comme un manteau de fer, le douloureux cheminement c'est, croyez-le, un véritable calvaire.

          Et ce martyre obscur et monotone est infligé chaque nuit à des milliers et des milliers d'innocents et de braves gens.

          On est effaré quand on songe que nos autorités ne cherchent ni un adoucissement ni une compensation à ces martyrs héroïques, quand on s'aperçoit que leur bienveillance, leur sollicitude est réservée à la canaille.

          Les repris de justice, eux, sont groupés dans de bons cantonnements, hors de la portée des obus. Ils cassent tout doucement quelques cailloux pendant quelques heures par jour, ont les nuits paisibles, le repos dominical, deux quarts de vin, des casse-croûtes, des boissons chaudes, des vêtements fourrés et le droit de réclamer des améliorations de régime aux députés et aux ministres…

          Je n'exagère pas. Le fantassin après sa corvée, a le devoir de se taire, de regagner sa tranchée, souvent sans un seul abri, sans aliment chaud, sans vêtement sec, il va reprendre la faction au créneau, continuer son supplice en variant la souffrance…

          Pitié pour les soldats de France, pour les infortunés fantassins.

          Partie hier soir par les péniches la Compagnie est montée par l'affreuse piste avec l'agrément inattendu d'un tir de barrage. Nous sommes restés là-haut jusqu'à 1 heure. Et pourquoi faire, Grand Dieu ! Une douzaine de paysans en trois heures auraient remué davantage de terre que ces cent soldats dans leur nuit, sans direction, sans commandement, sans encouragement, ce n'est pas étonnant que ces hommes ne fassent rien. C'est même plus grave que le temps perdu et la fatigue inutile : on les démoralise, ils ont l'impression qu'on gâche leur temps, leurs forces, leur repos pour un travail sans valeur, mal réparti, mal compris.

          Nous rentrons transis, mouillés, harassés à 5 heures du matin avec trente kilomètres de trajet pour creuser quarante mètres de boyau à vingt centimètres !

          Le 10 novembre - La révolution russe se développe selon sa redoutable logique :

          Les maximalistes ont mis en fuite Kerenski. Le mot d'ordre, le programme passionnant de ces utopistes est : "La paix et la terre". Avec cette double promesse ils sont sûrs d'être soutenus par les cent millions d'ignorants et d'aveugles de ce grand peuple enfant. Gare à la réaction inévitable. Si elle proportionnée aux folies de ces rêveurs elle sera effrayante.

          En attendant nous en serons les premières victimes. La masse allemande libérée du front de l'Est va revenir sur nous plus arrogante et plus outillée que jamais.

          Ensuite, c'est la consolidation du pouvoir prussien sur la MittelEuropa. C'est l'avortement des germes de révolution qui pouvaient se trouver dans les cœurs las et clairvoyants d'Allemagne. Le peuple allemand a un patriotisme trop éclairé, trop bien manœuvré pour commettre la folie d'imiter ces fous qui tuent leur patrie par lâcheté et idéologie. Il y a une autre conséquence plus grave et plus inquiétante encore que je découvre dans les réflexions de mes poilus à l'annonce du coup de force des maximalistes : - Y a bon ! Voilà encore un coup qui fera marcher les choses. La paix n'est pas loin, va ! Les Russes en ont "marre". Ils ont raison. Si nous n'étions pas des c… nous en ferions autant… c'est le seul moyen d'en finir.

          - Et je rapproche ces propos de cette expression de fatigue entendue l'autre jour :

          - Je n'en puis plus. Il y a trop longtemps que je fais le c… Et pour qui ? Pourquoi ? J'aime mieux être Boche vivant que Français tué.

          - Et d'un caporal chuchotant ceci dans la nuit à un autre :

          - Je "leur" donnerais tout ce qu'ils voudront, la Belgique, l'Alsace, pourvu qu'ils nous foutent la paix ! Il y a trop longtemps que cette vie-là dure. Je me fous d'être Boche plutôt que de vivre comme un chien.

          Ces inepties se répètent, sans grande volonté d'action. Ceux qui les disent sont des soldats éprouvés, mais naïfs, ignorants qui ne comprennent plus. Mais à se répéter ainsi à propos de rien elles minent les volontés, la discipline.

          Et j'ai grand peur qu'un jour de tangage, l'armature craque et ne fasse comme l'italienne.

          Visite à M. Maugras, rencontré avec le sergent Galliot de Dôle, un révolté, un violent atterré de la mort lente de la France.

          "Pays pourri ! Pays foutu qui ne trouve pas une tête pour s'indigner de cette anarchie ! Je veux me faire Papou ! Après la guerre !"

          Il attribue toute notre lente défaite qui se prolonge à la bêtise du Commandement :

          Ils sont cons, cons, cons, recons ! Hurlait-il à Maugras.

          Ils n'ont su ni prévoir, ni profiter des circonstances.

          Le 11 novembre - Verdun.

          C'est aujourd'hui la St-Martin. La fête à Verne !…

          J'ai fait pour cette fête une lessive morale. Confession au père Cannel, communion à l'église trouée par les obus à St-Victor.

          Misere mei Deus, secundum magnam misericordiam tuam… (Aie pitié de moi, mon Dieu, dans ta grande miséricorde)...

          Le 12 novembre - La nuit dernière, travail à la cote du Talou.

          Montée en péniche. Nuit claire. Quelques obus. Thé à Bras. Retour par le "Tacot".

          Sommeil de plomb toute la matinée.

          Cet après-midi, je suis allé au cimetière situé à l'extrémité S.E. du faubourg Pavé à la recherche de la tombe d'Octave. Sous-lieutenant Girard, 60ème de ligne - sur une pauvre petite croix faite de deux lattes et plantée sur un tertre étroit entre beaucoup d'autres. Et c'est tout ce qui en reste.

          Pauvre Octave ! Quelle vie courageuse et propre et fière tu avais eue, sans autre satisfaction que celle de ce fatal galon d'or !

          Je te demande pardon du mal que j'ai eu la tentation un jour de te faire. Je te remercie du soutien que tu avais donné à mes débuts. Repose en paix en m'attendant.

          Ce soir, j'ai écrit à Berthe… et lui ai envoyé une pensée cueillie sur la tombe.

          Le 13 novembre - Prise d'armes pour remise de décorations.

          Le Colonel se montre sans distinction ni physique ni morale. Un âme de toutou près du Général Segonne. Une vulgarité de tambour dans les gestes et les discours.

          Le Général a demandé à mon petit Brunel :

          - Es-tu fatigué ?

          - Non, mon Général.

          - Bien vrai ?

          - Non, mon Général.

          Et après l'éloignement du Général tous les voisins qui fulminent :

          Con ! con, con ! Si ç'avait été moi, va… je lui aurais répondu au général.

          Et le pauvre petit affolé de ces traits qui se concentraient sur lui regardait de tous côtés cherchant un regard approbateur et bégayait :

          "A ma place, tu aurais dit comme moi". Et moi intervenant je le délivrai par un : "Silence ! Assez dit".

          Lettre de Louis rentré aux P.P.

          Bruits d'attaque prochaine. Le gros point d'interrogation du sort se dresse. Et sans que je puisse les empêcher de se dresser en travers de ma pensée, se lèvent dans mon esprit des sortes de reproches sur mon attitude :

          Ma lâcheté me murmure :

          "Hein, si tu y restes, tu l'auras bien cherché !"

          Que deviendront tes frères et tes sœurs quand tu seras tué ? Ton frère Henri, ta sœur Augusta ? Ils ont besoin de toi. Tu as charge d'âmes. Tu n'as pas le droit de les abandonner. Ton devoir n'est pas de rester dans l'infanterie meurtrière… Puisque tu as le droit d'être à l'abri, profites-en".

          Et du monde extérieur viennent des encouragements à ces insidieuses suggestions. C'est le sergent Galliot qui me cite l'exemple du Seguin de Dôle.

          Il était dans l'infanterie territoriale. Il est passé aux C.O.A. Je ne sais pas comment cela se fait, dit-il avec un sourire malicieux. Car il le sait aussi bien que moi. Il sait que les Seguin ne sont pas affiliés aux loges pour ne pas s'en servir. Ils ont l'échine souple et la pudeur sous les genoux.

          - C'est l'adjudant Dornier qui a fait une demande de sursis - demande refusée.

          Mais ajoute-t-il, je veux en avoir le cœur net, j'écris au Chef de Cabinet du Ministre de l'Instruction Publique.

          - Alors vous voulez déserter le Bataillon, lui demandé-je.

          - Oh ! Oui alors, si je peux. Je m'en fous qu'on m'appelle embusqué…

          Je n'ai trouvé que Maugras qui soit de ceux qui estiment devoir rester, et rester surtout à présent que les cœurs faibles s'effraient des menaces de la situation.

          Rappelle-toi ta promesse à toi-même. Tu dois rester pour te réhabiliter envers toi-même - pour expier tes lâchetés envers ton idéal. Sursum Corda.

          Verdun.

          Soirée exquise. Dans un appartement abandonné un feu pacifique flamboie dans la cheminée. Bourdiaux et Goueytes (?) font de la musique, Lagneau dessine, je lis "l'Âme des Choses", Bretzner nous fait du thé - chacun de temps en temps interrompt son plaisir favori pour goûter la mollesse des fauteuils, la douceur de l'atmosphère, écouter la cordialité, la paix et la joie qui chante dans l'air, en cette ville dévastée…

          Le 14 novembre - Le "Pays" publie une émouvante lettre de Caillaux à Barrès :

          J'en suis bouleversé. La clarté, la sincérité, l'éloquence qui ruissellent de cette protestation contre une âpre lutte menée par un autre écrivain non moins éloquent et que je crois également sincère et plus patriote me jettent dans un grand trouble.

          Depuis la tension de 1911 où j'avais lu si souvent dans les journaux allemands l'éloge dithyrambique de Caillaux et la haineuse appréciation de "Barrès und sa clique", mon cœur avait choisi. Instinctivement j'avais Caillaux en défiance, Barrès en confiance.

          Et quand ces temps derniers l'Écho de Paris, par la grande voix de Barrès, et l'Homme Enchaîné par l'âpre virulence de Clémenceau dénoncèrent des menées antipatriotiques de Herr Caillaux, mon opinion était établie déjà.

          A la lecture de cette lettre où frémit un patriotisme indéniable, où retentit un véritable cri d'angoisse devant l'abîme où "des aveugles conduisent des fous" et où va sombrer la Patrie en danger, je ne sais plus…

          Mon Dieu, est-ce possible que des hommes d'une si haute intelligence puissent perdre la France par esprit de parti. Car ici, c'est ou Barrès ou Caillaux qui perd la France. Et ce qu'il y a de tragique c'est qu'on ne sait pas lequel, et que c'est peut-être celui qui revendiquait pour son compte le patriotisme le plus ardent et plus pur qui est le plus sectaire et le plus aveugle.

          On aveugle la nation par des calomnies.

          Que veut-on donc en faire ? Où veut-on nous précipiter ?

          Le ministère Painlevé est en bas. On devine deux meutes hargneuses se précipitant sur la proie à s'entr'arracher.

          Le 15 novembre - Verdun.

          A mon frère Henri.

          Donc tu m'as écrit une lettre pleine des confidences que tu n'as pas su ou pu me faire quand j'étais tout près de toi… Je suis heureux de ta confiance que je croyais effarouchée. Tu es si longtemps resté silencieux que j'avais peur…

          Je suis ennuyé aussi de ne pouvoir te répondre directement.

          Donc tu continues à ruminer un projet de désertion. Car c'est déserter que de quitter la terre, le village, la maison, nos sœurs. Tu ne parviens pas à découvrir les avantages de cette vie rurale. Tu n'en vois que les inconvénients et les laideurs.

          Tu cherches vers la ville un coin tranquille, où tes infirmité ne seraient pas heurtées.

          Je comprends bien ta situation, va, tout ce qu'elle a de pénible, d'inquiétant. Mais je crois que tu fais fausse route. Avec ton instruction, tu ne peux pas obtenir une place privilégiée ; il ne te serait accordé qu'une situation de manœuvre où il faut gagner sa vie avec ses muscles et des sens en bon état : or c'est ce que tu ne peux espérer, hélas. Et puis tu es mal armé pour te défendre dans une administration, une grande maison où chaque employé est l'adversaire des autres et la victime rebelle de maîtres souvent anonymes.

          Pour ton corps, pour ton cœur, pour ton esprit, il faut un entourage bienveillant fraternel - et tu ne l'auras pas en ville - ou une situation indépendante et tu ne peux pas la trouver en ville, tu es trop pauvre aussi et trop désarmé pour la créer toi-même.

          Si je reste vivant, après la guerre, oui auprès de moi tu pourrais avec mon soutien et ma présence trouver et garder un coin paisible, mais si tu vas seul, tu feras ton malheur.

          Je ne vois qu'un moyen de te tirer d'affaire : c'est de te créer une situation indépendante au village. La culture est trop compliquée pour toi, je suis de ton avis, mais ne vois-tu pas que les artisans vont manquer au village et que ceux qui resteront sont, seront des hommes précieux. Tu es assez adroit et assez jeune encore je crois pour apprendre le charronnage ou le métier de maréchal-ferrant ou de bourrelier.

          Dès que la guerre sera finie, fais les frais d'un apprentissage - c'est là me semble-t-il qu'est pour toi la façon de gagner ta vie avec les moyens dont tu disposes, et d'avoir la vie libre, indépendante que ton caractère espère, attend, et sans laquelle tu souffrirais beaucoup et longtemps.

          Réfléchis bien… C'est après avoir tout pesé et écouté mon affection pour toi que j'adopte pour te le conseiller ce projet d'avenir…

          De Louis :

          "Tes révoltantes contradictions se font sentir comme un besoin lorsqu'elles ne sont plus qu'un souvenir".

          Le 16 novembre - Verdun.

          Nous montons en ligne ce soir. Je serai à l'ancien petit poste humide et boueux.

          Courage. Le printemps se prépare avec les tourmentes de l'hiver, la résurrection avec les angoisses du Calvaire.

          Le 18 novembre - Tranchée de Tacul.

          Les artilleurs échangent des politesses par-dessus nos têtes. Comme les explosions ne sont pas tout à fait proches cela me laisse assez indifférent pour pouvoir penser à beaucoup de sujets qui passent dans mon esprit au hasard comme passent les nuages devant la lune.

          Voici le cortège de mes affections. Je vais de Verne à Krems, de Besançon à Montferrand. Puis les inquiétudes vêtues de sombre, qui viennent de Russie, font halte en Italie, et refluent dans Paris où elles tourbillonnent confusément.

          Clémenceau président du Conseil au grand effroi de beaucoup de gens. Pour faire pièce à Caillaux et aux socialistes germanophiles Poincaré a dû se résigner à caresser le Tigre qui lui a servi déjà tant de coups de griffes…

          Plus haut que les rivalités de personnes, c'est deux politiques, deux philosophies qui se heurtent.

          Avec l'ex-communard Clemenceau devenu avec l'âge un autoritaire et un patriote entêté, c'est la politique de sentiment spontané de la race qui resserre la barre. L'hostilité instinctive de l'idéaliste race française contre la brutalité pratique et avisée de l'Allemand. La folie héroïque de la jeunesse contre le calcul prudent des arrivistes et des fatigués. Clémenceau est "jusqu'au-boutiste" à un plus haut degré peut-être que Poincaré et Barrès. Les victoire allemandes aidant, c'est la continuation acharnée et obstinée de la guerre, jusqu'à l'effondrement de la France s'il le faut ! Pourvu que l'âme de la race soit sauvée et triomphante. Il veut la victoire française.

          Avec Caillaux et les socialistes on poursuit "la victoire du droit". C'est plus vague et cela prête mieux à l'accommodement.

          Car c'est une politique d'accommodement avec l'Allemagne que veulent ceux qui prétendent monopoliser l'esprit démocratique.

          Ils soutiennent qu'un rapprochement avec l'Allemagne aurait été moins désastreux pour la France que la lutte ouverte, la lutte à mort qui est engagée.

          Quand on songe à nos désastres, à nos deuils, à nos ruines, à nos sacrifices, et à ceux que l'avenir promet et impose, sincèrement on est ébranlé… Ceux-ci sont des sages. Mais c'est une question toujours controversée de savoir si la folie des idéalistes, le mépris des avantages matériels ne vaut pas mieux que la sagesse des profits immédiats.

          Problème de la vertu héroïque et maltraitée en opposition avec celui du bon sens pratique. Don Quichotte et Sancho Pança.

          La douleur sanctifiante, et la prospérité déprimante.

          Pour l'instant, la France continue avec Clémenceau à prendre du fiel, régime de l'huile de foie de morue… Combien de temps le parti des avides, des sacrifiés et des fatigués le tolérera-t-il ? Fera-t-il renier à la France douloureuse son idéal séculaire ?

          Et c'est une étrange chose que mon esprit pèse et soupèse, ces questions de principe quand mon corps est au supplice.

          J'oublie que j'ai l'air d'un monstre fabuleux avec ma peau de mouton souillée de boue ; je ne sens pas que mes pieds baignent dans l'eau et que l'humidité a imprégné mes chaussures, mes chaussettes, mes chairs. Je ne tiens pas compte que je viens sur un caillebotis dans un coin de fossé dissimulé aux vues de l'ennemi de courir pendant une demi-heure comme un fou emprisonné pour rappeler un peu de sang dans mes orteils figés.

          Je ne songe pas que ceux qui écrivent, qui pensent ne sont pas accroupis comme des rats au fond d'un trou.

          Et je ne fais pas attention à la mort qui passe et qui fauche tout autour de moi et va peut-être venir me faire signe de quitter toutes ces vaines pensées.

Scènes fugitives.

          La Compagnie était rassemblée en ligne sur un trottoir d'une rue de Verdun, prête à partir au coup de sifflet du Capitaine. La 1ère section fait à droite et se met en marche. Le sergent-major qui a l'avantage de rester passe auprès des camarades et leur donne une cordiale poignée de main avec un "bonne chance, au revoir". En réplique la 1ère section qui s'éloigne fait avec l'accent haineux et grossier du faubourg parisien un "au revoir, embusqué".

          C'est la mauvaise tête de la section, le soldat Conerardy dont les pages du livret matricule sont si remplies, qui jette en partant son crachat de syphilitique et de voyou.

          Le "Chef" dédaigne, l'injurie. Et il ne la mérite vraiment pas, car c'est bien le plus consciencieux garçon que j'ai rencontré parmi les sergents-majors que j'ai connu.

          Au quai d'embarquement Conerardy se fait encore remarquer. Il n'est pas monté dans la même péniche que sa section. Le Capitaine lui en fait la remarque :

          - Moi, je n'ai pas pu suivre. Je fais ce que je peux, je ne fais pas ce que je veux.

          - Tais-toi, marche.

          - Je marche quand je peux.

          Au débarcadère on mange la soupe.

          Après la soupe quand le Capitaine demande si chacun est prêt, le Chef de la 1ère section dit :

          - Mon Capitaine, Conerardy voudrait vous parler :

          - Je ne veux pas l'entendre aujourd'hui.

          - Mon Capitaine, je vous préviens que je ne peux pas suivre. J'ai des étouffements, je ne peux pas porter mon sac.

          - Tu feras comme les camarades, tu suivras.

          - Je ne peux pas, j'ai des étouffements.

          - Quand tu veux. En tout cas tu suivras, sinon tu sais à quoi tu t'exposes - si tu ne rejoins pas c'est comme tu voudras, je sais ce que j'ai à faire.

          Et Conerardy a suivi sans étouffement.

          Hier au soir la montée en ligne a été extrêmement dure. Comme il n'a pas plu depuis quelques jours, la boue est devenue visqueuse. Par endroits c'était un effort énorme que de s'en arracher le long de la piste, par la nuit sombre.

          A la fin, Boulay me dit :

          - Mon adjudant, je n'en puis plus ! Et le pauvre restait collé au sol. A la lumière d'une fusée je vis son visage hâve qui perlait la sueur et le découragement…

          - Courage va, mon pauvre, on arrive.

          A peine arrivés une vague de gaz nous a enveloppés. Et il fallut faire l'installation des postes le masque sur le visage, les pieds dans la boue jusqu'au genou. Mon Dieu ! Quel long tourment ! Et cette endurance des malheureux plongés là est un patriotisme sans phrases, mais éperdument héroïque.

          Au matin, visite du Capitaine. En face, des Boches montrent la tête.

          - "Mais il faut tirer dessus, si ce sont des Boches. Est-ce bien eux, ce n'est pas possible, c'est les nôtres !"

          On examine le dispositif des lignes, le Capitaine s'avance vers le petit poste de droite, il est arrêté par la boue ; reconnaît que les silhouettes sont bel et bien ennemies, mais reconnaît aussi que le boyau est impraticable et que pour gagner le petit poste il faut monter sur la piste, s'exposer au tir de l'ennemi ou s'enliser ou s'en remettre à la bienveillance, à la tolérance tacite des occupants de ces bourbiers. Il comprend alors le peu d'empressement des hommes à tirer. Et lui-même, s'il veut à présent qu'il fait jour, rentrer à son P.C. il faut qu'il choisisse une des trois solutions.

          Il s'en va donc à travers la pampa, à la merci des balles ennemies qui, heureusement ne partent pas… Je le voyais la canne à la main, regardant à gauche vers les bustes allemands émergeant de leur tranchée et qui l'accompagnaient de leurs regards indulgents.

          Ce que la misère fait accomplir, dit en hochant la tête le caporal Dejean.

          Et le Capitaine n'insistait plus pour qu'on tire sur les Boches…

          14 heures. Je ne sais pas comment nous sommes encore vivants, pris que nous sommes entre le bombardement conjugué des premières lignes par les deux artilleries adverses. Les éclats arrivent ici de tous côtés, le sol se couvre de ferraille et on ne sait plus distinguer si elle est française ou allemande.

          Cependant les hommes sont insouciants : les uns écrivent, d'autres croquent du chocolat, d'autres sommeillent assis dans leur niche, d'autres chantonnent. Le caporal Bernier s'approche :

          - Regardez mon adjudant, je n'ai pas de chance, et se baissant, il fait passer un éclat encore chaud sur sa chaussure et me montre la déchirure que le morceau vient de faire au cuir, sans toucher la chair.

          - Cinq centimètres plus près, j'avais la fine blessure, dit-il en riant.

          - Ce sera pour un autre jour, lui répliquai-je en guise de consolation badine.

          Et nous avons les pieds glacés, le ventre vide, les gaz ayant hier au soir empêché le ravitaillement en vivres.

          Le lieutenant Etienne a été évacué, intoxiqué.

          La canonnade reprend plus furieuse, sans rime ni raison.

          Tenons.

          Et tenir c'est rester là, insouciant et gai, quand même.

          Le 19 novembre - Il paraît qu'hier c'était dimanche. La journée s'est achevée comme tous les dimanches de guerre, c'est-à-dire mal.

          En faisant l'échange des hommes du petit poste à la nuit, il y a eu de la "pagaïe". Les Boches après cette journée de bombardement étaient sûrement l'oreille tendue. Ils ont dû percevoir le bruit que font nos incorrigibles grognards :

          Allons, avance donc.

          Oh ! La barbe, qu'est-ce qu'ils foutent qu'ils ne dégagent pas…

          Fais donc attention, nom de D… tu me pousses dans la gadoue.

          etc.… puis les flic-floc des pieds dans l'eau et la boue, puis les heurts des fourreaux, des bidons.

          Bref, au moment où les deux groupes se trouvaient dans le carrefour, l'ennemi tout proche s'avança, craignant sans doute un coup de main et lança quelques pilons dans le tas, suivis de fusées.

          Personne ne fut touché, que par le trac. Il paraît - je n'y étais pas à cette minute - que chacun lâchait tout, fuyait.

          L'aspirant Fourquez ne songeait pas à éclairer l'obscurité avec ses fusées.

          Le lieutenant se tenait à distance respectueuse et ne faisait rien.

          Il paraît qu'il n'y a que Bouchart qui conservant son sang-froid riposta à la grenade et fit rentrer les Boches dans leur tranchée - si toutefois ils en étaient sortis - car j'ai entendu séparément les récits du lieutenant, de l'aspirant, du sergent, chacun a le beau rôle et crosse les autres.

          J'en conclurais volontiers que tous trois avaient perdu la tête et que si les Boches avaient été audacieux, ils faisaient une jolie rafle.

          Le reste de la nuit a été un supplice. Mes hommes ayant changé d'emplacement et de dispositif étaient épars dans une tranchée plus boueuse et plus dépourvue d'abris que la première. La corvée de soupe étant arrivée pendant cette relève morcelée, ils ne se retrouvaient plus pour le partage des vivres. Les premiers servis oublient les retardataires. Ceux-ci n'ont ni pain, ni vin. Il reste un morceau de bœuf bouilli et du rata froids pour moi et les dernières sentinelles ramenées sans guide, au hasard, ici.

          Les doigts gourds laissent tomber la viande dans la boue.

          Les chaussures spongieuses ont réussi à me causer des douleurs aux pieds à chaque pas.

          Je cherche sans le trouver un coin où m'asseoir. Il faut laper ce rata froid qui me donne des coliques tandis que je grelotte à taper du pied sur un caillebotis.

          Je voudrais m'orienter, savoir où sont mes emplacements de combat, avoir sous la main des grenades, des fusées pour être prêt en cas de surprise. Je ne trouve rien, et le sergent transi qui a pris les consignes à ma place ne sait rien. Et les pieds me font mal, mal. Et je grelotte.

          - Tenez, prenez donc une niôle pour vous refaire un peu, me dit Bouchart.

          J'en ai besoin aussi. En effet, il s'est mis en devoir d'épuiser l'eau qui à envahi une sape. Il pompe. Il pompe courageusement, obstinément :

          "Quand elle sera vide, nous aurons un coin où nous mettre m'explique-t-il, on pourra se mettre là nous deux avec au moins quatre bonhommes… "on sera haut le pett".

          Il conserve sa bonne humeur malgré la misère de cette nuit où il barbotte à tâtons dans la vase, transi, dégouttant et dégoûtant.

          Puis il me répète son indignation contre la frousse de ses grenadiers pendant la relève :

          Ah ! Si j'avais eu Gras et Beaubert et Bouscatel, ça ne se serait pas passé comme cela. Ce n'est pas eux qui m'auraient abandonné, lâché. Cette escouade-ci, elle ne vaut pas un pet de lapin. Ce sont des cochons ! M'avoir laissé seul dans le petit poste en face des Boches ! Je n'oublierai pas cela. Ah ! Non ! Ah ! Non !

          Et il se remet à pomper.

          La tranchée occupée est prise d'enfilade par l'ennemi. Elle est exposée aux vues de tous côtés. Interdiction de se monter durant le jour.

          Donc depuis le petit jour ce matin je suis contre la paroi de la tranchée, assis sur une caisse vide et abrité par une toile de tente. Mais dès le jour les 150 ont commencé à pleuvoir. Tantôt sur un rythme lent tantôt par rafales courroucées.

          Un avion est venu déjà deux fois régler le tir qui n'a pas cessé, et la nuit vient.

          Je suis étonné que nul ne soit touché encore. C'est extraordinaire que nous ayons tous échappé aux éclats. Mais, hélas, il ne faut pas encore se réjouir. La pluie de ferraille continue… Nous attendons.

          Fiat voluntas tua. Per crucem ad lucem (Par la croix vers la lumière).

          Le 20 novembre - Le bombardement s'est poursuivi avec une inlassable férocité jusqu'à ce que la nuit enveloppe de brume les collines torturées.

          Ma section n'a pas de pertes. Celle qui m'a remplacé au petit poste hier à un tué et quatre blessés par un des "pigeons". Les soldats nomment ainsi une grenade à ailettes projetée par un appareil silencieux. Elle arrive sournoisement en faisant un ff, ff, ff analogue à celui du vol des ramiers.

          Elle éclate en touchant le sol et les éclats en sont fort dangereux. Ainsi hier, une douzaine de "pigeons" nous ont fait plus de mal que le coûteux et énorme bombardement avec des gros obus.

          Coup de chance sans doute, mais c'est fréquemment le cas.

          Le lieutenant Loisillon, chef de la section du régiment qui est en liaison à ma droite, me donne des nouvelles et l'adresse de Gaussot.

          A la tempête d'hier succède un calme non moins extraordinaire. Presque pas un seul coup de canon. Il est vrai que le vent d'ouest a tissé une brume épaisse devant (?) les yeux des observateurs d'artillerie.

          Ce n'est pas sans un soupir de soulagement mêlé de surprise que nous le savourons ce calme bienvenu et éphémère après la séance d'hier, après les misères de la nuit froide et sombre il n'est pas à dédaigner.

          Quelques hommes comme Nozière, claquent des dents, ont la tremblote et peut-être des coliques chaque fois que le hurlement sinistre d'un gros obus approche. Et hier ce fut plusieurs centaines de fois.

          Lui et ses semblables sont évidemment sur les dents, émaciés, hâves…

          Même les plus indifférents à la menace de l'obus éprouvent à la fin une sorte de lourde fatigue comme si tout ce bruit et cette ferraille écrabouillée s'entassait sur leurs muscles. Et les nerfs prennent peu à peu une tension qui lasse.

          J'ai surpris dans une de mes rondes de nuit Cazenale, le F.M. et son pourvoyeur tous deux endormis dans leur guitoune ayant abandonné leur arme sur le parapet.

          J'avais déjà quelques indications peu avantageuses sur leur moralité. Je suis fixé à présent.

          Je devrais les punir impitoyablement. Mais, pour une première fois l'indulgence me maîtrise. Lâchement je les charge d'une menace au lieu d'une punition pour abandon de poste.

          Il serait peut-être inique, en tout cas inhumain d'être aussi sévère que le code. Ils ne perdent rien pour attendre. J'entendrai désormais, d'une autre oreille les propos obscènes de Cazenale qui semble avoir, à vingt-deux ans, un passé de souteneur - déjà, hélas. J'entendrai d'une autre oreille encore les propos défaitistes, antipatriotes qu'il sème à l'occasion dans l'esprit de ses camarades.

          Qu'un brave rouspète et maudisse la guerre, appelle la paix même à tout prix dans des accès de mauvaise humeur ou de dépression, cela passe, cela s'accepte, car il fait par ses actes et son attitude une autre propagande plus efficace et qui neutralise et au-delà, le propos en l'air.

          Mais un homme capable de flancher, il était de la "pagaïe" du petit poste avant-hier, capable de quitter son poste de guet avec une indifférence pareille, non, il ne lui est pas permis de décourager par ses bavardages les camarades plus fermes et plus sains.

          Il est reconnu que ce sont toujours ceux-là cependant qui, à l'arrière détiennent le crachoir.

          Rarement un "fort en gueule" a le cœur aussi ferme que la langue assurée.

          Les silencieux ne sont pas tous des poules mouillées ou des imbéciles.

          Dubourdieu a agrandi et consolidé mon alvéole de sorte qu'elle est devenue une petite cagna où je peux recevoir le sergent Bouchart, y être abrité du vent, allumer un réchaud, une bougie.

          Nous jouissons comme des enfants heureux de ce nouveau "palais" à la Jeannot Lapin.

          Le 21 novembre - Abri du Talou, où nos sommes descendus la nuit dernière. Abri profond - sûr - confortable où il aurait fait bon si le Commandement avec ses ordres et contre-ordres ne gâtait jusqu'aux moindres parcelles de notre rare bonheur - car c'en est un d'être ici quand on descend de "là-haut".

          Oui, après avoir affecté à la Compagnie trois abris, quand les hommes y sont bien installés on a la malencontreuse et tardive décision d'en attribuer un à une Compagnie de mitrailleuses. Il faut nous resserrer, nous entasser dans deux.

          Tous les hommes avaient une couchette la nuit dernière et y comptaient. Cette nuit une partie doit céder sa couchette à un "embusqué" (car pour le fantassin des Compagnies le mitrailleur des C.M. est un "embusqué") et coucher sur le sol - ou dans un escalier - et bousculer toute la Compagnie. Aussi, cris, jurons, malédictions, menaces vont bon train - "ceux qui commandent sont des salauds".

          Je leur dis que si on les avait laissés quatre jours de plus à Weimar, comme c'est le cas d'autres Compagnies, personne ne les aurait dérangés, mais en seraient-ils mieux ? Cela les apaise.

          Lettre de Louis, d'un Louis tendre et doux !

          Nouveau lieutenant à la Compagnie, M. Ducombeau, ex-officier de renseignements du 417ème.

          Il doit être un fameux guerrier inspirant confiance aux poilus : l'aspirant qui lui a passé les consignes me rapporte que ce bel officier élégant ne sait pas se servir du pistolet lance-fusées !…

          Le 22 novembre - La déclaration de Clemenceau est un acte de foi en la France immortelle. Déclaration ministérielle pas banale.

          Un acte de foi, un acte d'amour, un acte d'espérance… et quelque chose de viril, d'indomptable énergie.

          Est-ce que les socialistes infatués et encombrants vont mettre des bâtons dans les roues et faire verser le char de guerre au premier tournant ? Ils ont tout l'air de se proposer le sacrifice de la France dans l'intérêt de leur parti - du parti des embusqués. Il ne faut pas se le dissimuler, renverser Clémenceau à bref délai c'est imposer la démission de Poincaré, donner tout le pouvoir gouvernemental aux socialistes, flotter, débrider les instincts à courte vue des foules lasses, faire croire aux simples à une paix prochaine et commode, désagréger les volontés, détendre les énergies et par suite assurer le triomphe germanique.

          Ils (les socialistes) ont beau donner l'assurance qu'ils veulent rabattre le militarisme prussien, on sent que c'est chez eux une préoccupation secondaire. L'intérêt de classe passe au premier plan - la France ensuite.

          C'est dommage, ils ont de l'étoffe, de l'énergie, de la jeunesse dans leur parti d'avenir. Des sophismes et des illusions aussi hélas.

          Le 22 novembre - Abri du Talou.

          Journée claire. C'est une catastrophe pour de pauvres batteries voisines qui se sont fait repérer et qui reçoivent une formidable avalanche d'obus de gros calibre.

          Une institutrice, Mlle Brion, vient d'être arrêtée pour propagande défaitiste. Il ne manquait plus que cette gaffe dont on frappera maître aliboron…

          Le 23 novembre - Préparatifs de départ pour Verdun.

          Éclaircie.

          Succès surprenant et inattendu des Anglais qui arrivent d'un bond devant Cambrai.

          Sur un autre front, ils vont entrer à Jérusalem. Étrange retour de l'histoire. Et les Italiens reprennent du poil de la bête.

          "Chassez le cafard plus dangereux que le Prussien", conseille dans une note le Général de la D.I. à ses troupes. C'est un original essai de réconfort intellectuel pour les soldats considérés comme citoyens intelligents.

          Le Général traite de la répercussion des affaires de Russie et du désastre italien sur le moral des Français - portés par leur défaut national à voir tout en noir.

          - Tiens, il ne dit pas trop de conneries le Général, ce fut la réflexion élogieuse des barbus.

Acrostiche.

Pour Mlle Poutignat qui voudrait savoir où je suis.

A la mémoire de notre ami Maurice.

Songez-vous quelquefois, durant ces jours sans nom,

A ses yeux fulgurants où flambaient des turquoises ?

Mesurez-vous encore l'ampleur de son beau front

Offert hardiment en cible à la mort sournoise ?

Gardez-vous le reflet de son ardente foi ?

Ni la peur, ni le doute ne l'avaient troublée.

Et quand il s'endormit pour la dernière fois

Un grand espoir serein emplissait sa pensée.

Heureux ceux qui sont morts les yeux illuminés !

Samogneux.

A la même.

A la mémoire de ceux qui sont morts pendant une retraite.

Voulez-vous avec moi, songer à ceux qui tombent

En voyant le ciel noir et s'en vont écrasés 

emplis de l'anxiété d'un peuple qui succombe,

Doutant de leur devoir, de leurs efforts brisés.

Un cafard a rongé leur rêve de naguère.

Ne sont-ils pas deux fois les vaincus de la guerre ?

Plaignons ceux qui sont morts les yeux désespérés.

Verdun. Cote du Talou. Abri 67. le 23/11/17.

          Le 24 novembre - Verdun.

          Nous sommes redescendus cette nuit par un beau clair de lune qui a facilité la marche, mais n'a pas raccourci la route.

          Visite à M. Maugras. Rien de saillant.

          Dimanche. Nous sommes alertés pour l'éventuelle contre-attaque (enlèvement du Chapeau de Gendarme). C'est aujourd'hui que l'attaque doit se déclancher. Il a plu à verse toute la nuit. Le vent souffle avec une rage qui n'est dépassée que par celle de la canonnade.

          Et que dirai-je encore Seigneur ? Que votre volonté s'accomplisse, ai-je lu dans mon Imitation ce matin à l'église St-Victor.

          Rencontré Dorléac qui rentre démoralisé de permission.

          Il a subi l'influence défaitiste qui me semble se répandre dans les milieux catholiques avec une force égale à celle qui agit dans les milieux révolutionnaires.

          "Il serait criminel de continuer la guerre pour des buts économiques".

          C'est "l'inutile carnage" du pape.

          Phénomène analogue qui s'est produit dans les milieux catholiques italiens - et concourant avec la démoralisation venue de Russie - a sa part dans le désastre de l'Isonza.

          C'est un cruel dilemme.

          Continuer la guerre après la défection russe et s'exposer à un désastre sans fin ou faire la paix ratifiant toutes les brutalités des vainqueurs germaniques.

          Où est le devoir ? Où est la sagesse ?

          Le quartier où nous sommes cantonnés a été bombardé cet après-midi à obus de gros calibre - 380 ou 305 - des morts, des blessés.

          Premières nouvelles sur l'attaque qui serait réussie sans casse grave. Nombreux prisonniers.

          Le 26 novembre - Verdun.

          Visite à la cathédrale mutilée mais non anéantie.

          La voûte est crevée, mais l'édifice subsiste dans son ensemble.

          L'autel avec un baldaquin doré sur quatre colonnes de marbre est intact, peut-être à cause de son mauvais goût.

          L'évêché se démolit, se dévalise lentement, comme toute la ville d'ailleurs.

          Les soldats achèvent la destruction de la malheureuse ville.

          Pour se chauffer ils brûlent meubles, boiseries, portes qui sont à leur portée sans doute, d'abord ceux que les obus ont brisés, mais à défaut, le soldat pillard, saccageur et paresseux prend ce qu'il a sous la main.

          Sans doute, c'est une destruction anticipée car chaque jour les obus abattent quelques-unes des maisons encore intactes. Et dans ce cas, que les meubles soient en bon état ou déjà brisés, brûlés par la troupe, la destruction est complète.

          C'est cependant un attristant spectacle que celui de ces mobiliers abandonnés au saccage - de ces objets, quelques-uns précieux ou de prix qui sont laissés par l'incurie du Commandement exposés à toutes les déprédations.

          Près de la cathédrale, dans un ex-collège ou séminaire, il y a des collections archéologiques, des statues en marbre, des tableaux de prix, des bibliothèques à l'abandon sur lesquels s'acharne la main des passants, l'action de la pluie, les coups des obus…

          Dieu, que cette destruction du travail sacré des générations est triste.

          Écrit une lettre à M. Guiraud sur Clémenceau.

          Le 27 novembre - Embarquement pour le Talou.

          21 heures. Abri du Talou.

          L'attente à la Galvaude. Les péniches en retard. Il fait froid.

          On casse la croûte à Bras dans l'abri des vieux territoriaux hospitaliers.

          L'aspirant perd la liaison. Arrivée sans incident ni accident.

          Le 28 novembre - Abri du Talou.

          Sommeil. Leçons d'anglais.

          La visite aux sapeurs armés de la perforeuse à air comprimé. L'air soufflant et les tapis roulants pour les matériaux. Ingénieuse utilisation de ceux-ci pour la construction des "métros".

          A 17 heures, arrivée des journaux. Rien de sensationnel que cette effrontée publication des documents secrets par les léninistes qui résolument veulent déshonorer la Russie avant de la livrer à l'Allemagne.

          Ordre de monter en ligne dans la nuit. Mes hommes sont d'une gaîté débordante. Ils forment des petits groupes et chantent des chœurs à plusieurs voix comme pour se préparer à une grande fête.

          Habituellement, leur gaîté me gagne ou m'est douce parfois jusqu'à l'attendrissement. Aujourd'hui, je ne sais pourquoi, elle m'enveloppe comme une anxiété.

          Nous ne montons que pour quelques jours pour achever de gagner le repos. Ma section est complète encore. Depuis le 20 octobre que nous sommes dans cet affreux secteur, elle n'a pas eu d'accidents, ni un mort, ni un blessé.

          Et ce soir, je ne sais pourquoi, j'ai peur devant leur belle insouciance heureuse, de ne pas les ramener tous…

          Soyez-nous propice, ô mon Dieu.

          Le 29 novembre - Samogneux.

          Des heures d'attente. Nous sommes arrivés par un beau clair de lune en suivant un profond boyau creusé dans les alluvions dont les dernières pentes portent les ruines du village. Un village anéanti, comme il en est des centaines et des centaines. On ne s'arrête plus, ému, devant cette destruction des choses qui renfermaient l'héritage, le patrimoine matériel et moral de milliers de familles. Où sont les bibelots des étagères, les fleurs des fenêtres, les photographies pendues aux murs des chambres, les vieux meubles de famille ? On ne songe plus à tout cela. Les Familles sont dispersées, les choses anéanties, notre sensibilité émoussée.

          J'imagine cependant le serrement de cœur des vieilles paysannes quand elles viendront errer parmi ces ruines, à la recherche de leur foyer.

          Les Boches sont à présent sur la colline en face. Ils ne sont plus à épier à contre-pente, d'où l'attaque de dimanche les a chassés. Ils ne paraissent pas vouloir réagir.

          La nuit a été calme. J'ai parcouru tout le secteur que je dois occuper la nuit prochaine.

          Cependant cette mauvaise impression du départ persiste.

          Elle est renforcée par le lamentable tableau des trois cadavres boueux déposés dans une niche sur le bord de la route par les rafales d'artillerie qui ont blessés deux des hommes de la Compagnie - mais pas à ma section.

          J'ai dû me fâcher pour obtenir que les langues de mes bavards se reposent un peu, et que les voix se baissent. J'ai une équipe incorrigible.

          Nous relèverons en première ligne après la soupe.

          A 18 heures, au moment des préparatifs de départ, le Capitaine me fait appeler :

          Nous nageons, me dit-il. La Compagnie est relevée de la première ligne. Elle passe en soutien. Voyez le topo. Au lieu d'aller en première ligne, vous devez occuper la tranchée que voici. Faites reconnaître, je crois qu'il y a quelques abris.

          Reconnaissance - Déménagement.

          Après l'installation, corvée de fil de fer à fournir aux antennes avancées.

          Occasions de visiter les fameux abris-casernes enlevés dimanche dernier.

          Je croyais que les Français avaient le privilège de la malpropreté des abris et du gaspillage de matériel.

          J'en fais mon mea culpa. L'abri boche est un capharnaüm infect. Équipements, effets, armes, vivres, déchets de cuisine, papiers, tout y est, et tout a été fouillé, bouleversé par les conquérants.

          Je rapporte un petit livre sur le fameux as aviateur von Richtofen que je lis aujourd'hui 30 dans ma sape.

          En attendant la relève par le 2ème mixte.

          Le 30 novembre - Marthe m'a écrit une assez vive riposte à l'article de M. Guiraud : l'"Armature" que je lui avais envoyé.

          Comme réplique, si j'avais le temps, je pourrais puiser des idées et des arguments dans cette pensée de Pascal :

          "Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en la réglant par ce point de vue, qui doit être notre dernier objet".

Le 1er décembre 1917

          Jardin-Fontaine.

          Nous voici au complet dans une des casernes de l'ancien Verdun, du Verdun d'avant-guerre. Mes pressentiments sinistres étaient pure imagination. Pourtant la relève a été laborieuse et périlleuse.

          Au moment où nous sortions de la tranchée pour céder la place aux "biquots", l'ennemi à déclanché un brusque et violent tir de barrage en profondeur sur la route de la relève. Il mêlait savamment aux percutants et fusants, des obus à gaz qui passaient en essaims bruissants par-dessus nos têtes, et la vallée de la Meuse, les ravins s'emplissaient d'odeurs délétères.

          Quand le tir se fut arrêté, nous sommes partis, les masques en alerte. La troupe pressée aurait voulu avoir des ailes pour quitter et franchir instantanément la zone mortelle. Mes hommes demandèrent à l'unanimité que l'on emprunte la route exposée aux obus et fort dangereuse mais plus directe et où l'allure est plus rapide de préférence au boyau protecteur mais tortueux et où la marche est forcément lente.

          Ils se pressaient comme un troupeau de moutons apeurés, tous voulant être en tête et marcher plus vite. J'ai dû intervenir à plusieurs reprises et énergiquement pour reformer la file, déformer cet ordre serré et vulnérable.

          On se représente difficilement l'impatience d'une troupe relevée à quitter le secteur. Tant qu'elle est au poste de combat, si dangereux soit-il, elle reste ferme, l'idée de fuir ne hante que les plus lâches et c'est une pensée inavouée ; mais dès que les remplaçants sont là, nul ne songe à passer les consignes, à renseigner les camarades, à bien faire la soudure, chacun est pris d'une fièvre intense de vitesse vers l'arrière auquel il a désormais droit. Toute seconde de retard lui semble des minutes et si le chef de section s'attarde à passer les consignes, l'impatience se manifeste par des murmures :

          - Est-ce qu'on veut y pourrir ici ?

          - Eh ! Bin, est-ce qu'on part ?

          - Qu'est-ce qu'on attend ici.

          - Allons, foutons le camp.

          - On va attendre l'arrivée des marmites pour s'en aller.

          - Est-ce que vous débourrez en tête… etc.

          Il faut que les sergents usent d'énergie pour empêcher la mise en marche sans ordre du chef.

          Et dès que celui-ci passé en tête, a dit en avant, chaque soldat trouve le sac léger et l'allure trop lente, surtout les soirs agités comme hier où un tir de barrage préalable annonce d'autres "repérages" de la relève.

          Nous avons gagné Bras sans casse, ni malaises. Le vent assez vif avait déjà dilué les gaz. Quelques passages seulement exigèrent le masque.

          Sur la roue, des cadavres de chevaux baignant dans la boue ensanglantée. Quelques minutes plus tard le barrage aurait fait des victimes plus nombreuses.

          Un jour gris et froid s'insinue dans la grande salle où sont couchés mes quarante hommes. Par les vitres cassées, par les jointures des portes, par celles des fenêtres on sent se glisser comme des couleuvres pressées de longues traînées de vent glacial qui court sur les capotes et s'insinue jusqu'aux chairs frissonnantes des dormeurs.

          Brr ! On gèle ici, murmure une voix. La porte s'ouvre, le cri traditionnel "Au jus, là-dedans" réveille tout le monde. Et c'est une explosion de cris. Des mots spontanés jaillissent des gorges, comme pour les réchauffer, les réveiller. Les apostrophes habituelles sillonnent la chambrée en tout sens, comme des balles malpropres de tennis que les hommes se renvoient avec une animation passionnée. C'est le chahut habituel de tous les réveils en sécurité, avec ses cris, ses jurons, ses amicales injures, ses grossièretés coutumières que Rabelais ou Zola auraient cueillies pour leur collection d'expressions sales et de tableaux réalistes.

          C'est banal et monotone autant que grossier.

          Chaque matin les mêmes cris en guise de salutation.

          La conversation s'engage généralement ainsi entre copains.

          Davidou interpelle :

          - Hé ! Jacquart !

          - Quoi ? - Merde.

          - Ta gueule, con.

          Ou bien :

          - Hé, l'enfoiré, là, réveille-toi !

          - La ferme ! enculé.

          - Et ta sœur.

          - Elle est au boxon.

          Ou :

          - Eh ! Pujol ?

          - Quoi !

          - Mon cul.

          - Va donc, saligot. C'te fausse couche s'éveille pour emmerder les autres, nom de Dieu…

          Ou :

          - Aux chiottes, Laboute !

          - Viens-y mettre, sale croupion.

          - C'est pas toi qui m'arrêterait, petit morpion.

          - Tu crois, espèce de châtré…

          Puis l'un pette, l'autre riposte, un autre tousse ou crache ou rote.

          Et quand une vingtaine de dialogues s'engagent dans cette atmosphère sur ce ton et en ces termes choisis on peut imaginer la suavité des réveils au milieu de ces hommes qui pourtant ne sont pas tous des rustres.

          Il me revient à la mémoire ce cri de Pascal : "Que le cœur de l'homme est plein d'ordure !"

          Il semble, à ces minutes du réveil, que durant la nuit, les volontés endormies, pareilles à des mains défaillantes qui devaient maintenir élevés les cœurs, les ont laissés s'enfoncer lentement dans une vase infecte.

          Et les premiers mouvements du réveil font dégazer ces odeurs, produisant ces gargouillements malpropres.

          Ce n'est que peu à peu, après que le répertoire courant est épuisé, que le besoin de rejeter bruyamment ces ordures semble s'apaiser. Peu à peu, les conversations s'élèvent comme des enfants malhabiles montant des escaliers difficiles. Les faits de la veille s'évoquent, les occupations de la journée qui commence apparaissent, semblent comme ces servantes le matin s'interpellant d'étage en étage et penchées sur le palier attendant et appellant les ouvriers du jour.

          Ce n'est que peu à peu que les choses sérieuses prennent la place des jurons, des injures. Mais enfin, patiemment, j'attends qu'elles s'installent. Les bavards se groupent par affinité d'esprit, chacun trouve son sujet de conversation qui n'intéresse plus que le voisin. Le ton baisse. Le silence vient s'asseoir dans quelques coins, puis un peu partout il se promène par toute la chambre comme un inspecteur qui fait taire les bruits sur son passage.

          Habituellement, après le brouhaha brusque comme une fusillade qui s'étend, un moment de silence complet vient se placer dans la salle, et s'en va avec l'homme de jus ayant fini sa distribution. Et c'est alors, seulement alors, que de proche en proche la contagion des chansons reprend.

          Les hommes réchauffés, réveillés par le quart de jus, leurs grossièretés expectorées, les voix purifiées s'essaient au chant. Par groupes encore les chanteurs s'associent. Et dans la salle il y a quatre ou cinq chansons différentes en même temps parmi lesquelles se mêlent des airs sifflés, et cela forme une harmonie délicieuse de gaîté, de jeunesse qui dissipe la nausée du premier réveil, chasse la troupe malpropre des jurons et des expressions goujates.

          Je savoure cette vague d'idéal qui chante et les remonte, paresseusement étendu sur mon lit, les yeux mi-clos, tandis que ma pensée s'en va vagabonder dans les sentiers familiers…

          Et malgré tout, ou à cause de tout cela, je m'attache à cette vie fruste, grossière en surface, saine et belle au fond.

          Hier au soir, le long de la route, je songeais avec mépris à mes tentations d'embuscade, je sentais comme un besoin profond de rester ici, de remonter au danger, quelque désir comme celui de l'eau et du linge propre lorsqu'on se sent couvert de vermine et de crasse.

          Je ne me sentais pas la lâcheté de faire la démarche qui me mettrait à l'abri et ferait de moi ce que les allemands nomment un "Etappenschwein" (cochon d'embusqué).

          Je sentais que si je vaux parfois quelque chose, si je suis et veux être un peu propre et utile, c'est ici qu'il faut rester, dans cette dure vie dangereuse et souffrir du froid, de la fatigue, à risquer cette carcasse, à mettre ce corps et cette âme à la disposition de Dieu…

          Le 2 décembre - Jardin-Fontaine.

          Près Verdun.

          Dans la grande caserne que l'incurie militaire laisse sans poêle ni combustible pour abriter les malheureux qui descendent des tranchées, nous avons passé une nuit froide. Chambres vastes, vitres brisées, vent humide et glacé, pas de paille, quelques matelas pour les privilégiés et les débrouillards, pour les autres, la toile métallique… et des dents à claquer…

          Le réveil s'est fait avec des cris de basse-cour et de ménagerie.

          Pujol imite admirablement les aboiements du chien, Chollet miaule bien. Debent pousse des cris de coq authentique, les autres se sont mis à simuler tous les cris des animaux de la création, à leur fantaisie. On se serait cru chez Hagenbeck, le marchand de fauves… Un beau chahut. Puis les chansons tantôt grivoises, tantôt patriotiques.

          Dans les journaux d'hier le premier discours du chancelier Hertling. Discours débordant de confiance dans la valeur des généraux, la force des troupes, l'énergie et la discipline patriotique des populations. Discours tout retentissant des victoires anciennes ou récentes.

          Discours menaçant pour les obstinés ennemis qui osent espérer contre toute attente, la défaite de l'Allemagne. Discours enfin où éclate la joie immense de la paix prochaine que la trahison russe offre à l'Allemagne.

          Je sais nos efforts, nos impuissants efforts, je sais nos espérances, nos soutiens, mais tout cela pèse peu à cette heure en balance avec la triomphante masse germanique. Je ne vois pas surtout, je n'entrevois pas la force irrésistible qui peut renverser le fléau de la lourde balance. Et il faudrait presque un miracle pour compenser la défection russe. Peut-on sans folie attendre ce miracle ? Voilà que le doute revient, que notre espérance se voile de deuil. Et la phrase de Shakespeare revient comme un leitmotiv qui pleure en sourdine dans les appels à la lutte quand même :

          "Des aveugles conduits par des fous".

          Car c'est folie de lutter encore si c'est pour conclure finalement ce qu'on appelle par cruelle ironie sans doute - une paix blanche ! Paix blanche, oui, mais de la blancheur des visages que la mort à baisés. Paix blanche, cachant sous des voiles de deuil d'immenses taches de sang inutile…

          Pour arriver à une "paix blanche", il aurait fallu le martyre de ces pauvres petites nations torturées par leur héroïsme et leur élan vers l'idéal ! Pauvre Belgique, malheureuse Serbie, Italie meurtrie, Roumanie ulcérée, France saignée à blanc. Toutes ces hécatombes, tous ces cadavres d'hommes jeunes pourrissants à travers champs comme des rats crevés ! Oh ! Non ! On en arriverait à maudire ceux qui ont vaincu sur la Marne ! Car c'est leur succès qui aurait prolongé et accru les sacrifices. Mieux eût valu dans ce cas, le triomphe immédiat et complet de l'Allemagne, que ce triomphe final sur les ruines du monde.

          Pauvre France ! Ma pauvre patrie, dans quel sanglant bourbier es-tu enlisée ?

          Voilà où d'inconscients éteigneurs d'étoiles t'ont jetée…

          Ce soir embarquement vers Bar-le-Duc pour un repos de quelques jours.

          Le 3 décembre - Fains.

          Nous sommes arrivés en gare de Balaycourt deux heures avant l'arrivée du train. Deux heures d'attente en pleine voie à subir la glaciale étreinte de la bise, les pieds battant le ballast.

          Ma section, pour prendre la faute du commandement par le bon côté, s'est mise à chanter, deux heures durant. Tout son répertoire y a passé.

          Le train arrive. Wagons à bestiaux, non aménagés, ni bancs, ni paille. Nous nous entassons ; la fumée des pipes combat mal la froidure.

          Toute la nuit, les pieds frappent le parquet. On donne de la paille aux bœufs qu'on expédie à la Villette…

          Mais chacun s'en fiche. Pas un homme de cœur pour veiller à alléger la misère, à adoucir les souffrances des combattants lorsque c'est possible.

          Tous ces indifférents, chargés de services qu'ils dirigent avec le moindre effort, les voilà les vrais criminels contre la patrie, les fauteurs de désordre, de sédition.

          Je l'ai dit au Capitaine, en signalant la terrible nuit endurée par mes hommes. Deux jours sans feu, une nuit en chemin de fer sans paille, en décembre ! Il faut qu'ils soient de bonne composition les poilus, pour tant supporter toutes ces fautes sans révolte, on veut les pousser à renifler, dirait-on.

          - Oui, m'a-t-il dit, il y a des fautes, de lourdes fautes de commises.

          Arrivée à Fains. C'est un autre scandale.

          Pour cantonnement un grenier ouvert à tous vents, sans paille, sans lits, sans table, sans brasero.

          Il y a de quoi pleurer de colère et de misère.

          Mais les soldats sont d'âme trop jeune pour pleurer. La jeunesse surmonte tout : hier soir sur le ballast de Balaycourt ma section s'est mise à chanter. Et les chœurs se sont succédé dans la nuit claire durant deux heures d'attente glaciale.

          Descendant figés des wagons en gare de Bar-le-Duc, les loustics crient : "les permissionnaires en bas. Tout le monde descend. Une heure d'arrêt. Buffet".

          Puis nous filons à travers la ville silencieuse et déserte. Les trottoirs sous la lune ont des reflets dorés qui n'atténuent guère l'affreux tableau des maisons éventrées par les bombes des avions ennemis.

          Je m'en allais songeant à André Theuriet, à ses descriptions du Barrois, je retrouvais dans ma mémoire son petit poème des confitures : "A la St-Jean d'Eté, les groseilles sont mûres". La troupe me suivait en silence. Tout à coup, l'exclamation de Bouchart : "M…! En voilà une !"

          Et du doigt, il désignait une forme noire (sur le trottoir d'en face) qui d'avançait à notre rencontre :

          "Mais oui, une femme ! Tu parles, une gonzesse, il y a deux mois qu'on n'en avait pas vu !"

          Et une vague de curiosité émoustillée déferla le long de la colonne, sur le passage de cette femme, jeune ou vieille, on ne sait, enveloppée dans un châle et qui glissait à cette heure matinale le long de cette rue de la ville endormie.

          La troupe ne songeait plus à la froidure. Le rêve, l'espoir de beaucoup fut traduit par un soldat qui donna cette assurance :

          "Il paraît qu'au patelin, il y a des "âmes-sœurs" en foule".

          Le 6 décembre - Fains.

          J'ai heurté une difficulté hier, et éprouvé une déception dans mon commandement.

          Pour quelques raisons de détail que je n'avais pas à fournir, j'ai cru devoir donner l'ordre après le rassemblement de une heure, de faire éplucher les "patates" par toute la Compagnie au lieu d'observer l'alternance des pelotons.

          Ceux qui, hier, avaient déjà épluché les pommes de terre protestèrent avec une violence contagieuse. Il se forma un groupe de récalcitrants déclarés, et l'un d'eux affirma (Roussel) :

          - il y a trois ans et demi que j'en épluche des patates. Ce n'est pas ceux qui arrivent, qui ont toujours été embusqués qui nous feront marcher !…

          C'était un coup direct à mon adresse. Et j'ai dû me résigner à faire punir Roussel.

          Où sont mes torts ?… Car ce mouvement d'insubordination de mes meilleurs soldats ne peut être mis entièrement à leur charge.

          D'abord, ils ont été piqués par cette mesure faisant peser sur une même section une corvée hors tour, corvée insignifiante, mais de mauvaise réputation. Ensuite comme j'ai à cœur de ne pas vouloir favoriser ma section au détriment des autres, et qu'il est arrivé à quelques reprises que je la chargeais de petites corvées supplémentaires, ils se sont imaginés que "je voulais les avoir".

          Enfin j'ai eu surtout la maladroite et imprudente manière de ne pas observer un tour régulier de corvées entre les hommes de la section, mais de faire payer par une corvée supplémentaire au lieu d'infliger une punition, les petites défaillances du service.

          Méthode tatillonne qui pique, qui vexe, qui aigrit, qui exaspère et surtout fait monter les têtes croyant à la persécution.

          Méthode à proscrire.

          Etre dur et juste vaut mieux qu'être indulgent et sembler partial.

          Le tort reste.

          Le 6 décembre - Fains.

          Départ du Capitaine en permission. Son témoignage de satisfaction au sergent-major.

          Lettre de félicitation au Commandant de Göys à l'occasion de l'heureuse évasion de son frère, l'aviateur.

          Lettre à M. Baillot au sujet des projets d'enseignement post-scolaire.

          Reçu une bouleversant lettre de Marthe - une autre de Guite. Deux lettres qui m'inclinent de plus en plus vers Marthe. Oh ! Que ne puis-je disposer de toutes les forces de mon cœur pour hâter l'inclination ! Patience. Espoir.

          Le 7 décembre - Fains.

          La Compagnie est de "Grand jour". J'ai le souci de corvées à fournir à droite, à gauche, de faire relever la garde et nettoyer les rues, d'approvisionner le Bataillon en bois et de préparer la salle des fêtes. Le lieutenant D… tout entiché de son Commandement de la Compagnie s'écoute discourir et se fait écouter. Il passe une visite des cantonnements de la Compagnie.

          Bouchart se faufile à la popote pour savourer en Rabelaisien une douzaine d'huîtres arrosées de vin blanc.

          L'adjudant est appelé à hue, à dia. Pas deux minutes consécutives sans être appelé.

          Le 9 décembre - On nous a distribué des cartes postales avec une Alsacienne à l'air bébête. Au-dessous cette légende : "Soutenez tous l'emprunt afin qu'elle ait moins longtemps à attendre !"

          L'emprunt a une mauvaise presse, une très mauvaise réputation, un triste accueil parmi la troupe.

          Avec notre caractère fanfaron et frondeur, le dénigrement de l'emprunt est systématique même chez quelques-uns qui dans leur for intérieur sentent toutes les bonnes raisons de souscrire et qui en fait, souscriront.

          J'ai entendu des sous-officiers dire :

          "Souscrire à l'emprunt ! Ben, nom de Dieu. Ils ont du culot ! Y a pas de risque que je "leur" donne quelque chose. Quand ils n'auront plus de galette, il faudra bien qu'ils s'arrêtent de faire la guerre. Leur donner de l'argent pour qu'ils continuent ! Ah ! Non. C'est une guerre de capitalistes qui nous trahissent. Depuis Percin jusqu'à Bolo, Malvy, tous ceux qui nous ont menés sont des traîtres. Tous les jours c'est un nouveau qu'on soupçonne.

          Tiens, jusqu'à cet Humbert. Ces temps derniers, les années passées, il n'y avait de la gueule que pour lui dans les journaux. Des canons, des munitions.

          C'était pour s'enrichir, et en plus il était payé par l'Allemagne.

          Bande de salauds ! Leur donner de l'argent c'est faire durer la guerre ! Ben, j'en ai assez, j'en ai marre de leur guerre dont nous sommes les poires".

          Les simples soldats n'ont pas d'autres arguments, ni d'autres expressions.

          Les paysans, je le sais par les miens, ont été mis en défiance par toutes ces affaire de trahison qui sont des détails pour les politiciens et d'une importance capitale dans l'esprit du peuple ignorant et probe.

          Seuls, les rentiers et capitalistes, alléchés par l'appât d'un gros intérêt souscriront au nouvel emprunt.

          Les souscripteurs par patriotisme seront bien rares. On leur a trop menti précédemment. Ils on eu trop de déceptions pour avoir conservé la foi…

          Quant à ceux qui voient par-dessus la mêlée et par-delà le bourbier politique la grande France éternelle, on doit les compter facilement. Leur troupe déjà petite en tous temps a été saccagée par la bataille. Et en général ils ne sont pas riches, ces petits propriétaires, ces bourgeois maigres, ces humbles fonctionnaires cultivés et patriotes…

          La multitude marche comme un troupeau de mouton, tête à cul sans voir la route ni l'horizon. "Où allons-nous ? A qui la faute ? Elle est en haut lieu. Elle n'est pas dans le peuple. Mais je ne veux pas, je ne peux pas désespérer de la France.

          Elle a été plus aveuglée et plus embourbée. Elle en est sortie. La foi dans notre génie national que von Bülow nous enviait n'est pas de celles qui disparaissent.

          21 heures. Je viens de participer à la retraite aux flambeaux comme un adolescent heureux.

          Je me baigne dans la joie exubérante, la jeunesse invincible, la fierté ardente que ces manifestations font couler à flots sur leur passage.

          Il fait bon retrouver ces moments là.

          Le 11 décembre - Fains.

          Charles Humbert accablé sous une grave accusation de complicité et de commerce avec l'ennemi vient de donner sa démission de directeur du Journal.

          Quelle obsession pèse sur cette pauvre France meurtrie, martyrisée. Sur ses plaies se répand au lieu de baume, de la pourriture ! Sur les blessures de la France paysanne, du peuple, du vrai peuple de France, sur ses deuils, sur ses espoirs blessés, brisés, sur ses anxiétés, il n'y coule comme baume que le pus de ses politiciens. Qu'adviendra-t-il de cette purulence versée sur un peuple à bout de patience et de sacrifices ?

          A bout de confiance surtout, car à qui se fier, grands dieux, à présent ?

          Humbert, l'Humbert dénonçant le 13 juillet "le délabrement de nos forteresses, le dénuement de nos artilleurs - et qui sait si cette colère n'était pas une trahison ?

          L'Humbert, sénateur de la Meuse, sénateur de Verdun, clamant à tous les coins du pays et jusqu'aux plus lointaines âmes sympathiques à notre cause, son fameux appel : "Des canons, des munitions !", cet Humbert là serait aussi un traître et cette campagne aux apparences patriotiques n'était qu'une habileté pour nous mieux livrer !…

          Humbert, vice-président de la Commission sénatoriale de l'Armée, documenté sur toutes nos ressources, averti de tous nos secrets, ouvrait son secrétaire à un agent de l'Allemagne, à Bolo ! Et moyennant des millions, pour duper la galerie, écarter les soupçons, pendant que Bolo penché sur les dossiers prenait des notes, l'autre, par la porte entrouverte criait à la France haletante et fervente et candide : "Des canons, des munitions !"

          Les anciens supplices surannés repoussés par une fausse sentimentalité devraient être remis en action devant de tels crimes !

          Je me souviens de cette peine que m'avait causée il y a déjà de nombreux mois, un article de Téry, insinuant que M. Ch. Humbert n'avait peut-être pas assez perdu l'habitude du pourboire, lui, ancien garçon de café…

          Je ne voyais là qu'une coupable jalousie sacrifiant l'intérêt général aux basses rancunes personnelles. J'avais tort. Téry était averti…

          D'un autre côté, il y a d'autres ébranleurs de notre résistance : auprès de la méthode hypocrite, il y a la méthode directe des oiseaux de malheur, ceux qui voient ou qui peignent tout en noir, systématiquement pour lasser, décourager.

          L'article de fond hier, "du Pays" alors même qu'il dit des choses vraies que chacun sait et sent, m'apparaît comme criminel : il montre, en plein emprunt, l'abîme dont nous côtoyons le bord de plus en plus près. Il sent le pêcheur d'eau trouble, "Le Pays". Et pousser un peuple au découragement, à la révolution n'est pas toujours une besogne désintéressée et patriote.

(…une ligne illisible, grattée…)

          Mme Bey m'accable d'une lettre où elle m'assure "de son amitié dont vous n'avez que faire".

          Elle espère et attend une amnistie.

          Elle a été peinée, dit-elle. "vous ne pouvez pas comprendre parce que vous ne savez rien de rien".

          Croit-elle savoir tout, avoir toutes les données de la catastrophe pour comprendre, elle ?

          Moi-même, je ne comprends pas tout et je serai toute ma vie interloqué par cet effondrement subit du chemin où je marchais…

          Quelle chute, ô mon dieu, à l'heure même où je croyais mettre le pied sur la dernière marche de l'escalier qui me conduisait à la vie normale, assurée, digne, et peut-être en compagnie de la grande âme qui m'attendait, quand j'allais atteindre à la vie (…illisible…).

          Dieu aura-t-il pitié de moi ! Et toutes ces souffrances que j'endure et que j'offre pour l'atténuation de ma faute, pour mon expiation, seront-elles acceptées, seront-elles salutaires et régénératrices ?

          Madame Bey ne sait, elle non plus, rien de rien.

          Et la pauvre petite incriminée, elle non plus, ne sait pas grand chose.

          Et la pauvre sacrifiée sait encore moins. Nul ne sait, que Dieu et moi. Et je suis parfois épouvanté d'être tombé à ce démenti de toute ma jeunesse s'efforçant de rester pure, de tout mes principes les plus chers, les plus sacrés, de tout mes espoirs.

          J'avais une première faiblesse avec Mme F. Je m'étais arraché de la boue où j'avais hasardé mes pieds.

          Et à l'heure où je m'élançais, joyeux et fervent vers un renouveau de ma vertu sur une route propre, j'ai pris sans m'en apercevoir ce sentier qui m'a égaré et mené à l'impasse où je suis.

          Mme Bey se demande si ses "taquineries ne m'ont pas été un bien".

          Oui, celles portant sur quelques petits défauts, sur mon pédantisme, ma vanité, ma myopie de jeune homme.

          Mais elle a donc oublié qu'elle fut un temps, la Tentatrice ?…

          Elle a oublié qu'elle m'a répété et répète :

          - "Vous devriez faire un peu la noce".

          -Vous avez besoin de vous amuser un peu, de connaître la vie avant de vous marier.

          Elle ne sait pas que ces coups de marteau répétés avaient ruiné ma résistance et que le jour où s'est produit la grande désillusion, ma résistance morale s'est effondrée.

          Je suis triste d'avoir connu cette évolution inattendue. Je suis accablé des décombres qui se sont entassés sur moi, dans ce passage ; mais je ne puis accuser personne. La pauvre petite, si sincère et malgré tout si pure, ne m'inspire que de l'affection et de la pitié. Ne l'accablez pas.

          Le Lieutenant D. commande la Compagnie pendant la permission du Capitaine Guize.

          D. est avocat à Toulouse, il a passé par les étapes de soldat de deuxième classe, d'aspirant et de sous-lieutenant à grande allure durant la guerre grâce à quelques bonnes recommandations et à sa langue bien pendue.

          Un type. Un échantillon de cette nuée de phraseurs qui saoulent de l'opium de leur phraséologie la France en guerre.

          Un homme qui se pare de mots et qui paie de mots creux les exigences de son métier. Un homme content de lui, content de ses phrases, content des autres qui l'écoutent ou font semblant de l'écouter.

          Au fond convaincu que son bavardage continu révèle un grand homme et fait œuvre utile.

          Il dicte des notes - pour la galerie. Il prescrit des exercices - à des effectifs fictifs. Il répète des ordres déjà donnés.

          Il fait au rapport de petits speechs qu'il écoute mieux que personne. Grands mots sur l'effort des paysans qui ont "donné leur sang, leur or".

          Sur le Devoir de souscrire.

          Sur la discipline.

          Etc. etc. etc. Car cet homme parle sur tout sans croire à rien.

          Son âme de rhéteur desséché sue à travers la gaze de ses phrases sans foi, sans sincérité.

          Clémenceau provoque des poursuites contre Caillaux ! C'est l'événement sensationnel. Bravo Clémenceau. Vous êtes un Tigre ! Avoir osé poser la greffe de la justice sur cet adversaire, aussi fort à lui tout seul que tous les chefs des partis opposés c'est d'un beau courage, et cela en dit long sur la lâcheté de Painlevé, sur la puissance de ce chef de parti, sur sa force de lutte. Dire que sa lettre, l'autre jour m'avait ébranlé !…

          Le 13 décembre - Fains.

          Le sergent Cugnot vient de voir arriver sa femme à l'improviste.

          Sa joie provoque par ricochet un véritable déchirement en moi.

          Ma misérable sécheresse de célibataire abandonné, tiraillé me fait mal.

          Et mes lèvres, quand je souffre ainsi tout au fond de moi-même se mettent à murmurer plaintivement : Madeleine ! Madeleine !

          Seigneur, n'aurez-vous pas pitié de moi ?

          Le 14 décembre - Fains.

          Une véritable fièvre d'avenir agite chaque nuit mon sommeil. Je voudrais savoir, je voudrais espérer, je voudrais entrevoir. Et je ne sens rien où poser ma tête pour rêver et attendre. Mon cœur dispersé ne peut pas se ressaisir. Des fantômes pleins de reproches m'environnent. Heureux les pur, ou les cyniques…

          Le 15 décembre - Fains.

          C'est la vie des temps de paix en caserne qui reprend.

          Je fais l'adjudant de Compagnie, chien de quartier en quête de détritus à faire enlever, de soldats de mauvaise tenue, d'armes rouillées à faire astiquer, de corvées à prescrire, etc. Les soldats eux, ont leur cantonnement passablement aménagé. Ils ont touché des isolateurs, des paillasses, des sacs à puces, des oreillers pour leur couchage. Du carton bitumé pour s'abriter des vents coulis des greniers, des tables, des bancs, des poêles sans charbon. Le matin, je les rassemble pour l'exercice à 7 heures 30. j'envoie les grenadiers s'exercer au lancement de la grenade, les fusiliers-mitrailleurs au maniement de leurs armes, je fais nettoyer la rue par le service de jour.

          A 10 heures, rapport - soupe - patates.

          A midi et demi nouveau départ pour l'exercice. La troupe est tenue en haleine avec plus d'activité presque que dans les garnisons de l'Est avant la guerre.

          La différence et l'avantage c'est que la discipline est plus indulgente, que le soldat loge chez les civils.

          Nous sommes en "popote" chez un ouvrier nommé Morel.

          Les douze sous-officiers nourrissent cette famille d'écornifleurs.

          Le père, la mère, un grand garçon, une jeune fille, une cousine, une voisine, tout vient mordre au pain du soldat, partager nos beeftecks, boire notre vin, s'engraisser à nos dépens moyennant quoi nous avons le droit de nous servir de la cuisinière, de nous asseoir à une table et d'avoir un coin abrité.

          La famille a un fils au front, ce qui n'empêche pas le père - un bavard de premier ordre - de se répandre en propos défaitistes et de fulminer contre l'emprunt.

          Souscrire à l'emprunt c'est payer pour qu'on nous tue ! Pour faire durer la guerre.

          Les Boches sont les plus forts et il n'y a qu'à le reconnaître. Chez eux il y a des braves gens aussi, et moins de traîtres que chez nous, etc, etc. Je me contiens, mais un de ces jours j'éclaterai.

          Le 16 décembre - Fains.

          Notre séjour à Fains, notre repos se prolongent. Est-ce que cela a quelque rapport avec la grave menace qui pèse sur nous.

          L'Allemagne est en pourparlers de paix séparée avec une nation en pleine anarchie, que la paix soit signée ou non, l'austro-Allemagne est rassurée à l'est. Elle peut sans crainte prendre troupes, mitrailleuses, canons et tout matériel sur le front russe, elle est à l'abri d'une douloureuse surprise. Elle à l'esprit trop pratique pour se priver des ressources mises ainsi, de façon presque inattendue, à sa disposition.

          Aussi chacun a l'impression en France qu'il se prépare une attaque formidable à laquelle il faudra parer. J'ai idée que c'est la suprême ruée des nations de proie qui ont projeté notre anéantissement. Mais chacun ici a confiance sur la vanité de l'effort, on sait que ce sera dur, mais qu'en fin de compte, "il n'y a rien à faire". "On ne passe pas".

          Le 17 décembre - J'ai refusé - pour motif d'incompétence - d'être envoyé au C.I.D. comme instructeur des élèves caporaux. Le phraseur Ducombeau ne pouvait pas comprendre.

          Le 18 décembre - Fains.

          Instruction sur la mitrailleuse allemande faite aux gradés du Bataillon par les cadres de la C.M.

          Après la démonstration pratique, l'adjudant Motte de la 7ème emmène au pas de gymnastique pour les réchauffer les sous-officiers de sa Compagnie.

          Il a fait environ vingt mètres que le sous-lieutenant de la mitraille dit avec morgue :

          Vous avez tiré, vous avez des étuis à ramasser. Il ne faudrait pas me prendre pour votre domestique, hein, ni pour une poire. Vous n'avez jamais vu de poires habillées comme moi.

          C'est faux, car il a des aides sous la main pour ramasser un méchant seau d'étuis - son armurier, les conducteurs ne sont pas trop grands seigneurs pour ce travail, mais les mitrailleurs se croient d'un grade au-dessus des fantassins et un officier mitrailleur, même s'il était garçon de café dans le civil doit manifester quelque mépris envers des sergents et des adjudants d'infanterie… Plus ils sont partis de bas, plus ils sont de morgue et d'insolence. Celui-ci osa crier au groupe des sous-officiers déjà parti : "Hé, la 7ème ! Avant de partir, venez ramasser vos étuis. Vous partirez après".

          Le 20 décembre - Fains.

          Repas pantagruélique ce soir.

          Le cuistot braconnier est allé faire une pêche miraculeuse… à la grenade.

          La mère Morel nous a offert à chacun une aune de boudin.

          Cris de Bouchart : on la crève ! Je me déboutonne. Qu'est-ce qu'on se met !

          Le 21 décembre - Fains.

          Préparatifs de départ. Les canards vont leur train.

          On remonte à Verdun. On va en Haute-Alsace, l'E.M. de la D.I. est à Baccarat. On serait envoyé en réserve des Anglais en Flandre.

          Lettre d'Emma. Elle lui a dit : "C'est une fatalité".

          Le 22 décembre - Fains.

          Nous allons quitter la 2ème Armée.

          Cela signifie pour moi une renonciation à contrecarrer le destin. Je ne suis pas mécontent d'être délivré d'une tentation mauvaise.

          En effet, le Capitaine interprète de l'E.M. de la 2ème Armée est le professeur d'allemand du Lycée de Besançon, M. Dreyfus… et un familier de Mme B. ; un juif en bonnes relations avec le grand rabbin qui m'avait témoigné une si encourageante sympathie - sur l'Aisne, grâce à mon copain Collot…

          Aussi, sous l'influence de la frousse instinctive fouettée par les menaces qui accourent de tous les points de l'horizon en ce quatrième hiver de guerre, et qui n'est pas le dernier, par le tiraillement de jalousie qui provient de mon versement irrégulier dans l'infanterie, par les supplications d'Henri et de Camille de me mettre à l'abri, par le désarroi moral qui trouble toutes les âmes à cette heure sur la question de la paix ou de la lutte, par tout cela, j'ai été amené à projeter ma désertion du poste dangereux où "die dunklen Mächte" les sombres puissances du destin m'ont amené.

          Or voilà trois mois que je me propose d'écrire au Capitaine Dreyfus et de faire ma demande de candidat interprète : je ne puis m'y résigner. Trois mois que je remets de jour en jour, de semaine en semaine et toujours je recule devant la démarche. J'ai honte de ce geste. S'en aller, s'embusquer ! Libre à quelques-uns de dédaigner l'épithète "embusqué", je ne puis l'accepter, la faire peser sur ma vie ; j'ai peur de devoir rougir un jour devant mes enfants. Mes enfants ! De quelle longue et profonde attente je dis ces deux mots qui gouvernent ma vie et mon sort : "Mes enfants !"

          En aurai-je ? Je l'ignore, ayant brisé mon avenir, m'étant tissé d'invisibles et redoutables liens qui paralysent mes efforts vers la fondation d'une famille. Et puis, par mysticisme, je crois à la vertu de la souffrance beaucoup plus qu'à la vague idole aux pieds d'argile que les partisans de la fameuse et fumeuse Société des Nations essaient de mettre debout ; une idole pour laquelle quelques bons rêveurs très rares se lèveraient. Iraient-ils jusqu'au sacrifice de leur vie ! J'en doute. Les épreuves actuelles écrasent cet idéal trop creux et trop vague. J'espère que leur rêve se réalisera. Il est une étape prochaine vers la marche de l'humanité. Mais fous sont ceux qui croient que la route sera douce désormais aux pauvres êtres humains. "Plus près de toi, mon Dieu". Oui, mais par la souffrance acceptée. Et puisque notre génération a cette affreuse tâche de fonder un peu de paix pour quelque temps, je ne veux pas me dérober, et rougir, plus tard, si j'ai le droit de vivre encore.

          Je reste. Advienne que pourra.

          Le 23 décembre - Fains.

          3 heures du matin.

          Tout le monde est debout et s'équipe en chantant pour aller s'embarquer.

          Destination inconnue. Les mieux renseignés affirment que c'est la Lorraine. Nous verrons bien.

          Je quitte ce gros village que je n'ai pas vu. Nous y sommes restés trois semaines. Rien ne m'y a intéressé, attaché. L'église - gothique - mais sans âme, les aumôniers ont ânonné chaque fois que j'y suis allé.

          L'école - sans livres - L'instituteur s'est dérobé poliment.

          Les femmes - sans pudeur - ne m'ont pas fait perdre un pas, ni une parole.

          Le plus saillant, est l'arrière-pensée de l'hôte découverte hier soir dans l'émotion du vin :

          J'ai honte d'être Français avec ce honteux gouvernement. Vive la Royauté.

          Le 24 décembre - Ste-Barbe.

          Treize heures de voyage dans des wagons à bestiaux, presque sans paille par un froid de loup à travers la Lorraine et nous débarquons à Moyen. Nous devons cantonner à Ste-Barbe. Comme personne n'a de carte, le lieutenant Ducombeau pour fixer nos idées, nos cœurs et nos jambes nous dit que l'étape à fournir avant de trouver un coin où on pourra se coucher est de vingt kilomètres "au moins" ! Et nous avons fait les vingt kilomètres, de 7 heures du soir à minuit par un beau clair de lune, sur les bonnes routes qui enlacent les ondulations de cette plaine lorraine.

          Mais quelle a été dure cette marche à nos pieds frigorifiés durant toute la journée. Après chaque pause, la mise en marche de la colonne ressemblait à une procession des habitués de la Cour des Miracles ; les uns sautillaient, d'autres traînaient les deux pieds, d'autres boitaient, tous avaient l'air de petits vieux écrasés sous les sacs, affaissés, aux jambes flasques et douloureuses. Quelques-uns sont tombés, épuisés, le ventre creux et glacé - les repas froids des "vivres de chemin de fer" ne réconfortent guère les pieds aux engelures sanglantes, l'air froid, tout paralysait. Mais l'horreur de rester étendu dans le fossé par cette bise assassine, loin de tout abri était un puissant stimulant et chacun a fait l'impossible pour arriver sans que nous les gradés ayons à intervenir. La discipline des choses est la plus forte.

          Il y a eu quelques plaintes - pas trop. Marche silencieuse. Les chants n'ont pas duré, ni stimulé l'enthousiasme figé.

          Un cri de colère de Biaggi :

          "Bon Dieu ! si seulement mon père s'était…"

          "Si jamais j'ai un fils, je l'étrangle pour qu'il n'endure pas cette misère".

          Tu feras comme les autres, tu seras bien heureux de le bécoter, lui réplique un voisin.

          Ce fut dur. Très dur. Moi-même je marchais sur des aiguilles après chaque pause jusqu'à ce que la douleur soit "échauffée".

          Et le plus triste fut la longue attente à minuit, à l'entrée du village. Le campement n'avait pas fini la reconnaissance du cantonnement. Naturellement, on procède toujours de la même façon qui a quelque chose d'odieux et de cynique : les fourriers doivent rechercher d'abord les chambres d'officiers, les popotes, et ensuite voir les greniers de la troupe… qui attend, l'arme au pied, en silence.

          Je me suis niché dans un tas de regain pour ma nuit. Une bonne chaleur douce m'a endormi, tandis que des tuiles du toit tombait comme un rideau d'air froid sur le visage. Je me suis réveillé au matin avec le corps moite et le nez en museau de chien. Des glaçons à la barbe, toute fatigue effacée.

          J'écoutais les poilus rappeler la souffrance de la veille.

          - Ça ne fait rien, puisque c'est pour la France, dit l'un, ironiquement.

          - Oui, elle est propre, la France, réplique un autre. Tu peux te crever pour Caillaux, Bolo, Malvy, Turmel, pour tous ceux qui font faire la guerre.

          - Caillaux, Bolo, Malvy, Turmel, il n'y a pas qu'eux, va, ils sont tous de la même bande, Briand, Barthou et les autres qui nous trahissent et qui nous font marcher.

          - Oh y font bien de profiter de nous puisqu'on est si "cons". Si nous ne l'étions pas tant…

          - On gueule bien, mais on marche quand même.

          - Mais à force de tirer sur la corde, elle casse, et ça pourrait bien casser, un de ces jours. Déjà au mois de mai dernier, ça n'allait pas si bien, il s'en est fallu de peu que ça casse partout.

          - Oh ! Penses-tu. Il n'y a pas de risques ! Ils savent bien comment on nous prend. Même ceux qui râlent le plus, c'est facile de les faire marcher : avec une paquet de tabac, une permission et un quart de pinard "Ils" les feront tenir tant qu'ils voudront.

          - Au besoin, on ajoutera une médaille, compléta le voisin.

          Et tous les autres, en chœur, même ceux qui prédisaient que "ça casserait" dirent :

          - C'est vrai.

          Bêtise diront les uns ; philosophie diront les autres.

          Au fond c'est l'instinct de la race qui maintient la cohésion malgré les impatiences et les coups de gueule et les velléités de révolte.

          La population vosgienne nous accueille à bras ouvert, comme savent seuls le faire "les gens de l'Est".

          Tous mes hommes coucheront au grenier, puisqu'il n'y a pas de lit pour chacun (les boches en ont brûlé la moitié) mais toutes les chambres chauffées des habitants leur ont été ouvertes et les tables, les couverts mis à leur disposition, comme à des enfants de la maison.

          Chaque maison a son escouade qui s'installe. Déjà cet après-midi, autour des tables et des fourneaux les soldats formaient cercle, tandis que les ménagères vaquent aux travaux de la cuisine.

          J'ai vu dans une maison des soldats écrivant leurs lettres assis à la table d'un "poêle" tandis que près de la fenêtre trois ou quatre jeunes filles brodaient de la lingerie, et que près du fourneau deux autres soldats, tout en se chauffant, aidaient la mère à éplucher ses pommes de terre.

          Noël 1917 - A Ste-Barbe.

          Mon camarade Faure et moi avons couché au grenier dans un de ces lits vosgiens si douillets, matelas de feuilles mortes et un seul drap, un plumon. Faure qui n'en avait jamais vu était tout interloqué.

          Ah ! Tu ne connais pas le lit vosgien ! Tu verras s'il est bien.

          Il était moelleux et moite. C'était doux, mais voilà que vers le milieu de la nuit, de toutes les fentes du toit la bise à fait pleuvoir une poudrée de neige impalpable, mais glacée. Il en tombait sur nos nez qui durent se glisser sous la couverture, il en tomba sur la couverture qui devint blanche, et en tomba sur nos vêtements, dans nos chaussures.

          Et quand au réveil nous vîmes le changement du décor dans le grenier, Faure me dit : Ah ! Je ne connaissais pas les lits vosgiens ! Tu me la copieras celle-là. Il est épatant ton lit vosgien. On s'y couche noir, on se lève blanc… Non, je ne connaissais pas cela !…

          Et nous nous mîmes à rire comme des fous… amusés et grelottants au sortir du lit.

          Noël ! Messe de Noël dans un hangar aménagé en chapelle. Les Boches ont en 1914 brûlé l'église et la moitié du village.

          Le père Cannel a fait un sermon sur le chant des anges le jour de la Nativité : "Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis" (Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qu'il aime).

          Il est terriblement inégal, cet aumônier à l'allure bizarre et rustaude.

          Il emploie parfois de grands mots, ou des mots savants qu'il n'a pas l'air de comprendre très bien, il a des expressions d'une vulgarité choquante ; ainsi il a cité textuellement le cliché des journalistes "la paix que nous voulons, c'est la paix de la justice, la paix du Droit, et non la paix du Boche".

          Par contre, et par ailleurs, il m'a touché au coin douloureux quand il a défini la paix selon Dieu.

          "La paix, c'est l'ordre". La paix intérieure, c'est l'ordre dans les âmes, dans les cœurs.

          Quand donc pourrai-je faire régner cette paix, cet ordre en moi ? Ce jour là, ce sera mon Noël, un beau Noël ! Lorsque j'aurai fermé toutes les fissures et que j'aurai un foyer avec une épouse, des enfants et l'affection simple et droite où règne la paix.

          Après-midi, promenade à Baccarat en compagnie de Faure et de Toussaint. En route, nous apprenons que Ravenet est cantonné à Baccarat. Nous le rencontrons vite.

          Il m'a retenu à dîner. J'ai pu faire connaissance avec les officiers de sa Compagnie.

          Noté l'intéressante personnalité du sous-lieutenant Dormoy, un type d'officier français, de Français intelligent avec finesse et souplesse, sans avoir l'air d'y toucher ou de le savoir, modeste avec tact en portant sur la poitrine une croix de guerre à dix étoiles - type à cran extraordinaire sous les apparences d'un parisien de boulevard.

          Le 26 décembre - Journée de calme. Attente des ordres de relève. J'écris des lettres de nouvel an.

Reçu la lettre de M. Droz. Il a transmis la mienne au ministre, celle où lui faisait part des négligences dont nous avions été victimes en descendant de Verdun.

          Le 26 décembre - Glonville.

          Départ de Ste-Barbe à eu lieu à midi.

          Traversée de Baccarat où le Général de D.I. nous a regardés défiler…

          La Meurthe gelée en partie. La tempête de neige. Le froid vif. Roussel ivre, tombe tous les cent pas.

          Dans Baccarat un cycliste a cru à des gamins.

          - Hé, là-bas ! Serrez-vous les gosses !

          Et eux, sur un ton hautain :

          On est pas des gosses ! On est des hommes !

          Le 28 décembre - Miniéville.

          Une douzaine de kilomètres vers le nord, et nous voici arrivés au front, paraît-il.

          Au front ! Mais dans un secteur où, selon l'expression du Commandant, "on ne fait pas la guerre".

          Et le premier coup d'œil nous en persuade facilement :

          Le Bataillon est en réserve. Au lieu des grottes du Chemin des Dames, des abris du Talou, nous voici installés dans un village intact à trois kilomètres des lignes, un village où l'installation est plus parfaite que dans beaucoup de cantonnements de repos, chaque soldat a sa couchette, dans des chambres bien closes.

          Les officiers ont des lits avec des draps, les sous-officiers "une popote", car il reste des "civils".

          Après la marche dans la neige dans la nuit froide je ne suis pas peu ébaubi en entrant dans la maison qu'on m'indique comme étant la "popote", et d'y trouver une famille avec grand-père, grand-mère, jeune femme, jeune fille, enfants !

          Et pour me refaire les pieds, la jeune femme me fait asseoir dans une chambrette bien meublée, bien tiède et pose devant moi une chaufferette !

          De toute la campagne, je n'avais eu une telle délicatesse !

          Le 29 décembre - Miniéville.

          Journée d'installation ; journée de repos éparpillé.

          Le 30 décembre - Dimanche. Repos, mais on nous annonce pour demain du travail à exécuter sous la direction du génie.

          Après ce tourment d'inquiétude que j'ai subi durant le repos de Fains, je me sens l'âme épuisée, à sec. Plus rien ne tressaille au tréfonds de mon cœur comme si l'eau riche et fraîche où l'on puise en soi quand on a soif avait entièrement disparu.

          Je me suis trouvé comme cela en cette terrible période de 1913 où je n'ai pas su choisir et décider ; où j'ai attendu, trop longtemps, le réveil…

          Le 30 décembre - Miniéville.

          Pendant que la Compagnie était aux travaux de défense je suis resté au cantonnement et ai passé une paisible journée à faire un peu d'anglais, à lire mon livre de Vandal, et surtout à écrire une douzaine de lettres de nouvel an.

          Je me figure mal que voici encore une St-Sylvestre, une année qui tombe dans le passé, et qu'une autre année de guerre va commencer, va continuer.

          Il me semble que c'est hier que j'ai quitté Besançon, mes études, mes amitiés. Et pourtant j'ai vieilli de quatre ans.

          La nouvelle année commence et ne m'effraie pas. Est-ce faute d'imagination, confiance aveugle, obscur pressentiment ? Je ne sais, mais il m'apparaît presque normal d'être ici dans ce village lorrain, de monter demain par les boyaux, dans la tranchée glaciale et meurtrière, de passer après-demain par-dessus le parapet, de courir le revolver au poing sur des hommes et de leur brûler la cervelle.

          Qu'il m'arrive à ce jeu dangereux un accident irréparable, non, cela ne se représente pas à mon esprit de façon nette et inquiétante. Je rêve de projets d'avenir.

          Je ne crois pas que la guerre finisse en 1918. je n'aperçois la paix qu'à l'épuisement du monde vers fin 1919, et je me suppose déjà rendu à la vie libre et utile, encore maintenu à la vie, à la jeunesse, et prêt à entreprendre une nouvelle tâche comme si j'avais vingt ans.

          Retournerai-je à mes bambins ; prendre en main une bonne école rurale, la façonner à ma façon comme un artiste, entreprendre comme un architecte de reconstruire une jeunesse dans un coin de France, après le relâchement de la guerre, attirer les jeunes gens, organiser une œuvre modèle d'éducation des adolescents, avec des idées à moi que je mûris ici dans mes longues heures d'inaction : c'est une tâche bien tentante, conforme à mon tempérament de pédagogue, d'étudiant, à mes goûts d'effort intellectuel et d'effort moral.

          Ou bien je ferme les yeux et je vois cette merveilleuse vallée d'Alsace en fleurs sous le soleil d'avril, redevenue française ; j'aperçois un de ces attirants villages blotti au pied des coteaux, entouré de vignes et de pêchers, dominé par la forêt et les croupes neigeuses ; je me passionne à l'espoir d'y être installé et grâce à ma connaissance de l'allemand d'y travailler à la soudure de la jeunesse locale à la vie française.

          Ou encore, sous l'influence de mes goûts pour la géographie, sous celle du cafard aventureux et audacieux qui m'a toujours tourmenté, j'évoque la vie affranchie des nouvelles cités marocaines où j'entrevois un développement formidable de richesses. M'en aller là-bas comme professeur d'abord instituteur et polyglotte, puis jetant mon petit avoir dans le commerce, appeler à l'aide mon frère Henri, préparer une fortune, une vie indépendante et large et prospère…

          Ou laissant paresser ma fantaisie et chanter mes souvenirs d'enfance, revenir à la maison cultiver la ferme avec Louis…

          Et sur tous ces rêves le grand point d'interrogation : quelle sera ma compagne de vie ?…

          Je fais aussi retour en arrière. L'année s'est faite en deux étapes. La plus dure moralement n'a pas été la dernière.

          Je ne suis pas devenu un saint, je n'ai pas su me libérer, mais le bilan de l'année ne s'établit pas avec les sombres dettes des années précédentes. J'ai pu mieux prier, mieux communier, mieux tenir.

          Oh ! Si 1918 pouvait me donner l'ordre intérieur, la sérénité, la discipline du cœur, qu'importeraient les souffrances de la guerre…

Le 1er janvier 1918

          Miniéville.

          Après l'explosion de gaîté, de bruyante et joyeuse humeur dont Cugnot, le brave aux cinq étoiles a accompagné ses vœux au réveil, le silence s'est rétabli dans la "piole" encore sombre. Je suis resté paresseusement couché sur mon "isolateur" et j'ai fait dans mon cœur les prières rituelles.

          Un "De profundis" pour l'année morte, un appel à la clémence divine : "si iniquitates observaveris, Domine, Domine quis sustinebit ?" (Si tu gardais le souvenir des iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourrait subsister ?).

          Puis voici le Pater pour l'avenir :

          "Seigneur que votre règne arrive" et ce sera pour les malheureux que sont les hommes en guerre, la paix attendue, la paix espérée, suppliée.

          Une pensée à mes affections, puis debout, un brin de toilette et nous allons, tous les sous-officiers, souhaiter la bonne année à notre Capitaine.

          Accueil cordial, accueil loyal avec lui.

          Pour lui, chacun de nous fera plus que son devoir. Quelles épreuves vont nous lier plus profondément à lui dans cette année qui commence ?

          Nous les attendons le cœur ferme.

 

        

(…insert joint…)

(Feuillets isolés à réinsérer dans le texte suivant chronologie ou à transférer dans l'annexe).

Questions pédagogiques et scolaires.

          "Le problème pédagogique de demain n'est pas tant d'étendre ou de changer le savoir, d'allonger ou de modifier des programmes que d'orienter le savoir vers la vie, de tout enseignement non en fonction du passé, mais en fonction du présent et de l'avenir. Jusqu'ici nous étudiions pour savoir, au lieu d'étudier pour mieux vivre". E. et V. 1. Crouzet.

          Rechercher modifications des programmes primaires pour se conformer à ces vues.

          "Nous voulons un enseignement démocratique fondé sur la sélection par le mérite".

          Rechercher accession par concours de tous les élèves intelligents à l'enseignement qu'il sont susceptibles d'acquérir fructueusement et élimination des grandes écoles des cancres dorés.

          Voir dans "le Pays" du 8/12 article de Flay (?) sur enseignement post-scolaire :

          Deux nécessités primordiales : intéresser le public à la réforme. Préparer un personnel compétent.

          C'est par l'enseignement du travail local qu'il faudrait commencer toute éducation nationale.

A. Thierry. Prof. A l'E.N. de Versailles. Tué à Noulette. Carnet de guerre. (Ollendorf).

Elie Faure. La Sainte Face. (Crès éditeur).

Ch. Wagner. La Vie simple. Fischbacher éd. 33, rue de Seine.

Driault. La question d'Orient. 1917 (7ème) Alcan. 108 Bd St-Cyr.

Société Bibliographique. Par G. de Grandmaison. 5 rue St-Simon.

Œuvre des bibliothèques populaires. 73 bis rue N.D. des Champs.

Dir. M. Bastide du Lude.

Ligue patriotique des Françaises. 368, rue St-Honoré.

Suite de noms et régiments.