23 avril

24 avril

25 avril

26 avril

27 avril

29 avril

30 avril

1er mai

2 mai

4 mai

5 mai

17 mai

28 mai

15 juin

25 juin

26 juin

4 juillet

 

Insert

           

- Vers la contre-offensive - 

 

E. Cœurdevey

167ème RI. 5ème Compagnie

S.P. 191

A faire parvenir en cas de mort à M. Fourgeot, à Montferrand. Doubs.

 

Mes compagnons de lutte.

Quelques silhouettes.

Le Commandant de Compagnie,

Lieutenant Droz-Bartholez.

          Il nous arrive pour la campagne active de 1918. Il vient du C.I.D après un long séjour dans ce centre où quelques piliers regardent défiler d'anciens combattants. Avec l'inquiétude permanente de les suivre. La menace de départ est l'agent le plus actif de la discipline. Ceux qui détiennent le pouvoir de menacer y contactent des habitudes de morgue insolente et récoltent plus de mépris que de confiance. Je crains que Droz ne soit resté un peu longtemps au C.I.D…

          Mais patience, nous le verrons à l'œuvre. C'est un Franc-comtois un peu massif, d'aspect lourdet et sombre : un donjon. Les hommes l'ont déjà baptisé : le "Gros Noir" pour sa façon écrasante et oblique d'aborder le monde - comme un "210".

          Pas d'âge écrit sur son visage terne, des yeux profonds sans reflet clair, l'expression du regard comme embusquée dans d'épais sourcils en broussaille, les traits inertes, pas de sourire, pas un mot aimable, ne manifestant aucun intérêt marqué pour connaître ses gradés ni ses hommes, répondant mal ou pas du tout au salut, faisant des observations sèches, sans prendre de formes, il n'apparaît pas comme un entraîneur d'hommes…

          Attendons.

          Le 26 avril - Premier exercice commandé, dirigé par le lieutenant Droz. Bonne impression : ordres clairs, précis, fermes, intelligents.

          Le 2 mai - L'impression devient favorable. La Compagnie reprise en main par la volonté calme et silencieuse du chef.

          Commandement ferme. Pas de mots, des actes. Auprès du Commandant attitude digne. Tact. A la manœuvre, calme et netteté de vues.

          Les défaillances des hommes ou des gradés relevées sans indulgence, mais sans intempérance d'humeur ou de langage.

          Le 4 mai - De la mémoire. Sait repérer les têtes qui se sont fait remarquer en marche. Du coup d'œil. Découvre aisément les "types" bons ou mauvais, les "à coups" les défaillances de la fermeté. Ses instructions aux chefs de Bataillon, ses sanctions contre les tireurs au flanc (Valentin - Castay).

          De l'expérience du commandement en prescrivant (la) conduite judicieuse à tenir envers les hommes.

          A été tué le 18 juillet 1918 au début de la grande attaque, en lisière du terrible petit bois devant Corcy, au-delà de la Savière. Trois balles de mitrailleuse dans le corps.

Le Lieutenant Carlier.

          Était cycliste au début de la guerre. A conquis tous ses grades successifs au 167ème, vient d'obtenir son deuxième galon.

          Il a reçu … blessures et obtenu … citations. Il a du avoir, avec beaucoup de chance, montré quelques capacités et une bravoure remarquées.

          Je ne l'ai pas vu au feu. Ceux qui furent ses camarades de combat ont des avis un peu divergents, mais il est reconnu comme étant un de ceux qui par leur courage, leur énergie, ont brisé le dernier et suprême effort des Allemands devant Verdun en juillet 1916. Ce n'est pas un mince mérite.

          Je le connais mal. Il est de caractère assez difficile à préciser, à cause de son humeur variable. Mais qui peut savoir d'où vient le nuage fugitif qui assombrit le visage d'un voisin, d'un chef, d'un camarade, d'un ami ?…

          Le lieutenant Carlier est originaire de Roubaix où il était employé de commerce. Sa famille, parents, sœurs, sont restés là-bas. Il m'a confié un jour n'avoir aucune affection réconfortante, aucune branche où se reposer. "Je vais en permission sans joie, parce qu'il faut y aller et se sortir un peu d'ici", me dit-il sur le quai de la gare d'Azerailles… Voilà de quoi produire bien des sautes d'humeur.

          Cependant sa physionomie est assez peu franche. Des yeux bleu-gris, très froids ont des reflets mal assurés, avec des ombres de raillerie cauteleuse. Menton énergique, beau front, corps souple bien musclé, au total joli garçon - soigneux et soigné.

          Il est passablement partial. Use de son autorité, de son ancienneté pour favoriser sa section : choix des nouveaux venus - cantonnement le meilleur - tour de service le plus facile.

          Il ne cache pas son antipathie à l'aspirant. A mon égard, presque régulièrement aimable.

          Que fera-t-il à la prochaine bataille ? Comment se comportera-t-il ? L'ancienne attitude de ce brave est-elle un gage pour l'avenir ou bien la dépense étant faite, il ne resterait plus que la surface dorée de sa manche ?

          Je l'ai vu à 344. il est resté accroupi toute la journée et toute la nuit au fond de la sape, s'est très peu préoccupé de ses hommes. Et Quand les Boches avaient attaqué le P.P. il n'a pas bondi avec beaucoup de hardiesse à la rescousse.

          Autre détail défavorable.

          Lorsque que le lieutenant Droz se fut défilé à l'avant-veille du coup de main appuyé par attaque aux gaz, le lieutenant Carlier fut chargé de la conduite de l'opération en vue. On attendait le vent du sud. Dès que le baromètre fléchit annonçant l'attaque prochaine, Carlier se sentit brusquement indisposé, et … fut envoyé à l'infirmerie régimentaire. Il y resta le temps de laisser passer l'occasion de se distinguer… Bizarre coïncidence. Attendons…

          Un obus toxique est tombé sous la table où déjeunaient le Commandant, le Caporal Portères et Carlier. Carlier, blessé à l'œil, évacué. Mort de la grippe - 1918.

 

          Après un séjour paisible de quatre mois dans ce paisible secteur de Lorraine, le Commandant nous accorde un repos de quelques jours en dehors de la zone de l'extrême avant.

          Les exigences de l'heure, la valeur de notre division, le regroupement en arrière de la ligne bombardée, le long d'une voie ferrée, les exercices d'instruction prescrits pour la période de repos, toutes ces indications et d'autres détails significatifs font comprendre que notre marche de demain vers un prochain village paisible est un acheminement vers la bataille…

          Involontairement je suis ému. A la pensée d'entrer dans la fournaise il se produit en moi un remous que je ne maîtrise pas à volonté. C'est plus violent que l'impression causée la première fois par la perspective de monter au Chemin des Dames. D'où vient donc cette angoisse physique ? Car je n'ai pas peur, puisque je suis ici parce que je l'ai bien voulu. Peut-être est-ce que le manque d'habitude au danger est un effroi de l'imagination ?

          Le 23 avril - Nous quittons à l'aube la bourg d'Azerailles. Brume fine que le vent dissipe. Nous repassons à Glonville où nous avions cantonné une nuit de décembre quand nous montions à ce secteur lorrain que nous quittons. Le village grouille d'Américains. Ils font à 7 heures un copieux déjeuner. Ils font queue devant des cuisiniers qui servent chacun des hommes. Distribution individuelle différente de la nôtre qui est collective. On distingue du riz fumant, du sucre en poudre, des confitures dans les assiettes en aluminium, mets abondants que ces colosses mangent avec un bel appétit, installés au hasard sur des marche-pieds de camions, sur des timons de chariots. Toujours l'impression puissante de ces troupes jeunes, magnifiquement équipées.

          Traversée du gros bourg de Fontenoy où les soldats de la D.I. relevante nous examinent : qu'ils sont propres ! Il n'y a pas de boue dans vos tranchées, nous disent-ils…

          La route étroite. Marche en colonne par deux. Beau soleil éclairant un fin paysage lorrain souriant de printemps. Des collines où la silice rouge des grès forme nappe piquée des jeunes pousses d'avoine. Boqueteaux de pins sur les sommets, prairies et oseraies dans les vallons - Ménarmont.

          Arrivée à Xaffévillers vers 10 heures. Ma section est bien logée dans deux fermes. Greniers propres mais sans aménagement. Dans les rues : des Indous, des officiers anglais, des Américains. Mauvais voisins pour nous. Pas de lait, pas d'œufs, pas de chambres. Nous ne soutenons pas la concurrence.

          Je cherche en vain un lit. Je me résigne joyeusement à un coin de grenier près de mes hommes. Je l'aménage cet après-midi. Une petite cabine avec ma toile de tente, des sacs trouvés dans le grenier. Une caisse vide me sert d'armoire, de bibliothèque, de bureau, de table de toilette. C'est un petit home pittoresque.

          Soir. Le lieutenant visite les cantonnements. Il a pour toutes les sections des paroles désagréables, malheureuses, maladroites, qui font l'objet de commentaires tumultueux à la popote.

          S'il persiste dans cette attitude, il se fera rappeler qu'en ligne, il témoignait moins d'intérêt à l'installation des hommes.

          - "Vivement qu'on aille dans la Somme ! On verra s'il fera tant le malin", (Bouchart).

          L'hôtesse s'amuse de ma cabine qu'elle appelle un "confessionnal".

          Elle m'offre un coin de table chez elle pour écrire.

          Après la soupe du soir, visite à un "bistro". Plus de bière ! Tournée dans les rues. L'église a été détruite par les Allemands en 1914 ainsi que tout le quartier avoisinant. Nous errons dans ces ruines sacrées. Quelques-uns font des plaisanteries d'un goût douteux. Fourquez me dit :

          Vous ne trouvez pas que cette façon de passer ici dedans a quelque chose de choquant, de gênant ?

          Nous quittons le groupe. La cloche sonne. Je me rends à une chapelle provisoire où des jeunes filles font en commun la prière du soir.

          J'apprécie le contraste avec les promenades des ouvrières effrontées d'Azerailles. Voici un coin de la vraie France éternelle, de celle qui prépare à tous les sacrifices.

          Le 24 avril - L'air humide me réveille dans mon sac de couchage. Il pleut au petit jour. Je me blottis pour me rendormir quand l'homme de corvée vient crier le traditionnel : "Au jus, là d'dans !"

          Les hommes se lèvent les uns après les autres. Je les imite. Payères m'a préparé mon eau pour ma toilette. Il pleut toujours. Étant débarbouillé, je vais quand même faire un tour, et rencontre l'aspirant. Nous allons déjeuner un couple d'œufs au lard.

          Désignation d'un téléphoniste - pour le cours. C'est laborieux. Les plus anciens refusent. Les jeunes… sont trop jeunes.

          Des vieux brisquards comme le père Than ne veulent pas être "embusqués pour si peu".

          - "C'est la paix que je voudrais".

          Pourtant il n'ay aucune nouvelle, ni de paix, ni de départ.

          10 heures. Je prends auprès de mes hommes quelques renseignements pour compléter mon contrôle. Il y a de bonnes surprises : Crolet, mon grand caporal F.M. a fait toute la guerre à la Compagnie sans une blessure ni un jour de maladie.

          "Le père Than", lui, le vieux de la classe 1909, celui qui a toujours le sourire et jamais la parole a d'étonnants états de services. Une douzaine de combats, trois blessures.

          - Voyez, dis-je au bleuet Potier, quel est celui qui en a le plus fait. C'est Than ! Quel est celui qui "la" ramène le moins ?

          - C'est Than.

          Quel est celui qui se plaint le moins ? C'est lui.

          Après-midi. On nous laisse encore repos.

          Je rédige chez mes hôtes quelques notes. Je tiens à mettre mes fiches à jour avant que nous embarquions. (Chez le Maire, M. Demange).

          Le rassemblement de la D.I. s'opère lentement. Encore ni ordres, ni indications des gens bien renseignés. Nous nous habituons à la pensée d'aller "en mettre un coup". Mes hommes, me semble-t-il ne seront pas très émus si on nous embarque pour un des "coins durs" de la grande bataille. Ou bien est-ce que je les juge d'après mon propre état d'âme ?

          Un symbole. La "chapelle" de la maison. Les enfants de mes hôtes ont sur un petit meuble "leur chapelle". C'est un petit dispositif en gradins, recouverts d'une broderie - et où sont disposés des emblèmes religieux : un crucifix, des statuettes de vierge, un drapeau du Sacré Cœur, du buis béni, quelques fleurs, et pour l'illumination de petits bouts de bougie que le gamin va récolter dans les greniers après le départ des soldats.

          Et dire que dans ce village-ci, il n'y a plus de curé depuis la guerre. La foi était trop vivante pour dépérir. Criminels et fous ceux qui s'évertuent à éteindre cette flamme moralisatrice et purifiante dans les familles françaises…

          Soir. Mes hommes ont décoré leur cantonnement avec des branches de sapin. Cet air de fête donné au grenier a le don d'irriter Renard qui traite durement la bonne volonté de ses camarades avec les expressions de romanichel qu'il est. Je me contiens pour ne pas intervenir.

          Pendant la soupe du soir, discussion sur la vertu de résistance des peuples français et boche, sur la valeur comparée des soldats allemands et français. Au fond, la conviction de notre supériorité morale. Judicieuses réflexions de Perrin. A la nuit tombante promenade hors du village. Pénibles haltes le long de la route auprès des "Silencieux" couchés ça et là, au hasard des balles qui les ont frappés…

          Le 25 avril - La matinée a été consacrée à la préparation et à l'attente de la visite du Chef de Bataillon.

          Quelques hommes ont eu l'idée de décorer leur grenier de quelques branches de sapin. Ce zèle déjà mal interprété par Lesage (?), ne l'est guère mieux par Lacoigne, et ne semble pas compris du Commandant de Compagnie. Il est passé sans mot dire. Le Chef de Bataillon est plus généreux. Il trouve bonne mine et élégance à mes poilus. Il leur promet qu'avec des Bataillons tels que le nôtre, les Boches seront bientôt rejetés chez eux. Dieu l'entende !

          Soir, repos. Bière et mirabelle avec les camarades préférés. Lettres écrites, lettres reçues, heures douces.

          Le 26 avril - Le Commandant de Compagnie a dirigé l'exercice. Il laisse une impression rassurante d'homme compétent. Ordres précis, intelligents.

          Une séance de gymnastique Hébert : c'est comme une douche de jeunesse, d'énergie, d'entrain ; le sang court plus vite, le cœur bat mieux, le cerveau comprend mieux la valeur de l'énergie assouplie. Mais grosse difficulté : il est plus facile de commander à des hommes de se faire tuer qu'à les décider à chanter.

          Le 26 avril - L'après-midi, je suis chargé d'apprendre aux caporaux à se diriger à la boussole. Incroyable ignorance des points cardinaux, mais marche intéressante à travers les vallons semés des débris de la lutte en août 1914, coupés des tranchées provisoires de l'époque et hélas ! peuplés de tombes.

          Visite au château de Villers incendié.

          Les nouvelles : nouveaux assauts des Allemands devant Amiens. Ils semblent avoir plus de peine à briser la ligne hâtivement établie que les anciennes positions barbelées.

          Deux épisodes sensationnels : la mort du Capitaine aviateur Richtofen, l'as des as.

          Le raid anglais contre Ostende-Zeebruge.

          Non, la lutte n'est pas finie. L'Angleterre se raidit et prend la température ardente de la dernière passe. Tenez-vous bien, Messieurs les pangermanistes ; voici la réaction.

          Notre promenade du soir à un autre coin de la plaine. Encore des tombes éparses dans les champs… Un ossuaire de quatre-vingt onze soldats du 16ème. La couronne de la veuve au sergent X… L'innombrable sacrifice : "Que nous sommes petits !", me murmure Fourquez…

          J'évoque mon Maurice, Octave, Henri, mes morts. Et je songe ce soir à la pensée : "Les morts sont des invisibles, non des absents".

          Le 27 avril - Xaffévillers.

          Il nous est arrivé, à nous sous-officiers de la Compagnie un malheur en puissance ; la menace est assurément à un haut potentiel. C'est l'envoi parmi nous d'un adjudant-chef, "rempilé" d'active, qui a traîné sans avancement durant quatre années de guerre ces galons de fainéant et de cancre (du moins avec leur signification dans l'ancienne armée active). Un camarade qui le connaît bien, et auquel j'annonçais l'arrivée d'Auglagnoux à la Compagnie me dit : "Mon pauvre ! C'est toi qui as ce ballot là !…"

          Je tâche d'être prudent, d'éviter les heurts, les gaffes, les "piques" d'amour-propre, mais il n'en rate point, il les attrape au vol. il fait l'empressé, la mouche dorée et bourdonnante du coche, quand il n'y a rien à faire, et se défile dès qu'il faut prendre la responsabilité de commander une corvée…

          Ce soir, il n'a pas voulu mettre d'accord les sergents en défaillance de camaraderie.

          La prière du soir dans la chapelle en fête a effacé toutes ces petitesses.

          Le 27 avril - Dimanche à Xaffévillers.

          Joie des bons levers tardifs sur la fatigue qu'on abandonne comme du linge sale.

          Joie des petits déjeuners à deux copains. Un œuf acheté par ruse, ou une boite de conserves choisie et réservée dans la cantine, préparée à la "popote" - arrosage au vin blanc.

          Douceur divine d'une messe dans une chapelle débordante de ferveur.

          Douceur des après-midi paisibles à écrire une dizaine de lettres à tous les oubliés, les négligés.

          J'offre à mes poilus une boite de cigare : "Oh ! fait l'un, nous avons un adjudant comme il n'y en a pas beaucoup !"

          22 heures. Douceur des soirées d'étude cueillies comme des fleurs difficiles à trouver, dans cette vie de camp pareille à une lande dévastée, foulée au pied.

          Le 29 avril - Voir. Deux articles de M. Guiraud dans la Croix de cette dernière dizaine d'avril.

          La bataille reprend avec rage. Double réaction dans mon âme.

          Tantôt, en considérant quels sont ces hommes qu'on sacrifie au profit de l'égoïsme forcené ou de la dépravation honorée, encouragée de l'arrière, c'est le sentiment de doute amer qui me ballotte. Nous sommes de pauvres ilotes qu'on exploite, aussi égarés, aussi niais, aussi sottement sacrifiés et exploités que les gladiateurs à Rome disant avant l'entrée des fauves dans l'arène "Ave César, te morituri salutant" ou que les serviteurs et femmes des rois nègres qu'on persuade à se brûler ou à s'enterrer à la mort d'une brute, leur maître et idole.

          Tantôt, si je ne sens plus l'instinct en émoi, si je m'abandonne aux plus captivantes séductions de ma pensée en prière, je ne vois plus la mort hideuse mais libératrice, l'âme victorieuse, triomphante dans les épreuves, le sacrifice méritoire pour la cause des foyers propres, qui sont encore cependant le noyau de la France pour le triomphe de la justice humaine qui ne peut être que la volonté de mon Dieu, pour la purification de ma vie, pour la domination victorieuse dans mon pauvre petit domaine moral, de l'âme sur la bête…

          Et puis, comment ne pas se griser à la pensée de rester à l'encontre de tant de déserteurs, un ouvrier de la dernière heure ? A la perspective de se préparer une vie riche de fierté, de mérites, de courage ?…

          Le 30 avril - Manœuvre de cadres par la pluie, sur un terrain détrempé.

          La liaison fonctionne mal.

Le 1er mai 1918

          Manœuvre de Bataillon.

          Il fait un brouillard dense. En ce jour qu'on imagine lumineux et fleuri, on ne voit pas à cent mètres, et tout est sombre. Année de guerre. Mois morne.

          Avant la manœuvre, rassemblement des Commandants de Compagnie et Chefs de Bataillon auprès du Capitaine Michel, Commandant le Bataillon. Autour de lui les Commandants de Compagnie sont animés de sentiments discordants.

          Le nôtre est celui qui a le plus de tact et d'adresse. Il n'a pas d'opinion sur les vues du Commandant.

          Le Capitaine Portères se tait avec un petit sourire énigmatique. Approuve-t-il ? Désapprouve-t-il ? On ne sait. On devine qu'il sait qu'il devrait avoir le commandement du Bataillon et qu'il se lave les mains, avec le sourire…

          Le lieutenant Picouret chasse les grenouilles, abat les noix. Il ne comprend pas, parce qu'il ne peut pas comprendre, et néanmoins tâche de comprendre.

          Le Capitaine Cléret, que je prenais pour un homme bien élevé, plein de tact doit céder au ressentiment, à la jalousie pour faire l'imbécile à ce point. Il feint de ne pas comprendre ; il ne veut pas comprendre (on le devine et M. Muhel lui dit) parce qu'il fait exprès de ne pas comprendre, pour embêter et discréditer le Chef de Bataillon. Celui-ci se comporte en homme calme et poli. Il fait sentir à Cléret la mauvaise volonté qui anime ce dernier. C'est grave cette rivalité sourde, inavouée des Commandants de Compagnie contre leur Chef de Bataillon.

          C'est grave et c'est triste.

          Soir. Encore une visite aux Morts - que de choses ils racontent ces guetteurs silencieux, perdus dans les cultures…

          Le 2 mai - Le Commandant est venu me voir manœuvrer ma section.

          "Vous êtes dans la bonne voie, mais habituez vos sergents et vos caporaux à prendre plus d'initiatives. Votre troupe n'est pas assez souple".

          A la réunion d'onze heures, il reprend ce thème et forme cette indication qui en dit long et contredit les racontars des communiqués et des journalistes :

          "Dans le Nord, les Allemands ont fait tomber des positions très fortes avec très peu de monde, en combinant le feu et le mouvement. Les Anglais ont été pris et surpris par une poussière de Boches".

          Soir. Marche sous bois.

          A la pause j'ébaubis Bouchart en plaçant une balle de revolver dans une "tune" à douze pas. Toute la Compagnie passionnée au pari que je gagne deux fois de suite.

          Théorie aux caporaux qui ne connaissent pas les points cardinaux !…

          Le récit du Maire, M. Demange. Souvenirs de la Bataille d'août 1914 (au sujet de deux cadavres de soldats retrouvés hier dans la plaine !!!…)

          La première patrouille. L'officier allemand appelle le Maire, lui dicte une proclamation aux habitants (espoir de bon accueil, sinon incendie et fusillade). Le Maire emmené en sabots, en bras de chemise, huit sous en poche, les yeux bandés. La halte sous les obus. La détention au poste de police allemand de Ménaucourt durant dix-sept jours (faim - froid - peur).

          La retraite allemande, l'abandon des otages. Le retour au pays. Hébétude.

          Les cadavres pourrissant dans la plaine, ordres d'enfouissement (gendarmerie, préfet). Enfouissement sommaire, un trou près de chaque cadavre roulé dedans, sans identification, sans honneurs…)

          Le 3 mai - Xaffévillers.

          Ce matin, contre-ordre pour l'exercice. Ordre de départ très prochain. Montage de sacs, distribution de vivres de réserve, des munitions. Je fais ma cantine au milieu des poilus rouspétant - par habitude. Dernier verre de vin blanc au café voisin. La petite femme brune du débit essuie une larme quand nous lui disons : "ne craignez rien, si le 16/7 s'en va, c'est qu'il n'y aura rien. Gardez de nous un bon souvenir".

          Le 4 mai - Giriviller.

          Itinéraire de la première étape. St-Pierremont - Magnières - Mattexey - Giriviller au pied de la butte d'Essey. St-Pierremont et Magnières portent les traces cruelles de la bataille avec leurs maisons incendiées, les portes des granges, les murs criblés de balles, les toits troués par des obus, les tombes aux abords des routes, des haies.

          Passage de la Montagne, simple riviérette apaisée dans les prés fleuris.

          L'étape a été laborieuse pour les gradés, pénible pour les hommes à qui des ordres malheureux avaient coupé la bonne volonté qu'on pouvait obtenir d'eux.

          D'abord, le matin trois ordres successifs, faute de prévision intelligente du Bataillon obligent à faire, défaire, refaire, redéfaire et remonter les sacs. Murmures.

          Au rassemblement quelques vestes sur la patelette du sac déplaisent au lieutenant, ordre de cacher les vestes, de mettre les cravates : remurmures, gestes de dépit, d'insubordination. Castay ne bronche pas - sans cravate. Ne la met que sur l'intervention réitérée du chef de demi-section. Aussi, dès le "Pas" de route, il commence un discours :

          - "Ah ! Ma mère, si tu voyais ton fils. Les Boches l'ont épargné, mais c'est les Français qui le pendront…"

          A quoi le froussard Leconte réplique :

          - "Vivement la Somme ! On les verra là-bas".

          Je dois intervenir pour faire cesser ces imbécillités.

          Cent mètres plus loin, Castay perd deux trousses de cartouches, n'en ramasse qu'une. Il faut mon ordre formel pour qu'il aille les ramasser toutes les deux. En montrant la côte de Mattexey, il se met dans le fossé. Il est imité par Leconte, Dudilieu, Thomas. C'est la rançon de l'obéissance passive obtenue dans la mise des cravates au cou, des vestes sous la patelette.

          Le chef de Bataillon sans expérience d'une colonne en marche irrite la nervosité générale où la mauvaise volonté charge déjà les épaules, chauffe les têtes, tandis qu'en arrière des sections marchent en chantant la Madelon.

          Au village accueillant, trois heures après, le pinard a reposé et égayé tout le monde.

          Le 4 mai - Giriviller.

          Nous pensions embarquer aujourd'hui. On nous laisse encore une dernière journée de séjour en Lorraine.

          C'est une fête des yeux que le spectacle de cette nature en travail de jeunesse et d'exubérance dans ce vallon verdoyant sous un soleil radieux. Paysage aux contours adoucis des croupes marneuses auxquelles les luzernes donnent un aspect d'abondance et de fertilité. Près du village aux toits rouges des vergers disent une ancienne et persistante richesse transmise de génération en génération. A l'horizon le piton solitaire d'Essey, vieux témoin du bon temps et des autres temps, semble un protecteur de la paix locale.

          Et cette paix diffuse dans les choses d'ici, nous imprègne au point de nous faire croire au printemps, à l'avenir, à la vie féconde, aux récoltes heureuses de la paix d'autrefois…

          Et pourtant, nous sommes des soldats qui vont s'embarquer pour "la fournaise". Aucun d'entre nous ne s'en rend compte. Heureusement.

          Rare douceur du soir. Le paysage se fait câlin au soleil couchant. De ma promenade à flanc de coteau, après la soupe, j'ai sous les yeux un paysage de paix reposante. Le village blotti sous les arbres des vergers bourdonne des bruits joyeux du Bataillon en instance de départ. Les cloches de plusieurs villages sonnent à la fois l'angélus du samedi. La verdure semble joyeuse d'avoir tant poussé par cette journée radieuse et il monte des champs fertiles une sorte de prière fervente. Il fait bon vivre, il ferait bon s'endormir en ce lieu.

          J'entre à l'église bien entretenue. Je visite le cimetière où les tombes disent quelles générations tranquilles se sont succédées là.

          Le 5 mai - En gare de Einvaux.

          Nous quittons Giriviller à trois heures du matin. Nous arrivons en gare quand la pluie commence à tomber. Embarquement gris. Pas d'entrain. Les poilus se taisent résignés sous l'averse. Le wagon à bestiaux devient par suite un abri attrayant.

          Nancy - 11 heures.

          Je somnolais sur mon banc, j'ouvre les yeux : par la porte entrouverte j'aperçois deux tours encadrant une statue de Saint : St-Nicolas du Port, dis-je, et les souvenirs me réveillent. Nous voici à Nancy dans la gare mutilée. Vitres brisées, halls incendiés, mais des visages de femmes aux fenêtres éblouissent tous les yeux qui ne voient plus l'horreur, fleurissent les lèvres de sourires, de bons mots ineptes et joyeux.

          Neufchâteau - 14 heures 30.

          Le voyage morne obscurcissant mon moral. Mais quel grand souffle d'air héroïque quand un soldat cria : Voilà Domrémy !

          Grande émotion - prière.

          A travers la vallée meusienne, les beaux villages heureux. C'est dimanche. Les jeunes filles en toilette claire aux fenêtres, sur les routes nous envoient des baisers, nous saluent de la main avec de beaux sourires joyeux. Elles sont trop.

          Les villages égrenés le long de la ligne nous font un accueil inlassable ; toujours des visages ensorceleurs. C'est dimanche. Les cultures prometteuses de richesse, et les femmes, de bonheur ; avec la couleur du crépuscule tout défile sous nos yeux comme un paradis dont on nous arrache. C'est trop. Et à la gaieté dans l'âme succède une émotion presque douloureuse.

          Rimaucourt - halte repas. Un des cyclistes du Bataillon est du pays. Sa jeune femme et son bambin sur le quai… Il y a de quoi pleurer.

          Nous gagnons la vallée de l'Aube par le vallon de Clairvaux. Toujours le pays ensorceleur qui a l'aspect des vallées comtoises.

          Après Bar - s'étendre sur la paille. Dormir. Bon sommeil. Je m'éveille. Il fait jour, le train est arrêté en Brie.

          Vite un peu de toilette au robinet de la locomotive et l'âme pourra se trouver à l'unisson du matin de mai qui chante dans le paysage.

          La vallée de la Bièvre et ses villas dans la verdure. Tout le charme fin de l'Île de France où l'homme et la nature semblent s'être policés et entraidés mutuellement tant l'harmonie est complète.

          Versailles - morne gare, vieille, malpropre.

          Le Château - l'Orangerie entrevus dans une découpure du vallon et du parc.

          Marly - avec une apparition de l'aqueduc. C'est ici de la grande histoire, des temps de victoire.

          Argenteuil - c'est la Seine presque majestueuse. La ville en amphithéâtre barre la vallée. C'est grand comme dans les pays de l'antiquité. Je songe à quelque vue d'Athènes ou de Rome et je m'écrie "herrlich" (magnifique) - et j'aperçois Linz - Krems - Stein - le beau Danube auquel ce paysage est comparable.

          Midi. Voici Pontoise. Je la quitte après une halte de quelques minutes… j'ai eu la chance de découvrir un livre longtemps cherché.

          Nous gagnons la Normandie, le pays de Bray. Les herbages enclos de haies, les fermes pauvres en torchis couvertes en chaume, les maisons prospères en briques - ardoises. Mais partout les prairies grasses et le bétail nombreux. Gournay, Forges-les-Eaux, pays connus de mon imagination dont les images étaient justes.

          Sergueux - nœud ferré. Halte. Un train d'Anglais attend près du nôtre. Cordialité des troupes. C'est réconfortant et significatif. Les Anglais saluent, nous ne sommes pas en retard, ni chiches, de signes de sympathie. Les Britanniques jettent des cigarettes. Nous tendons des illustrés. Un poilu échange son bonnet de police contre une casquette khaki. Un audacieux loustic retrousse la jupe d'un highlander écossais. Mais c'est le wagon des "women", de laides filles futées, plates et décidées en uniforme qui s'amusent follement à nos taquineries : échange de baisers avec les doigts, de billets taquins comme des papillons.

          Débarquement à Fouilloy. 20 heures. Le canon tonne.

          La nuit est sombre, mais le moral joyeux. La pluie gâte tout.

Arrivée à la ferme Canada. Le bon grenier chargé de foin nous sèche et nous repose.

          Le 5 mai - Riencourt.

          Dix jours en pays picard. Dix jours en cantonnement d'alerte, en attente de départ précipité vers la ligne de feu.

          Les jours d'attente s'ajoutent aux jours d'attente, et peu à peu nous prenons l'habitude d'être sans souci de départ : nous nous installons. La tension d'esprit qui existait du fait d'une prévision d'entrée presque immédiate dans la fournaise faiblit. Le pourcentage des permissions est élevé. C'est les doux espoirs qui succèdent dans beaucoup de cœurs aux sombres perspectives. L'atmosphère change pour la troisième fois. D'abord ce furent les journées d'étapes depuis la gare de débarquement ici.

          Aumale - Boulainvillers - Molliens-Vidame - Riencourt. Villages à peine entrevus. On arrive à midi, on repart le lendemain matin. L'hôte est soit bienveillant, soit grognon, peu importe. Il suffit d'un coin où l'on s'étend sur la paille ou sur la terre nue. "On part demain" est la fiche de consolation.

          Les "fouinards" trouvent cependant les maisons où l'on boit, celles où l'on s'amuse, celles où il y a des œufs, celles où il y a des lits.

          Je n'aime pas me mettre en chasse pour ces satisfactions de détail. Je retiens un coin auprès de mes hommes et je m'en contente.

          Mon "tampon" est un garçon bien dévoué, mais il est plus dévoué que débrouillard. Beaucoup de petites choses m'échappent ainsi par notre résignation à toutes les privations de la vie en campagne.

          A Canada - Foin, mais œufs et beurre.

          A Boulainvillers - Terre nue, mais Cointrot.

          A Molliens-Vidame. Un bon lit, et puis surtout l'invitation chez l'oncle de Fourquez (M. Pouch Morel) à Bougainville.

          Cela rend un avant-goût des bons accueils de la vie civile.

          Riencourt. Village accroché au talus abrupt de la petite vallée picarde. Paysage habituel, classique. Les champs de blé sur le limon du plateau, les flancs en gradins taillés dans la craie, la vallée rectiligne, plate, humide, plantée de grands peupliers entre lesquels arpente la rivière.

          Les moulins à vent sur le plateau, les moulins à eau sur le ruisseau. Les maisons en "biscuit".

          Nous nous occupons à dresser la troupe à la nouvelle tactique. La fable des attaques ennemies en masse démentie par nos nouvelles instructions. La tactique d'infiltration. Le mouvement articulé. On nous poisse avec cela : manœuvre de cadres, manœuvre de Bataillon de D.I. chaque jour par les beaux matins de mai, on part sur le plateau et on manœuvre. Les soldats sont un peu surmenés, mais cela vaut mieux que le désœuvrement.

          Les esprits sont déjà suffisamment chauffés, détraqués par la perspective de la prochaine attaque. La plupart, hommes et gradés, sont plus chatouilleux, plus difficiles à l'accord, plus lunatiques.

          Entre officiers, l'accord est laborieux au Bataillon. Le Capitaine Michel, Commandant, est le plus brave homme que je connaisse : délicat, prudent, réfléchi, mais fatigué : "J'ai horreur des critiques" dit-il en songeant à celles non qu'il sait subir, mais faire aux autres.

          Il n'ose pas commander, ayant peu d'expérience de la troupe et de la guerre réelle. Il a trop vécu dans l'atmosphère d'un E.M. Il demande des avis avant de prendre une décision laborieuse.

          Aussi son autorité est flottante sur les Commandants de Compagnie où il a affaire à forte partie.

          Le Capitaine Portères, ayant déjà commandé et avec habileté le Bataillon se défile, il semble vouloir être spectateur ironique des gaffes et tâtonnements de son concurrent.

          Le Capitaine Cléret, très personnel, tête de Breton, discute les ordres reçus.

          Le lieutenant Picouret, bavard, bouché, servile, entasse gaffe sur gaffe - se rend insupportable à chacun.

          Le lieutenant Droz est en somme le plus habile, étant le plus discret. Mais c'est un Franc-comtois. Il ne louvoie pas et ne se laisse pas marcher sur les pieds.

          Avant hier, à propos de je ne sais quelle bagatelle, il y a eu sur le terrain de manœuvre en présence du Bataillon, prise de bec contre Droz et Picouret. Ce dernier faisait de grands gestes désordonnés, irritants, moulin à paroles. Droz plus calme, mais non moins irrité, répliquait à voix contenue. On voyait aux geste, une "pique" violente. Entendu Droz dire à son adversaire sur un ton cinglant : "Apprenez, mon ami…"

          C'était pénible, déplorable, démoralisant pour la troupe qui prévoit très bien que le manque d'entente ici, en réserve, pourrait très bien entraîner de graves conséquences au combat. Si souvent le salut repose sur le voisin, sur la liaison entre unités, sur une camaraderie dévouée.

          J'ai entendu les hommes commenter durement après le conflit entre les officiers.

          Entre sous-officiers, dans la Compagnie, ce n'est pas l'accord profond et j'ai dû lutter énergiquement ces jours-ci pour m'opposer à la formation d'îlots, de clans des entêtés, de butés, des chatouilleux. La popote est le moyen d'action le plus énergique pour maintenir l'unité d'esprit entre sous-officiers dans une Compagnie. Plusieurs voulurent la quitter, manger à part. les uns se plaignent de ceci, d'autres de cela, avec une susceptibilité qui n'existe pas en temps ordinaire.

          "Il est temps qu'on monte "là-haut" me dit Fourquez ; il n'y a que cela pour remettre la camaraderie d'aplomb. Avant l'attaque du 8 septembre (1917) c'était déjà les mêmes difficultés d'accord. Les têtes fermentent, ça les calmera".

          En effet les têtes fermentent. J'en ai eu la grave indication à la ferme Canada, où un groupe a pris délibérément l'audace de ne pas se présenter à la revue que j'avais prescrite, un groupe comprenant les meilleurs de nos soldats, les plus soumis, les plus disciplinés, mais entraînés par les deux têtes chaudes, et déraillés par la vague qui sévit sur ces gradés d'intelligence obtuse : le Caporal Crolet et le Sergent Bracquart.

          J'ai temporisé, laissé apaiser la fermentation, j'ai "poissé" les insubordonnés, et tout s'est remis d'aplomb. Mais le Sergent Bracquart est intolérable. Il agit sur ma section comme la gelée sur un bloc d'argile : il me la désagrège. Les hommes flairent ses inconséquences, ses étourderies, ses défaillances, et surtout son esprit de révolte.

          Il est le plus brouillon, le plus "gosse" des gradés et n'admet aucune observation. Chaque fois que je lui en ai fait une le plus amicalement possible il s'est cru irréprochablement offensé. Il boude, se retire à part, converse avec les mauvais soldats quand il ne chahute pas avec eux, ou, je n'en n'ai pas de preuves, quand il ne va pas jusqu'à me crosser, me calomnier. Je sens mon ascendant, mon emprise morale sur ma section, se dissoudre peu à peu, sur ces hommes qui étaient dévoués et dociles.

          Homo me rapporte avoir surpris un coup d'œil d'encouragement, lancé derrière mon dos par Bracquart à un homme à qui je faisais une observation.

          Une dernière scène à la suite d'une observation pour une négligence effrontée me décide soit à sévir, soit à guérir radicalement le mal.

          J'expose la situation au Commandant de Compagnie et lui demande le changement de section pour incompatibilité de caractères, et dans l'intérêt du service, du Sergent Bracquart. Accordé.

          Maintenant, au bout de cinq jours je sens plus dociles les leviers d'action. Crolet a été sermonné par Lacaque. La section sera à nouveau en main, espérons le, pour monter en ligne.

          Le 17 mai - Monter en ligne ?

          C'est bizarre, on n'en parle plus.

          Calme des lignes. Les infanteries allemande, française attendent. Les gens informés signalent en préparation la plus formidable attaque de la guerre. Nous sommes sans doute réservés pour y parer. Beau sort.

          Riencourt.

          Pentecôte.

          J'ai fait aujourd'hui mes préparatifs de départ.

          Mise en ordre de l'âme, des choses préférées, des armes - j'écris à maman : "omnia parata…" (tout ira bien…).

          Et voilà ce soir l'ordre de se tenir prêt à partir.

          Légère émotion. Mais les cœurs sont raffermis.

          Rogy.

          Trinité.

          Les camions automobiles nous ont déplacé vers le Sud, mais ne nous ont guère rapprochés du front.

          Nous cantonnons à Rogy. Est-ce pour un jour ? une semaine ? un mois ?

          Nul ne le sait. Une semaine cependant est écoulée dans ce village du plateau, la semaine durant laquelle d'après tous les faux prophètes la grande ruée devait avoir lieu. Nous n'en savons pas plus que le premier jour où nous pensions être dirigés sur la zone tumultueuse.

          Emploi du temps habituel.

          Matin, exercice à la cote 150. Thème répété, réduction d'un îlot de résistance. Une pause de foot-ball - un dispositif de Bataillon - on rentre - il est 10 heures 30 - on mange - une petite sieste - une revue - c'est la soupe du soir - musique sur la place - "Mois de Marie" à l'église - une causerie avec l'aspirant - c'est déjà la nuit - une journée est écoulée. Une journée d'attente. Au loin, depuis deux jours, cependant la canonnade est frénétique. Le sol tremble ici à vingt kilomètres des lignes. On a l'impression que cette lutte d'artillerie est un appel. Pourtant, nous passons une bonne journée de dimanche, comme un jour de fête.

          Il y eu concours sportif sur le plateau.

          Les équipes de foot-ball, de coureurs, de lutteurs ont rivalisé d'entrain avec l'appui de la musique, et l'encouragement moral de tout l'E.M. du Régiment, notre nouveau Colonel en tête.

          Car nous avons perdu notre bon Colonel Galbrunner, promu à un poste supérieur. Après son baiser au drapeau, ses adieux au Bataillon, son départ, nous avons eu la cérémonie de l'investiture du Lieutenant-Colonel Regard au Commandement du Régiment, puis la présentation individuelle des Chefs de Section.

          Il a trouvé que j'avais peu de service effectif pour être déjà nommé sous-lieutenant.

          Nous le jugerons à l'œuvre, mais il n'a pas l'abord loyal de Galbrunner.

          Le 28 mai - Ordre de se tenir prêt à partir, soit en camion, soit en chemin de fer.

          Où ?

          Les Boches ont attaqué violemment en Champagne. Les commentaires exagérés vont leur train. Ne vous frappez pas, dis-je à la popote. On les arrêtera.

          Irions-nous là-bas à la rescousse ?

          Peut-être. Qu'importe. Je suis prêt autant que notre pauvre chair humaine peut être prête, et je suis ferme autant que notre esprit ballotté et aveugle peut se maintenir en équilibre.

          Avec l'aide de Dieu, ça ira.

          Parfois, quand je suis inattentif et que l'image brutale de la fournaise se dresse à l'improviste, je ne puis pas encore rester froid, indifférent, il y a dans mon ventre un bouillonnement de lâcheté, d'angoisse. Il faut que je me répète pour me ressaisir :

          "Plus près de toi, mon Dieu - afin que ton règne arrive".

          Le 28 mai - Rogy. Je viens de faire une sorte de veillée des armes… j'ai écrit mes recommandations suprêmes à mon frère Henri, mes dernières pensées à mes Parents, quelques instructions à mon ordonnance en permission. J'ai rangé ma cantine. Je veux être prêt à n'importe quel voyage, sans distractions au départ. Maintenant, En avant.

          Mérard (près de Mouy).

          Je songe au recueillement grave et aux minutieux préparatifs en vue d'une mort possible et prochaine, à la Stimmung solennelle de l'autre soir. C'est tout simplement grotesque aujourd'hui. Don Quichotte et pompier. Tartarin !

          L'entraînant : "En avant" s'est traduit par un bel: "En arrière", puisque me voici installé au C.I.D. (12ème Compagnie) à cinquante kilomètres de la bataille !

          Le 30 au matin, à 9 heures, taquinerie de M. Ehrendorf sur mon envoi au C.I.D. M. Foudraine me met au courant de la note prescrivant la constitution d'une réserve de cadres. État néant.

          - "C'aurait été vous jouer un vilain tour que de vous envoyer au C.I.D. juste au moment où on va gagner des galons qui vous sont promis.

          Et puis ce n'est pas pour un grand coup qu'on se passe d'un bon serviteur…"

          Une demi-heure plus tard, note impérative prescrivant mon départ immédiat au C.I.D.

          J'ai éprouvé comme un frisson d'inquiétude en apprenant cette décision qui est - à pareille heure - une chance enviée par tous, une bénédiction dont je ne me sens pas digne.

          Il ne m'aurait pas été désagréable d'avoir enfin le baptême du feu dans une vraie bataille… Je suis, je reste en somme un "embusqué". Je n'ai pas encore souffert jusqu'au sang pour la patrie.

          Les nouvelles sont de plus en plus mauvaises.

          Nous avons embarqué avec toute la D.I. Par toutes les routes, les camions nous ont amené au front de Compiègne.

          Les Bataillons actifs franchissent l'Oise, on les engage dans la grande forêt où je regarde dans le feuillage se balancer mes souvenirs.

          J'ai l'espoir tout proche de revoir Chelles - Vic - La Forte Haie - Pierrefonds - La Croix Morel. Voilà Royallieu - Compiègne sous mes yeux.

          Les camions transportant le C.I.D. font demi-tour, reviennent à Clermont que n'atteignent pas les bruits de la bataille. Pourtant ça va mal.

          Le premier jour, les Boches ont atteint l'Aisne. Le deuxième la Vesle. Le troisième Fère-en-Tardenois. On a l'impression qu'une grande porte a été enfoncée, que l'ennemi s'y engouffre irrésistiblement. Je ne puis croire à pareil désastre, ni comprendre l'absence de résistance qu'on pressent. Et malgré tout, je n'ai pas cette détresse ressentie quand les communiqués annonçaient la prise de Noyon, et les racontars celle de Compiègne. "On les arrêtera". Ne vous frappez pas, répété-je à mes camarades.

          "On les arrêtera !".

          Je me demande si on s'efforce de le faire. Et où. On avoue que l'ennemi a atteint la Marne, tente de la franchir, enveloppe Château-Thierry !

          Comment répéter : "On les arrêtera !"

          Mais nous nous disons : Où donc est l'armée française ? que se passe-t-il ? Surprise d'attaque ? comment est-ce possible ? Et l'invasion reprend comme aux mauvais jours d'août 1914 !

          Ah ! enfin on signale un blocage. La Division des Loups aurait repris Faverolles, interdit l'entrée de la forêt de Villers-Cotterêts. (Premier racontar, quatre-vingts pour cent de perte !)

          Les journaux portent en titre : "Vers la stabilisation". Il est temps !

          Oh ! Ce paradis de la vallée de la Marne. Je me révolte à la pensée du saccage qui recommence là, jusqu'au cœur de la France.

          Et dire que je suis ici comme un bœuf à l'engrais. C'est une humiliante sécurité.

          Un dimanche après-midi à Mouy, vieille petite ville de la vieille Île de France.

          Le Mail. La Place, les vieilles maisons, les vieux moulins sur le Thérain. Et surtout, entre tout, l'émouvante église gothique du XIIIème siècle.

          Mouy moderne. La gare encombrée de wagons. La jeune fille dévêtue plutôt qu'habillée du "café".

          Le cinéma. "Modern Cinéma"!

          L'incident attristant : Bravos du "poulot" à l'apparition sur l'écran du buste de Jaurès. Coups de sifflets des mêmes quand se présente Clémenceau.

          "Qui est-ce que ces saligauds-là", me demande Toussaint.

C'est la France qui se déchire, s'ignore et renie et se prépare à la défaite…

          J'ai rencontré un beau caractère, le sergent Cézar, le Hollandais.

          Boursonne (Oise).

          Dans une clairière de la forêt.

          Un îlot de limon cultivé parmi les sables boisés. Village qui devait être délicieux avant la fuite éperdue des habitants. Les champs et la forêt l'enrichissaient. Aujourd'hui c'est la ruine totale, des maisons, des cultures, de la forêt.

          Les troupes qui se sont trouvées ici lors du départ des habitants se sont ruées au pillage des maisons, de la cave au grenier. Des artilleurs, dit-on.

          En effet, dans tous les coins des cours et des jardins on ne voit que peaux de lapins, plumes de volailles, têtes et pattes de canards, de poules.

          Les bouteilles vides, ou cassées gisent partout, sur et sous les tables, dans la paille des greniers. On a fait une telle ripaille qu'un de mes sergents en préparant la place pour se reposer, découvre une bouteille de vieux Bourgogne blanc, oubliée par le pillard repu.

          Le spectacle le plus navrant est dans les appartements où c'est un désordre indescriptible. Le contenu des armoires, des buffets, des garde-robes, des secrétaires, des bureaux, linge, dentelles, robes, chapeaux, papiers, livres, cartes postales, portraits d'albums, objets de toilette, tout a été jeté pêle-mêle sur les planchers, fouillé, piétiné, refouillé, souillé, anéanti par goujaterie, fainéantise, instinct de destruction, curiosité vulgaire : la bête humaine s'était déchaîne, toujours ardente et pareille, depuis Caïn.

          Et les officiers négligents ou débridés eux aussi, laissent faire. Pas de sanctions.

          Les champs ont de belles récoltes en promesse. Des blés magnifiques, dans lesquels on se cache pour les besoins spéciaux, par paresse de creuser une feuillée, ou de s'y rendre. Pistes tracées en tous sens dans ces beaux épis. Les fourrages sèchent sur pied - par un beau soleil de fenaison. On en organisera sûrement la récolte, mais quand les pluies seront revenues et quand la valeur des herbes sera nulle. Les pommes de terre sont étouffées par les plantes parasites. Sur mille hommes personne pour les piocher, les buter, mais une centaine de cuisiniers qui déjà, en cachette, par maraude vont arracher les tiges afin de rapporter quelques tubercules gros comme des noix : pommes de terre nouvelles, oui. Mais manger le blé en herbe est un luxe inquiétant quand le monde entier est guetté par la famine. Mais qu'importe, nous ne seront pas là en août. Et pas une autorité pour imposer cette prévoyance. Quant à la forêt, on y fait des coupes sombres pour préparer les piquets nécessaires aux réseaux que nous établissons avec la hâte peu fébrile de la main d'œuvre militaire.

Le 15 juin 1918

          Boursonne. Promenade dans la forêt. Campement abandonné d'une batterie de 105. Ils ont abandonné là, parmi les douilles, les matelas, les fagots de poudre, les bouteilles vides, les fourneaux, les tonneaux, les chaises apportées du village pillé…

          Nous rentrons d'un exercice de cadres, une douzaine de sous-officiers guidés par les capitaines Derez et Larseneur. D'une maison du village sortent deux automobilistes chargés chacun d'un matelas. Les officiers laissent faire, (pas d'histoires !), et finalement piqués par la rumeur d'indignation qui bruisse derrière eux, sentant nos regards interrogateurs leur demander : "est-ce que vous ne vous opposerez pas à ce scandale ?" ils se décident à faire semblant de vouloir rejoindre les deux pillards. Ces derniers ont disparu dans une cour. Larseneur y entre, ne voit ni matelas, ni automobile et sort, confus d'une part, satisfait d'autre part de n'avoir pas à faire acte d'énergie.

          Le Commandant du C.I.D. a fait connaître la menace de conseil de guerre visant quiconque emporte un objet quelconque d'une maison.

          Une demi-heure après son arrivée il buvait sous un arbre du parc un beau vin blanc dont la bouteille poussiéreuse disait assez la provenance.

          Le lendemain, son cycliste vient dans la maison où nous avons installé notre popote et cherche à "barboter" une lampe à pétrole. Nos cuisiniers s'y opposent, l'autre riposte :

          "C'est pour le Commandant. Il m'a dit : il me faut absolument une lampe. Débrouille toi".

          Les cuisiniers des popotes d'officiers sont les premiers à arracher les pommes de terre à demi-formées. On comprend ce que pourront se permettre les gredins. Cette conduite des officiers explique la dévastation des beaux villages, sans qu'il y ait recherche des responsabilités, ni sanctions assurées. Quelques maladroits mal vus paieront pour la forme. Défaillance des caractères ! Niveau inférieur de nos officiers.

          Boursonne.

          Premiers renseignements véridiques sur l'offensive.

          Mon ami Fourquez est le seul gradé blessé de la Compagnie. Tous les sergents sont indemnes.

          Les blessés légers en forte proportion. Tués : huit, dont quatre à ma section. Deux petits de la classe 18. Thévenard, le malmené s'est conduit admirablement. Il était bon tireur. Il a fait de véritables cartons sur les Boches. Bouvignet, le parisien qui avait si bon cœur. Riet, le clerc de notaire caillautiste, mais fiancé depuis cinq ans… Une malheureuse de plus.

          Enfin, mon père Thau, le brave et silencieux père de famille, tué par son imprudence. Puis à la 2ème Section Lafougat - Laville.

          Trois sections ont subi l'attaque allemande. Il a été possible de faire subir des pertes cruelles à l'ennemi, sans efforts surhumains. Ehrendorf cité à l'Armée.

          Les héros de la journée furent le Capitaine Michel qui par son courage mobilisa pour une contre-attaque fougueuse et réussie, des sections de tanks qui firent merveilles.

          Le légendaire Capitaine Hennegrave qui a sauvé un Bataillon du 168ème et repris Faverolles. A chargé sabre au clair en tête de sa Compagnie. Est arrivé sur deux mitrailleuses qui se sont enrayées miraculeusement. Il est fait Chevalier de la Légion d'Honneur sur le Champ de Bataille avec une citation sans pareille.

          Grâce à la Division des Loups l'accès de la forêt a été interdit à l'ennemi.

          Notre commandement, je crois, n'attendait pas un heureux résultat à si bref délai, si on considère la zone évacuée par ordre - Betz - Crépy sont déserts - en fuite éperdue sur ordre de l'autorité militaire qui donne quelques minutes aux populations pour se préparer à partir.

          Les travaux de défense sont poussés activement dans la forêt. Les réseaux surgissent du sol, le dessin des tranchées et des boyaux court déjà sur le sol. Nous avons reconnu les emplacements d'alerte. L'ennemi a été arrêté. Il passerait cette fois difficilement en avant.

          Chaque matin, les travailleurs vont sous bois. Ils sont mis à la tâche. Section de réseau au mètre cube de terrassement ; avec des milliers d'hommes cela fait vite un travail formidable en peu de temps. Notre rôle, à nous gradés est un rôle de surveillant, et un peu de direction. Les bleus sont peu adroits. Ils ne savent pas manier la pioche ni la pelle. Ils s'embrouillent dans les fils d'un réseau.

          J'abandonne les travaux pour suivre le cours de F.M. dirigé par le lieutenant Brien du 169.

          A présent, ce sont les Italiens qui sont à la peine. L'armée autrichienne pèse sur eux de tout son poids renforcé. Ils ont l'air de s'être ressaisis depuis leur défaillance de Caporetto. Ils tiennent bon. Ils tiennent ferme. Peuple à surprises que ces Latins, plus sensibles que nous encore à toutes les influences.

          La grippe espagnole, maladie à la mode, m'a saisi et je suis amoindri sur ma paillasse.

          Mon frère Louis m'envoie une lettre inquiétante. Son moral baisse, baisse toujours : il ose écrire :

          "Cela ne va pas mieux, les macaronis tiennent le coup".

          J'envoie d'urgence un cri d'alarme à mes parents.

          Le 25 juin - Cuvergnon.

          Le C.I.D. s'est déplacé vers le Sud. Nous voici installés à Cuvergnon où j'avais déjà cantonné - où j'avais tant passé avec mes troupeaux quand j'étais chargé de la boucherie.

          Mais le village est mort. Pas un civil. Le saccage a sévi. Les débris malpropres que l'armée laisse sur son passage souillent la mare, les rues, les cantonnements, les sentiers, les jardins, les blés.

          J'ai voulu faire un tour de promenade dans un chemin creux. J'ai du reculer devant les sentinelles innombrables, couvertes d'essaims de mouches. L'homme est un animal sale.

          Le 26 juin - J'ai enfin quelques lueurs sur le mystère de nos premières défaites.

          La faute ? Oh ! Pas à la troupe trop ardente. Mais à un état-major recruté par camaraderie et protection politique. Tare fondamentale. Ensuite E.M. ayant élaboré une théorie simpliste de la guerre à coups d'hommes, adopté "la solution paresseuse" de la guerre des lavabos à la Ponce Pilate…

          Le travail de mise au point de l'armée moderne avait effrayé l'E.M. Il avait biaisé et trouvé plus simple d'ignorer la puissance défensive des armes automatiques, la puissance offensive de l'aviation et de l'artillerie lourde ou d'y parer par l'offensive à la hanneton, la marche en avant à tout prix. La défaite était fatale…

          Cuvergnon.

          Journées de lassitude. Je me ressens peut-être encore des effets de la grippe, mais jamais je n'ai été aussi effrayé de la longueur de la guerre ? je vois avec découragement ma jeunesse perdue, ma vie brisée.

          Et ici, on respire un air malsain. L'absence de danger, la crainte de monter au secteur mal famé donne aux caractères une attitude hargneuse, égoïste, vile.

          L'ennui ronge. Les pensées déprimantes mijotent dans le cerveau. Ah ! Plutôt la première ligne "qui rapproche de Dieu" me disait le père Prunier.

          Le scandaleux départ du "marchand de bougies", le flagorneur Hubert à l'État-major de la D.I., achève de me dégoûter. Je plains mon pauvre pays de ne pas savoir trouver que de si pitoyables hommes pour les postes de confiance.

          Les vices que Clémenceau pourchasse à l'intérieur semblent refluer en troupe envahissante dans les compartiments de la machine militaire.

          Où est le dictateur qui mettra au pas cette nouvelle féodalité, cette nouvelle franc-maçonnerie que devient peu à peu l'armée française. Ducombeau, Hubert. Des gens qui se paient de mots et qui adorent les "solutions paresseuses".

Le 4 juillet 1918 -

          Cuvergnon.

          Au milieu des inquiétudes et des tristesses de l'heure présente, nous avons la réconfortante aide américaine qu'on sent idéaliste, puissante, volontaire et intelligente.

          La France fête avec les États-Unis l'Independance Day. Pourvu que les Américains conservent leur dévotion pour la France. Qu'ils ne voient pas le cynisme de notre bourgeoisie gouvernante, et qu'ils sachent découvrir le vrai peuple de la France éternelle. Wilson nous annonce le chiffre du million atteint ces jours-ci. C'est prodigieux.

          Et les Italiens ont changé en déroute l'offensive autrichienne. "Italia fora va se". C'est également prodigieux.

          Et puis un autre fait non moins inattendu et étonnant. La main-mise des volontaires Tchéquo-slovaques sur la Sibérie…

 

        

(…insert joint…)

(Feuillets isolés à réinsérer dans le texte suivant chronologie ou à transférer dans l'annexe).

          Sur Lacaque.

          Le jour de pluie dans l'abri.

          Les récits du Lorrain. Amorcé par commentaire (?) sur Paris. Son voyage à Paris. Je ne l'ai vu que deux heures.

          Ah ! Vous êtes allé à Paris ?

          Oui. Je sortais de l'ambulance de Gap. Convalescence à Grenoble. Rejoindre Toul. L'express de Lyon à Dijon, l'idée de passer par Paris au lieu de changer de train.

          Gare de Lyon. Jamais j'avais tant vu de monde. Le renseignement sur le moyen de gagner la gare de l'Esse. Métro, sans changement à la Bastille. Trois sous. Le Métro. Des petits trains qui ne laissent pas le temps de monter dedans.

          La gare de l'Esse. Les deux heures d'attente. Descente de la rue.

          Le vieux type qui m'arrête. Un cireur :

          - Un petit coup à vos chaussures, militaire ? J'avais des souliers encore tout rouges et tout crottés.

          - Ah ! Un petit coup, si vous voulez !

          Mais le vieux avait de la peine à se baisser :

          - Donnez moi donc vot' brosse. Tenez.

          Quand ce fut fini, je lui offre de venir boire une chopine. Il me dit qu'il aimerait mieux l'argent. Alors je lui donne deux sous. Mais il m'a semblé qu'il n'était pas content. J'avais soif. Je l'ai invité à venir boire une chopine quand même, il a accepté.

          Après je m'en ai descendu une rue. Je savais pas laquelle prendre, il y en avait qui allaient à droite, à gauche, de tous côtés.

          L'entrée au restaurant.

          Ça m'a bien coûté six francs. Un mauvais repas qui ne valait pas quarante sous chez nous. La crainte d'être égaré. Le chemin de la gare. La vieille avec un tite charrette vendant de tout, des lacets, des petites montres. Elle m'a appelé. Elle a voulu que je lui achète une montre de gosse. Pas besoin. Mais la vieille pleure. Pas mangé depuis trois jours. J'aurais soufflé dessus qu'elle serait tombée. J'ai bien vu qu'y avait encore plus de malheureux que chez nous.

          Je lui ai acheté sa montre pour qu'elle pleure plus. Elle marche (?) encore.

          Les cafés pleins de femmes. Elles entrent seules, fument, boivent des bocks. Chez nous elles vont pas au café ou seulement avec leur mari.

          Ah ! C'est encore un pays où les femmes sont des vaches.

          L'économie obligatoire. Il me restait dix-sept sous. Et puis je les ai donnés à des femmes en arrivant à Toul. Elles vendaient des petits canons à mettre à la boutonnière.

          Jeunesse.

          Le vieil aveugle avec son chien et sa flûte. Passages périodiques. Ma mère lui mettait une tranche de lard dans son sac. Je crois qu'il était guère aveugle. Un jour qu'y jouait, je faisais des grimaces devant lui. Y s'arrête et m'envoie une grande baffe en plein nez qui me fait rouler dans la rigole.

          Le poteau lait de la fille du maire pour la mère hydropique.

          Donne moi un coup à boire.

          Il y en a pas trop pour ma mère.

          Le crachat dedans.

          La raclée de la mère Lacaque à son grand propre à rien.

 

          Le soir rampant dans la vallée.

          La colline couronnée de soleil.

          Monter la colline accablé de remords.

          Sentir sur ses épaules tomber des pleurs de femmes.

          Entendre gémir derrière soi, comme des chiens abandonnés, les malheureux.

          La nuit engloutit le soleil.

 

 

Aix-la-Chapelle, le 6 août 1919.

Mon cher Monsieur Cœurdevey !

          Je vais vous écrire maintenant en français, parce que je cause maintenant en français couramment comme un petit ruisseau. Ne riez pas !

          Nous étions très étonnés sur votre lettre du 1 août parce que vous aviez promis de nous visiter pendant vos vacances. J'espère que vous êtes un homme de mot et que vous faites ce que vous avez promis. Nous avons vous invité, il est donc tout naturel que tous les frais de votre voyage sont à ma charge. Je veux toujours parler français avec vous pendant les vacances pour me perfectionner en français. Vous avez aussi assez d'occasion de votre part de profiter en allemande et c'est donc pour nous deux très agréable d'être ensemble pendant les vacances. Je vous prie donc encore une fois, de nous visiter comme vous avez promis et de prendre le train le plus prochain et le plus vite possible. Nous avons l'intention de visiter avec vous le Rhin, et c'est sûr, que vous ne vous repentez pas de nous avoir visité. Je vous conseille encore une fois de prendre le train prochain et le plus vite pour nous donner votre réponse convenante en personne en quelque jours à partir d'aujourd'hui. J'espère donc que vous arrivez ici le plus tôt possible.

          Entretemps je vous salue cordialement.

Signature.

Adresse du destinataire :

A. Peyrefitte. 8ème Génie, T.S.F. Sect. post. 96.

 

 

Aachen, den 6. August 1919.

Werter Herr Cœurdevey !

          Sehr gefreut haben wir uns über Ihren lieben Brief. Vorest unsere herzlichsten Glückwünsche zu Ihrem grossen Erfolge. Wir haben sie schon täglich erwartet und hätte mein Mann Sie so gerne mit sich nach Boppard genommen um geläufig französisch zu lernen. Sie brauchen sich wegen Nahrungssorgen keine Unruhe zu machen. Wir haben Sie doch für einen Monat eingeladen und erwarten wir Sie daher ganz bestimmt hier bei uns. Das Geschäft geht wider alles Erwarten sehr gut und müssen sie bestimmt kommen, damit mein Mann auch noch besser französisch lernt. Wir hoffen also bestimmt auf Ihren Besuch. Zudem schreiben wir diesen Brief zweimal, damit wenigstens einer davon Sie erreicht. Alle Neuigkeiten heben wir auf bis Sie uns besuchen werden. Wir waren mit Kaatzer einige Tage in Cöln, wo Herr Stern jetzt ständig lebt. Also auf Wiedersehen, hoffentlich in baldiger Zeit, denn mein Mann legt grossen Wert auf die französische Sprache.

          Auf Wiedersehen bin ich mit freundlichen Grüssen.

Frau lieschen Cornaly

          N.B. Am sonntag brachte ein Soldat Grüsse aus La chot Fonds.

 

Aix-la-chapelle, le 6 août 1919.

Cher Monsieur Cœurdevey

          Nous nous sommes fortement réjouis de votre aimable courrier. Tout d'abord, nos compliments les plus cordiaux pour votre grande réussite. Nous vous attendions déjà d'un jour à l'autre et mon mari vous aurait volontiers emmené avec lui pour aller à Boppard afin d'apprendre du français courant. Ne vous faites pas de soucis quant à des problèmes de nourriture. C'est pour un mois que nous avons invité et c'est pourquoi nous vous attendons de pied ferme chez nous afin que mon mari puisse encore mieux apprendre le français. Donc vous pouvez être sûr que nous attendons votre visite. J'ajoute que nous écrivons cette lettre deux fois pour être sûrs que vous en recevrez au moins une. Nous gardons toutes les nouvelles à raconter jusqu'à votre visite. Nous avons été quelques jours à Cologne où réside en permanence maintenant Monsieur Stern. Au revoir donc, nous l'espérons, bientôt, car mon mari attache beaucoup d'importance à la langue française.

          Au revoir, et avec mes amicales salutations.

Madame Lieschen Cornaly

          N.B. Ce dimanche un soldat nous a apporté des salutations de La Chaux-de-Fonds.

 

 

          Die Cake (Lacaque)

          Nidrige Stern, aber aufrichtige Auge. Eignesinniges Kinn. Seine Famile - elf Kinder - harte Erziehung - Schimpworten Ohrfeige - Stafz "Gut zu nichts" - Keine Kultur - Versteht nicht alle feinen Ausdrück - "Je ne comprends pas ce tu me dis là".Ihre Lothringer Betonung - Fromache - Salât - mettre des caillebotis sur la Pisse - Prendre le Petit Posse - (…illisible…) Schule erinnerungen à grande cruche.Aber ihre eigene Art zu erzählen die Geschichte von den Schuhen.Erste Kommunion des Bruders - das Bitten - Der Vorschlag ab - Die Räche - Die Strafe - Die unglückliche Ziegz Monette.

          (Front bas, mais des yeux honnêtes - menton têtu. Sa famille - onze enfants - éducation stricte - grossièretés et gifles - punition - "bon à rien" - aucune culture - ne comprend pas les fines expressions - "Je ne comprends pas ce tu me dis là". Son accent lorrain - Fromache - Salât - mettre des caillebotis sur la Pisse - Prendre le Petit Posse - (…illisible…). Souvenir d'école à grande cruche. Mais sa propre manière de raconter l'histoire des chaussures. Première communion du frère - la prière - la proposition - les vengeances - La punition - la malheureuse chèvre Monette.)

 

          Le sentiment de Justice.

          Impétuosité - Potier - Trou des Aches.

          Générosité - le vin cher - Les piquets à porter en ligne.

          Hauptmann Bru. (Capitaine Bru)

          Erste Versammlung - Pinard - Femmes. Départ en mufle. Bild - Familie - Politique. Prahlerein Erster Fehler im Linie. Heuchler mit einem Unterordination (?) Grunz salat.

          (Premier rassemblement - Pinard - Femmes. Départ en en mufle. Image - Famille- Politique. Vantardise. Première faute en ligne. Obséquieux avec les sous-officiers (?) Salades.)