12 août

18 août

 

           

-Dans la mêlée- 

 

Le 12 août 1918

          Vic. Depuis quelque temps les bruits couraient sur une reprise de l'offensive dans le secteur de Vic.

          "Il paraît qu'on va remettre ça encore un coup" vous disaient des gens bien informés qui avaient causé avec le "tampon du major".

          Je haussais les épaules et continuais dans les caves de Vic à étudier ma grammaire anglaise. Lorsque après six jours de réserve dans ce pauvre bourg écrasé, nous reçûmes l'ordre de relève je croyais réellement à une simple alternance habituelle des Bataillons en réserve avec le Bataillon en ligne. Je le croyais si fort que contrairement à mon habitude je ne pris pas ma gourde de vieux kirsch précieusement gardée pour les jours de suprême effort, ni ma fiole d'alcool de menthe. Je laissai dans ma poche des papiers que je n'aurais pas voulu exposer à être détruits ou capturés. On fit donc la relève comme toutes les relèves - tranquillement. Après avoir porté un dernier bouquet à la tombe de Sadi au crépuscule, je revins faire mettre en tenue ma section et nous avons gagné sans guides les Creutes de Chapeaumont où nous devions nous tenir en réserve de secteur.

          Un jour, deux jours passent, fort tranquilles. Les creutes sont confortablement installées. La cantine fonctionne. Une couchette convenable. Beaucoup de loisirs et des livres que j'avais montés. A peine dans la journée quelques corvées à commander. C'est bien le secteur calme par excellence.

          Mais les munitions s'entassent, les pièces d'artillerie sont de plus en plus nombreuses, l'aviation est d'une activité inusitée…

          Le 14, au soir, le Capitaine réunit les Chefs de Section et nous met au courant.

          "On prépare ici un coup de boutoir de très grande envergure. Dès que le massif de Thiescourt sera tombé, l'armée Mangin se mettra en branle. Vous pouvez le dire aux hommes, on nous recommande de faire une préparation morale".

          Et il ajouta… En fait de préparation morale, vous savez, cela se borne pour moi à prévenir les poilus. Ceux que nous avons à présent ne sont pas des gens bien intelligents. Tous ceux qui l'étaient un tant soit peu sont gradés ou ont trouvé un filon. Ceux qui restent sont des gens résignés qui ne sont pas sensibles à ce qu'on appelle une préparation morale. Tout ce que l'on peut leur dire, et ce que vous pouvez leur dire, c'est que j'ai mon bâton de maréchal, que je n'ai nulle ambition et que par conséquence je ne les sacrifierai pas pour mon avancement. Je tiens aux moindres risques et je refuserais carrément d'exécuter une mission qui me paraîtrait trop coûteuse. Je tiens au maximum d'effet par le minimum de pertes, et s'il le fallait, je préfère pour obtenir le minimum de pertes sacrifier du maximum de résultats. Donc rassurez les bien sur ce point, je ferai tout ce qu'il est possible de faire pour les épargner.

          Dites leur aussi que le Commandement monte avec soin l'attaque, que nous avons une artillerie formidable, qu'il y aura à droite et à gauche des tanks, que la liaison entre les armes semble bien établie, qu'ils peuvent avoir confiance. Voilà ce que j'entends par préparation morale - D'ailleurs il se peut que ce soit plus tôt plus tard, peut-être pas du tout. On ne sait rien encore de précis. Peut-être pour le 16… Enfin on verra.

          A bon entendeur salut, pensai-je. Et dès le matin du 15 août, je prenais mes précautions pour être prêt à tout et surtout à mourir. Par chance il y avait dans la Creute un aumônier pour célébrer dans la chapelle ou plutôt dans un des rameaux de la Creute aménagé en chapelle, la fête de l'Assomption.

          "…Domine non sum dignus … sed tantum dic verbum et sanabitur anima mea…" (Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie).

          L'après-midi, j'écrivis quelques lettres pour préparer doucement, ceux qui s'inquiètent, aux pires nouvelles, ou à l'absence de nouvelles ; j'abordai quelques-uns de mes petits de la classe 18 et je tâchai de leur mettre de la confiance dans le cœur.

          A la nuit tombante, le Capitaine me fait appeler.

          - Ce ne sera pas encore pour demain matin. Seulement il y a pour cette nuit une corvée assez dure. Je vous en charge. Il faut monter des munitions aux grottes Clermont. Vous les trouverez à tel point. Emmenez un sergent par section et prenez le Commandement du peloton. Vous me rendrez compte demain matin, car vous rentrerez lorsque je serai endormi, et s'il n'y a rien c'est inutile de me réveiller.

          - Bien mon Capitaine.

          Mes hommes mirent le plus grand entrain à faire leur dure corvée. Il fallait monter à quarante, quelques deux-cent cinquante caisses de grenades ou cartouches d'une sape au fond du ravin à une grotte au rebord supérieur du plateau. C'était à cinq voyages par homme, le long d'un sentier à pente raide. Et ce qui les inquiétait davantage c'était le vol ininterrompu des obus à gaz qui passaient avec leur bruissement caractéristiques au-dessus des têtes et allaient tomber avec une explosion atténuée aux carrefours environnants.

          Moi, parti avec un agent de liaison en avant pour reconnaître la piste et le dépôt, j'attendais la corvée en cherchant dans le beau ciel d'août les constellations familières.

          Enfin, vers une heure, la dernière caisse fut montée. Il s'agissait de rentrer aux grottes. La grosse difficulté se trouvait dans le ravin. Il fallait tâcher de le franchir entre deux rafales et j'avais des hommes terriblement nerveux, soit des froussards par tempérament, soit des bleus qui se planquaient en vitesse le nez contre le sol dès qu'un sifflement un peu rapproché annonçait une marmite. Je choisis le moment le plus favorable.

          Bref, nous passons au pas de gymnastique la ferme d'Ourscamps et nous rentrons las, mais indemnes.

          Un bon sommeil dans le silence de la creute nous fit oublier la fatigue de la nuit. La journée est aussi paisible que les précédentes, mais l'ordre passe de se tenir prêt à monter en ligne à toute heure.

          Les sacs seront montés et au premier signal d'appel déposés dans un des abris.

          Les hommes et gradés prendront la tenue d'assaut. Cette fois c'est bien pour de bon, mais jusqu'ici je ne croyais qu'à demi à cette attaque dont on parlait trop. Et par réaction sans doute, je me débats contre une involontaire inquiétude.

          Ne serais-je pas maître de mes nerfs ? Est-ce que le grand danger me troublerait. Ou plutôt la folle du logis n'est-elle pas plus violente conseillère de la peur et de l'émotion que la fusillade et les tirs de barrage ?

          Je monte donc mon sac. Je donne la clé de ma cantine au caporal d'ordinaire, je précise à Giton mes instructions au cas où je serais touché. Mais voici le vaguemestre avec une brassée de lettres - un livre - envoyé par Marthe ! L'heure est choisie ! Puis le numéro du Correspondant, puis mon journal pédagogique. C'est une bénédiction. J'en suis un peu encombré, mais je me rassure quand le Capitaine me dit : "Nous aurons, paraît-il, encore une nuit tranquille. Le jour J. ni l'heure H. ne sont fixés".

          Pendant que mes camarades commencent une manille, je m'installe pour une longue et bonne lecture. Les hommes à qui j'ai recommandé et promis un bon repos sont silencieux. Une bonne heure, une heure douce est ainsi commencée. J'en goûte toute la plénitude. Mais à 10 heures du soir, l'agent de liaison arrive :

          "Alerte ! Rassembler les sacs et attendre. Les Chefs de Section au Capitaine !"

          "Il paraît que je m'étais trompé, nous dit-il. Ce sera pour demain matin. Seulement, l'opération se fera en plusieurs temps. D'abord une rectification des lignes demain pour assurer une base de départ. Ensuite on verra.

          En tout cas, notre rôle débute bien. C'est le 2ème Bataillon qui est engagé demain. Nous serons en réserve aux grottes de Clermont où nous devons être rendus avant quatre heures - Il est une heure. Départ dans vingt minutes - Vous connaissez le chemin, Cœurdevey ? Vous serez section de tête - Les autres suivront dans l'ordre 1-2-3-4 - Dites aux hommes que ce ne sera pas dur".

          - Allez chercher vos sections et prenez moi en passant.

          Et les rafales d'artillerie ennemie continuaient sans arrêt. La nôtre ne ripostait pas, comme une force puissante qui se réserve.

          La montée aux grottes se fit sans incident. Les hommes étaient familiarisés avec le sentier et le danger. On arrive avant l'heure. Le Bataillon d'attaque n'avait pas encore quitté son emplacement d'attente, les mêmes grottes Clermont.

          Cela faisait dans les sombres couloirs des grouillements bruyants sur lesquels les lumières fugitives des lampes de poche passaient comme des baisers furtifs et ardents. Les gradés ayant choisi les emplacements favorables à leurs hommes criaient : "Par ici la 2ème - Par ici la 4ème - 12ème escouade hop !…" Et les hommes s'entrecroisaient avec des jurons, des bourrades, qui traduisaient l'impatience de trouver un coin tranquille.

          Peu à peu, quand les groupes d'attaque furent partis et les nôtres casés, le silence revint. Çà et là une bougie comme une épingle d'or sur une draperie sombre. Autour, un groupe d'hommes mâchant lentement leur pain frotté d'une sardine. Sur les couchettes ou sur le sol alignements sombres d'hommes endormis tout équipés. L'installation était faite. Dehors le petit jour naissait.

          Je laissai la troupe et avec un sergent nous partons reconnaître les emplacements en cas de contre-attaque, les cheminements pour s'y rendre en vitesse, les points à battre et à défendre, le P.C. du Capitaine. Je fais amener les sentinelles nécessaires, et leur donne des consignes. Puis je vais rendre compte au Capitaine qui me montre le plan d'engagement, le plan directeur, les photos d'avion du secteur à enlever ce matin. L'heure H. approche. Retournez auprès de vos hommes. Nous n'avons qu'à attendre. J'espère que ce sera tout notre rôle.

          Et je vins m'étendre, tout mouillé de sueur sur une couchette dans la Creute humide. Au bout de quelques temps je me mis à grelotter de froid. Impossible d'aller se réchauffer au soleil, le tir de barrage avait commencé à 4 heures 30 et continuait, forcené.

          Enfin vers 7 heures, il s'apaisait. Les corvées pouvaient partir au ravitaillement, car nous étions montés sans vivres, sans vin, sans jus.

          Vers 10 heures c'était le clair soleil et le calme d'un beau jour d'été. L'opération avait pleinement réussi. Les hommes se réchauffaient au soleil sur les blocs de pierre. Je lisais mes revues. La soupe vint, et de bon appétit on fit un de ces frugals et pourtant succulents repas qu'on prend assis en rond autour d'une marmite de campement.

          Quelques blessés étaient venus au poste de secours installé dans la grotte. L'affaire avait été menée rondement presque sans pertes - aucun tué - tous les objectifs atteints. Pas de réaction.

          - "Hé, les gars ! Vous pouvez vous déséquiper et vous reposer, nous serons tranquilles jusqu'à demain" dis-je à mes hommes.

          Chacun se mit en devoir de récupérer le sommeil en retard mais à 14 heures un coureur arrive :

          - "Alerte ! Tout le monde aux positions de combat ! Les Boches contre-attaquent !"

          Et moi, debout le premier : Allons, les gars ! Faisons vite. Prenez vos munitions. Et en route. Suivez moi.

          Je ramène mon personnel : première demi-section à gauche - deuxième demi-section à droite. Je choisis les hommes à cran pour les mettre aux points sensibles. J'appelle Paolacci avec sa sauterelle au débouché du boyau le plus menacé.

          Je vérifie le champ de tir de chacun. Je fais préciser la direction, les centres de résistance : "on ne doit pas démarrer d'ici, hein". Si les Boches viennent, c'est là qu'il faut les briser à tout prix. Entendu ? N'est-ce pas ? D'ailleurs, ça ira bien, vous verrez. Il y a bien des chances de ne pas les voir.

          J'avais à peine fini que le Capitaine débouche dans ma parallèle.

          - Tout est prêt, mon Capitaine.

          - Il n'y a rien de fait, me répond-il. Il y a contrordre. Nous devons aller occuper la tranchée d'Ypres.

          - ? ? ? Je le regarde avec un point d'interrogation sur la figure.

          - Oui, me dit-il. Je n'y comprends rien non plus, mais ne cherchons pas à comprendre. Allons à la tranchée d'Ypres. Amenez votre section. Je pars en tête.

          Je passe près des groupes :

          - "Demi-tour. Tout le monde rassemblement immédiat devant la Creute. Nous allons occuper un autre emplacement. Suivez-moi.

          Et dans chaque groupe déjà énervé ce sont des grognements.

          - Oh ! Merde ! Y sont fous ! Je n'y comprends rien !

          - Ne te frappe pas. Mais c'est la guerre ça, manœuvres, fausses manœuvres, va et vient, répétai-je avec patience et sourire.

          Et les obus éclataient de tous côtés pour achever de mettre chacun sur les dents. Enfin le peloton qui me suit a gagné le poste qui longe un boqueteau de pins et conduit à la tranchée d'Ypres.

          Les obus sont plus rares ici. Les hommes se ressaisissent seulement, voici un avion ennemi qui nous survole. Il essaie sa mitrailleuse sur nous. Chacun glisse sous les pins. On attend qu'il s'éloigne. On repart. Inutile de crier pour faire presser le pas. Je marche en tête avec le Capitaine, à grande allure et tout le monde suit pour gagner le plus tôt possible le boyau ou la tranchée là-bas au bout du rideau de pins.

          Nous y voici. La tranchée d'Ypres ? Inconnue. Pas d'étiquette. Il faut consulter le plan directeur. Le Capitaine part à gauche, moi à droite. Il revient.

          - C'est bien celle-ci, je l'ai parcourue avant-hier.

          - Y a-t-il des abris ?

          - Oui mon Capitaine. Par ici, venez.

          Et je le conduis dans ce chemin creux tout garni d'abris, les uns occupés par des artilleurs, d'autres vides où nous nous installons. Placez une sentinelle par demi-section aux débouché des boyaux et attendons.

          A l'heure de l'alerte le fourrier avait reçu le courrier. Sitôt installé il le trie, le distribue. Et dans l'alerte et la fièvre finissantes, voici comme une bonne boisson, comme un calmant, quelques lettres. Heureux ceux qui ont cette joie.

          Le soir vient. Un beau crépuscule sur un paysage apaisé. Nous sommes à contre-pente et découvrons vers l'arrière le ravin de Vingré-Chevillecourt, les buttes boisées de Chapeaumont, et au loin, la vallée de l'Aisne que surplombent les crêtes de Ressons-le-Long. Je devine par delà le grand plateau aux riches cultures et la vieille forêt de Villers-Cotterêts fermant le lointain horizon, pour la paix du soir, comme un grand rideau.

          Une pensée à mes amis qui dorment dans cette terre où se déroulent comme des voiles légers les traînées de fumée et de brume en ce soir de bataille.

          De celle-ci, je n'ai entendu que le bruit. J'ai vu quelques camarades s'agiter, j'en ai fait agiter quelques uns.

          Mais qu'avons nous fait d'utile. Quel est le résultat de la journée ? Je l'ignore aussi absolument que ce qui a pu se passer à la même heure dans quelque gorge de Macédoine.

          Il y avait bien les racontars mais on ne peut pas s'y fier.

          Ainsi, le cycliste arrive, il m'aborde d'un air étonné :

          - "Tiens, mon adjudant, mais on m'avait dit que vous étiez blessé !"

          - Moi ?

          - Oui, vous et l'adjudant Salque, tué. De Salque on est, en fait sans nouvelles. Un peloton de la Compagnie a été envoyé en soutien cet après-midi. L'adjudant Salque y était. Il a subi la contre-attaque ennemie. Et depuis la liaison n'as pas été rétablie. On ne sait pas ce qu'il en est advenu. Tué, blessé, prisonnier, intact ? Toutes les hypothèses sont plausibles. Aucune n'est fondée… je l'ignore aussi absolument que ce qui a pu se passer à la même heure dans quelque gorge de la Macédoine.

          La corvée de soupe revient avec beaucoup de vin. Nous mangeons de bon appétit. Nous buvons ferme. Puis je m'étends sur une couchette et m'endors comme une masse.

          Le 18 août - Quand je m'éveillai l'abri était rempli d'obscurité et de sommeil. Comme je n'avais pas de montre je sortis demander l'heure aux étoiles, et faire une ronde auprès des sentinelles.

          Deux en particulier, étaient assez loin, sans liaison. Et par hasard, c'étaient deux "bleus", qui ne m'arrêtent pas.

          - Où est le front, leur demandé-je ?

          - Par-là, je crois…

          - Et vos consignes ?

          - Ben, on ne nous a rien dit…

          Alors je m'assis auprès de ces deux enfants étourdis et leur expliquai leur rôle, la gravité du service d'une sentinelle, les indispensables précautions et prudences qu'elle ne doit jamais perdre de vue.

          Au-dessus de nos têtes les étoiles scintillaient à travers un air extrêmement pur et doux. Les obus passaient sans interruption comme le vol innombrable d'esprits en voyage vers les arrières-lignes. Autour de nous le silence religieux de la nuit.

          - Est-ce pour demain, mon adjudant, me demande Klein ?

          - Il n'y a pas d'ordre encore. Je ne crois pas. Qu'importe, ça ira bien, l'attaque semble très bien montée. On procède lentement, avec soin. Ça ira. Bonsoir les gars. Bonne veille.

          Je revenais, à la porte de l'abri, je m'arrête un instant.

          - Qui est là ? me demande un arrivant par le boyau.

          - L'adjudant !

          - Ah ! C'est vous Cœurdevey. Entrez avec moi ; il y a du nouveau, je viens du Bataillon.

          C'était le Capitaine qui rapportait le plan d'engagement. Il réveille son ordonnance : Fais-nous chauffer un peu de jus en attendant qu'on se reconnaisse par ici - et qu'on se réchauffe un peu.

          Le Capitaine s'assit sur la caisse qui servait de siège et nous dit :

          - Voilà. C'est pour aujourd'hui. L'heure H. n'est pas connue, mais il faut que nous soyons installés dans la parallèle de départ à 7 heures. L'objectif à atteindre est en deux échelons. D'abord l'enlèvement des quatre lignes de tranchées boches que voici, puis, après un arrêt et une préparation violente d'artillerie, atteindre si possible la ferme Falloise.

          Le premier objectif sera soigneusement préparé. Plusieurs heures sûrement, avec une artillerie formidable. Pour les quatre Bataillons de la D.I. engagés en première ligne, nous disposons de cent quatre-vingt pièces de 75, quarante-huit pièces de 155, douze obusiers de 240. En outre chaque Bataillon à seize crapouillots approvisionnés à cent torpilles. Ce sera un enfer qui doit simplifier notre tâche. J'ai l'habitude de tout mettre au pire. Mais je crois que ça marchera bien. Voici le plan directeur - Prenez l'azimut - Et puis nous allons d'abord nous installer dans la parallèle, il doit y avoir des abris. Nous nous reverrons pour explications et détail.

          Je vais donc réveiller mon monde.

          - Debout ! Les enfants, il faut monter dans d'autres abris avant le jour. Faites vite.

          A ce moment le fourrier entre dans l'abri.

          - Mon Capitaine, pouvez-vous signer ces pièces ?

          Et il présente tout un volumineux dossier de pièces à signer. L'état par-ci, l'état par-là.

          Situation des dix jours, situation des armes portatives, état trimestriel des chevaux et mulets, état des dépenses en denrées à titre remboursable, certificats de présence au corps, etc, etc.

          Une véritable mauvaise plaisanterie, aurait-on dit.

          - Oh ! La paperasse ! fit le Capitaine. Elle vous poursuit pis que dans les parallèles de départ ! comment voulez-vous que je contrôle ce que je signe. Enfin !… fit-il d'un air résigné. Et il signa, signa en fermant les yeux.

          Puis quand le Capitaine a fini le fourrier avance une note : - "C'est le Bataillon qui demande X (Pons) comme radio-télégraphiste auxiliaire".

          - "Radio-télégraphiste auxiliaire ? Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce que c'est encore que ce type là qui cherche à s'embusquer au dernier moment ? Eh bien, non. Il ira après la bataille. En attendant, il fera l'attaque, comme les copains, et s'il se fait casser la figure, tant mieux, ça lui apprendra à tâcher de s'embusquer".

          Et tous mes endormis s'éveillèrent. Pas de cris, pas de bruits, ni réflexions, ni murmures. Une hâte grave et silencieuse. Ils comprenaient à demi-mot que c'était pour aujourd'hui…

          Je m'équipai vivement, puis je revins à eux.

          Allons ? Vous êtes prêts ? Les caporaux, vous avez fait votre monde ? Bien. Alors en route…

          Et nous gagnâmes lentement, sans fièvre ni tumulte, la parallèle, chacun profitant du calme et du silence propices pour faire le tour de ses souvenirs, pour méditer et se raffermir en vue de la très prochaine épreuve.

          La distance à parcourir était très courte - quelques centaines de mètres. J'inspecte les abris où pouvoir garantir mes hommes de la contre-préparation et en même temps les tenir à ma disposition pour un démarrage en ordre. Je les fais entrer dans l'ordre inverse du dispositif d'attaque. Je charge deux grenadiers d'ouvrir avant le jour les chicanes.

          Elles sont reconnues par des Chefs d'escouade et de demi-section. En même temps je fais noter par ceux-ci un point de repère pour la direction à suivre au cours de la progression.

          J'entre dans les abris donner les derniers renseignements généraux et particuliers à chacun. Objectifs à atteindre. Unités engagées. Direction à suivre. Nos voisins de droite, de gauche. Les unités en soutien. La discipline de marche, de progression. Le barrage à bien coller. La maîtrise de soi à garder. La "pagaïe" mère des échecs et des pertes à soigneusement éviter. Que les jeunes s'ils sont émus viennent aux anciens, viennent à moi. Nous les aiderons. Nous les réconforterons. Et puis de la solidarité ! Tous ensemble, tous au but. Chacun pour tous. L'effort sera peut-être rude, violent, mais court. Bonne chance. Et maintenant reposez vous en attendant.

          L'heure n'était pas fixée. Nous avions des couchettes. Nous pûmes tous nous bien reposer, ressaisir nos idées, nos nerfs. Rien n'est plus déprimant que la hâte fébrile des dernières minutes quand rien n'est au point.

          Le matin du 18 donc tout était prêt. La plupart auraient voulu qu'on en finisse immédiatement. Les heures pourtant passaient sans ordres de détail arrivés.

          Pour ma part, j'appréciais hautement ce calme, cette attente religieuse avant la tempête.

          Vers 10 heures je sortis de la sape. Le ciel était brumeux. Pas de vent. Un air doux et pénétrant, chargé de vapeur fraîche. les lignes étaient retombées dans un de ces grands silences de milieu du jour après l'énervement de la nuit. On sentait que tous, pionniers, artilleurs, fantassins devaient dormir. Personne dans la tranchée que l'unique sentinelle.

          - "Si les avions boches viennent regarder dans nos tranchées il n'y verront guère de préparatifs d'attaque. Il n'y a pas un rat qui bouge", me dit le vieux Priel qui montait la garde devant la sape.

          Près de lui pourtant, sous le camouflage le crapouillot et les torpilles attendaient, comme les sections assoupies dans les sapes, un prochain réveil.

          Je m'assis sur une caisse à grenades dans une alvéole et je laissai courir ma pensée à travers mes souvenirs et mes affections. Je revins à l'idée de l'attaque et je m'étonnai de ce calme subit des nerfs et de la pensée. Finies, disparues, ces réactions violentes de la bête que j'avais éprouvées, subies précédemment à l'annonce d'une attaque éventuelle.

          L'esprit qui se trouble, le sang qui court plus vite, le diaphragme qui se soulève, le cœur qui hésite à battre, à la pensée qu'on passera le parapet, que tout cela est loin à présent que me voici adossé au parapet à enjamber et à regarder l'heure de l'assaut à ma montre.

          L'heure est calme, l'heure est douce, je m'abandonne tout entier au bon plaisir de ma rêverie vagabonde que j'oriente à peine afin que partie des premiers souvenirs elle butine tout au long de l'allée principale et s'en vienne jeter un regard sur ce qu'il peut y avoir par-dessus ce parapet au-delà des réseaux, de la chicane pratiquée ce matin. Je songe doucement, et je trouve à mes lèvres ce vers qui revient tout seul : Mein Hertz ist ruhig wie die Nacht… (Mon cœur est calme comme la nuit…)

          Près de moi, une touffe de luzerne balance ses fleurs mauves. J'ai de suite l'idée d'envoyer aux miens avec quelques mots d'accompagnement… (qui seront peut-être les "Ultima verba"..) une tige fleurie de cette plante rustique - obstinée et confiante, comme ma pensée.

          Enfin, comme il faut se pourvoir d'un très ferme soutien, car l'épreuve peut être plus dure qu'on ne le pressent, je songe à mon réconfort de tous les instants pénibles, à mon "Imitation". Je l'entrouvre et par le plus heureux hasard j'ai le chapitre sur la Méditation de la Mort. Je ne crois pas une seconde qu'il soit opportun, mais sûrement il sera bon. C'est une page toujours actuelle. Je la complète par quelques prières et cette fois me voilà paré. "Fiat voluntas tua domine" (que ta volonté soit faite Seigneur).

          Les "crapouillotteurs" sont arrivés. Eux savent seulement que leur tir doit commencer à 14 heures. Il durera plusieurs heures : donc nous n'attaquerons que vers le soir.

          14 heures. Les hommes s'étaient mis au soleil dans la tranchée pour échapper à l'atmosphère humide et lourde de la sape.

          Tout le monde rentre, le tir va commencer. L'attaque aura lieu à 6 heures. Réglons les montres. Reposons-nous pour les dernières heures. Les mortiers secouent le sol. Les artilleurs ennemis ripostent. La sape s'emplit d'une épaisse fumée. On étouffe. Voici un obus à gaz près de la sape. Nul n'a entendu le cri d'alerte dans le bruit des explosions. La nappe de gaz coule dans la sape, se confond, se dissimule dans l'odeur de la poudre brûlée, mais les yeux piquent, pleurent, quelques-uns puis tous éternuent quand on se dit : - "Mais c'est le gaz ! Mettez les masques".

          Un de mes soldats qui en a respiré plus que d'autres étouffe, vomit, crache le sang. Les autres pleurent. C'est dur à rester là au fond. Mais le courant d'air s'établit, l'air redevient respirable. On reprend haleine - puis on attend au milieu du vacarme.

          Je rappelle à mes gradés les dernières recommandations. Je fais part à tous des derniers ordres, des derniers renseignements. On attend avec impatience. Un loustic rappelle qu'après les attaques de juin, on a remis ça le 18 juillet, voici le 18 août et on recommence :

          - Ça nous prend comme les femmes, tous les mois, ces histoires là, observe-t-il. Merci, je donne ma part.

          17 heures 30. l'heure approche.

          -Allez, les gars, préparons nous.

          Je charge le sergent de diriger la sortie de la sape, pendant que je cours voir comment s'effectue la sortie de l'autre demi-section qui loge dans une autre sape et doit sortir à cinquante mètre à notre gauche.

          Quand je reviens le tir ennemi s'est réglé sur la parallèle. Il envoie des obus mi-explosifs, mi-asphyxiants, très gênants. Il y a un peu d'énervement, et de gêne.

          - "Il est l'heure, me dit le Capitaine, allons engagez-vous dans la chicane".

          Je n'ai pas le temps de songer ni aux obus, ni aux mitrailleuses, ni à rien d'autre. Toute ma pensée est concentrée sur la mise en branle de ma colonne. Je fais passer les guides - Je les suis - Le reste franchit le parapet. Je vois mes hommes se frayer un chemin dans les barbelés, les grandes herbes et les trous d'obus. Ils vont atteindre le no man's land où je suis. Ils me regardent avec ma canne, je fais un grand geste pour donner la direction, je jette un coup d'œil à gauche pour voir la seconde demi-section qui débouche en échelon. Elle vient. Alors en avant. Déjà on se sent plus libre sur le bled. Je vois les colonnes à droite, à gauche, s'ébranler dans le fracas, la fumée. L'horizon est invisible. Les Boches tirent trop long. Gare, ils ne vont pas tarder à raccourcir, il s'agit de coller en vitesse à notre barrage. Il est marqué par ce rideau de fumée où des flocons plus épais se forment çà et là à chaque seconde à l'arrivée des 75 qui passent sur nos têtes avec leur bruissement nerveux. Notre barrage, il est réglé à une progression de cent mètres en trois minutes. Mais il est déjà sur les tranchées adverses. Je dis aux guides : allez, en vitesse, collez au barrage. Alors au pas accéléré, nous arrivons à la première tranchée ennemie. Pas un coup de fusil. Le barrage ennemi est toujours trop long. Tout le monde suit.

          Je consulte ma boussole, car on ne voit plus l'horizon au loin à cause de la fumée. L'important est de bien conserver la direction. Liaison à gauche : 5ème Compagnie - c'est le lieutenant Motte - tu as trop appuyé à droite, lui dis-je, tu prends la place de notre section de gauche - serre un peu, j'appuierai aussi.

          Liaison à droite. La 11ème Compagnie. Si près que ça serre un peu, je n'ai pas de place. Je conserve ma place - prenez vous même l'intervalle.

          Nous étions partis à grande allure. Et nous avons tendance à conserver la vitesse acquise : or le barrage lui ne cède pas à la même excitation que nous. Nous allons trop vite. Les 75 éclatent devant nous, derrière nous.

          Stop ! Dis-je. Je fais disparaître ma section dans la tranchée allemande.

          Le barrage n'avance pas, attendons, vérifions la tranchée. La section voisine tient des prisonniers. Une mitrailleuse résiste à droite.

          Nous reprenons notre marche, nos bonds. Le 75 tire encore trop court. Voici l'avion de la D.I, nous lui signifions que nous sommes quasi au premier objectif. Fusée d'allongement de tir. Rien n'y fait, les 75 sont plus drus que les obus allemands.

          Mes hommes sont excités. Du calme, leur dis-je. Patience. Pas plus vite que le violon. Giton bondit à droite - Boyer à gauche. Grenades dans les entrées d'abris ou coups de fusil.

          Je rassemble mes groupes. Je leur fais reprendre haleine une minute. Je bois une petite gorgée à ma gourde car il fait terriblement chaud. Liaison assurée.

          Nous repartons pour un nouveau bond, les obus de notre barrage étant un peu allongés : nous tombons dans une nouvelle et profonde tranchée bouleversée par nos torpilles.

          - Fouillez la tranchée et halte ici, commandai-je.

          - Où sommes-nous mon adjudant, est-ce qu'il y a encore loin à courir ? me demanda le petit Pousin.

          - Mais nous sommes au but !

          - Ici !

          - Mais oui, voici la quatrième tranchée boche, celle que nous devions atteindre. Vois-tu devant nous ce petit bois dangereux d'où peuvent déboucher les contre-attaques. Place toi avec ta sentinelle, là, pour en battre le débouché.

          Le plan d'engagement prévoyait une organisation rapide au point où nous étions arrivés, un regroupement des unités, et, s'il y avait lieu, après un courte préparation, une progression jusqu'à la ferme de la Falloise.

          Je répartis bien vite ma section. Une patrouille de grenadiers pour scruter le petit bois, mes F.M. aux carrefours de boyaux, liaison avec M. Sarrabère (le lieutenant commandant la section de gauche) qui arrive un peu en retard sur nous - Compte-rendu au Capitaine - Des mots d'encouragement et de réconfort à mes petits de la classe 18. je crois que je n'ai encore personne de touché à la section. Ils sont enthousiasmés.

          Tout cela est vite fait, mais déjà le barrage d'allonge, les unités de droite continuent à pousser des antennes en avant, et qui avancent sans résistance apparente, les unités en soutien arrivent sur nous. Je n'ai pas d'ordre, mais l'entraînement est contagieux, je vois le Capitaine à droite et en avant, j'appuie donc à droite et en avant après avoir fait prévenir de mon mouvement la section Sarrabère, de gauche.

          Je pars, mes hommes reprennent la formation souple de la colonne par un ; le plateau grouille de ces chenilles bleues qui évoluent au milieu des nuages d'explosion des obus dont personne n'a l'air de se soucier. Les avions bourdonnent, l'avion de la Division nous demande le jalonnement. Ça va, tout est irrésistible et ardente poussée offensive, le jalonnement est bien éphémère.

          J'ai appuyé à droite, j'ai peine à suivre la droite qui décale, qui démarre - si je suis trop vite, je vois un trou dangereux se former - entre la gauche qui reste accrochée et moi qui pars à droite. Toujours pas d'ordres. J'ai le scrupule de la liaison que je vois se perdre.

          Ah ! J'aperçois le Commandant de la Section de mitrailleuses, le Chef de Bataillon. Je fais stopper mes hommes sur place, je bondis au Commandant, je lui rends compte de ma position et du dangereux couloir qui va rester ouvert sur le flanc du Bataillon si je continue ma progression.

          Il réfléchit un instant, examine l'échiquier et me dit :

          - Suivez le mouvement de votre Capitaine.

          Alors je prends la tête de ma troupe, je donne un point de direction et pars à grande allure, en tête. Il y a un beau plan incliné que nous devons traverser. Il est fort dangereux. Le ta ta ta des mitrailleuses s'y déferle de plein fouet. On entend les abeilles passer, raser les têtes, mais le tir est trop haut. Les balles piquent un peu plus loin que nous, personne n'est atteint. Halte à deux cents mètres à un chemin creux. Des prisonniers. Allez ! En route vers l'arrière. Ils courent, joyeux, les bras levés. Des emplacements de batterie qui ont fui tout à l'heure. Les obus encore préparés pour les pièces.

          Une section de la Compagnie de soutien s'y reforme. Notre fourrier blessé à la jambe panse sa plaie. Un bonjour hâtif. Bonne chance.

          Je reprends haleine. les hommes boivent un coup. J'inspecte cette gauche qui m'inquiète avec ces broussailles suspectes à deux cents mètres de nous. Des casques bleus y apparaissent. Alors je donne l'ordre : la 10ème en avant. Et la seconde tranche du plateau battu par les machines à secouer les paletots comme dit un loustic, est encore franchie sans que je voie personne de ma section tomber ou rester en arrière.

          Nous atteignons la lisière d'un petit bois qui s'accroche à la coupure abrupte du plateau. Devant nous, un vallon encaissé - au fond, la ferme de la Falloise à trois cents mètres. J'examine ce bois, c'est un fourré. Comment descendre là-dedans. Et qu'y a-t-il ? Est-ce un guêpier ? Un piège ? Soyons prudents. Les barrages, français et allemands se font maintenant dans ce vallon !

          Justement voici un de mes soldats de la demi-section qui remonte de là au fond, débouche par un sentier. Il est essoufflé, pâle, hagard.

          - Qu'est-ce qu'il y a, mon Klein ?

          - Mon adjudant, il y a une mitrailleuse qui fauche la lisière du bois, il n'y a pas moyen d'en sortir. L'adjudant Hersaint et le lieutenant sont tués, et plusieurs autres. Je n'en pouvais plus, j'ai perdu mon sac de chargeurs.

          - Ton sac ? Il faudra le retrouver, mais d'abord où est cette mitrailleuse. Là, tout près du bord du bois, à quatre ou cinq mètres. Un autre vient, me dit qu'elle est à une dizaine de mètres. C'est déjà moins près.

          Pour l'instant, l'urgent est d'avoir des renseignements et de se ressaisir. Je demande où est le Capitaine. Par là, me dit-on.

          Je le trouve, non loin de moi, son 2ème secrétaire tout pâle et tout sanglant auprès de lui.

          Vite, je lui rends compte de ce que j'ai fait, de ce que je sais. Je lui demande ce qu'il y a lieu de faire. Installer en position défensive la Compagnie sur cette crête et pousser des antennes à la lisière du bois pour savoir ce qu'il y a dans la vallée devant nous.

          Je revins au groupe d'hommes que j'avais sous la main. Ordre de détails pour le dispositif des armes diverses. Je renvoie en avant, à la lisière du bois Klein, qui sait le chemin, et Boyer, le séminariste, très décidé, très en forme. Par un autre sentier j'oriente le Caporal Adret et deux hommes parmi lesquels Pons le candidat radio-télégraphiste auxiliaire, je leur dis de voir et de savoir ce qu'il y a en avant du bois, ce qu'il en est. Ils entrent sous bois.

          Je vérifie les emplacements de résistance choisis par mes groupes, puis je veux descendre dans le ravin par une piste. Seulement elle est repérée. Obus et balles de mitrailleuses la battent sans trêve. Il est très dangereux de passer par là me dit un poilu qui débouche du fourré.

          Je vais donc à gauche - par le sentier où j'avais dirigé Adret. A quelques vingt mètres plus bas, je trouve mon caporal et ses deux hommes arrêtés dans une trouée faite par un obus en plein taillis.

          - Vous êtes encore là ? lui-dis je. Pourquoi n'êtes vous pas descendu à la lisière ?

          - Oh ! On voit bien la plaine d'ici.

          En effet par une déchirure du taillis on entrevoyait un ruban de prairie et un pan de mur de la ferme, mais rien de la plaine.

          Ce n'est pas suffisant. Il faut aller plus bas. Je pars le premier. Ils ont de la répugnance à me suivre.

          A mi-pente, une piste parallèle à la crête. Je la suis quelques pas. Des abris et des emplacements de pièces. J'entre pour fouiller.

          Vous, Déchamp !

          Un des sergents de la Compagnie se trouvait là avec cinq ou six blessés, et autant de soldats valides.

          Ils étaient comme des moutons épouvantés blottis dans un coin - muets, stupides - les blessés geignaient.

          - Que faites-vous là ? Mais vous risquez de vous faire rafler, il n'y a pas de protection en avant !

          Ils ne semblaient pas comprendre, hébétés par le danger couru tout à l'heure. Ils étaient des éléments de la Section partie étourdiment en avant et fauchée par la terrible mitrailleuse.

          - Remontez sur la crête où la Compagnie s'organise, faites remporter les blessés. Moi je vais voir à la lisière ce qui s'y passe.

          - J'ai soif, dit un blessé en fièvre.

          Je fis passer ma gourde à quelques lèvres avides, je donnai un cachou à un autre qui avait trop de fièvre et je partis.

          Devant la porte, je trouvai encore mon caporal Adret et ses deux hommes. Impatienté, je dis à Adret :

          - "Comment ! Adret, vous êtes encore resté là. Je vous avais dit d'aller reconnaître la lisière. Vous avez donc peur ?"

          Et je partis en avant. Je vis Adret faire un geste qui disait sa lutte contre l'appréhension et sa révolte fière contre le coup cinglant que je venais de laisser à son amour-propre. Il me suivait. Nous descendîmes par la piste jusqu'à la lisière. Et comme exprès, il s'avançait dans la trouée, je dus lui dire :

          - "Dissimulez-vous.

          - Entrez sous bois.

          - Voyez à gauche, je vais à droite".

          J'entrai dans le fourré et le fait est qu'il ne faisait pas bon. Le bois était arrosé d'obus. Il en tombait à droite, à gauche, en avant, en arrière.

          Empêtré dans les ronces et les branchages, au milieu du fourré, sentant les obus autour de moi, il me vint à l'esprit le tableau d'un cadavre découvert au printemps dernier en Lorraine dans un buisson près de Xaffevillers. Le soldat tombé en août 1914 avait pourri quatre ans sans sépulture.

          La pensée que je pouvais être touché et oublié ici, comme cet inconnu me fut pénible. Je regagnai aussitôt la piste plus dangereuse peut-être, mais moins solitaire. J'eus peur de mourir seul. Adret était parti. Je cherchai un autre cheminement pour suivre la lisière du bois que je voulais et devais voir. Je le trouvai.

          De mitrailleuse allemande, il n'y avait pas trace, ni indices. En avant, une pente très douce vers le fond de la vallée vers la ferme, avec une brusque rupture de pente à cent mètres en avant. Sur cette rupture deux des nôtres, face contre terre, peut-être le lieutenant Lauzet… Dans le fond du vallon, le tac tac de la meurtrière. Je revins brusquement vers la droite. C'était bien cela. La lisière libre, mais le débouché du bois interdit - au-delà du vallon sur l'autre pente un bois de sapins en feu…

          Le bombardement s'apaisait. Je remontai. En recoupant la piste à mi-pente, d'autres abris : j'entre, insouciant.

          Un boche accroupi me fit sursauter et mettre la main au revolver. Il était sanglant, ne fit pas un geste :

          - Sie sind verwundet ? (Vous êtes blessé ?)

          - Ja. (oui)

          - Sind sie allein ? (Etes-vous seul ?)

          - Ja. (oui)

          - Es gibt niemand da drinnen ? (Personne là-dedans ?) lui dis-je en désignant une deuxième entrée de l'abri, une seconde chambre.

          - Niemand. (Personne)

          - Sicher ? (Sûr ?) lui fis-je avec menace de mon canon de revolver.

          - Sicher ! (Sûr !)

          - Uber. Wo steht die Maschinengewehr ? (Là-haut. Où est la mitrailleuse ?) et roué, il me répond : Ich weiss nicht. Ich war beim Urlaub. So ! (Je ne sais pas. J'étais en permission. Vraiment ! )

          Gut. Ich werde Sie abholen lassen. (Bon, je vous laisse vous faire évacuer). Et je partis.

          Quand je fus hors, je songeai qu'il avait sûrement soif. J'eus la pensée charitable de rentrer lui porter à boire. Mais l'image de nos morts la face en avant m'empêcha de faire demi-tour.

          Tant pis pour lui, pensai-je, il est d'ailleurs bien abîmé.

          Je revins à la crête - enfiévré, ruisselant de sueur à avoir circulé sous bois, ardemment, par pente roide et bombardement intense - et fatigué aussi de l'effort fourni depuis deux heures.

          - Mon Capitaine, je n'en puis plus, lui dis-je en le découvrant au débouché. Mais enfin, j'ai vu ce que je voulais voir.

          - Reprenez votre souffle un instant, ici, me fit-il, en me désignant le sol sur lequel il était accroupi.

          Je m'assis près de lui, et le mis au courant de la situation, et des mesures qui me semblaient devoir être prises.

          Le difficile est d'avoir des types ayant assez de sang-froid pour rester en petit poste à la lisière. Ils sont un peu énervés, ils ont tous peur. J'en avais envoyé deux groupes, ils sont restés à mi-chemin. Pourtant, la nuit va venir, il faut des sentinelles avancées là-bas.

          A ce moment M. Sarrabère et sa 4ème Section restés en retard à gauche arrivèrent avec le crépuscule.

          - Enfin vous voila ! lui cria le Capitaine. Ben vous m'en avez causé du souci ! Où étiez-vous donc passé ?

          Alors M. Sarrabère avec sa faconde toulousaine commença un récit détaillé de sa manœuvre ; mais il fut interrompu par une série de rafales d'obus mi-explosifs, mi-asphyxiants qui étaient bien réglées sur nous.

          Je fis signe de se méfier de ces obus hypocrites qui explosent avec fracas, vous font croire que l'explosion passée, les éclats dispersés, vous n'avez plus rien à craindre, et dont l'âcre fumée vient vous brûler les yeux, les muqueuses, les poumons. Je mis précipitamment mon masque. Dès que le tir fut apaisé, je pus dire au Capitaine :

          - "Je vais vite avec un sergent faire prendre le dispositif de nuit aux points reconnus".

          - Oui, faites pour le mieux, allez.

          Je trouve d'abord mon petit Klein qui me dit :

          - Mon adjudant, j'ai retrouvé mon sac !

          - Très bien. Je suis content de toi.

          Puis voici le merveilleux Paolacci !

          - En batterie, hein ? Pour garder ce débouché !

          Je rassemble ensuite six types au hasard avec le sergent Descamps.

          - En route, venez avec moi.

          - Où ? - Venez avec moi. Je vous passerai vos consignes.

          Et je les emmène à la lisière du bois que le soir commence à vêtir de sombre. J'oriente mes hommes au carrefour.

          - Dispositif en croix - liaison facile, sûre. Chemin de repli. Le gradé de quart au milieu de tous. En haut les copains pour résister, sous pour prévenir. La nuit sera claire, pas de surprise à redouter.

          Et puis, je vous ferai relever dans un bon moment, le plus tôt possible - car le hasard avait fait que j'avais mis la main sur mon plus ancien, le vieux Pinel, très las, et sur mon plus jeune, le petit Pousin, qui faisait de très beaux efforts pour discipliner son émotion de la journée.

          - Allons, encore un petit effort, je vous saurai gré, mes braves. A tout à l'heure.

          Je remonte. J'avais la liaison à droite, mais pas à gauche. Qu'y a-t-il ?

          Si nous allions voir, dis-je à Decamps ? Et je suivis le chemin bordé d'abris. Nous allâmes cinquante, cent, cent cinquante mètres, personne. Nous cherchons à regagner la crête par les trouées des explosions à défaut de piste. Nous traçons dans le bois comme des sangliers.

          France ! dis-je à fréquentes reprises, afin que quelque sentinelle apeurée ne nous tire pas sans crier gare ! "France !" Et nous allons sous le bois qui devient tout à fait obscur.

          Enfin, on nous crie : - Qui vive ?

          C'est un petit poste de la 3ème Compagnie qui nous dit avoir relevé un petit poste de la 4ème Section de la 10ème.

          - Ya bon ! fis-je. Le chemin pour gagner la crête ?

          - Par là. Bien - Auparavant quelques "tuyaux" sur l'orientation, le dispositif, les dangers éventuels au caporal chef de poste - et je remonte pour regagner le gros de ma section.

          Nous trouvons toute la Compagnie rassemblée.

          - D'où venez-vous, me demande le Capitaine. Nous vous attendons pour partir.

          - Pour partir ?

          - Mais oui, la Compagnie est relevée par la 3ème, nous allons en soutien à la cote 150.

          - Je viens de faire la reconnaissance du secteur à droite et à gauche, liaison assurée, mais j'ai placé un P.P. à la lisière, est-ce qu'on l'a relevé, celui-là ?

          - Non, mais, mais il se fait tard.

          - Pouvez-vous le relever de suite demande le Capitaine au Commandant de la Compagnie relevante.

          - C'est que je n'ai plus personne.

          - Eh ! bien, rappelez le, on ne le relèvera pas.

          - Ah ! Mais, c'est qu'il est indispensable, mon Capitaine, osai-je faire remarquer avec vivacité. J'étais le seul chef de section d'ailleurs qui ait reconnu le terrain et je reconnaissais l'impérieuse précaution de placer des guetteurs en avant pour la conservation du bois et la sécurité de la ligne de crête.

          - Eh ! bien, on va aller chercher des hommes à la section de gauche.

          - Ça va durer encore un bout de temps, objecta le Capitaine à qui cela pesait visiblement de rester en zone avancée avec la Compagnie relevée.

          - Si vous me permettez mon Capitaine, il y a une combinaison. Vous emmenez le gros de la Compagnie. J'assurerai la relève du P.P et j'emmènerai les éléments épars avec moi. Je vous retrouverai bien. J'ai ma boussole. J'irai vous rendre compte.

          - Entendu, fit-il, et sous le clair d'un fin croissant de lune, par un beau soir où tout semblait s'apaiser, il emmena sa Compagnie lasse et heureuse d'une attaque bien réussie.

          Je restai à attendre les hommes de relève. Avec moi, Crouzet, Marlhins et mon Klein s'organisaient pour aller rechercher le corps du lieutenant à la faveur de la nuit, et relever l'adjudant Hersaint qui gisait la cuisse cassée entre les lignes.

          La relève se fit. Je ramenai vers la cote 150, point fort vague sur le terrain conquis, un groupe d'une dizaine.

          Je marchais en tête de la colonne. Nous nous taisions pour écouter nos cœurs. Nous allions à pas sûrs. Qu'il était bon ce retour dans la nuit bleue, douce et silencieuse. Avoir conquis une nouvelle ligne, affirmé notre force, notre énergie patriotique, nos droits sacrés sur ce nouveau lambeau de terre de France reconquis, arraché aux âpres et malpropres envahisseurs, y avoir placé des sentinelles, mis en batterie nos F.M, posé nos grenades, puis quand cette œuvre est bien achevée, que la nuit s'est amorcée sans embûches, passer la garde de notre trésor à des camarades reposés, et nous en aller avec le double sentiment du devoir bien accompli et du danger évité et éloigné, c'est tout cela qui était bon, qui nous gonflait l'âme et détendait les nerfs en retraversant d'un pas tranquille le plateau silencieux que nous avons franchi quelques heures plus tôt sous les rafales d'obus et de balles de mitrailleuses. Je songeais à cela.

          Alors j'ai senti monter à mes lèvres, comme monte une fumée d'encens dorée par les vitraux, une prière émue ; la prière de tous les soirs, mais en cette fin de bataille, si chargée de sens et de ferveur :

          "Je vous remercie, mon Dieu, de toutes les grâces que j'ai reçues de vous et particulièrement pour celles d'aujourd'hui".

          "Nous avons crié vers vous Seigneur, et vous avez écouté notre prière, que votre Saint nom soit béni".

          Et j'entendais chanter avec une mélodie prenante les chants liturgiques si gonflés des joies et des douleurs de tant de siècles auxquelles les nôtres venaient s'ajouter :

          Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus - Sursum corda ! Nous les élevons vers le Seigneur et vers la France.

          Nous errions dans la nuit. La direction à la boussole est approximative. Pour trouver des hommes couchés dans une tranchée inconnue, sans guides, ce n'est pas tâche aisée ; nous errons dans la nuit. Voici que par rafales, nous sommes accompagné d'obus. Les artilleurs boches connaissent mieux que nous les pistes. Ils nous guident un peu. Du moins ils me confirment que je suis sur la bonne voie, si c'est la voie dangereuse. Mes hommes trouvent le chemin long.

          Ah ! Ces détours interminables dans les boyaux inconnus, qu'ils font trouver le temps et les distances démesurément longs ! nous rencontrons des isolés ; ils sont égarés, comme nous. Nous appelons, nous sifflons. Personne ne répond. Pourtant je persiste, sur la foi de ma boussole à suivre la même direction : c'est par ici.

          - Ah ! Ces misérables qui nous ont abandonné sans guides ! gémit l'un deux.

          - Ah ! Je n'en puis plus, je me couche ici, geint un autre.

          J'entraîne l'un et l'autre, je les encourage à la patience. Enfin, je trouve le Chef de Bataillon lui même.

          - Vous êtes bien dans la tranchée que doit occuper votre Compagnie mais je ne l'ai pas vue. Je ne sais pas où est le Capitaine Bouin.

          - Installez vous par ici, et mettez vous en liaison avec lui.

          Vite alors à la recherche d'un abri allemand. C'est repéré. Nous descendons. J'éclaire avec ma lampe de poche. Juste voilà l'objet de mes rêves : un revolver Parabellum, une paire de jumelles de l'officier qui occupait la place. Je ramasse en vitesse les précieux objets et nous nous installons, harassés, assoiffés ; nous étendre sur la paille est l'affaire de peu de temps et ne prête ni à hésitation ni à discussion.

          Un guetteur - deux volontaires "pour aller à la flotte" - et tous les autres se reposent à poings fermés. Dorment d'un sommeil heureux, le sommeil des gens écrasés de fatigue et heureux d'avoir la vie sauve et le coin abrité où s'étendre en paix après cette première journée de bataille. Il était minuit.

          Je me relève vers 2 heures du matin pour faire une ronde, savoir si mon agent de liaison avait trouvé le Capitaine. Des brancardiers passent. Ils emportent l'adjudant Hersaint. Je lui serre la main à ce modeste et brave méconnu, en lui souhaitant bonne guérison.

          Je me recouche. Une heure après un nouveau groupe de rentrants - Crouzet et ses camarades - viennent demander un coin. Je les envoie à une autre sape.

          Nouveau somme - nouveau réveil au retour de la corvée d'eau. Un grand quart est vite "lampé". Puis le sommeil se refait plus ferme jusqu'au grand jour.

          L'agent de liaison a trouvé le Capitaine, a fait le compte-rendu. C'est bien. Je vais m'orienter, reconnaître les lieux, les boyaux, les emplacements à alerte en cas de surprise. Je fais visite aussi aux abris boches que des groupes de fouilleurs bouleversent déjà de tous côtés.

          Voici quelques trouvailles : une sacoche d'officier, des livres neufs - du linge propre - je pourrai me séparer de quelques poux au moins, car depuis dix jours l'élevage de ces hôtes a été bien développé.

          Puis il faut procéder à un rassemblement des éléments de la Section de la Compagnie. Compte-rendu des pertes.

          Nos pertes. Elles ne sont pas trop graves. Quelques blessés. Des disparus. Des tués ? peut-être deux. On n'est pas sûr. Les blessés, la plupart légers, mais quelques-uns cependant grièvement : "Pons, est peut-être mort", dit l'un.

          - Pons ? fis-je.

          - Oui, il a reçu un éclat d'obus à la tête, dans le petit bois.

          Je suis tout saisi. Pauvre garçon. Je me souviens de la réplique bourrue du Capitaine, je songe que c'est moi qui l'ai envoyé avec Adret dans ce bois devant lequel il montrait une si grande appréhension.

          Pauvre garçon ! fis-je pensif et attristé, avec dans l'âme une interrogation sur ma part de responsabilité.

          Nettoyage des armes. La journée passe coupée par ces occupations, par une petite sieste, par quelques réception d'obus et visites d'avions ennemis. Il fait soleil, puis une pluie fine comme une mousseline, puis un beau crépuscule.

          Le Capitaine fait appeler les gradés. Quelques appréciations sur la conduite du combat. Une critique ouatée mais ferme de quelques fautes à un sergent. Nous nous retirons. Il me retient.

          - Voulez-vous rester encore un peu Cœurdevey, nous causerons.

          - Bien mon Capitaine.

          - Asseyez-vous ici. Une petite goutte ?

          - Cela ne doit pas se refuser, mon Capitaine. Et tandis que je m'assieds il me verse "une larme".

          - Je n'ai peut-être pas besoin de vous dire, commença-t-il, que si j'ai fait quelques remontrances tout à l'heure, vous n'y avez aucune part. je suis plus que satisfait de vous. Et s'il y a des récompenses, je ne vous proposerai pas pour le galon de sous-lieutenant qui vous viendra inéluctablement et par surcroît, mais pour la médaille militaire.

          - Moi, mon Capitaine ? Mais je n'ai rien fait…

          - Peut-être. Vous avez fait votre devoir, sans doute, mais vous l'avez fait très bien, et avec une initiative remarquable. J'estime pour ma part que vous avez mérité la médaille militaire et j'espère bien que vous l'aurez. Je sais comment il faut intervenir. J'irai trouver le Colonel. Ça vaut mieux que la paperasse…

          - Je ne vous cache pas mon Capitaine que c'est la récompense à laquelle je serais le plus sensible, mais encore une fois, et sincèrement je n'ai rien fait que de très ordinaire et sans danger puisque je n'ai aucun tué à ma section.

          - Pardon. Quand le lieutenant Laurent a été tué, Hersaint blessé, M. Sarrabère égaré, vous restiez le seul chef de section de la Compagnie et vous avez sans ordre pris l'initiative d'organiser hardiment et vivement tout le secteur d'attaque de la Compagnie.

          Il vaut mieux pour vous, si vous m'en croyez, obtenir d'abord la médaille militaire. Ce n'est qu'un très léger retard à votre avancement…

          Auquel je ne tiens pas exagérément, mon Capitaine.

          ? ? Il ouvrit de grands yeux. ? ?

          - J'ai plusieurs raisons. Pécuniairement, je n'ai rien à y gagner, au contraire. Ensuite, je suis une sorte de volontaire dans l'infanterie et si j'y suis c'est pour des raisons morales autres que l'ambition et la vanité.

          J'ai expliqué alors au Capitaine mon cas original et mon désir de me ménager une porte de sortie en cas de deuil.

          Nous bavardâmes encore un peu. Je le laissai. Peu après, il était appelé au Chef de Bataillon. Je le rencontrai dans le boyau.

          - Il y a du nouveau ? mon Capitaine.

          - Je ne sais pas, attendez moi. Je ne tarderai pas à rentrer.

          Je descendis dans la sape causer avec M. Sarrabère qui m'offrit le "jus". Nous échangions nos impressions et observations de combat.

          Le Capitaine revint. Il rapportait des plans directeurs avec des bandes rouges :

          Vous comprenez ce que ça veut dire ; fit-il en nous déroulant le plan pour nous faire voir les lignes de direction… Demain, nous allons faire la relève… des Boches. Un bon bout de chemin. Et comptant les carrés kilométriques il disait : 1, 2, 3, 4, quatre kilomètres 500 environ. Départ de la ferme Falloise - pousser jusqu'à Vezaponin. Une bonne journée encore… hier ce n'était que la préparation.

          Hum ! Une brume d'inquiétude m'enveloppa un instant…

          Le thème d'attaque, l'étape du secteur d'opérations, la ferme volonté de voir clair et penser juste ramenèrent à ma tempe à la température normale.

          Le Capitaine renouvela les conseils de la veille, les précautions à prendre, les signes divers qui pouvaient donner confiance dans le succès de l'attaque et dit :

          - Je crois que nous aurons la nuit tranquille. J'ai renâclé quand le Chef de Bataillon voulait que ce soit la 10ème Compagnie qui aille cette nuit pousser une reconnaissance à la ferme Falloise et l'occuper. La 11ème est reposée. C'est elle qui s'en charge. Allons dormir. Ne dites rien aux hommes et gradés, que personne ne soit troublé dans son repos. Consignes habituelles.

          Je revins à la sape. Je rangeai mes "bricoles" pour être prêt en cas d'alerte. Je donnai le conseil à chacun de se préparer à une alerte, mais de telle façon que chacun crût à une simple mesure de prudence, quoiqu'il fût assez significatif qu'une corvée de territoriaux était annoncée nous apportant un ravitaillement en vivres et en munitions.

          Toute ma section, ignorante et lasse, s'abandonna au sommeil appliqué du soldat.

          A mon regret, je ne pouvais être aussi bien partagé. Je ne pouvais dormir que d'un œil et d'une oreille. Le soin de prévoir tous les détails de la conduite de ma troupe me tenait éveillé - puis me réveillait.

          A 2 heures 30, j'entends l'agent de liaison descendre les escaliers de la sape :

          - Mon adjudant ! fit-il à haute voix.

          Chut ! lui dis-je. Laisse les reposer. Qu'est-ce qu'il y a ?

          - Au Capitaine avec les sergents, tout de suite.

          - Bien, on y va.

          Le Capitaine nous attendait :

          - J'ai dix minutes pour vous expliquer et vous donner les indications nécessaires. Ouvrez bien vos oreilles.

          Voilà : nous devons nous porter avant le jour dans le petit bois que nous avons atteint avant-hier soir. C'est la base de départ. L'heure H. est fixée à 7 heures 10. Dispositif : le régiment à droite de la D.I, 3ème Bataillon à droite, 1er à gauche, 2ème en soutien, etc.

          Etc… etc… Dans vingt minutes la Compagnie partira de la tranchée de Fuime, 1ère Section en tête.

          Les deux sergents et moi revinrent en hâte à l'abri où nous avions laissé les hommes endormis.

          Sur la porte nous trouvons la corvée de ravitaillement qui apportait un bidon de vin par homme, du café, de l'eau de vie, du pain, de la viande, du tabac, des allumettes…

          Ça tombe à point. C'est le moment de faire une distribution ! La nuit était noire comme de l'encre, les allemands qui devaient se douter de quelque chose tiraient partout. Obus à gaz à l'arrière, fusants sur les boyaux, explosifs aux carrefours. Ils donnaient de la température de bataille à cette aube qui allait naître et que nous devions devancer.

          Je descendis d'un bond dans l'abri :

          - Vite les gars ! Debout. On part dans un quart d'heure.

          - Où est-ce qu'on va ?

          - Se placer dans le bois du ravin que nous avons gagné avant-hier.

          - Alors on est encore de la fête pour aujourd'hui ?

          - Je n'ai pas le temps de vous expliquer. Il faut partir immédiatement avant le jour. Là-bas nous aurons le temps de nous revoir. Allez, vite.

          - Les chefs d'escouade vite en haut pour la distribution de vivres qui arrive.

          La distribution se fit tant bien que mal. Plutôt mal que bien. Les uns n'avaient pas leur vin, un autre réclamait son tabac, d'autres encore ne venaient pas toucher leur repas froid.

          - Portez le ballot de vivres restants avec vous, tant pis, on règlera la distribution quand nous serons arrivés, il n'y a pas loin, deux kilomètres… Rassemblement par escouade, ordre normal - Les chefs d'escouade, faites l'appel.

          - Vous avez vos masques ? Vos armes ? Vos grenades ?

          - Oui mon adjudant.

          - Bien, alors, encore une fois, en route.

          Et nous primes notre place dans l'ordre prescrit, au carrefour du boyau indiqué.

          Le sergent qui avait le soir reconnu le chemin prit la tête, mais il se trompa de boyau, fausse manœuvre. Demi-tour. Par crainte des obus on cheminait dans ces obscurs et profonds boyaux dont les détours ne permettent guère de se rendre compte de la direction.

          Le Capitaine m'appelle en tête. Je lui conseille de prendre le bled. C'est le seul moyen d'arriver sûrement et avant l'aube.

          Il faut donc retrouver dans l'obscurité la physionomie et les détails du terrain vu seulement et parcouru pendant la fièvre de l'attaque.

          Voici le chemin creux. Voici le champ d'avoine. Cette languette de bois, je la reconnais. Nous sommes dans la bonne direction.

          En effet, la lèvre boisée du ravin où le régiment doit se masser est là devant nous. Je fais un bond à droite, un bond à gauche pour reconnaître certains détails dont je suis sûr afin de retrouver une certaine piste conduisant à un abri que j'ai aperçu avant-hier, où nous serons bien pour attende l'heure H. (7 heures 10).

          Pendant ce temps la queue de la Compagnie nous a rejoint, mais il y a une certaine confusion entre les sections.

          - Rassemblement, ligne de section par quatre, commande le Capitaine, face au bois.

          Ça s'exécute mal. Impatienté il ajoute :

          Face à gauche - 3ème Section de base - En avant marche - Puis ; face à droite - halte.

          A ce moment, où d'autres Compagnies venaient également chercher leur place, l'ennemi averti par le bruit ou autre chose, ou par hasard déclancha un tir de barrage sur le bord du plateau où nous étions en formation dense.

          Le premier obus tomba à une vingtaine de mètres :

          - Du calme, criai-je à ma section ! couchez-vous !

          - Serrez sur le bois.

          Heureusement les coups suivants furent plus longs. Personne ne fut touché à la Compagnie. Le tir cessa.

          - Il y a quatre tués à la 5ème Compagnie dit un passant.

          - Laissez faire la 5ème Compagnie. Engagez vous dans la piste.

          - Par ici la 10ème dit le Capitaine. Alors 2ème peloton 1ère vague, en avant à la lisière du bois.

          - 1er peloton 2ème vague sur le sentier, il y a un abri dite-vous Cœurdevey ?

          Moi qui avais tout parcouru l'avant veille, je devenais guide - guide à demi assuré. Mon coup d'œil avait été si rapide ! cependant, sans me tromper je retrouve la piste de l'abri.

          J'entre : il y a quelqu'un là-dedans ?

- Oui, me répondit une voix.

          - Qui donc ? demandé-je.

          - P.C. du 1er Bataillon. Qui êtes vous ?

          - 10ème Compagnie gauche du 3ème Bataillon.

          - Votre place est à droite, m'indiqua la voix, peut-être le Commandant.

          Je vins rendre compte au Capitaine et lui demander s'il n'y avait pas d'erreur, puisque cet abri était bien dans la zone d'action du Bataillon, du moins celle à moi indiquée, et que le 1er Bataillon y mettait son P.C. Vous pourriez peut-être entrer vous entendre, mon Capitaine.

          Le Capitaine Bouin s'avance, rencontre le Capitaine Direz et parlemente avec lui.

          La piste s'emplit de nouveaux arrivants qui avancent en file vers l'abri. Le jour naît. Nous sommes sous bois, mais on peut déjà se dévisager.

          - Qui va là ?

          - Liaison du 1er Bataillon.

          Le Capitaine revient.

          - C'est çà, me dit-il, notre gauche vient jusqu'ici, il faut chercher autre chose ailleurs. Y a-t-il des abris ?

          - A cent cinquante mètres, j'en connais de mauvais, mais ils valent mieux que rien (ceux où j'avais trouvé le sergent ahuri et ses blessés geignant l'autre soir).

          - Eh ! bien, allons les reconnaître.

          - Suivez-moi mon Capitaine. En face de nous la ferme Falloise, notre centre.

          - C'est ça, on sera bien.

          - X, agent de liaison, allez chercher le peloton.

          Le peloton, l'arme au pied, attendait sur la piste avec une inquiétude et un impatience que la densité sérieuse des obus accroissait.

          Les deux sections, la Section de mitrailleurs à notre disposition arrivèrent sans qu'il fût besoin de leur dire de presser le pas.

          Je les attendais pour les répartir.

          1ère Section Bégout, là-bas. Mitrailleurs au centre.

          2ème Section, ici à gauche avec la liaison.

          Chacun s'engouffra dans les entrées de plain-pied des cagnas d'artilleurs boches et chacun enfin reprit haleine.

          On s'installe. On se déséquipe un peu, à demi, pour respirer, pour s'essuyer la sueur et se refaire. Les caporaux achèvent la distribution des vivres.

          - Tiens, ton chocolat, X.

          - Ton tabac, Y.

          - Qui n'a pas eu son pinard ?

          Quand c'est fini, les hommes par groupes de trois ou quatre s'assoient pour "casser la croûte". L'appétit est bien éveillé par cette marche matinale, ces émotions violentes, cette perspective d'une journée sans ravitaillement et peut-être sans repas.

          Avec mon fidèle Giton et le sergent Descamps je me "refais". Nous avons "la dent". Les boulettes préparées par le caporal d'ordinaire sont mangées de bon appétit. La boite de thon. La boite de beurre, du fromage, du chocolat. Nous faisons honneur à tout. Et la gourde arrose les langues sèches et chaudes. Cette fois ça va. Le Capitaine s'est endormi. Il dort du petit sommeil léger, pressé, de ce sommeil qu'on savoure comme on croque en marche dans un bois, les mûres agrippées en passant.

          Avec le ravitaillement, on avait remis un paquet de lettres. Le fourrier le sort de sa musette et dit :

          - Si on les triait. A-t-on encore le temps ?

          - Bien sûr ! Vite.

          Et c'est une joie intense pour les privilégiés de recevoir à cette heure suprême, en ce lieu impressionnant, encore une pensée affectueuse, encourageante. Pour lesquels d'entre nous sera-ce la dernière consolation ? La dernière joie ?…

          6 heures 40. plus qu'une demi-heure. Un blessé de la 5ème passe, demande le poste de secours. Le Capitaine dort toujours. Je le pousse doucement :

          - Mon Capitaine. Il va être l'heure. Dois-je aller seul reconnaître le meilleur débouché ou si vous m'accompagnerez ? (Car pendant que j'installais les hommes dans les abris le Capitaine était allé à la lisière et était revenu en disant : je n'ai pas vu la ferme Falloise, ni de chemin y conduisant).

          - Oui, me dit-il, à demi éveillé. Allez voir.

          Je descendis par la piste que j'avais trouvée la veille. Je passe près de la 5ème couchée sous bois.

          Je serre les mains de mes anciens soldats et camarades.

          Amical bonjour de M. Delage.

          D'un coup d'œil je vois le chemin à suivre, mais devant nous un puissant réseau intact.

Je reviens au Capitaine.

          - Avez-vu la ferme Falloise ? C'est le centre de la Compagnie d'après le plan.

          - Oui, mon Capitaine. Nous sommes dans l'axe et il y a deux pistes parallèles pour le débouché par lignes de demi sections.

          - Voyons, me dit-il, conduisez-moi.

          Nous redescendons à la lisière qui était à cinquante mètres.

          A ce moment, comme un vol d'oiseaux énormes qui vont se poser, arriva le four four four des torpilles. Elles passaient par huit et s'en allaient arracher le réseau qui m'avait fait froncer les sourcils tout à l'heure.

          Nous remontons. Il est 7 heures. Dans dix minutes. Je vais aux différents abris prévenir qu'on se prépare.

Je rappelle à Bégout (sergent commandant la 1ère Section) le dispositif des sections, des Bataillons.

          Il a à peine organisé sa section. Il lui manque un caporal et trois hommes perdus pendant l'approche. Tant pis. Remplacez le caporal par un autre chef d'escouade. Allons vite. Prenez vos grenades. Économisez les munitions. En tenue, il est l'heure. Voilà votre piste pour débouché. Nous, à votre gauche en avons une autre.

          - Allons Bégout, en route, vite, crie le Capitaine. Je fais un saut pour gagner la tête de ma 2ème Section qui sort de l'abri.

          Allons, en route, les gars, c'est l'heure. Ça ira. Bonne chance les amis. Je serre quelques mains, les plus proches ou les plus sympathiques. Bonne chance Descamps, bonne chance Giton. Bonne chance Petit. Et l'on descend.

          Comme un craquement formidable du ciel, le feu roulant du barrage a commencé.

          La ferme Falloise disparaît dans la fumée, les débris de toute sorte volent de tous côtés, les obus passent par essaims sur nos têtes avec des sifflements rapides, pareils à des appels, à des encouragements. Et en effet leur bruissement pressant agit comme une sorte de fiévreux "en avant, ça ira bien".

          On a l'impression que l'ennemi est dominé, écrasé, terrorisé par cette trombe de fer, de fumée et de fracas qui déferle sur lui. Il riposte faiblement. Et les quelques explosions d'obus ennemis passent inaperçues dans le tonnerre de notre barrage. Je vois dans les attitudes de mes hommes que cette force déchaînée pour les accompagner leur donne confiance. Ils se sentent soutenus, et les rafales puissantes grisent plus sûrement que la gniole réglementaire que nous n'avons pas tous bue.

          Moi-même, je n'échappe pas à cet enthousiasme qui nous gagne par les oreilles et par les yeux.

          Aussi quand la première vague est sortie du bois, quand les premières colonnes comme des couleuvres pressées s'insinuent sans flottement dans les brèches du réseau à cent mètres en avant de nous, je peux faire signe à mes quatre colonnes de demi-section, elles partent avec un ensemble et un élan qu'on n'obtient jamais à la manœuvre.

          Nul je crois ne songe plus au danger. Le caporal Adret que j'ai vu si craintif avant-hier, qui était tout pâle encore tout à l'heure quand je l'ai mis en tête de la demi-section dans l'élément de tranchée en lisière du bois, reprend une belle assurance très crâne. Je le suis plus particulièrement des yeux. Je le guide. Je l'encourage. Je lui crie : voyez, cela va très bien. J'oblique vers les autres demi-sections :

          - Voyez, ça va bien !

          L'allure rapide augmente encore l'ardeur. Pour un peu, sans la pudeur qu'on doit garder à une minute si grave où plusieurs vont mourir, j'entonnerais un chant, et je crois que le peloton continuerait en chœur.

          J'éprouve enfin cette grande joie de conduire, d'entraîner ma section à un grand assaut. Je l'avais demandée en prière un dimanche de mai 17 à Elincourt-Ste-Marguerite, dans cette église fervente où Jeanne d'Arc était venue elle aussi prier. Je suis exaucé. Je suis pleinement heureux, une joie si intense qui fait chanter toutes les fibres de mon être, une joie qui donne des ailes ; en avant - et je vais, comme à quinze ans je volais à la musique du bal. Et mes hommes suivent - En avant - les canons donnent la cadence. Boum, boum ! Boum, boum ! En avant. Et ceux qui ont des ailes, les aviateurs hardis, passent en trombe au-dessus de nos têtes. Les moteurs de leur souffle formidable passent, attirent, clament : en avant ! En avant !

          Les cent cinquante ou deux cents mètres qui séparaient de la ferme Falloise sont franchis en un clin d'œil. La ferme est dépassée, une demi-section de chaque côté, par prudence ; pas de résistance. Nous continuons. Ah ! Une mitrailleuse tire, tac tac tac, mais c'est sur le Bataillon de gauche. Je jette un coup d'œil au loin. Partout des colonnes en marche sur le plateau, sur les pentes, dans le fond du vallon, en lisière des bois. Sur nos têtes, un vol d'avions aussi nombreux que les martinets qui tournent le soir autour du clocher, au dessus de la place.

          Tout a démarré admirablement. On a si bien l'impression que l'attaque a été bien montée, que la liaison entre les armes est assurée, mise au point par les Etats-Majors. C'est un réconfort, un encouragement : tous les poilus à cette minute ont l'âme héroïque, cela se sent. Les impondérables sont pour nous aujourd'hui encore.

          Nous avons marché très vite en partant, comme toujours. La première vague ralentit, à la cadence du barrage, cent mètres en trois minutes. Nous arrivons sur elle et ralentissons aussi.

          La vallée marécageuse est à franchir. Bourrée de fils de fer. Un chemin et un petit pont. J'ai peur pour mon peloton d'un barrage de mitrailleuse sur ce pont. Je n'y engage qu'une demi-section, les autres, je les guide à travers les herbes, les roseaux, les réseaux déchiré, les trous d'obus pleins d'eau. C'est lent. Alors, voyant que la 1ère demi-section a passé le pont sans difficultés, nous le gagnons en vitesse et reprenons au-delà notre ordre de bataille.

          Un chemin creux. J'attends les obus boches. Il n'en vient pas. Les artilleurs allemands sont donc désemparés ? Tant mieux. Nous progressons comme en manœuvres. Le Capitaine et sa liaison suivent à quarante mètres.

          Du bois à notre droite quelques coups de feu isolés. La première vague marche quand même. Je vois quelques-uns de nos soldats s'arrêter, épauler et tirer dans les arbres comme s'ils voulaient abattre des corbeaux - des observateurs boches que l'on descend - entends-je transmettre autour de moi. Puis les tireurs repartent, l'allure joyeuse et décidée. Nouveau tir dans les arbres. Une pente dénudée - s'inclinant vers l'autre branche du vallon où se trouve le hameau d'Houry.

          La première vague a pu passer. Je prévois pour la deuxième, la nôtre, un balayage par mitraillettes. Je fais coucher contre le talus très faible d'un chemin de terre mes demi-sections puis je commande, quand chacun est prêt : en vitesse, en avant.

          Et je passe à grande allure, en tête. Le ta tac tac se déclanche en effet, mais nous sommes partis si vite que le tir n'a pas pu être ajusté. Tout mon peloton a suivi, indemne. Nous gagnons le couvert qu'offrent les murs de la première ferme. Et par surcroît, par chance, devant la ferme, une tranchée profonde où nous pourrons reprendre souffle, d'où nous verrons mieux la situation.

          La première vague a dépassé cette maison, mais un furieux tac tac un peu plus loin l'arrête. Nous passons à droite de la ferme, et nous assistons à une scène de tragique horreur.

          Le hameau est dans le fond du vallon. A droite, à deux cents mètres, les pentes abruptes et boisées du ravin. Entre la lisière du bois planté sur la pente raide et le hameau, un soubassement en pente douce de champs nus - un billard incliné sur le hameau.

          Sur ce billard une demi-section en colonne s'était engagée hardiment pour déborder le hameau où je voyais des groupes refluer derrière des murs et harcelés par une mitrailleuse invisible, tirant du fond du vallon.

          Tout à coup la terrible arroseuse prit à partie la malheureuse colonne qui lui présentait le flanc. Les pauvres garçons se couchèrent vivement, mais le sol nu les laissait impitoyablement découverts. La cible vivante crispée au sol se sentait condamnée à mort. Les balles en tir fauchant venaient piquer autour d'eux en faisant soulever de petits papillons de poussière gris jaunâtre. Ils s'élevaient à une extrémité de la colonne et s'élevaient précipitamment en file le long des corps bleus. Parfois, à chaque rafale, on voyait un de ceux-ci éprouver un soubresaut atroce… puis retomber pantelant.

          La mitrailleuse s'arrêta de tirer. Comme mus par un même ressort tous ceux qui étaient restés indemnes se soulevèrent brusquement et prirent leur élan pour fuir la mort acharnée qui les voulait clouer au sol.

          Hélas, leur espoir désespéré fut court. Le bond vers un refuge fut brisé aussitôt que commencé. La féroce machine reprit son tir fauchant. Les corps s'aplatirent à nouveau sur le sol, en file indienne, et comme une machine à coudre passe le long d'un ruban, la mitrailleuse piquait la ligne bleue de nos pauvres soldats. Un blessé se soulevait-il dans son agonie, aussitôt le pointeur l'ajustait et l'achevait. C'était atroce à voir.

          Soudain, au milieu de la colonne, sans doute dans un sursaut de colère désespérée, le fusilier mitrailleur se souleva, mit sa pièce en batterie et ouvrit le feu sur ses assassins cachés dans quelque introuvable bosquet ou dans un arbre des vergers. Il ne devait pas tirer longtemps, le brave garçon. Une rafale vint en trombe et le fit rouler sur son arme.

          - Les assassins ! Disions-nous le cœur en rage. Ils n'en laisseront pas un !

          Et nous assistions impuissants à cette abominable agonie de nos camarades - nous étions protégés par le mur de la ferme contre lequel quelques balles venaient claquer. Le Capitaine qui m'avait rejoint me dit :

          - Il faudra bien découvrir où est cachée cette mitrailleuse et voir si on ne pourrait pas l'attaquer avec des V.B.

          Je fis quelques pas en avant et lui montrai des groupes de notre première vague mieux placés que nous pour manœuvrer ces scélérats.

          - Et la ferme, reprit le Capitaine, a-t-elle été fouillée ? Il ne s'agirait pas qu'une autre mitrailleuse se mette à nous tirer dans le dos.

          - Je ne crois pas. Je vais voir tout cela, ajoutai-je, après un moment de réflexion.

          Je laissai mes hommes, partie le long du mur, partie dans le boyau et je partis en observation à quelques pas en avant.

          Notre mitrailleuse d'accompagnement s'était avancée et le chef de pièce cherchait comme moi la maudite mitrailleuse ennemie qui tirait on ne savait d'où. Cela semblait tomber du ciel, ces terribles balles. Pourtant, au-dessus de nous nos avions dominaient le champ de bataille, en maîtres.

          Comme le boyau était encombré, que d'autres mieux placés se chargeaient de ma mission, je passai imprudemment par dessus le parapet et me dirigeai vers l'entrée de la ferme qui se trouvait face au Nord - face à l'ennemi. Je venais à peu près sans méfiance dans la cour. Je m'arrête une seconde au milieu de la porte cochère pour jeter un coup d'œil inquisiteur à droite, à gauche, en haut… mes yeux s'abaissent vers les larmiers de cave. J'aperçois une tête, je veux faire un bond en arrière : trop tard, un coup de feu est parti de la cave. J'éprouve une sensation chaude sur la cuisse :

          Touché, me dis-je en achevant mon bond ébauché derrière le pilier de la porte, le long du mur où je me trouve couché - est-ce par prudence, est-ce par suite du coup ? Je ne sais plus. Je regarde et tâte ma cuisse. Du sang coule, deux trous dans le drap, une petite douleur cuisante.

          Ce n'est rien, pensai-je. L'os n'a pas de mal. J'en étais là, lorsqu'une grenade venue de je ne sais où - de la maison ou du boyau - une grenade française ou une grenade ennemie - éclate devant la cour à sept ou huit mètres de moi.

          - Ils vont m'achever, les misérables !

          Boum ! Un obus de 105 arrive en réponse à vingt mètres de la maison.

          Alors j'ai peur. Je suis seul. Personne des nôtres ne sait que je suis là. J'ai peur que les traîtres qui sont dans la ferme ne sortent par la même porte cochère et ne m'achèvent en passant. J'arme mon revolver, je prépare une grenade pour être prêt à me défendre jusqu'à la mort.

          J'ai peur que les nôtres m'ignorant là ne me balancent quelque chose. J'ai peur qu'un obus malheureux vienne aggraver ma légère blessure, m'achever.

          Je me flanque aussi près du sol que possible. Je me glisse entre deux grosses pierres de taille du mur éboulé, j'en approche et dispose l'autre pour me protéger la tête et j'attends…

          La mitrailleuse s'est tue. Je vois les casques bleus qui dégagent dans le boyau devant moi. J'appelle.

          Le caporal Adret montre la tête, puis le Capitaine. Je crie et fais signe que je suis blessé, qu'il y a des Boches dans la ferme. Je fais signe à Adret d'approcher. Il ne comprend pas mes paroles à cause du vacarme. Il vient. Je lui explique la situation : l'urgence de nettoyer la ferme. Il s'éloigne.

          Un moment après il revient, me dit que la cave est vide. Sans doute que le misérable qui m'a visé s'est enfui par un autre ouverture, il se sera rendu à des soldats français qui ne sont pas au courant de son dernier geste, et qui l'auront accueilli comme un brave homme. Cochons !

          La jambe me fait mal. Je ne sais si je pourrai marcher. Il faudra sûrement que j'abandonne la section ; je passe à Adret mes grenades, mes fusées, mes consignes. Je le charge de rendre compte au Capitaine de ma blessure, de prévenir le sergent Descamps. Que celui-ci prenne le commandement.

          Bonne chance, Adret, lui dis-je quand il me quitte.

          La douleur n'est pas intolérable. Je crains qu'elle augmente et de ne plus pouvoir marcher si j'attends que la plaie soit en proie à l'inflammation.

          Cela me décide à partir de suite malgré la canonnade ennemie sur nous, sur nos lignes de communication.

          Je me soulève. J'essaie ma jambe. Elle me fait mal mais je peux marcher encore.

          Puisque je peux marcher je voudrais bien voir le Capitaine avant de partir.

          Et au lieu de filer derrière la ferme, je repars en avant vers le boyau.

          Je trouve la queue de ma section qui suit. Un à-coup. Elle s'arrête, je serre la main à mes soldats. Je voudrais bien qu'ils ne soient pas impressionnés par mon départ. Je leur dis que ma blessure n'est pas grave, qu'ils sont à une section qui a "la veine", que ça ira. Au passage, voici l'agent de liaison de la Section au Capitaine.

          - Où est le Capitaine ?

          - Par là, en avant. Pas loin, je crois.

          - Je voudrais bien le voir. Je veux donc faire quelques pas. Le boyau est bondé. Avec ma jambe douloureuse, c'est rudement difficile.

          - Ah ! tant pis. Je ne peux pas avancer. Dis-lui, Giraud, que je n'ai pas pu !

          Je fais demi-tour vers l'évacuation, vers le Poste de secours. Et je pense seul :

          "Ainsi la bataille est déjà finie pour moi ? Quelle déveine !"

          Je songe aux miens. Ils doivent dire, ils diraient eux :

          Tant mieux ! Quelle chance !

          En effet, je marche bien après les premiers pas. Je marche mieux que je le prévoyais. Tiens, mais au fait, ce n'est peut-être qu'une écorchure. Je n'ai pas vu ma plaie. Je regarderais si je n'étais empêtré dans cet équipement !

          Je trouve dans le boyau l'ordonnance du lieutenant Sarrabère.

          - Tiens, St-Jean ? Qu'est-ce que vous faites là ?

          - Je suis blessé. J'ai un éclat d'obus.

          - Où donc ?

          - Là dans le côté. Il entrouvre sa vareuse, me montre sa poitrine. Par là.

          - Mais je ne vois rien ! Et j'ai un air de doute.

          - Si, voyez le trou dans le drap.

          Je vois bien un tout petit accroc à la vareuse. Il n'a peut-être pas traversé. Faites voir.

          Si, si. Oh ! Ça me fait mal.

          Sur son visage je devine une douleur simulée. Raison qui me fait pousser mon investigation à fond.

          - Vous ne croyez pas, mon adjudant, c'est pour de bon !

          Je tâte - et en effet, il a une simple éraflure de la peau au peu au-dessous de l'aisselle.

          - Oh ! Ce n'est presque rien, lui dis-je.

          Je vois qu'il exploite ce bobo par lâcheté pour ne pas aller plus loin. Mais je sais des officiers, des sous-officiers qui ont quitté leur poste pour des bobos moindres encore… Hier Bégout avait une éraflure, un éclat de pierre à un poignet… Cela m'empêcha d'être sévère pour ce vieux St-Jean, et d'être énergique. Je pense à ma blessure.

          - Si tu n'en avais pas davantage, toi ? Tu n'en as peut-être guère plus. Et tu t'en vas !

          J'ai des scrupules sur la gravité de mon incapacité de commander ma section. Et j'ai un peu honte pour St-Jean, honte pour moi.

          Je fais donc demi-tour et lui dis :

          - Je retourne au Capitaine, allez, venez avec moi à votre lieutenant.

          - Oh ! mon adjudant ! Mais vous n'y pensez pas. Vous êtes blessé. Songez à vos enfants. Vous avez des enfants, n'est-ce pas ?

          - Oui, là-bas, et je montre la direction de ma section. Cette réplique m'émeut. Je n'avais jamais songé que mes soldats étaient mes enfants. Mais je vois mes petits de la classe 18 qui me suivaient avec tant de confiance, qui avaient si grand besoin de moi.

          Je ne peux pas les laisser. Je vais les retrouver. Je fis quelques pas. Je revins jusqu'au coin de la ferme, mais j'avais trop présumé de mes jambes. Une crampe violente noue le muscle au milieu de la cuisse. Je me couche espérant qu'elle va passer. Je veux repartir. Elle recommence. Impossible de marcher seul.

          - Vous voyez bien mon adjudant que vous ne pouvez pas aller… Venez-vous en.

          - Ne fais pas de zèle, m'avait répété ma mère dans sa tendresse inquiète, c'est bien assez de ce qu'il faut…

          Et cette recommandation qui me monte en mémoire achève de me décider à tourner le dos à la bataille.

          St-Jean me donne le bras, je regagne avec peine la route. Un groupe d'une trentaine de prisonniers arrive, lève les bras. Un seul soldat français les conduit.

          Je les arrête. Une Section de la Compagnie de réserve vient à nous. Inutile de fournir des guides. St-Jean et moi nous "les" emmènerons bien.

          Je veux repartir. St-Jean, s'il me donne le bras, est paralysé dans sa surveillance du troupeau. Je luis dis de ma lâcher et fais signe au Boche le plus rapproché de me donner le bras. Dix se précipitent. Ils veulent tous me porter. Une fièvre d'obséquiosité.

          - Fous êtes blessé Monsieur ? me dit l'un.

          - Ja ! ich bin verwundet. Zum Schenkel. Aber einer genügt - mich zu stützen… (Oui ! Je suis blessé, à la cuisse. Mais un seul suffit pour me soutenir…)

          Bon gré mal gré il faut que je m'en aille supporté par deux Boches - Quelle humiliation ! J'avise un bâton sur le chemin. Il remplacera un des Boches que je repousse.

          Nous rencontrons le lieutenant Coletaz et sa Section de réserve qui nous regarde d'un air ahuri avancer vers lui. Il doit croire que les boches m'ont fait prisonnier et m'emmènent en se trompant de chemin, ou bien il s'imagine je ne sais quoi, ou il déraille, mais il prend son revolver, nous couche en joue et crie : halte !

          Tous mes Boches lèvent les bras comme des marionnettes avec un bel ensemble. "Kamerad ! Kamerad !

          - Ne tirez pas, dois-je crier à mon tour. Ne tirez pas Monsieur Coletaz. Je les emmène.

          Et lui comme s'éveillant après un rêve, et abaissant son arme : "Ah ! Bien !"

          Nous passons. Nous croisons la 5ème Compagnie. Nouvelle levée des bras "Kamerad !"

          "Au revoir" à M. Delage - à Honio - et à d'autres.

          Rencontre du Chef de Bataillon avec sa liaison.

          L'adjudant de Bataillon Segaud s'arrête.

          - Vous êtes blessé, Cœurdevey ?

          - Oui, mais ce n'est pas grave.

          - Tant mieux, on disait déjà que vous étiez tué !

          - Merci ! - Comment ça va là-haut ?

          - Je ne sais pas. Pas trop mal. Une mitrailleuse nous a massacré une demi-section. Je crois qu'on l'a eue et que le mouvement continue. Au revoir.

          Tout cela dit en vitesse, au passage.

          Nous arrivons au pied du coteau, dans un chemin creux, à la lisière du bois. La 9ème compagnie de réserve y est massée, mais le barrage allemand se fait sur le bois, il est très violent : "Vous ne pourrez pas passer, me dit le lieutenant Gourio (qui devait être tué quelques heures après).

          - Attendez un moment ici. Nous, nous allons plus loin.

          Nous nous arrêtons un instant. Nous nous appuyons au talus. Les Boches sont très inquiets. St-Jean, tout autant.

          - Mon adjudant, ne restons pas ici. Allons par là, il semble que cela tombe moins fort là-bas.

          - C'est partout la même chose. Attendons.

          Un moment après, il revient à la charge, suppliant.

          - Fichez-moi la paix. Nous sommes bien ici. Quand même les Boches tueraient quelques-uns des leurs…

          - Mais nous aussi.

          - Je sais bien ce que j'ai à faire. Laissez-moi tranquille.

          Et comme je souffrais je demande à un brancardier boche de me faire mon pansement. Je n'avais pas encore vu la blessure.

          Je me déséquipe. Je fais tomber ma culotte. La balle a fait une blessure très propre, très "chic".

          Elle n'a pas pris trop de chair en passant. Deux trous à quelques centimètres l'un de l'autre. Peu de sang.

          Quand le bandage est fait je peux marcher avec moins de souffrance, me semble-t-il. D'une main je prends mon revolver, de l'autre je m'appuie sur un prisonnier et je décide de partir, car les obus sont moins fréquents.

          - "Finisch la guerre, Kamerad, finisch", me dit un jeune étourdi.

          - Ich bin kein Kamerad, lui répliquai-je durement. Confus, il se glisse dans le rang. Nous avons à traverser un terrain nu. Je m'y engage, car je marche en tête et ne veux pas qu'on me dépasse.

          - Ich gehe voran ! (Je passe devant !) leur dis-je. Stop ! Quand ils veulent presser la marche par frousse.

          Mais voici un obus qui tombe assez près de nous.

          Toute ma bande s'égaille comme un troupeau affolé.

          - Halte !

          Une deuxième fois car l'obéissance n'est pas instantanée, je crie "Halte !" afin de les empêcher d'aller sauter dans un boyau à une centaine de mètres et qui les attire comme le trou d'une souris traquée.

          Deux n'ont pas compris, ou pas entendu. Je fais feu de mon revolver sur eux. Cette fois je suis obéi, tous reviennent docilement derrière moi qui vais de mon train déhanché. Ils sautent dans le boyau, mais, ma parole, jamais je n'ai vu des soldats aussi lâches devant un obus : je connaissais quelques trouillards chez nous. Ce sont des phénomènes rares. Ceux-ci ont une frousse collective. C'est d'un heureux augure pour la bataille. Mes camarades et soldats que j'ai laissés là-bas sont d'une autre étoffe. L'Allemagne baisse.

          Je souffre. A marcher dans le terrain bouleversé, je fatigue. Avec de l'énergie cependant je sens que je gagnerai bien le Poste de Secours du 1er Bataillon là-bas au-dessus de la ferme Falloise. Mais une pensée mauvaise me vient à voir un blessé grave emporté dans une toile de tente par des prisonniers d'un autre groupe : si je me faisais porter par ces esclaves, moi aussi ?

          Je rencontre un brancardier du 2ème Bataillon qui me dit :

          - Mais faites-vous donc porter par les Boches. Ils sont solides.

          - En effet ! vous avez raison.

          Et quoique je ne sois pas à bout de forces je dis aux Fritz en allemand :

          - Je ne peux pas aller plus loin. Portez-moi dans ma toile de tente.

          Jamais esclaves n'obéirent plus vite, jamais désir de maître ne fut plus immédiatement satisfait.

          Je retirai ma toile portée en sautoir. Elle fut étendue. Quatre solides gaillards se mirent aux coins. Je me penchai et fus enlevé. Sur le bled cela marchait bien, mais dans le boyau l'équipage était trop encombrant. Mes porteurs modifièrent le dispositif. La toile fut mise en hamac et je pus orgueilleusement me prélasser dans mon retour vers le Poste de Secours comme un chef hova porté en palanquin.

          J'ai joui voluptueusement de cette revanche personnelle sur les fils de la fière Germanie, autant que de la douceur de ce royal moyen de transport. J'en oubliais ma souffrance. Au poste de secours du Bataillon on me refit sur-le-champ mon pansement. La fiche d'évacuation établie on me demanda si je pouvais m'en aller seul au P.D. du Médecin-chef où devaient s'organiser les transports, je déclarai non énergiquement.

          - On vous donnera deux Boches, conclut le Major.

          "Ils sont bien solides", pensai-je.

          Et j'ai recommencé mon péché d'orgueil et de gourmandise à travers le plateau que nous avions conquis la veille. Au loin, dans le vallon de Vezaponin, le rideau blanc des barrages avançait. Mes soldats étaient encore à la peine, eux. Au Poste de Secours régimentaire les blessés commençaient à affluer. J'y trouve le sergent Boulou, blessé au genou. Comme le service de voitures n'est pas encore organisé, un infirmier nous conseille de nous en aller par nos propres moyens, à pied jusqu'à Chevillecourt au G.B.D. nous nous mettons en route, à trois, en nous munissant chacun d'un bâton.

          Oh ! Le parcours de trois kilomètres ! Quel calvaire ! C'est moi qui souffrais le moins. Boulon pleurait. Et les passants nous recommandaient de ne pas nous attarder là, que les carrefours étaient dangereux ; les obus, en effet, tombaient çà et là, nous prouvant bien que c'était encore le champ de bataille, ici.

          Tout le montrait dans son horreur. Au fond du chemin creux, les téléphonistes travaillaient près de cadavres déchiquetés. Le sol était jonché de débris d'arbres, de terre, de fer, de vêtements et de chair humaine. Les artilleurs ennemis avaient deviné juste ce matin, en tirant sur nos arrière-lignes… Les abris à flanc de talus étaient dans le désordre inexprimable du champ de bataille fouillé. Les équipements, havresacs, armes, que les boches avaient abandonnés la veille avaient été tournés, fouillés et jetés pêle-mêle dans le chemin. Les passants marchaient dessus. Nous, nous marchions tant bien que mal.

          Et pourtant nous nous sommes arrêtés tous les trois pour contempler à la jumelle sur le plateau au-dessus d'Autrèches la marche monstrueuse des tanks…

          Mais notre rôle était fini. Nous avions déjà l'admiration indiscrète des "civils".

          Douloureusement nous avancions par le ravin. Mon Dieu, je vous offre ces douleurs pour l'expiation de mes fautes… car j'ai péché par orgueil et par présomption et par faiblesse. Me voici humilié, mutilé. Que votre volonté soit faite et votre nom béni. Et bénies soient les douleurs pourvu que votre règne arrive pourvu que votre amour s'en nourrisse et qu'il y trouve son dégagement et sa liberté.

          Mon meilleur réconfort était la prière et nous avancions lentement, douloureusement, douloureusement. Ce Chevillecourt, Dieu qu'il était loin !

          Voici le chemin creux où j'ai rendu visite à Julien en 1914, voici le ruisseau et le Moulin où j'avais mes sentinelles il y a un mois…

          Voici une batterie de 75 qui se prépare à porter en avant. N'en pouvant plus je remets mon revolver et mes jumelles à un maréchal des logis du 252ème.

          Une voiture de cette batterie passe se dirigeant vers Chevillecourt-HauteBraye. Elle nous prend en pitié et nous emmène pour nous déposer devant le G.B.D.

          Quelques blessés sont là, reçus par le Médecin-chef, et l'aumônier divisionnaire.

          Boulou ne peut plus marcher. Il souffre beaucoup. Il se plaint très fort. Des larmes coulent sur ses joues. On l'apporte sur un brancard.

          Nous avons soif. L'aumônier nous sert du thé.

          Voici une petite auto de la section sanitaire américaine, une de ces autos souples, légères, qui se dodelinent pendant la marche. J'avais fait si souvent à les voir passer, fluettes, gracieuses avec leur geste berceur, la réflexion naïve : "Qu'il doit faire bon sortir de la bataille et s'en aller là-dedans !"

          Et voici que c'est réalisé : à mon tour j'y monte et suis emmené doucement, comme je l'avais souhaité.

          Près du village une pièce de marine tire. Les formidables détonations nous disent comme un adieu où s'ajoute un : "Vous en avez de la chance, vous autres !"

          L'américain, manches retroussées, tête nue nous emmène à grande allure.

          Nous passons près du moulin de Cagny où dernièrement j'ai passé quelques si bons jours.

          Nous entrons dans St-Christophe. Là-bas, à notre gauche l'église, le cimetière… Ma pensée va toute auprès de mon cher Maurice. Je voudrais aller lui monter ma cuisse trouée et lui dire que moi aussi, j'ai pris part à la communion sanglante, que j'ai versé pour notre France un peu de mon sang. Je voudrais lui dire que Dieu n'a pas voulu que j'aille déjà le rejoindre, que l'heure n'est pas venue sans doute, et bien que je n'aie pas été jugé déjà digne d'être couché côte à côte auprès de lui dans ce petit cimetière de St-Christophe, comme j'en avais exprimé la demande et la recommandation au capitaine au cas où j'aurais été touché le 18.

          Je serais heureux de me pencher sur sa tombe et de lui répéter : "Maurice, mon Grand, ils reculent. Nous les repoussons. Entends-tu leurs pas s'éloigner précipitamment. La France sera délivrée et tu ne seras pas tombé en vain".

          Et je disais dans l'auto, la prière que j'aurais aimé faire à genoux sur la tombe de mon ami.

          "Je vous remercie mon Dieu, de m'avoir conduit sur ce coin de terre française, celui qui m'est le plus cher, pour y lutter, de toute mon âme, de toutes mes forces. Je vous remercie, Seigneur, de m'avoir épargné, de ne m'avoir demandé qu'un demi-sacrifice. Ayez pitié de mes amis dont vous avez exigé le sacrifice complet. Donnez leur votre repos, votre paix en échange de leur vie et de leur jeunesse qu'ils ont offertes, eux aussi, de toute leur âme, pour une cause que nous croyons sacrée. Vous les avez pris, vous m'avez réservé pour d'autres épreuves. Que votre volonté soit faite et que votre saint nom soit béni, ô mon Dieu".

          Et l'auto m'avait amené à Vic - là-bas où dort Sadi, dans le jardin saccagé - l'auto passe vite. Le pont est franchi sans danger. On nous transborde à la Vache Noire - Et en route pour Villers-Cotterêts par Jaulzy, Hautefontaine - Vivières !

          C'est un pèlerinage à tous mes bons souvenirs des premières années de la guerre. Pas un coin du paysage que je ne connaisse et dont je ne retrouve en moi une image associée à des épisodes de cette longue campagne, du temps des impressions neuves de 1914-15 où nous vivions d'illusions, d'insouciante gaîté, de confiance naïve…

          A droite Chelles… Pierrefonds… Taillefontaine… La Croix Morel dans la forêt pacifique…

          A gauche Ressons-le-Long, Laversine, Coeuvres, St-Pierre-Aigle…

          L'auto débouche en trombe de la forêt dans l'îlot de cultures où gît Villers-Cotterêts saccagé.

          Le long de la voie le groupe blanc des tentes de l'H.O.E.

          On nous dépose sous l'une d'elles. Nous nous étendons sur des lits de camp en attendant la vaccination antitétanique et la formation du train sanitaire.

          Je me couche, je ferme le yeux pour goûter l'oubli de tout et la lente arrivée, comme celle d'une aube attendue de la détente prochaine dans un bon lit blanc d'hôpital.

          Là-haut, les camarades sont encore en pleine fournaise, là-bas, ceux qui m'aiment que j'ai mis au courant du danger que je cours sont encore anxieux… ces pensées s'approchent timidement et se retirent à l'écart : elles sont importunes, je veux seulement, quelques instants au moins, oublier tout, le monde réel et ma souffrance. Je me berce de cette prière du poète allemand.

          "Schlafen, schlafen, nichts als schlafen ! (Dormir ! Dormir ! Rien que dormir !)

          Enfin sur le soir, on me place dans un wagon où sont couchés le Capitaine Adam, de la 9ème, un sous-lieutenant de la 1ère Compagnie et un adjudant de la division de droite.

          On nous sert une bonne soupe chaude qui réconforte : un peu de viande fraîche, du pain frais. Tiens, je m'aperçois que j'avais faim ! Mais le train s'ébranle et le sommeil impérieux s'installe dans mon corps énervé. Une couverture sert de matelas. Comme nous étions comptés parmi les malades assis, nous utilisons, mon camarade et moi la banquette, je me glisse dessous. Toute la nuit le wagon a roulé, roulé sans que j'en aie seulement la sensation. J'ai dormi d'un heureux sommeil absolu.

          Au matin, quand l'infirmier de service apportant le jus me réveilla, le train entrait dans la Beauce. Une heure après, nous étions à Orléans, et nos yeux s'ouvraient tout grands, et nos cœurs tout surpris à revoir des visages souriants, des femmes vêtues de blanc qui s'empressent autour de nous.

          Une auto nous attendait. Quelques minutes plus tard je franchissais au bras d'un camarade le seuil de l'ancien couvent des Chartreux. J'entrais dans l'ancien cloître devenu salle d'hôpital, mais tout imprégné encore de l'ancienne piété d'autrefois. Les grands crucifix, les images et statuettes de la vierge, les inscriptions pieuses, le jardin surtout, profond et recueilli, tout disait aux arrivants qu'ici ils retrouveraient le calme, l'espérance et la paix, les soins dévoués, la détente morale dans la bienveillance environnante et enfin une guérison sans rudesse et sans précipitation de leurs blessures à présent bienvenues.

          Et l'on peut compter comme une véritable joie luxueuse le sentiment de bien-être qu'on éprouve à se dévêtir, à quitter du linge souillé de sueur, de sang et peuplé de poux, à faire de copieuses ablutions, à sentir ruisseler la bonne eau fraîche sur une peau irritée, à revêtir du linge blanc et parfumé, enfin à s'étendre dans un bon lit propre et doux : c'est le passage dans un monde meilleur, c'est le début d'une renaissance, la première douceur qui naît des misères endurées là-haut.