Par
contre, il se sent sûr de lui dans deux domaines : ses racines
paysannes et chrétiennes, la fraternité d'une grande amitié.
Le premier sera une constante de toute sa vie; le second va
être tragiquement brisé par l'hécatombe de 1914 qui lui
enlève l'amitié de son plus grand ami, Maurice Colin.
Par
quel miracle les quatre frères mobilisés de la famille Cœurdevey
reviendront-ils tous vivants de la grande boucherie ?
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Édouard est l'aîné d'une famille rurale de sept enfants. |
Son
frère Louis qui vient en n°3, né en 1885, réchappera de peu
aux fièvres dévastatrices du front d'Orient. (Son propre
carnet de guerre est consultable ici
ainsi qu'une importante partie de sa correspondance familiale).
L'autre
frère, Julien, le n°5, né en 1891 sera gravement blessé sur
le front de l'Aisne en 1915, perdant un œil.
Enfin,
le cadet,
Henri, né en 1895 sera réformé du fait de sa vue fortement
déficiente. Édouard lui-même sera blessé à la cuisse à la
mi-août 1918. On rencontrera cette fratrie tout au long de ces
carnets.
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Ses
trois sœurs, Augusta, Berthe et Madeleine, nées entre
1883 et 1898 sont pratiquement absentes de toute
référence dans ces quatorze carnets. |
Ce
ne sera pas en tout cas dans ces écrits la situation de la
mère, Félicie, née Laurent en 1858, terrible mère de cette
famille nombreuse et qui exigera de ses enfants éloignés
durant la guerre et au delà, une lettre hebdomadaire jusqu'à
la fin de sa vie. Le père, Claude Cœurdevey, né en 1854, sera
une silhouette forte mais discrète.
De
cette origine paysanne, située à Verne, sur le plateau de la
rive droite du Doubs, à sept kilomètres sur les hauteurs de la
petite ville de Baume-les-Dames, il faut savoir que la famille Cœurdevey
était l'une des plus pauvres du pays. N'ayant qu'une vache ou
deux, l'exploitation agricole était insuffisante pour nourrir
une famille de sept enfants. Aussi le père, Claude, complétait
ses revenus par une activité de cordonnier. Il était surnommé
Quat'sous, nom générique donné à toute la famille, parce
qu'il exigeait souvent des enfants passant près de son atelier
qu'ils aillent lui chercher pour quatre sous de tabac au
bistrot-bureau de tabac du coin.
Pour
diminuer la pression économique de la famille nombreuse,
Édouard, l'aîné, à quinze ans, a été placé comme valet de
chambre chez le Sénateur Bernard,
de Baume-les-Dames, où une de ses tantes, Eulalie était déjà
placée, comme bonne à tout faire.
C'est là, après le travail, le soir, ou durant les absences du
Sénateur qu'Édouard fouille dans sa bibliothèque pour
satisfaire une soif inextinguible de savoir. Son ambition :
passer le B.E, le Brevet élémentaire, premier titre exigé
pour pouvoir enseigner, lui qui n'a que le certificat d'étude,
passé brillamment.
De
fait, il obtiendra, à la suite de l'examen réussi, un poste
d'instituteur auxiliaire à Germondans, petite localité du
Doubs, où sa présence pédagogique sera marquante, déjà. Par
la suite, il poursuivra ses études, obtiendra même une licence
ès lettres à la faculté de Besançon. Il s'y éprendra (le
terme est-il trop fort ?) d'amitié avec Maurice Colin, et à un
moindre titre avec son frère Sadi, originaires de Montbéliard,
et qui seront tués tous deux à la guerre. Ses Maîtres,
Édouard Droz
et Albert Mathiez
le marqueront puissamment. On en a des échos directs dans ces
carnets.
Ses
études d'allemand lui donnent l'occasion de réaliser un stage
en Autriche. Doué pour les langues, il s'y trouvera à l'aise.
Et c'est là qu'il se laissera enfin aller à l'aventure
sentimentale. Il s'éprend d'une jeune Autrichienne, Emmy,
transcendant les conflits internationaux qui opposent la France
aux Empires germaniques. 1914 survient. La tension est telle
qu'il se sent obligé à la rupture. L'attraction physique et
sentimentale doit céder devant l'opposition belliqueuse.
Situation tragique qui s'ajoute au reste pour définir l'état
de guerre. Mais le besoin érotique sera permanent, constamment
réfréné par la référence religieuse à la notion de
"pureté". Les innombrables "tentations"
seront l'occasion de ruminations morales torturantes dont il se
sortira par une véritable mystique très inspirée de
littérature.
On
ne peut minimiser l'importance de celle-ci. Le texte de ces
carnets montre explicitement le soin mis à la rédaction. Les
pages ont été manifestement relues avec attention par leur
auteur. A la fin même, l'intention de rédiger un carnet
spécial de portraits typiques est clairement exprimée, ce qui
montre l'ambition littéraire de l'ensemble, s'ajoutant au
témoignage et au mémorial.
Pour
prouver l'importance qu'à ses yeux ces
carnets revêtaient, il faut savoir qu'en 1939, au moment où
Édouard Cœurdevey, devenu directeur de l'École Normale
d'Instituteurs Catholique du Bas-Rhin à Obernai, est obligé de
quitter l'Alsace, alors "zone de feu", pour Solignac
en Haute-Vienne, il emporte dans ses très maigres bagages
quelques livres (son "Péguy" complet) et ses carnets
de guerre. Tout le reste de ses biens sera dispersé et perdu au
cours de l'occupation allemande de 1940 à 1945.
A
sa mort, en 1955, les précieux carnets seront conservés par
moi-même et redécouverts en quelque sorte à la fin du
siècle.
C'est
grâce à l'énergie, au soin et à l'attention d'un petit-fils
qui n'aura pas connu son grand-père, que ce texte est
"saisi" sur ordinateur, avant que soit trouvé le lieu
définitif où ce précieux trésor pourra être déposé et
conservé.
Jean Cœurdevey,
son fils.