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-Pierrefonds- 

 

Le 1er janvier 1916

          Pisseleu-en-Beauvaisis. Gare de Crèvecœur.

          Réveil très matinal. Le vent hurle en désespéré. J'envoie mes pensées hâtives et affectueuses aux plus aimés.

          Dans l'obscurité sur la route boueuse, j'arrive en gare. Chargement des jours choisis, c'est-à-dire écrasant.

          Retour au cantonnement par une véritable tempête. La halte sous le vieux moulin à vent. La crainte de le voir s'écrouler me fait fuir à travers la pluie. Retour trempé à deux heures. Au bureau on m'écarte en douceur. Je vais travailler à la popote. Le soir arrive. Je n'ai pas eu le temps de songer qu'une nouvelle année avait commencé.

          L'année nouvelle commencera le jour où l'on rentrera en paix. En avant -sursum corda-

          Le 2 janvier - Travail. Gare de Crèvecœur.

          Des mères et des jeunes femmes viennent embrasser furtivement les leurs.

          A Pisseleu, un banquet a été préparé à l'insu des gradés. Cela lui semble tout naturel. Laurent se tient à l'écart. Je m'éclipse. Il me saisit au passage pour aller boire le champagne avec les hommes !... J'accorde un oui. Misou l'artiste lyrique, brave marseillais gai, a du talent et du bon goût. Charton révèle sa mentalité d'apache dans le choix de ses chansons. Ici on chante comme en pleine paix. Ravenet est venu nous forcer à aller dîner à Andeuil. Il a l'art de mettre les autres dans leur tort... Il m'appelle son ami, j'ai froid dans le dos. Plus je le connais plus sa nature intelligente et rosse et vicieuse m'écœure et m'éloigne de lui. Le souper a été sans cordialité ni gaîté franche. Pornographie habituelle. Rentré en voiture. Il va être minuit.

          Le 3 janvier - Gare. Travail habituel.

          Pluie-boue-froid.

          Le soir, lettres de mes petits élèves, hommages naïfs et touchants.

          Les Sauvages viennent de couler à deux jours d'intervalle deux paquebots en Méditerranée : Le Ville de la Ciotat et le Persia. Crime d'apaches, inutilement féroces. Ce n'est pas cela qui les rendra maîtres de l'heure, ni de l'année.

          Les journaux sont fades. Je recherche dans la presse française ou étrangère des accents ardents de foi, d'espoir. Nul n'en a. Ni français ni amis, ni ennemis. Chacun marche à tâtons dans la nuit...

          Nous sommes plus sages et plus forts qu'il y a un an, m'écrit Camille. C'est elle qui a trouvé le mot juste, je crois.

          Le 4 janvier - Crèvecœur. Pluie-boue-suite.

          Rübelein kann die Schmeichelei kunstlich üben. Ein Besuch bei Töpfchen.

          Abendessen mit den Genossen des Convoi 9.

          Ich habe L... (?) eingeladen. Er ist wie ich war : ziemlich pedant und eitel. Grundlich ein braver Einfacher Kerl.

          St-Bouchon (?) bleibt falsch ungreifbar.

          (Rübelein peut s'entraîner à la flatterie. Visite chez Töpfchen.

          Dîner avec les camarades du convoi 9.

          J'ai invité L...(?). Il est comme moi j'étais : assez minutieux et coquet. Un bon gars simple.

          St-Bouchon (?) demeure faussement insaisissable.)

          Le 5 (suite) - Des choses pareilles à des Français. L'un des condamnés en effet n'avait rien de criminel. Les gradés qui étaient à portée de voix firent semblant de ne pas entendre la protestation.

          A neuf heures Töpfchen n'est pas encore rentré de sa fugue à Beauvais. A demain, j'ai pris la nuit la garde du trésor rapporté...

          Le 5 janvier - Crève-cœur. Puis course à Froissy par boue liquide, dorée de soleil presque printanier. Je suis arrivé après la fermeture du bureau du payeur. Deux heures de liberté et d'attente. Après déjeuner je vais jusqu'à Ste-Eusoye serrer la main à mes camarades du 99ème. J'ai trouvé Redersdorf, Sauvageot, Ulysse Roussy.

          Reder m'a assuré que si la guerre durait encore un an il ne rentrerait que des "Dingos". Il constate en lui-même l'impuissance à penser logiquement. On radote, on s'ankylose dans les gestes élémentaires, les idées terre à terre de la vie de primitif que l'on mène... J'ai assisté à la notification du jugement des deux soldats. La prise d'armes, ce silence, ces hommes figés dans le garde-à-vous, baïonnette au canon, la lecture en termes archaïques et durs de la peine et des motifs ont quelque chose de formidable et de glacial. Un soldat en s'éloignant disait : c'est honteux.

          Le 6 janvier - Crèvecœur. Retour par le train. Lieuvillers. Lettres.

          La soirée chantante avec ce brave Misou.

          Gestern hat Töpfchen die Nouba in Beauvais gemacht. Um zehn fuhr er ab, liess mir die Arbeit beendigen. Schickte nach Trosly wo er selbst gehen muste...Ich bin der Freund Cœurdevey wenn eine schwere corvee in Absicht ist ! Es ist um zwei und zwanzig uhr.

          (Hier Töpfchen a fait la nouba à Beauvais. A 10 heures il partait, me laissant terminer le travail. Il m'a envoyé à Trosly où il aurait du aller lui-même. Je suis l'ami Cœurdevey quand il y a une corvée difficile en vue ! Il est environ deux heures vingt ...)

          Chaque fois que lui ou Rübelein m'entourent de prévenances, m'appelant leur ami, je me mets immédiatement en garde. Je me dis : j'ai peur de leur amitié, à ces fauves.

          Les chansons révèlent le caractère et l'éducation du chanteur amateur.

          Noter : Marseille-Bordeaux.

          Sezenne aussi.

          Le dîner chez un radical.

          La folie de Charles VI.

          Le 7 janvier - Crèvecœur. Toujours la boue inouïe.

          On annonce le retour au front de l'Aisne et la réinstallation à Pierrefonds les 11-13. J'accueille avec déplaisir ce retour à un coin trop connu. Un nouveau secteur, plus pénible, plus inconfortable, plus dangereux même, attirerait davantage.

          Rien de saillant dans la Presse. Nous sommes mal renseignés sur notre situation et sur ce qui se prépare.

          L'événement capital et un des principaux de la guerre est la froide résolution anglaise qui donne déjà une des preuves les plus importantes au point de vue militaire et social dans l'adoption du service obligatoire. Asquith s'est résolu à disposer le bill. Il ne peut l'avoir fait sans être sûr du succès de son projet. En Orient, le calme continue.

          Le 8 janvier - Gare de Crèvecœur du matin jusqu'au soir. Nombreux colis. Les sous-officiers du train seront versés dans l'Artillerie. Dislocation prochaine des amitiés, à quand mon tour...

          "deux râleurs" de mentalité et d'inspiration différentes.

          D'abord Clapisson, autrefois silencieux et patient qui répète : J'en ai assez. Je n'ai pas demandé à venir ici. Qu'on me laisse à mon travail. Je n'ai pas de champ à défendre. D'ailleurs il a recommandé à sa femme : "Garde ton or". Son patriotisme est un fruit véreux.

          L'autre. C'est le fougueux Toussaint : "Je suis fourbu de cette sacrée guerre qui n'a pas de fin. Il y a tant de traîtres, de vendus à qui cela profite. Il hait d'une égale force les députés et les Boches. C'est un Lorrain ardemment patriote, mais qui n'a aucune confiance dans ceux qui gouvernent la France, traîtres, vendus, profiteurs ?

          Le 9 janvier - Gare de Crèvecœur.

          Ich habe heute Töpfchen ersetzt. Er ist noch einmal nach einer Stadt entflogen. Noch eine Nouba. Da brachte zur Unterschreibung der Räder ein "Etat" der Unteroffieziere, die in die Infanterie gehen sollen. Ich habe das Blatt gesehen. Ich bin ausgenommen. Das erstaunt mich... Warum? Unbegreifbar...

          (J'ai aujourd'hui remplacé Töpfchen. Il s'est encore une fois envolé vers une ville. Encore une nouba. Là, Räder apporta pour signature un "Etat" des sous-officiers qui doivent rejoindre l'infanterie. J'ai vu la feuille. J'en suis exclu. Cela m'étonne... Pourquoi ? incompréhensible.)

          Reçu une lettre. Ils apportent la nouvelle du vote en première lecture du bill établissant le service obligatoire en Angleterre. Ça doit être une belle révolution là-bas, puisque le parti travailliste si fortement organisé s'y oppose. Le Parlement le savait. Il a adopté quand même. C'est là une preuve nouvelle de la résolution redoutable du peuple anglais qui a repris dans son ensemble une vue nette des idées et des intérêts qui continueront la Grande Angleterre. C'est de l'histoire, et de la grande.

          Le 10 janvier - "T'as pas besoin de bailler là comme une courge qui est entamée".

          Durand.

          Si tu veux de la m... de cochon, tu n'as qu'à lui pendre un panier au derrière.

          Durand.

-----------------------

          Rien de nouveau. Le départ est annoncé pour après-demain. Retour à Pierrefonds.

          Henri est mal vu de ses officiers. Ils le soupçonnent de jouer la comédie. Hélas. J'avais prévu ce surcroît d'épreuves.

          Le 11 janvier - Dernier ravitaillement, gare de Crèvecœur.

          Noiremont. Rémérangles.

          11ème Duforier - Maous - (...illisible...) - Rannequin -Langlet - Orget- Angot - Dhaussy - Bellet - (...illisible...) - Gontier - Lantenoir (?) - Gonard - Petit - Dubreucq - Pillon - (...illisible...) Voyage à Remerangles.

          Vor der Abfhart sagt Topchen zu dem Räder : auf wiedersehn Genossen. fur mich kein Wort.Bengel. (Avant le départ Töpfchen dit à Räder : au revoir camarade. Pour moi, pas un mot. Voyou.)

          Étape par belle route. Installation. Mon lit chez Mme Angot. Je suis las et n'ai pas le cœur à écrire.

          Les Dardanelles ont été abandonnées. Fin lamentable d'une belle entreprise menée par des cancres infatués. Que de sacrifices inutiles ! Il vaut mieux avoir une fin courageusement que de persister à continuer les inutiles hécatombes.

          Le 12 janvier - Rémérangles. Chez Mme Angot. Gare de Bulles. Le train annoncé pour 7 heures n'arrive qu'à 10 heures. En attendant, Ravenet nous fait dépenser deux francs cinquante chacun pour notre petit déjeuner. Quel enfant prodigue.

          Chargement simple. Je fais une sévère observation à Joussot Clapisson sur une négligence fautive. Manque de zèle dans un service sans contrôle, c'est plus grave que partout ailleurs. Le j'm'en fichisme est la mort de la conscience.

          Je rentre de Rémérangles. J'accompagne Larcher qui achève le cantonnement. Jamais je n'ai vu gens montrer autant de mauvaise volonté à loger des soldats. Larcher doit menacer de faire ouvrir par le serrurier. Une autre femme se lamente de n'avoir pas le temps de préparer une chambre. A quoi Larcher, irrité, répond : Madame, si les Boches arrivaient, peut-être prendriez-vous le temps de leur donner tout ce qu'ils demanderaient.

          Le 13 janvier - Ces gens du Midi, ils sont impayables. Un brave convoyeur me raconte que cet été il avait aidé son hôte à faucher, car ajoute-t-il sans y prendre garde : "je me suis exercé dans cet art."

          Topchen hat dem Rubelein erzahlt dass erdie zwei adjudants gehalten will.((Töpfchen a raconté à Rübelein qu'il veut garder les 2 adjudants.)

          Lettre affront de Madeleine.

          Le 14 janvier - Gare de Bulles. Le premier rayon de soleil de la nouvelle année.

          Je n'ai rien à faire en gare. J'attends la fin du chargement. Je pars avec Ravenet en voiture. Nous passons à travers le pays monotone où le soleil joue dans les jeunes blés et sur les sillons frais. Dans les vallons abrités il fait une douceur printanière.

          Arrivée à Bailleul-le-Soc à trois heures.

          Recherche d'une popote. Une ferme se laisse forcer la main pour nous confier une cuisine (Mme Pierre). Elle ne peut plus quitter les hommes. Devient provocante.

          Le soir, souper joyeux. Mison veut chanter.

          Le 15 janvier - Lettre inquiétante d'Henri. On le menace du conseil de guerre. Lettre rassurante de M. Davinroy.

(feuillet rajouté)

          La colère est grande contre les journalistes menteurs, contre les députés les plus antipatriotes, les plus enragés contre l'armée il y a deux ans, sont ceux qui exigent la prolongation de la guerre.

          - Qu'il n'en vienne point ici, on leur tombera dessus. Tu les as choisis.

          - Je te jure que si je rentre, je ne voterai jamais plus.

          - Il n'y a plus que les pauvres paysans qui soient dans la tranchée. Dans une compagnie il y en a une trentaine qui n'y mettent jamais les pieds. Ceux-là ne se lassent guère. Et ce ne sont jamais les plus vieux, ni les pères de famille. Pas un qui soit ordonnance ou cuisinier. Les ouvriers d'usine sont partis. Qu'on ne compte pas sur nous pour arrêter les Boches. Nous ne les chasserons jamais. Il n'y a que ceux qui n'ont jamais vu les défenses des lignes qui s'imaginent qu'on peut passer. Nous sommes battus et nous ne les battrons pas. Ils ont eu des victoires qui les soutiennent, ils sont outillés bien mieux que nous. Ils ont des munitions à pouvoir gaspiller. Nous ne pouvons leur répondre.

          Et ce n'est pas une vie. J'en ai "marre". Et pour qui. Pourquoi continuer. Pour la bande de voleurs qui nous exploite. Je donnais huit cents francs de contributions par an. Ils ont tout gaspillé entre leurs amis et n'ont rien préparé. Les Boches ne devraient pas être chez nous. Et puis avec eux nous ne serions pas plus mal administrés que nous ne le sommes, etc, etc... Et ainsi de suite. Et dire qu'il a tant raison.

          Le 15 janvier - Départ à l'aube. Gare de Catenois. Rien à faire. Töpfchen m'envoie à l'avance au nouveau cantonnement qui doit être Verberie. Mais les aigles de l'EM. se sont avisés vers le soir qu'un convoi avait des chevaux, qu'on ne pourrait pas tous les loger dans cette petite ville sans ferme. Contrordre. Cantonnement à Saintines où nous avons retrouvé l'accueil cordial de notre premier passage.

          En cours de route, j'ai trouvé Constant Roussy. Vieilli, fatigué, découragé. La presque première parole a été pour me dire que s'il trouvait une occasion pour passer les fils de fer, il ne la raterait pas. Ils sont las de cette vie de misère. Boue, faim, froid, poux, rats. Le sentiment déprimant qu'on se s'occupe pas d'eux. Les officiers indifférents, privilégiés. Aucun souci vigilant et généreux de leurs hommes. Des tranchées creusées depuis un an n'ont pas encore leurs abris contre les crapouillots. Pas une cantine d'installée à proximité. Les soldats exploités par quelques civils éhontés. Pas de rhum, pas de paille propre. Des discours et des articles.

          Le 16 janvier - Après une bonne nuit à Saintines, dans un bon lit chez M. Héronville, un brave ouvrier de la fabrique d'allumettes, je suis parti faire le cantonnement à Palesne près de Pierrefonds. Adieu à Mme Picard, notre hôtesse.

          Matin brumeux, une pluie impalpable flotte dans la vallée de l'Automne, les terrasses de calcaire tendre ont remplacé les collines de craie et nous avons bien quitté les habitations en torchis pour les maisons en pierre solide. Ce n'est pas pour être mieux logés. Deux grandes fermes. Les chevaux seront très bien. Les officiers aussi. Les hommes et les sous-officiers ne bénéficieront pas de l'accueil des paysans ; les gros propriétaires d'ici ont trop de morgue et leurs ouvriers sont trop miséreux.

          Le soir, après avoir erré toute la journée, je suis harassé. Je coucherai sur la paille. C'est une satisfaction.

          Les hommes "râlent" d'être mal logés, mal soignés. Des chiens, disent-ils.

          Le 17 janvier - Le jeune fou Perrette, disait aujourd'hui à ses camarades : "Ce n'est pas aux Boches qu'on fait la guerre, c'est aux paysans, aux ouvriers qu'on fait tuer."

          "Jamais les officiers n'ont autant fait la noce que depuis la guerre et les pauvres diables peuvent crever de misère. Ils ne s'en intéressent pas."

          "Si nous avions tout ce qui nous est destiné cela irait. Mais il y a tant de voleurs en route. On nous a annoncé quarante kilos de bougies, nous en avons bien eu une pour quatre hommes. Ce n'est pas le moral du poilu d'après les journaux."

          Premier chargement en gare de Pierrefonds. Je reprendrai la direction d'un centre de distribution, celui du Putois.

          Le 18 janvier - Première distribution au Carrefour de la Faisanderie. Départ de très bonne heure. Je laisse trébucher mon cheval. Il se couronne, casse les deux brancards. Je rejoins à pied le Carrefour. Revue des anciennes figures connues. Rien de sensationnel. "Ah ! C'est vous qui êtes revenu, tant mieux, me dit Montenot."

          Mais vous êtes brouillé avec votre femme dit le vaguemestre à Rübelein, voilà huit jours au moins que ne recevez plus rien.

          -Pardi, je lui ai écrit de ne pas s'inquiéter, que nous allions changer de secteur et qu'elle attende pour m'écrire que je lui envoie ma nouvelle adresse. Je ne lui ai pas encore envoyée. Elle attend. Comme cela je n'ai pas à lui répondre, et la plaisanterie n'est pas une (...illisible...)

          Le 19 janvier - La gare de Pierrefonds. Recherche d'une chambre. Chez Mme Mangin.

          Le Monténégro cesse la lutte. Après la chute de Lovcen, l'entrée des autrichiens à Cettigné, le roi Nicolas a cédé entièrement.

          Les Italiens semblent atterrés, les austro-allemands triomphants. Il me semble qu'il n'y a lieu ni de se réjouir ni de se frapper. C'est un événement désagréable qui peut donner à l'Entente une salutaire leçon. Peut-être retirerons-nous plus d'avantages que de pertes de cette "cinglade".

          Le 20 janvier - Distribution au carrefour de la Faisanderie. Voyage avec un chauffard froussard.

          Pas de lettres aujourd'hui.

          Article énergique indigné de Ch. Humbert contre la censure idiote et malfaisante. Clemenceau discute avec Renaudel de régime parlementaire. Il lance l'idée - c'est la première fois que je la vois formulée si nettement - de la constitution d'un Comité de Salut Public pour remédier à l'inertie gouvernementale et administrative. Peut-être, si les épreuves continuent l'idée se réalisera-t-elle. Que ne l'a t-on fait dès le mois d'août 1914 !

          Le sous-intendant m'a fait faire une gaffe. Il m'a fait modifier à tort le prix des légumes...

          Quand on est si maladroit on ne devrait pas avoir tant de galons.

          Le 21 janvier - Lanternes. En gare de Pierrefonds.

          Chargement pénible jusqu'à dix-sept heures ! Fausses manœuvres, erreurs, retards. Par la faute de la G.R. où un imbécile doit présider à l'anarchie. Pas de méthode. Pas même de probité ni d'intelligence personnelles.

          Quatre divisions se ravitaillent à notre gare = quatre rames différentes. Il y avait quatre wagons de colis, de quoi faire un wagon par division. Mais non, on jette pêle-mêle les colis des quatre divisions dans les quatre wagons. Tire-t'en comme tu pourras. Résultat : le train a du retard, le convoyeur doit rester, les colis manipulés deux fois. Anarchie.

          Le 24 janvier - Première distribution à Pouy à la 92ème Division. Un beau lieutenant d'Artillerie, aussi fat que sot et bien bâti, vient poser autour de ma voiture-bureau. Il n'a jamais vu de carbure, il demande si on peut le laisser à la pluie ! et pourtant il disserte sur la production de carbure par le "froid électrique". Sic.

          Un régiment fait la pose près du terrain : "N'en amenez donc plus de votre macaroni. J'en ai assez. Si vous n'en aviez plus on serait bien obligé de vous renvoyer."

          La nuit obscure est pleine d'attirance et de trouble. Mais les draperies humides du brouillard noir ferment les sentiers.

          Le 25 janvier - Je passe devant la porte de Töpfchen. quand il sort. Ravenet. est entré chez lui, donc je ne suis pas le premier, donc je suis en retard : je salue. Cœurdevey n'est jamais pressé, me répond-il en guise de bonjour.

          Je porte le ressentiment de sa déception de la nuit dernière.

          Un officier a osé menacer le Commandant des foudres d'un de ses cousins, ministre.

          Le 26 janvier - Ravitaillement à Pouy. Seulement cinq mille hommes !

          Cela s'est passé en famille.

          J'espérais dass der Herr heute seinen Urlaub bekommt und dass er fahre ab. Gute Reise. Er bleibt. Die Hoffnung fliegt ab. Die Sohne sinkt, die Nebel wiederkommen.

          Klein wartet auf seinen Urlaub. Er hoffe übermorgen abfahren. Berth hat eine Tochter die schwer krank ist. Er bitte Klein um die Abwechslung der Datum des Urlaub. Klein will nicht... Klein du bist Klein, du erinnerst dich dass Berth einst kein guter Kamarade war.

          Vielleicht ist es richtig, aber... aber...

          (J'espérais que Monsieur serait en permission aujourd'hui et qu'il parte. Bon voyage. Il reste. L'espoir s'envole. Le soleil se couche. Les brouillards reviennent.

          Klein attend sa permission. Il espère partir après-demain. Berth a une fille gravement malade. Il demande à Klein de changer la date de la permission. Klein refuse. Petit comme tu es petit. Tu te rappelles que Berth n'était pas un bon camarade, autrefois.

          Peut être est ce vrai. Mais.... Mais...)

          Le 27 janvier - La prévenance hiérarchique. Les ordres relatifs au chargement ont été modifiés ce matin. Cela m'intéresse directement. Töpfchen en a fait part à ses sous-ordres. Moi j'ai été averti sur le tard, vers dix heures, quand il était trop tard.

          Prise de bec avec M. Chazel, l'officier chargé du magasin aux colis : il m'avait prié de passer à son magasin avec mes trois voitures de postaux après mon chargement. J'y arrive à midi moins dix. Il râle que c'est trop tard, que j'y mets de la mauvaise volonté, que ses commis ne peuvent rester là jusqu'à six heures, qu'ils doivent aller déjeuner.

          A quoi je fais observer qu'il ne faudrait pas oublier que nous sommes en guerre et qu'on n'est pas tenu de manger à ses heures, que ses employés mangeront encore avant moi, que le service passe avant la ponctualité à table. Ce n'est pas à vous à d'en décider (?).

          Le 28 janvier - Ravitaillement à la Faisanderie.

          Merde ! fait Rübelein, en voyant les trois lettres que le vaguemestre lui apporte. Il faudra que je réponde ! Et ce sont des lettres de sa femme, de sa mère...

          Er ist manchmal ein eckelhafter Kerl... Nur eine Tugend hat er ;((C'est parfois un individu répugnant. Il n'a pour seule qualité que d'être un copain ;)

          ... celle du copain. Il ne respecte et n'hésite guère que devant cela. La morale du politicien - quoi. "On ne fait pas cela à un copain". Entre copains, etc... Il est prodigue au besoin. Mais pour lui le copain, c'est celui qui fait la noce avec lui. L'amitié lui est un sentiment trop encombrant. Il ne sait pas ce que c'est.

          Reçu une longue lettre de Louis du 13 janvier. Émouvante par endroits. Il me montre la place à prendre après la guerre, s'il ne revient pas.

          Le 29 janvier - Un homme. C'est une des réputées mauvaises têtes du convoi, le jeune Martin. Fruste, bien charpenté mais se tenant mal, avec négligence plutôt qu'avec perversité. Il apparaît comme un soldat souillon, alors que d'autres ont des airs apaches. Il aime beaucoup le vin ; se saoule volontiers et le plus souvent possible. Après c'est un bon travailleur. Il est jeune et aurait besoin d'un bon camarade pour le retenir. Il est à l'œil de Töpfchen. Hier ce dernier est allé faire un tour au cantonnement. Martin et deux autres rossards se reposaient pendant que tous les autres étaient en dure corvée. Töpfchen le convoque le soir au bureau. Il leur fait un sermon avec ce ton haineux et méprisant qui dissipe si vite son habituel sourire mielleux : "La première fois que je vous retrouverai en défaut, je vous mettrai un motif de punition pour que huit jours après vous soyez dans l'infanterie."

          Mauvaise lettre d'Henri.

          Le 30 janvier - "Tout de suite, si vous voulez, je ne demande que cela, réplique Martin."

          - Faites-moi une demande écrite et je vais la transmettre, ajoute Töpfchen, espérant embarrasser l'autre.

          - Donnez-moi du papier. Tant de décision tranquille a coupé net le sermon. "Cela l'a assis" me souffle Rübelein.

          Dimanche ! Je n'en sais rien. Je suis allé à la Faisanderie en auto. Arrivée une heure à l'avance. Je fais une visite à la Forte Haie. Je suis reçu par deux écureuils. J'ai glissé un bonjour dans la boite aux lettres.

          "Je suis content. Ah ! Je suis content, crie Robert en entrant : Nom de Dieu, ce n'est pas encore assez ! Deux zeppelins ont bombardé Paris. Les Boches ont enfoncé le front de la Somme sur deux kilomètres. Ça apprendra à vivre. Ces messieurs les aviateurs sont absents le samedi soir !..."

          Chargement en gare de Pierrefonds.

          Le 31 janvier - Un zeppelin est encore venu cette nuit sur Paris. Quelle honte ! Honte pour la France de se laisser administrer par des gens qui n'ont ni fierté ni énergie, qui ne peuvent pas encore croire que la France est en danger.

          "Messieurs les aviateurs". Quels charmants officiers XVIIIème siècle ils auraient fait à la cour de la Pompadour. Ici toute l'équipe couche en ville. Les avions sont gardés par des corvées du (...illisible...). A neuf heures du matin une auto passe à la porte de chacun des chics aviateurs. Cirés, astiqués, bottes jaunes, badine et monocle à l'œil ils vont voir le temps qu'il fait, faisant un charmant geste d'au revoir à la cocotte en chemise de nuit qui leur fait signe de la fenêtre... Au besoin, bravement ils se feront tuer, mais étudier, travailler à se perfectionner, jamais. Ils font la noce élégamment. Les Boches sont à Noyon...

Notes de janvier

Prix des légumes

 

Paris

 

Lyon

 

du 11 au 20 janvier

choux

carottes

oignons

navets

poireaux

choux-fleurs

22

 

19

39

10

20

du 21 au 31 janvier

23 x

20

35

7,10

21

33

24

21

39

12

34

33

                  L'adjudant Tixier est versé dans l'Artillerie. Son remplaçant vient d'arriver aujourd'hui 31. J'ai le sentiment très net que mon tour est proche. Note de service, état sur état circulent à la Sous-Intendance au sujet des fantassins qu'on peut tirer des "riz-pain-sel"...

Le 1er février 1916

          Ravitaillement à la Faisanderie.

          Les zeppelins sont encore revenus sur Paris. L'injure est cinglante, notre impuissance manifeste. Hélas !

          Ils finiront par nous faire mourir les politiciens qui placent leurs amis avant la France. Marchands de Patrie !

          "Un beau discours qui cache ou couvre une faute est une mauvaise action."

          Le 2 février - Gare de Pierrefonds.

          Tixier est parti. Il a embrassé Durand, les larmes lui sont venues aux yeux. Un camarade, et un bon, qui s'éloigne. Il avait des bizarreries, nous l'avons connu assez imparfaitement. Ses saillies trahissaient une intelligence rare, son silence le dérobait trop souvent. Il a des idées révolutionnaires, anarchistes même, mais contenues. Son attitude d'une correction parfaite faisait de lui un bon gradé. Dans l'intimité il savait avoir toute la suave attirance de ses beaux yeux doux... où va-t-il ? Le retrouvera-t-on un jour ?...

          Ordre est parvenu de verser huit de nos hommes dans l'infanterie. Ce sont presque tous des cultivateurs qui sont désignés, les meilleurs comme moralité et intelligence : Montagnon, Crevoisier, Gonin, Buq, Bequilleux, Brebouillet, Joussot, Charton.

          Le 3 février - La Faisanderie.

          Le 4 février - Gare de Pierrefonds.

          Chargement retardé. On attendait l'arrivée des huiles. On est allé porter une note au bureau à sept heures et demi. Personne. Ces messieurs ne "doivent" venir au bureau qu'à huit heures. A neuf heures et demi le pédant galonné introduit son ample personne souriante dans la cour de la gare.

          - Il y a des wagons d'effets n'est-ce-pas ?

          - oui, deux wagons d'effets en vrac.

          - Bien, on va voir comment on pourra les enlever. Je vais envoyer une note à la section de T.M.

          - Quand aura-t-on une réponse ?

          - Dans une demi-heure.

          Il faut songer qu'il y a douze tonnes de marchandises à manipuler pour onze heures trente, heure de départ du train. Mais ces messieurs se lèvent, ils ne sont pas encore pressés. Il y a des gens qui ne savent pas encore que c'est la guerre. Ils sont légion. Pendant ce temps, d'autres meurent...

          Le 5 février - Ambulances, bons à régulariser, éventuel.

          Faisanderie.

          Il fait une matinée indolente et douce. Après la distribution, je décide Joussot à rentrer à pied à travers la forêt, par St-Jean-aux-Bois. C'est une délicieuse promenade que cette visite en passant dans ce vieux village niché dans la très antique clairière de la grande forêt. Il y a là une église admirable. En y entrant j'ai été saisi comme dans une cathédrale. Il y a des piliers d'une hardiesse et d'une élégance qu'on rencontre rarement. Et c'est une surprise si profonde que cette église disproportionnée à l'importance nulle de ce hameau. Un petit ruisseau court autour de l'enceinte circulaire de l'ancien monastère. Vieux pont. Les maisons épousent le contour du cloître disparu.

          Un poète a poussé dans ce coin privilégié. Il a un tombeau original.

          Le 6 février - Zum Bahnhof, bis fünf Uhrs abends. (Dans la gare, jusqu'à cinq heures du soir).

          J'ai offert mon lit disponible à Mison et à Joussot. Mon brave Mison le soir en se couchant se mit à dire : "Hé bé ! je me sens plus à la guerre. Je me crois en permission."

          Une bonne lettre de Louis.

          Le 7 février - Faisanderie.

          Ich solle übermorgen in Urlaub abgehen. Töpfchen hat mit eigner Autorität anders eingerichtet. Er zwerst, dann der neue Helfer - dann wenn ich... (Je dois partir en permission après demain. Töpfchen s'est arrangé de son propre chef, de son côté. Lui d'abord, puis les nouveaux auxiliaires - puis moi, si...)

          C'est vraiment stupéfiant ce cynisme : abuser de ficelle pour s'accorder un passe-droit, écarter les autres, leur dire : "après moi". Tout se paie.

          Le 8 février - "Dans les grandes épreuves il est indispensable d'être très grand soi-même."

          Journée grise, semblable à beaucoup d'autres, sans but ni résultat apparent. Pourtant la lime du temps use sans relâche nos résolutions viriles. Que d'aspects divers a déjà eu l'opinion française et mondiale depuis dix huit mois ! Jamais semblable, toujours hors du sillon pacifique, embourbé dans le sang.

          Ein Zank mit Rübelein (Une dispute avec Rübelein).

          Le 9 février - Ein Brief von Henri ist gestern gekommen. Er hat wenig Hoffnung uber die letzte Prüfung. Ich auch. Aber ich hoffe noch. (Une lettre d'Henri est arrivée hier. Il a peu d'espoir du fait du dernier examen. Moi aussi. Mais j'espère encore.)

          Le 10 février - Gare. Arrivée du CVAD 4/13. Réduction du service.

          "Les mots qui tuent."

          "Vivre sa vie, c'est à la fois un principe de désordre social et de licence morale."

          Remarquables articles d'André Chéradame sur la guerre sociale (La Victoire) sur le pangermanisme. Voir toute la série.

          L'alliance avec la Turquie a été pour l'Allemagne un coup de maître. C'est peut-être ce qui la sauvera, l'effet en pouvait être neutralisé en 1914 avec de la méthode, de l'énergie, de la hardiesse, si les escadres avaient poursuivi le Goeben. Maintenant c'est trop tard. C'est peut-être ce qui nous perdra.

          Je n'imagine pas que les grandes nations alliées puissent s'effondrer. Je ne vois pas comment elles pourront maîtriser les immenses énergies allemandes si fortement coordonnées dans l'effort à travers le monde entier.

          Le 11 février - Ravitaillement à Pouy de la 29ème Division par tempête de neige. Boue, pluie, figures nouvelles.

          Dans l'après-midi canonnade furieuse. Les vitres en tremblent jusqu'ici.

          C'est un martèlement presque angoissant. Celui de la Marne était fiévreux, stimulant, héroïque. Celui-ci est terrifiant pour l'humanité, qu'elle soit en-deçà ou au-delà des tranchées.

          Résultat : démolition d'ouvrages allemands. Réciproquement, ils ont anéanti le pauvre village d'Amblésy, deux obus sont arrivés jusqu'à Coeuvres et St-Pierre-Aigle ! A l'autre extrémité de notre ligne, il y a toujours ce formidable mystère d'une batterie monstrueuse qui d'Alsace, détruit peu à peu Belfort "et ses environs", c'est-à-dire les belles usines de la banlieue...

          Le 12 février - Ravitaillement à la Râperie de Pouy. Un sous-intendant à cinq galons, qui serait totalement gaga s'il en avait six.

          Désordre, lenteur, confusion, mécontentement de tout le monde. Le soir la furieuse canonnade reprend de plus belle. Belfort a reçu encore des obus...

          Le 13 février - Râperie de Pouy. J'ai fait une partie de l'étape à pied. J'ai eu quelques instant la compagnie de M. Briand, ce nouvel arrivé, lieutenant au T.E.M., cousin du ministre, doté de huit jours d'arrêt de rigueur par le Commandant Piéfort qui s'était vu menacé des foudres du Tout puissant par l'obscur cousin...

          Ce M. Briand est en très mauvais termes avec le Commandant Piéfort. Ce n'est pas miracle. Le contraire, oui. Ils sont chacun à une extrémité du domaine moral. Le Commandant est un spartiate doublé d'une scrupuleuse application au devoir. Briand est un bourgeois, un bourgeois du type que les Boches prenaient en observation pour juger la France. Beau parleur avec les vieilles phrases creuses auxquelles rien de lui-même ne croit, plusieurs aventures de vie amoureuse, un divorce, il a maintenant le goût des fillettes. A part cela, correct, poli, intelligent. Le Commandant au contraire est d'esprit étroit, et même rétréci par le service, mais avec une âme très haute.

          Le 14 février - Quelques traits le peindront tout entier. Le jour du départ en campagne, il avait passé à cheval, à la tête de sa compagnie, à cent mètres de sa porte, de sa famille. Il ne s'est pas permis de descendre de cheval.

          Pendant les quinze mois qu'il a commandé la compagnie, il n'a pas manqué à un seul appel du matin, même à deux heures du matin. Il a toujours été levé le premier et couché le dernier.

          Il est l'esclave de la consigne : il a été prescrit d'incinérer les détritus, il a donc fait construire un four crématoire et y faisait jeter tout débris, jusqu'aux boites de conserves...

          Il aurait reçu l'ordre de parquer un convoi sur les tours du château, qu'il l'aurait exécuté...

          Naturellement ses grandes qualités sont doublées d'inséparables petits défauts qui le font haïr de ses hommes...

          Il n'en est pas de même de son successeur, le Capitaine Blanche qui a tous les défauts, même les pires et qui est estimé de ses soldats.

          Le 15 février -

          Ich bin ... Ein Zank mit R. und... (plusieurs lignes illisibles...). (Je suis... Dispute avec Ravenet et...(plusieurs lignes illisibles...))

          Le 16 février - Ce soir au courrier l'ordre de notre mutation dans l'infanterie, Ravenet et moi, est enfin venu.

          C'est Siméon qui m'en a fait avec une joie mal contenue la lecture à haute voix, par délicatesse sans doute, pour m'épargner la peine de lire cette intéressante communication. C'est fait. C'est bien. C'est équitable et la seule surprise c'est que ce soit venu si tard. Enfin je serai un Français, un vrai, et je vais pouvoir mettre à l'épreuve des actes mes sentiments et mes paroles. Pourvu que mon sacrifice soit utile.

          Ce matin, en marche je songeais à ce départ imprévu, et je me posais la question s'il ne serait pas plus noble et plus viril de m'en aller de mon propre gré plutôt que de profiter de mon involontaire situation d'embusqué au front. Je ne me doutais pourtant pas que la question était déjà tranchée.

          Le 18 février - Râperie de Pouy. Après distribution, je suis allé malgré la pluie, la tempête et le service faire un dernier pèlerinage à la Croix Morel où l'on ne m'attendait guère.

          J'ai balancé pour y aller à cause du temps épouvantable, mais j'ai voulu collectionner un dernier souvenir. Je leur ai caché mon départ prochain.

          Demain, visite médicale. Bonne chance, me dit Siméon le satisfait. Quelle bonne chance ? Celle d'être reconnu inapte !... Ben vrai, lui dis-je, il ne manquerait plus que cet affront d'être pris pour une couille molle ! Ne parlez contre votre pensée me réplique-t-il. Le pauvre, il ne se doute pas qu'on puisse être mieux qu'à l'abri.

          Le 19 février - (trois lignes illisibles...)... gegözert, aber da ich die Prüfung bestanden habe, so habe ich diese letzte Gelegenheit eine Freude zu geben um zu habe angenommen (... Mais là comme j'ai réussi l'épreuve, j'ai saisi cette dernière occasion de faire plaisir.)

          Nous étions quatre à la visite qui s'est faite très consciencieusement. Tous déclarés aptes.

          Impression : une simple corvée avec quelque chose de la fièvre du potache à l'examen.

          Le 20 février - Pouy. J'ai déjeuné avec les officiers. Ils sont en bisbille. La table est triste. Pas un récit, pas une bribe de conversation suivie.

          Bernard continue ses élucubrations imagées. Il voit un projet de guillotine ambulante. Elle serait rattachée à la Section du C.V.A.D. Ce serait la deux centième voiture, on la ferait suivre d'une voiture fermée remplie de son, un coup de pédale depuis le siège, la lunette s'ouvre, le condamné met la tête pour voir s'il fait beau, clic un second coup de pédale, la lunette de voiture s'ouvre, le couteau tombe, la tête roule dans le son...

          Le 21 février - Ravitaillement à Pouy. Et voyage à Vic-sur-Aisne - St-Christophe.

          J'ai porté des rosiers sur les tombes des deux amis. Vic plus mutilé, St-Christophe plus anéanti encore. La vieille femme héroïque a quitté elle-même le village. L'église est trouée... C'est un pitoyable spectacle que ces statuettes décapitées sous cette voûte effondrée. Dans le cimetière un caveau bouleversé rejette un cercueil. La tombe de Maurice a été soignée en mon absence. L'église la protège. Ma prière plus fervente et moins douloureuse qu'aux premières fois.

          Rencontré dans Vic le jeune Virret.

          Le 22 février - Départ en permission arrêté !

          Töpfchen m'appelle au bureau. Il prend sa voix pateline qui me donne froid. Il raconte avoir vu le Sous-intendant, avoir promis de "rouspéter" sur le départ de ses adjudants.

          "Est-ce que votre réclamation portera sur tous les deux ?

- Oui, en ce cas elle est inutile aurait dit M. Gaby. Pour un, passe encore, vous avez quelque chose d'être écouté. Faites la part du feu."

          Voilà mon Pouteau obligé de choisir, il m'avoue imprudemment qu'il y a deux mois la question aurait été superflue, le choix facile aujourd'hui, il n'en est plus de même. Il ne veut rien faire sans nous consulter tous deux, Ravenet et moi. C'est une question de conscience... Mais Ravenet est père de famille. Il faut en sacrifier un...

          Hélas, oui ce sera moi, j'aurai été le paria vilipendé toute l'année, puis au jour de l'épreuve on me demandera le sacrifice. Et ce qui est fort, c'est que j'aurais du remords à vie pour m'offrir en holocauste.

          Le 23 février - Nous !

          Le 24 février - Bonjour M. Zé.

          Le 25 février - Au revoir.

          Arrivé à Baume à midi. Accueil cordial de la tante. Départ malgré la tempête de neige. Julien vient à ma rencontre en traîneau.

          Fête de l'arrivée.

          La morne tristesse de la soirée, l'inconcevable bouderie. Si j'avais un train, je repartirais sur-le-champ.

          Le 26 février - Mutter a un peu réparé l'irréparable scène d'hier au soir. Pour une si mesquine affaire, dans de telles circonstances ! Bouder toute une soirée, jeter la douche sur toute une famille qui nage dans la joie !... O mon Dieu : la scène de l'œuf !

          Le 27 février - Départ à treize heures pour Épinal. Arrêt et accueil touchant chez Postif à Gouhelans.

          Arrivée à Épinal à deux heures du matin. L'attente longue et nauséabonde dans la salle d'attente.

          Arrivée à (...illisible...), puis à Laxou. Henri au lit. Promenade heureuse dans la cour.

          L'explication cordiale avec le Capitaine Drutel.

          Déjeuner en ville avec Henri.

          Visite charmante chez M. Lourisseau. La visite de la ville, la promenade, la vieille église.

          Demain, démarche auprès du Commandant du dépôt et du Médecin-chef.

          Le 28 février -

          Que s’est-il passé ? De quelle forme ? Seul le Dr Blaise pourrait le dire et le défendre.

          La réclamation est basée sur le fait que le Président de la Commission a décidé à lui tout seul ; il n’a pas pris l’avis préalable des membres compétents de la Commission. C’est un cas type du conflit permanent dans ces commissions entre le Président encombrant et les majors silencieux : "Mes collègues en sont restés bouche-bée" a dit le Dr Blaise. Il a confié au Capitaine : "si je m’appelais Cœurdevey l’affaire irait loin et le Colonel en prendrait pour son grade". 

 

 

          L'examen des yeux me fait voir un peu de pigmentation exagérée de la rétine, ce qui explique que c'est d'héméralopie dont cet homme est atteint. Il n'y a rien à faire pour l'héméralopie. Le médecin-chef (...illisible...), 8 septembre. Dr Lacour. Les deux tampons sont ternes, opaques, relevés sous triangle lumineux. Les lésions à elles seules expliquent la surdité.

          Le 29 février -

          Commandant Chapuis, Dépôt des 170ème et 370ème.

          Capitaine Drutel, Commandant 30ème Compagnie.

          Médecin-chef au 17ème (Dr Blaise).

          M. Lourisseau.

          Sergent Disher.

          Capitaine Loreau, baderne têtue.

          La décision est entachée d'un vice de forme : après lecture des appréciations des spécialistes le président seul a pris la parole, et sans consultation des membres de la Commission a disposé la décision.

          Sur le conseil du Dr Palliot, il porte des lunettes. Sur l'avis du Dr Blaise il les retire.

          Le conflit des deux autorités. Le Médecin-chef tient essentiellement à ce qu'il y ait protestation contre la décision. Il va voir ses collègues pour s'entendre sur la procédure à employer.

Notes de février.

  du 1 au 10 Du 10 au 20    
Choux

Carottes

Oignons

Navets

Poireaux

Choux-fleurs

23.50

20.00

35.00

7.50

21. 00

21x du

24.50

22.50

38.00

7.50

21.50

25.50

Feuilles de menthe

Dattes

 

 

 

 

125

55

 

 

 

 

 

1er et 4ème jour de chaque dizaine Haricots
2e-6e- et 8e

3e et 10e

5e jour

7e

9e

Pommes de terre

Pâtes

Riz

Julienne

Confitures

Sommes versées à M. Germain officier d'Administration.

Valeur vivres remboursables.

13 février 3580,22

16 février 2075,11

18 février 1558,19

21 février 1685,47

 

Le 3 mars 1916

          Voyage en compagnie d'un gestionnaire tout frais, aussi frais qu'embarrassé.

          Arrivée à Paris. Pas un décrotteur. Bonjour à M. Orth et à Augusta. Reconduite à la gare du Nord. La Chartreuse dans les tasses et les cartes écrites sur son giron.

          Retour avec M. Germain.

          La surprise de trouver le convoi à Eméville, et d'y trouver mon remplaçant, le sergent Pernot de Besançon.

          Le 4 mars - Ravitaillement à Pouy. Pluie, neige.

          Rüblein m'entoure de prévenances. Nous espérons que mon désistement le fera rester.

          Gruss zu dem freunden Wald (Baisers à cette chère forêt).

          Le 5 mars - Chargement à Villers-Cotterêts. Déjeuner avec Ravenet à l'hôtel de la Chasse.

          Neuer Besuch im Wald (Nouvelle visite à la forêt).

          Le 6 mars - Il est arrivé un remplaçant à Ravenet. Je pars le 10 pour Chelles (petit dépôt 21ème Division) et Ravenet m'y rejoindra le 13.

          Par ordre, j'ai dû faire couper ma barbe. Cela me chagrine plus de partir presque...

          Die letzte Nacht mit ein wilden Wald (La dernière nuit auprès de la forêt sauvage).

          Le 7 mars - Lever tardif. Farniente.

          Rédaction de ma demande d'affectation au 235ème d'Infanterie.

          Le soir c'est la "nouba". Notre hôtesse a invité deux parentes ou amies pas plus farouches qu'elle. Les enfants présents empêchent que l'on passe jusqu'aux extrémités crapuleuses, la société joyeuse a un peu plus de retenue que de tenue. Mais le Sauternes et les chansons, quelques unes grivoises, jettent sur la soirée le voile rose des moments heureux et insouciants. Je me retire à minuit. Je suis de trop. Que les autres complètent la fête à leur guise.

          Le 8 mars - Réveil attardé. Deux heures de retard ! Töpfchen ne manque pas de penser que c'est exprès. Il me reçoit avec son offensant mécontentement habituel. Souper chez les officiers. Soirée terne, officielle. Die lezte Nacht im Walde.

          Le 9 mars - La cancoillotte ça sent la jeune fille qui se néglige. Signé Robin.

          "Je passe tout près des chevaux, mais il n'y a pas une de ces rosses qui veuille me casser la jambe". (Ravenet, veille de départ dans l'Infanterie, en se promenant le long des chevaux).

          Dernière soirée avec les copains. L'hôtesse est en rut malheureux : froid, gêne. Pas de Stimmung !

          Le 10 mars - Robinades.

          C'est un drôle de copain, l'ami Traille, tout le monde s'en sauve.

          Si j'allais à la chasse, j'emporterais mon Bottin ? ?... Pour ne pas manquer d'adresse.

          Ça c'est de la roupie de sansonnet.

Robin. Je lui tourne le dos : "il vous offre son derrière comme un panier de noisettes avec l'air de dire : tapez dedans."

          Villers-Cotterêts pour emplettes. Dernier dîner. Mauve offre deux bouteilles de Champagne. Adieux froids à tous, sauf à la Croix Morel. Tous pleurent.

          Ravenet m'accompagne jusqu'à Chelles où je suis récupéré par l'officier commandant. Un caractère droit et intelligent à la première apparence. Accueil cordial des camarades. Me voici fantassin à l'heure grave où la France lutte en désespérée pour se sauver.

          Le 11 mars - Réveil tardif. Depuis huit mois je n'avais dormi aussi bien et aussi longtemps. Je n'ai qu'à m'installer tranquillement a dit le lieutenant.

          Je vais déjeuner à 9 heures. Le fourrier m'accoste en route pour me signaler un mouchard, un marteau, les petitesses de l'un et de l'autre, et révéler ainsi les siennes, à ses manières j'aurais parié que c'était un instituteur. Je m'en doutais dès le premier quart d'heure. En effet. Hélas, c'en est un. Le lieutenant n'aime pas les instituteurs (je te crois bien et avec quelles bonnes raisons). C'est un avocat dans le civil, éducation chez les Frères, autant de bonnes notes malgré l'opinion de mon agent de renseignements.

          Visite des cantonnements toute la matinée. L'après-midi flânerie à droite à gauche. L'adjudant Hébrard, vieil officier démissionnaire a repris du service pour la guerre et dans l'infanterie, à cinquante ans, il a un fils aspirant dans un régiment d'infanterie.

          Le 12 mars - Encore réveil tardif. Si tardif que j'entre à l'église à l'Ite missa est. Je me trouve nez à nez avec le lieutenant.

          En corvée à Berogne à la recherche des épaves. Village infect où pourrissent habitants et équipements, richesses perdues...

          L'après-midi, préparation d'un cantonnement pour des territoriaux.

          Le lieutenant accorde avec humour à un brigadier d'Artillerie de passage l'autorisation de déjeuner à l'auberge... C'est un avocat, il aime à parler, à peser les arguments, à juger juste.

          Le soir, un évacué de Sacy vient à la mairie. Tableau pathétique de ce vieux qui a subi dix-huit mois de bombardement et ne voudrait pas s'éloigner de la zone pour remonter vite dès qu'ils seront partis.

          Le soir, longue partie de Ramis.

          Le 13 mars - Le matin, premier exercice au terrain au-dessus du village de Chelles.

          L'après-midi, promenade marche en reconnaissance aux carrières de Roylaye. Des souterrains immenses où une compagnie de mitrailleuses s'exerce au tir. Les machines enrayées à toute minute par un petit soldat qui s'est conduit en héros il y a quinze jours et est ému par le bruit.

          Le soir, arrivée de Ravenet accompagné de Roulier et de Petit. Pouteau serre d'abord la main à Béquilleux. Je le salue à peine, j'emmène Petit puis je fais appeler Ravenet pour trinquer.

          Au souper le lieutenant accueille un capitaine de territoriaux (64 ans) un ancêtre major. La moue du fourrier. La scène après le repas. Le calme et la mansuétude du lieutenant, ses paroles ensorceleuses et apaisantes. Quel type. Il ignore le système D celui-là.

          Le 14 mars - Manœuvre sur le plateau.

          L'après-midi, marche par Martimont, Hautefontaine avec le sergent B. De l'active et peu de service. Plus intelligent que dévoué, je crois. Du midi, quoi.

          Ravenet est venu nous rejoindre. En nous attendant il a causé avec un cantonnier. Celui-ci lui a raconté le stupéfiant récit d'une visite d'un général à Jaulzy, venu pour l'installation d'une batterie lourde. Le général a téléphoné à haute voix dans la maison du cantonnier : que nos secrets sont bien gardés !

          A Verdun les Boches reprennent haleine ou sont brisés ?

          Les nuits sont extraordinairement belles. J'ai l'âme frissonnante. Mes lèvres avides cherchent en vain la bouche aimée... Mes yeux s'humectent à tout instant à évoquer les ardentes prunelles. Le soleil, la nature frissonnante, l'incertitude de l'avenir m'émeuvent.

          Le 15 mars - Théorie le matin.

          Après-midi, organisation défensive d'une lisière de bois.

          Les boches ont repris leurs attaques furieuses, sans grand succès. Ô Boucherie.

          Il se prépare par ici quelque chose de formidable. Il passe force trains blindés. J'ai vu en gare de Villers-Cotterêts un de ces trains portant deux pièces gigantesques. Cela réconforte même les plus pessimistes. Il faut peu de chose pour chasser ou faire naître les illusions. Autres signes, on annonce ou signale l'arrivée des troupes noires dans nos secteurs. (C'est les civils qui le disent et Dieu sait s'ils sont mieux renseignés que les militaires), on vérifie les tampons, masques, les paquets de pansements, etc...

          Le 16 mars - Le plateau de Chelles.

          La forêt de St-Etienne.

Au retour, tableau pittoresque des soldats bûcherons écrivant pendant la pause leurs lettres au crayon. Les fagots pour siège, d'autres sur le talus de la route, d'autres sur un bloc de rocher.

          Le soir, à table. L'ironie fine et féroce du lieutenant sur l'adipeux député de sa circonscription. Celui-ci, c'est le paon bedonnant distributeur de palmes, l'homme vantard (?) par excellence, quant à l'intelligence, il se classerait plutôt parmi les dindons.

          Le Capitaine parle des croix de guerre, qui devraient être attribuées pour un beau geste. Son commandant a eu la croix et, en fait de geste, il n'a jamais vu que celui de ronger ses ongles et fumer sa pipe et manger du saucisson.

          Autre croix profanée : un obus égaré a blessé par hasard le Capitaine des postes à Coeuvres. Comme en principe un postier ne doit pas être blessé et qu'il a eu la déveine ou la veine de l'être sans s'y attendre, croix de guerre. Ô honte.

          Le 17 mars - Le plateau de Chelles.

          L'appréciation des distances sur le plateau de Pouy.

          Les Boches se sont fait décimer sur le Mort-Homme. Ici c'est le calme absolu. Les uns disent à voix basse que c'est le calme avant-coureur des orages les plus terribles.

          A la Chambre, Acambray est revenu à la charge contre Joffre et Castelnau. Toute la presse, tout le public l'éreinte. A table, on parle de la corde pour le pendre. Et pourtant au fond il a raison, mais même en lui donnant raison, je trouve son heure déplorablement choisie. C'est trop tôt ou trop tard. Ce n'est pas quand on passe le gué qu'on change la monture. Et ce qui le déconsidère, c'est que son parti est aussi coupable que le haut commandement. Tout cela m'inquiète. Ce noyau actif, violent est dangereux, quoique impuissant. Je songe à la parole du Maître : "les couteaux sont aiguisés". Et Gallieni, lassé, s'en va.

          Le 18 mars - Court exercice au plateau. A onze heures, la carte d'Henri annonçant sa libération. C'est si beau que j'ai peine à y croire et que je n'éprouve pas la réaction joyeuse qui devrait m'inonder.

          J'avais accueilli avec une indifférence apparemment identique l'annonce de la mort de mon cher Grand Maurice.

          L'après-midi. Promenade, marche : Genancourt, Pierrefonds, St-Etienne. Le beau temps merveilleux continue. La lutte farouche des deux armées qui cherchent à s'étreindre et à se détruire reste aussi acharnée. Cinq attaques allemandes sur Vaux ont été brisées. La confiance grandit chez nous.

          A table, le lieutenant Pennelier se révèle un esprit étincelant et fin. Il nous raconte quelques unes des rosseries du Quartier Latin. Sara Bernhardt : la Connétable du Déclin. Pierre Loti : Lieutenant de Vessie ou le Gaillard d'arrière. A moi. Il ne faut ni m'engraisser ni m'enrichir. Pourquoi : on ferait de moi un ingrat et un infortuné ! Le Capitaine : il a la conception facile, mais l'accouchement laborieux.

          Le 19 mars - Repos. Messe dans la vieille église, où Ravenet m'accompagne à miracle.

          Première lettre de ma C.

          Après-midi lente et longue et douce.

          (La femme est un livre journal tenu à l'envers. On y met d'abord le doigt et on finit par l'avoir).

          A table, les trois définitions du PD.

          Coppée : celui qui met au féminin ce que d'autres laissent au masculin.

          Allais : Celui qui trouve moyen de jouir là où les autres s'emmerdent.

          Trou de la tranchée (?) se réfugier dans le boyau.

Courteline : Celui qui au devant du (...illisible...) déjeuner de la veille.

          Appréciation du Lieutenant sur l'adjudant Hébrard : Intelligent, énergique, rouspéteur et méridional. Sur le fourrier : aptitudes spéciales pour le service de bureau.

          Beaucoup de qualités d'homme privé. Le Maître armurier et ses récits : le jour du mariage du vieil ivrogne célibataire qui a fait vœu de se marier à la fille du douanier en retraite. La belle-mère après la première nuit de noce : crie atout. Deuxième nuit, atout. Il donne de l'atout. Elle veut voir l'atout. En redemande. Je ne joue plus, tu as vu mon jeu.

          Le 20 mars - Service en camp : vers la Maison forestière du Han. Sûreté en marche. Recommandation d'Infanterie, rôle des éclaireurs et des patrouilleurs, liaison, installation de la reconnaissance comme patrouille d'observation et comme garde fixe, à la cote 141, couvrant dans la direction de l'est une colonne allant de St-Etienne à Trosly-Breuil. Rédaction d'un compte-rendu. Au retour marche sous bois.

          Un fait scandaleux : la sentinelle a été insultée cette nuit par deux hommes ivres. Arrêtés, ils se sont enfuis du poste. Enquête. ce sont deux conducteurs d'un train régimentaire et pour comble, l'un d'eux est un repris de justice envoyé autrefois pour coups et blessures avec récidive aux bataillons de discipline... Le choix des postes, l'examen des aptitudes et du mérite sont si bien faits qu'on met ce crétin à un poste de faveur où il se saoule, et pendant ce temps-là, des pères de famille âgés sont aux tranchées, à se garer des minnen. Hélas. Cela a fait bondir M. Pennelier.

          Le 21 mars - Il a montré son étonnement à l'officier chef de ce loustic...(...illisible...)

          Ce Monsieur a pris la défense de ce dernier : "oui, c'est vrai, mais on se rachète."

          "Ah ! Monsieur, le rachat des fautes, je sais ce que c'est, oui on peut se racheter, mais ce n'est pas au train régimentaire, c'est là haut" fit M. Pennelier.

          La lutte à Verdun se continue avec acharnement : on désigne maintenant la région sous le terme vague mais suggestif de "la fournaise".

          Les Allemands se heurtent à une résistance acharnée, qui fut un instant désespérée. Les précautions avaient été à demi prises, comme tout ce que font les Français, nous avons failli être enfoncés. Un seul fait révèle l'étourderie de notre commandement et l'application énergique des Boches : ceux-ci ont aménagé quatorze voies ferrées d'accès au champ de bataille. Verdun n'a qu'une seule ligne à double voie... Et dire que la partie n'est pas inégale !

          Le 22 mars - Service en camp. Installation de la Compagnie aux avant-postes. Grande garde supposée. La section en poste d'écoute. Patrouille de couverture, liaison, croquis d'installation sommaire du petit poste avec rapport à l'appui par le chef de section.

          Carrefour du chemin à un trait et du chemin à deux traits au nord de Retheuil (...illisible...)

          Le 23 mars - A la popote.

          "Le combat des Voraces contre les coriaces".

          Jouer les Burugraves.

          Y a des gens pauvres, y a des gens riches.

          Y a la soupe maigre, y a la soupe grasse.

          C'est la grâce que je vous souhaite.

          Le vieux capitaine est polisson. Il nous sort des jeux de mots sur les vitraux vieux.

          M. Pennelier le taquine sur son carquois épuisé.

          Mme Sara Bernard : la Connétable du Déclin.

          Amiral de Cuverville : Face à la mer.

          Pêcheur d'Islande : une idylle qui se termine par une salaison.

          Le 24 mars - L'adjudant Hébrard a une crise de mécontentement. Le lieutenant le taquine régulièrement sur la supériorité des chasseurs sur les biffins. Cela a le don de mettre ce pauvre Hébrard hors de soi...

          Le brave homme a mauvais caractère : d'avoir perdu douze sous aux cartes par étourderie, il quitte le jeu et nous boude.

          Le 25 mars - Notre hôte a reçu aujourd'hui la communication suivante.

Truppenubungsplatz Darmstadt den 17 Marz.

 Herrn Albert Bertrand Landmann Chelles.

          Zu meinem grossten Bedauern, muss ich mitteilen, das Ihr Sohn Auguste Bertrand am 15 Marz 1916 im hiesigen Kriegs gefangenenlazarett an Hirnhautentzündung sanft entschlafen ist. Die Beerdigung hat auf dem Waldfriedhof in Darmstadt mit militarischen Ehren statt gefunden.

Mit dem ausdruck herzlichen Beileids.

Der General-Major...

(Terrain de manœuvres de Darmstadt, le 17 mars.

A M. Albert Bertrand, agriculteur à Chelles.

          A mon plus grand regret, je dois vous informer que votre fils Auguste Bertrand s'est éteint doucement à l'hôpital Militaire à la suite d'une méningite. L'enterrement a eu lieu dans le cimetière dit de la Forêt, à Darmstadt, avec les honneurs militaires.

Avec l'expression de nos sincères condoléances.

Le Major-Général...)

          Sadi Colin est mort à l'ambulance française le 14 septembre 1914. Sa mère a été prévenue officiellement de la mort de son fils en juillet 1915 !...

          Il passe sur la maison l'aile de Frau Sorge.

          Promenade, marche par Roylaye, Génancourt, la Forêt, St-Etienne. Les caporaux ne savent pas trouver leur route avec la carte au 1/50000.

          Le 26 mars - Pendant que St-Eloi forgeait son fils Oculi soufflait.

          Pendant que Oculi soufflait, la mère d'Oculi filait.

          Le comble de l'adresse pour un apothicaire : donner un lavement à une nouvelle qui est dénuée de fondement.

          Le comble de la prévoyance :

            3ABOQPHIR   = 3QBC

3PIR2

(trois abbés occupés à chier sur trois pierres carrées = trois culs baissés)

          Le 30 mars - Sous-lieutenant Georges. Escadron ACH. Hôtel des Etrangers. Mme Mangin.

          Le 31 mars - Tir à Pierrefonds. Étape par Palesne.

          Ein kind (un enfant): un fruit confit à l'eau de vie, le résultat d'un nœud coulant.

          Les scieries : 60 francs par jour. Marche à vide Les chutes.

          Les gants, galoches et semelles feutrées touchées le 31 mars ! On n'en avait pas reçu tout l'hiver ! Pour pouvoir gâcher la marchandise et qu'on ne... "N'importe qui étant bon à n'importe quoi, on peut le mettre n'importe où, n'importe quand." En France. The right man in the right place. En Allemagne. Rendre compte et s'en foutre.