-Somme-
(Partie
1)
17 juin 1916
Notes de guerre
Le 1er
juillet 1916
Bertaucourt.
La canonnade a été furieuse toute la nuit, puis ce matin
jusque vers huit heures où elle s'est tue…
Est-ce
l'offensive préparée, annoncée qui se déclenche ?
J'en
doute encore : oui je sais qu'on a beaucoup fait.
J'ai
vu les voies stratégiques sillonner la plaine, courir le long
du front, les abris à mitrailleuses, à batteries, les travaux
de canalisations des voies téléphoniques, les dépôts de
munitions partout, les cités-hôpital surgies de terre auprès
des voies ferrées, à Moreuil à Guillaucourt, à Montdidier,
de quoi recevoir cent mille blessés presque ; les avions
emplissant le ciel picard de leurs ailes et les saucisses
limitant, nombreuses, la zone d'attaque ; j'ai vu enfin les
bataillons de Sénégalais, les Coloniaux, le 20ème
Corps, tout le grand tralala des premières, j'ai entendu depuis
des semaines des milliers de lourds camions crachant la
poussière et l'essence et le vacarme, emporter une quantité
effarante de matériel. Et pourtant je ne sens pas encore
l'odeur de la Grande pesée en sueur. Dans ce coin de
Berteaucourt il fait si beau et si calme aujourd'hui. Je suis
sur la colline au nord, on distingue les routes qui viennent de
toutes les directions à ce carrefour comme au rendez-vous. Le
vrai confluent des vallées verdoyantes de la Luce et de l'Avre
se trouve ici et non pas à Hailles. Des hauteurs cultivées on
voit si bien le dessin boisé des vallées, c'est le charme du
paysage picard. Tant de verdure, de culture, de vie tranquille
fait oublier que là haut à quinze kilomètres, les fantassins
français, fous, aveugles, éperdus, montent peut-être à
l'assaut des tranchées boches.
20
heures. Le corps d'armée a attaqué, il a fait neuf cent
prisonniers. Les Anglais ont avancé aussi sur toute la ligne.
Les Russes ont pris Kolomea.
Il vient au cœur comme des accents du Chant du Départ…
Il
a passé ici des voitures d'ambulance de la 91ème
D.I.. La lutte a été chaude mais l'artillerie avait fait un
travail magnifique, paraît-il, disent les blessés.
On
refuse mon enveloppe "Inter arma caritas". Mme
Charrière m'a demandé de l'argent avec d'infinies
précautions. Si on peut…
Le
2 juillet - Messe à Thennes -
Bertaucourt. Les souvenirs montent. J'ai à nouveau la sensation
spéciale d'un suave amour entrevu, espéré, rêvé, presque
réalisé, puis évanoui à jamais. A l'heure décisive où il
aurait fallu choisir, un nuage est venu, comme amené là par le
destin, pour voiler le bonheur tout prêt. J'ai eu comme une
amnésie du cœur pendant ces mois là. Aujourd'hui je sens un
réveil douloureux et tardif.
Elle
était une âme supérieure. J'ai peur que nous soyons tous deux
malheureux l'un par l'autre, séparés que nous avons été par
une fatalité qui nous dépassait… Mais au moins, toi qui en
es la cause inconsciente et involontaire, aide-moi.
A
la fin de l'office, un brigadier du train vient réciter une
émouvante prière, mais il a l'indiscrétion de troubler la
ferveur débordante par une paraphrase sans tact des phrases, il
insiste maladroitement sur les peines morales que la prière
mettait en éveil juste pour les guérir ou les apaiser.
Un
vieux bedeau en costume magnifique. Des vitraux tous modernes de
très bon goût et de belle exécution. M. Baillot m'envoie un
mot de réponse émue : "A cette minute décisive où
toutes les consciences font leur dernier préparatif".
Oui,
je suis prêt, corps et âme. Et pourtant la mesure qui doit
m'écarter du beau sacrifice est peut-être prête.
14
heures. C'était vrai, la G.O.G. est bien commencée. Russes,
Anglais, Français, Italiens, sont à la même heure acharnés
sur l'adversaire. Les Russes ont pris hier Kolomea, nœud ferré.
Les Français ont repris Thiaumont pour la troisième fois en
vingt-quatre heures sous Verdun ! Ici, sur la Somme, Français
et Anglais sont partis avec un bel ensemble. Les Français ont
3500 prisonniers, les Anglais, 25000, dit-on. Sur vingt-cinq
kilomètres de front, tous les villages sont repris.
Les
Italiens reprennent leurs cimes.
Sursum
corda. Peut-être le fauve va-t-il être aux abois sous peu.
Ils
font du chantage en Suisse et en Suède qui ne leur réussit pas
beaucoup mais qui révèle une sérieuse détresse.
Donnant
donnant, crient-ils aux neutres. Et ils veulent du coton, de la
viande, à tout prix… Bon signe.
Lecture.
La Dépopulation des campagnes. "Il n'y a pas de code de
législation ou de morale, excepté la religion, qui cautionne
autant de moralisation qu'un champ qu'on possède ou qu'on
cultive". Lamartine.
Le
3 juillet - Exercice à mi-chemin de
Hourges. Concours de tir au revolver avec Ravenet. Je place mes
balles à un centimètre du gros sou qui nous sert de cible
après avoir de ma première balle démoli le sou… Ça c'est
de la préparation physique.
En
route, j'ai eu la minute de recueillement que le prédicateur
demandait hier. La canonnade fait rage. J'ai songé aux morts et
au martyre qu'endurent ceux qui sont sous les rafales d'acier.
Je voudrais que le destin m'y appelle avant que je sois
écarté. Etre un homme moralement supérieur au moins une fois,
se baigner un peu dans la grande fumée de sacrifice qui doit
exalter ceux qui sont là-bas…
Mes
lèvres invinciblement murmurent :
Soyez
béni Mon Dieu qui donnez la souffrance
Comme
un divin remède à nos impuretés
Et
comme la meilleure et la plus pure essence
Qui
prépare les forts aux saintes voluptés.
Une
heure de lecture du livre de Deghilage sur la Dépopulation des
campagnes. Les premiers chapitres sont superficiels et un peu
pompiers, genre "fouette-cul" dirait Ravenet, mais le
chapitre sur l'enseignement agricole est remarquable. Vues très
justes sur le programme à réaliser. "Donner au petit
paysan le pourquoi de ses travaux".
Des
exemples intéressants, vivants, féconds, sur quelques sujets
d'enseignement agricole à l'école rurale. Le rôle des
expériences, le jardin de l'école, l'herbier de chaque
élève, etc. Chapitre à revoir si je reprends une école
rurale.
Quelques
idées et observations qui me viennent au cours de cette lecture
et de ma conversation avec l'instituteur du lieu qui me parle de
la "déliquescence de la race française" et ignore la
thèse de Demangeon sur la Picardie. Il est incapable - et
beaucoup d'autres - de donner un enseignement géographique et
agricole utile. Il ne peut que rabâcher quelques connaissances
livresques sur la Chine cap. Pékin, et le Chili cap.
Valparaiso, ainsi que je l'apprenais alors qu'il n'y a qu'à
ouvrir les yeux autour de soi.
Je
voudrais que nos inspecteurs aient un peu moins de basse
complaisance pour nos trop longues vacances et trop nombreux
jours de congé, que les vacances soient en partie consacrées
à une préparation obligatoire des programmes de l'année,
préparation générale faite en réunions corporatives
cantonales, et particulière faite par un travail personnel
prêt à la rentrée.
Je
voudrais qu'au cours de ces réunions - une sorte de retraite
pédagogique annuelle, et de plus fréquentes rencontres les
jeudis ou les dimanches - l'inspecteur, le professeur
d'agriculture, le professeur ou l'homme qualifié pour traiter
l'histoire locale, l'industrie locale, l'agriculture régionale,
l'instituteur spécialisé etc, documentent les instituteurs sur
les statistiques, ouvrages, études, publications qui leur
fourniraient les matériaux et idées générales pour mettre
l'enseignement primaire au point, pour faire l'école vivante et
l'école de la région.
Et
les chefs s'assureraient que ces études ne sont pas mises au
grenier…
Aussi
chaque école aurait-elle sa carte agronomique de la région et
de la localité, une carte des terrains, une des cultures mise
à jour chaque année…
Il
n'y aurait pas d'instituteur qui ne connaisse pas la carte
géologique de la commune et qui n'en ait une copie dans son
bureau, si celle-ci est trop savante pour les petits elle
pourrait être montrée au cours moyen ou supérieur, et on
étudierait les formes du terrain, les cultures, etc, etc, en
relation de cette carte.
Ces
cartes seraient aussi curieuses que les vues de plantations de
canne à sucre d'où émergent quelques têtes de nègres
surveillés par un blanc, le fouet à la main, un molosse aux
côtés.
Chaque
école rurale aurait son jardin scolaire, sorte de laboratoire
passionnant - obligatoire - sa revue d'agriculture - abonnement
obligatoire - sa ruche, ses herbiers, ses collections.
Avec
quelques pièces de vingt francs seulement on aurait de quoi
révolutionner l'enseignement.
Et
surtout l'école en plein air. Imposer aux maîtres la hardiesse
de sortir, de paraître perdre une après-midi consacrée à une
leçon fructueuse au lieu de se calfeutrer et de découper en
quelques tranches maigres consacrées à cinq ou six exercices,
prévus deux ou trois ans d'avance d'après les tours de la roue
dentée d'un emploi du temps mécanique et ennuyeux.
Et
puis encore qu'on tienne moins hypocritement cas de la
prétendue liberté des maîtres dans le choix des livres…
quelle hérésie et que d'inconvénients dont les moindres sont
les changements de livre avec chaque maître, et les aberrations
des goûts de maîtres peu intelligents ou ignorants…
Je
voudrais que les mêmes manuels soient en usage dans toutes les
écoles rurales d'une même région agricole, les mêmes dans
une même contrée industrielle ou dans les villages, les villes
d'un même département, si ce département n'a pas de
différences sensibles dans ses diverses régions.
Ces
ouvrages seraient choisis pendant la "retraite" des
vacances, après des études critiques très sérieuses des
inspecteurs, des instituteurs, des délégués cantonaux ; la
liste serait obligatoire avec un peu d'élasticité et révisée
tous les trois ans.
Ce
serait une méthode détestée des paresseux mais ceux que
l'effort de quelques jours d'étude effraient sont ceux
habituellement qui vont faire chaque matin ou chaque soir des
longues parties de chasse ou de cartes.
Au
feu, les bibliothèques scolaires actuelles. Dans celle de
Berteaucourt je n'ai rien trouvé, mais rien ; juste cet ouvrage
de l'inspecteur primaire, et la séquelle ordinaire de ces
romans ineptes, sauf une demi-douzaine à peine, fournie par le
Ministre de l'Instruction Publique avec le grand souci de
soulager l'éditeur de ses rossignols beaucoup plus que celui
d'éduquer et d'instruire la jeune France.
Je
rêve de promenades scolaires.
Le coin de
trèfle fauché de un m2.
Problèmes :
peser le poids de l'herbe. etc.
Faire sécher.
Peser le poids
du foin.
Même
expérience avec luzerne.
Avec lèches.
etc.
Une lecture de
G. Sand ou autre à l'ombre.
A
la recherche des insectes. La découverte. Étude puis une page
de Fabre appropriée.
Sur
l'éducation des filles :
Si
on les envoie à la ville : "nous donnons une paysanne, on
nous rend une demoiselle ; nous donnons une paysanne, on nous
rend une coquette qui ne rêve plus que parure, maître de danse
et amour bourgeois".
Ah
! Madame Coulon, Mme Rougier et tant d'autres.
L'auteur met
en relief tous les procédés pédagogiques possibles pour
retenir les paysans au village. Il a l'air de prendre ces
palliatifs pour des remèdes. Je crois que les causes profondes
de l'exode rural lui ont échappé, et par suite les vrais
remèdes.
Un
facteur économique : la mévente des produits agricoles
provenant du développement des voies de communication et moyens
de transport d'où situation défavorable de l'agriculture
française aggravée par l'inintelligence ou l'inaptitude des
paysans qui n'ont pas su transformer assez vite et assez bien
leurs cultures et leurs procédés, afin d'adapter leurs terres
et leurs efforts aux conditions nouvelles du marché, aggravée
encore par la politique, par les pouvoirs publics qui n'ont
presque rien fait d'utile et d'intelligent pour seconder les
paysans, par les machines agricoles qui ont libéré pas mal de
bras que personne n'a su utiliser sur place… On gagne trop peu
à ce dur labeur = départ.
Un
facteur moral.
Les
paysans ont changé d'idéal en oubliant le chemin de l'église.
Cette foule obstinée sur le sol, ces travailleurs acharnés
n'envient plus qu'une chose : travailler peu, "avoir bon
temps". Pour eux, avoir une bonne place c'est avoir peu de
travail, bien payé. Ces gens sobres par excellence ne rêvent
qu'être bien nourris, manger les beafteaks des bœufs qu'ils
vendent.
Ces
gens sales jalousent celui qui est bien mis, bien propre. Un
homme soigné, gras, est à leurs yeux un homme assurément
heureux. Leur dégoût vient de ce qu'on s'éreinte "ai
rebouillie lai târre" et qu'on ne mange que des
"caniches".
Ils
n'aiment plus ni dieu, ni leur terre, ni leur village. Ils sont
profondément matérialistes, même ceux qui continuent à aller
à la messe. Dégoût de l'effort, soif de bien-être. La
diminution des familles nombreuses procède du même mal.
Or
cet idéal est absolument incompatible avec les difficultés
nées de la crise économique, avec les risques et les aléas de
la culture. Sornette pour eux que la nature, la liberté,
l'indépendance, le grand air.
Le
communiqué aujourd'hui n'a rien de brillant. Il doit décevoir
ceux qui avaient déjà débridé leurs espoirs et les avaient
lancés au galop échevelé sur les belles routes de la France
reconquise…
Il
ressort des nouvelles que les Français ont fait un bond de
quatre à cinq kilomètres ; et que les Anglais n'ont que
péniblement avancé de deux kilomètres en liaison avec nous,
tandis que plus au nord les Boches ont tenu bon, les Anglais
n'ont pu mordre ?…. ?…. ?…
Il
serait "pourtant temps" que MM. les Anglais
acquièrent un peu d'estime ; pour l'instant le cours de leur
infanterie dans l'esprit de nos fantassins est fort au-dessous
du pair. Les nôtres prennent en pitié dédaigneuse et amère
ces messieurs qui ne marchent pas sans être rasés de frais et
sans chocolat…
-
Sportsmen, soldats de baudruche…
-
S'il n'y a qu'eux pour chasser les Boches ! font les nôtres…
On pouvait défendre la jeune armée de volontaires avant
qu'elle ait mis la main à la pâte, mais maintenant ce sera
plus difficile.
Le
monde entier a les yeux sur elle. Attention. Elle n'a le droit
de débuter que par un coup de maître. Le bruit fantaisiste
court que Péronne serait repris… Doucement.
Le
4 juillet - Bertaucourt.
Marche
par Hailles, Castel. (A Castel un très original calvaire
moyenâgeux). La terrasse portant le village est formée par une
très épaisse couche de limon à grain serré et fin ; les
habitants y ont creusé à flanc de coteau des caves originales.
Sur la rive droite de l'Avre - courbe concave - le limon est
tout superficiel, la craie affleure dans le talus de la route.
Le
communiqué souligne l'avance française et l'immobilité
anglaise… Un fait saillant : destruction de quinze saucisses
boches. Quel succès pour nous, quelle catastrophe pour eux. Et
pas un avion ennemi n'a pu franchir la zone. Enfin nous
retrouvons notre supériorité native et nos progrès
mécaniques sont dignes de nos ressources en force inventive et
en adresse.
Bravo
la France !
A
Verdun, ils ne peuvent plus mordre sans recevoir le coup droit
en plein nez. Damploup pris, Damploup repris, ça ne fait qu'une
seule annonce.
A
midi prise de bec entre Ravenet et Hébrard. Le vieux
Méridional est chatouilleux et insolent. Souvent il déraille
presque. Dès qu'il y a quelque tirage, il ne songe à aucun
moyen de diplomatie : une seule ressource, la force. Avec un
soldat : la boîte, le conseil de guerre ; avec un civil :
"quatre hommes et un caporal, baïonnette" au canon
aussi bien pour la réquisition d'un œuf que d'un bœuf.
Promenade
après l'orage. Rencontré un Arabe en extase au son d'une
flûte rudimentaire faite d'un morceau de canne à pêche qu'il
a percé de six trous.
Ce
bâton, ces sons vaguement mélodieux, c'est son sifflet de
Franklin, mon sifflet d'écorce de saule et je me remémore ce
beau dimanche de printemps où papa m'avait emmené avec Louis
près de "la carrière de chez Roussy" et qu'il avait
fabriqué à nos yeux ébahis un sifflet et un
"ronté".
"Save,
save mon fiotot
Su lou dos de
DJean Djècquot
DJean
Djècquot ai fa in û
Aussi gros
qu'lai téte d'in bû
DJean
Djècquot ai bin pieura
Sai fan ne ai
bin risû
Turlu tu tu,
chäpé pointü…"
Et
je croyais réellement que c'était par le charme de la rengaine
que l'écorce se détachait du bois…
Heureux
temps ! heureux âge. Et mon arabe avec un geste électrisé me
faisait signe de danser à la cadence de sa mélodie primitive…
Peut-être lui aussi revoit-il un coin familier de l'Atlas,
comme moi je m'en vais dans mon Jura…
Petite,
mais que fais-tu donc ? Mais tu ne comprends donc pas ma
détresse morale ! Pourquoi refuses-tu par ces silences, le don
absolu que je voudrais te faire… que j'ai besoin de faire de
mon âme. Tu as déjà mon corps, mon cœur et tu dédaignes le
plus précieux. Tu le laisses se perdre ou s'en aller. Pourquoi
! Pourquoi ? J'avais cru que tu pourrais devenir…
Le
5 juillet - Berteaucourt.
Toute
la nuit et toute la matinée le bruit du canon roule sans fin
comme un torrent en furie. On vit dans une atmosphère sonore.
Est-ce
habitude ou espoir ou confiance ? Cela n'effraie plus, cela ne
donne plus la fièvre. On devient à la fin comme l'ouvrier qui
commande le marteau-pilon d'une usine ou quelque habitant des
rives du Niagara. Le halètement de l'horizon était moins
formidable pendant la bataille de la Marne ou celle de l'Aisne.
Et pourtant il nous produisait une secousse physique et morale
d'une autre intensité ! Je crois sentir encore la trépidation
de mon cœur le soir du troisième jour de la bataille de
l'Ourcq, quand nous étions couchés dans la ferme de Rouvres et
que le froussard lieutenant Allix, vibrant d'inquiétude, lui,
disait : "mais foutre de foutre, je crois bien que ça se
rapproche." Et "avé l'assent", il murmurait :
"je ne comprends pas pourquoi on nous amène si près
!"
L'espoir
et l'incertitude et la nouveauté rendaient sans doute notre
réaction plus vive.
Je
me souviens encore du bond que je fis hors de mon lit à
Montigny-l'Engrain, le 20 au 22 septembre quand la poussée
allemande sur Autrèches fit hurler nos batteries voisines… Le
bruit courait de l'arrivée, la veille de Rimailhos,
imaginaires, hélas ! Et bouillants d'espoir nous disions
"qu'est-ce qu'on leur passe !". La conviction qu'une
décision de la bataille de l'Aisne allait être obtenue enfin
nous entrait dans les oreilles avec cette musique nouvelle.
Hélas, c'était nos derniers obus qui partaient en vain. Le tir
allait cesser faute de munitions, et le soir au lieu de coucher
sur le plateau de Nouvron, nous allions nous installer pour
quatre mois à Vivières. Et quelque jours plus tard, Sara me
confiait l'angoisse de l'E.M. du 7ème CA : nos
pièces n'avaient plus que deux cents coups chacune à leur
disposition. Que serait-il arrivé si les Boches avaient osé
une nouvelle ruée ?
Les
populations en ce temps là épiaient chaque soir la violence
des détonations pour se préparer à rester ou à repartir.
Chaque mouvement de troupes en arrière leur donnait la colique.
Et nous, chez la maman Pulliat n'avions pas un souci moindre, et
notre confiance apparente n'était pas ancrée bien profond.
Aujourd'hui,
vingt mois de chocs sans résultat, ni pour eux, ni pour nous,
ont redonné à la confiance la force de l'habitude. Ils ne
passeront pas - c'est entendu, et les nerfs restent calmes,
soldats et civils dorment dans le fracas sans même en percevoir
l'accroissement. Comme nos succès ou nos espoirs ont été trop
de fois déçus ou stériles, que la victoire est encore trop
lointaine ou trop incertaine, nous ne prenons pas garde aux
promesses que les canons monstrueux jettent dans le ciel jour et
nuit maintenant… car cette fois, nous le sentons, après la
lutte de titans que nous avons héroïquement et victorieusement
soutenue à Verdun, le canon ne peut plus être un cri d'alarme.
Désormais, cela flotte partout, sa voix, c'est la clameur de la
victoire. Et c'est bizarre, le son n'est plus lugubre, on semble
croire que dans ce rugissement immense, il n'y a que des
départs et point d'arrivées ; que l'artillerie ennemie reste
silencieuse ou que ses obus ne tuent plus les nôtres… Le
sentiment de la supériorité colore d'espoir les vagues sonores
de la mêlée, il fait oublier les sacrifices, il cache la mort
qui fauche.
Pas
une lettre. Pas une carte. La journée me semble morne à tout
instant ; je ne suis plus sûr d'être entouré. Camille ! Tu ne
sais pas le mal que tu me fais à rester silencieuse si
longtemps…
Les
Russes tiennent bon sur leur Centre arrêté, et voilà qu'ils
foncent dans un nouveau secteur.
L'inquiétude
grandit en Allemagne. Il y a de quoi.
La
canonnade s'est tue brusquement vers quatorze heures… Depuis
c'est le silence… Ici la vie pacifique, là-haut, la
silencieuse besogne du couteau et des baïonnettes…
Il
est passé à Berteaucourt un convoi de prisonniers. De très
jeunes gens. Quelques-uns n'ont pas de chemise. Tous l'air sale
et las de tout prisonnier. Les uns mornes, d'autres souriants.
Visite
à l'instituteur. Douze ans de séjour ici. Piètre opinion de
sa population, mi-rurale, mi-industrielle. Les champs fertiles
occupent à peine la moitié de la population, le reste s'occupe
de la bonneterie et cordonnerie à domicile dans ces maisons
basses alignées le long de la seule rue interminable.
Paresseux
et gourmands. Les enfants ? Peu intelligents. Il faut que la
discipline les pousse à l'étude et remplace l'énergie qui
leur fait défaut. "Les Espagnols ont laissé du sang
ici". La mairie (le secrétariat) fatigue plus
l'instituteur que sa classe.
Les
bons maîtres des promotions quittent l'enseignement. Le
personnel baisse, la valeur, la guerre aggravera la crise.
Pensée
:
"Vanité
de souhaiter une longue vie et de ne pas se soucier de bien
vivre". I, I.1.
Le
6 juillet - Berteaucourt.
J'achevais
ma toilette quand j'entends crier dans la rue : "ils vont
passer tout à l'heure".
Et
par la lucarne de mon grenier j'aperçois trois femmes, enfants,
soldats se diriger en hâte vers la sortie du village.
Je
me coiffe vivement, je prends l'appareil et j'arrive juste à
temps pour prendre dans de mauvaises conditions trois clichés
des prisonniers.
L'un
deux suit à quelques pas en arrière, visiblement fatigué. Je
lui dis :
-
Also, es geht nicht mehr ? (Alors ça ne va plus très fort
?)
-
Doch, es geht ganz gut, réplique-t-il, joyeux, das ist fertig
mit dem Krieg…(Si, si. Ça va vraiment bien. C'en est fini
de la guerre…)
Enfin
une lettre de C. qui s'éveille après un long assoupissement.
"J'étais comme si tout d'un coup un sommeil profond pesant
impossible à secouer s'était abattu sur moi. Je ne pouvais ni
penser, ni parler, ni rien éprouver : je me reposais, j'étais
neutre". Va pour la Neutralité - bien - j'accepte, j'aime
mieux ainsi que de vivre dans l'inquiétude continuelle.
Une
lettre aussi de Lotte avec nouvelles de mon Pierrot = Évocation
du pays avec sa fameuse et vieille "Chaussée
Brunehaut". Par une coïncidence bizarre, je trouve
aujourd'hui une explication de ce nom dans une petite histoire
de Picardie. Ces Chaussées Brunehaut sont le pendant des
Chemins de César franc-comtois. Ce sont d'anciennes voies
romaines des IIIème-IVème siècle, ici
remises en bon état par la reine Brunehaut d'où leur nom
actuel.
Étymologie
du Santerre : "Sanguis in terra", sang en terre, à
cause des luttes sanglantes qui s'y livrèrent… Effrayante
destinée de ce sol assoiffé de sang : c'est encore sur ce
plateau que se livre la grande bataille de la guerre actuelle.
Commencée le 1er juillet elle est à peine engagée, on n'en
saurait prévoir la fin…
J'ai
remarqué plusieurs fois le grand nombre de calvaires dressés
dans la plaine picarde dans un cadre de tilleuls presque à
chaque croisement des vieilles routes. Je lis dans l'histoire de
Thomas qu'aux VIème-VIIIème siècles
déjà on les avait multipliés en leur donnant le droit d'asile
comme aux chapelles, églises et monastères trop rares ou trop
distants pour tous les faibles à protéger.
22
heures.
Siméon
et Petit sont venus dîner avec nous.
Siméon
toujours "instituteur", "fouette-cul", selon
l'expression profonde de Ravenet.
Pédant,
onduleux, arriviste, mielleux… avec au fond la solide vertu de
l'application consciencieuse à la tâche.
Il
raconte comment il a eu l'habileté de se faire verser du 379ème
Infanterie à la 7ème Division de C.O.A.. Un modèle
de zèle et de manœuvre égoïste. Bordenet a pu trouver en lui
un compère : "la guerre m'a rendu égoïste", se
plait-il à dire pour excuser ou tenter d'excuser sa frousse
intense et son application à rester "embusqué".
Petit me raconte les bassesses de Siméon pour obtenir les
galons d'adjudant qui revenaient de droit à Petit.
Ces
instituteurs français ! J'en connais beaucoup ! Plus je les
connais et plus j'en connais, plus j'ancre mon opinion sur
l'ensemble. Une corporation appliquée, zélée même, à la
tâche prescrite, mais dans la mesure où leur zèle peut servir
à leurs avantages personnels ; en même temps un manque absolu
de fierté, je dirais même de propreté morale. Il est rare que
la flatterie, l'assouplissement des reins et des consciences
leur répugne. Il en est peu qui reculent devant l'emploi de la
flagornerie pour s'assurer des avantages honorifiques ou
matériels qu'il peuvent envier. Au fond, dans leur vie privée,
d'excellents époux, de bons pères de famille.
Petit
a toujours sa fougue et sa franchise habituelles. Assez
intelligent pour être roué, il a le tempérament trop violent,
trop primesautier et loyal pour soutenir ses manœuvres jusqu'au
bout.
De
Ravenet, il me dit qu'il est roué naturellement : il bourre le
crâne sans même s'en rendre compte tant c'est spontané, ou
passé dans le sang.
Ce
Ravenet quel type ! Dire que M. Pennelier le prenait pour un
saint père de famille et me tenait pour un coureur de jupons !
Il
est arrivé ici d'Harbonnières, il y a cinq jours à peine, une
belle petite réfugiée de seize ans. Blonde, nez au profil
grec, poitrine abondante, teint frais, appétissante. Ravenet
l'a déjà "repérée". Il sait où elle loge, j'ai
appris accidentellement son nom et son âge en causant avec
l'instituteur hier.
J'ai
fait allusion aux renseignements que j'avais trouvés ; aussi
hier soir, à 21 heures, Ravenet étais dans mon grenier à me
tourmenter pour savoir le nom de la fillette. Je ne voulais pas
le lui dire.
Aujourd'hui
j'ai lâché le nom, comme par inadvertance… "As-tu vu
Irène ? ", lui dis-je.
-
C'était bien la peine que tu en fasses un "plat" hier
de ce nom pour le dire si bêtement aujourd'hui, me fit-il.
Or,
deux heures plus tard, il avait déjà trouvé le joint pour
utiliser le "tuyau".
La
petite est venue en promenade - amont sur le bord de la Luce.
Ravenet s'engage aussi dans le même sentier. Elle est avec une
amie.
Elles
cueillent des myosotis. L'une se penche trop sur l'eau :
"tu vas te noyer", dit l'une.
-
Et Ravenet survenant : "j'espère que vous n'allez pas
faire cette bêtise-là sans moi…"
Voila
la conversation nouée.
Elle
: - Mais Monsieur vous êtes du 417ème. Je me
demande quand est-ce que je vous ai vu ?
-
Je vous ai aperçue hier au soir et votre physionomie m'a
tellement frappé que je me pose depuis vingt-quatre heures la
même question sans pouvoir y répondre.
-
N'êtes-vous pas venu à Harbonnières ?
-
Harbonnières ? Harbonnières ? Ah ! oui !
-
Oui, vous savez, le café, là, à la croisée des routes…
-
C'est ça. J'y suis ! (il n'a jamais vu le village)…Le café…Vous
êtes Mlle Irène ?…
-
Mais oui Monsieur ! Vous êtes venus chez nous ! Il me semblait
bien que je vous avais déjà vu. Vous me connaissez !
Et
l'effronté Ravenet qui n'avait jamais vu cette pauvre fille
triomphe à bon compte et soutient avec assurance qu'elle lui a
servi des Banyuls au café paternel à Harbonnières et il lui
fait raconter ce qu'il désire savoir, comment elle est venue
ici, chez qui, pour combien de temps, etc…
Et
ils se séparent avec une promesse de rendez-vous prochain pour
cette nuit ou pour demain.
Il
me rejoint pour me conter tout cela avec le reproche :
Si
tu avais donné son nom hier soir, j'aurais pu la faire
"rendre" déjà cet après-midi. Je gagnais
vingt-quatre heures d'avance ! (Car il l'avait déjà accostée
pendant la sieste) Et c'est lui le sage, moi le Don Juan !…
En
rentrant il va écrire avec cynisme à sa femme la carte
laconique et quotidienne :
"Je
vais bien et t'embrasse tendrement".
Revue
de détail :
En
tournée à la cuisine. Klöckner me dit : "vous êtes un
peu embêtant quelquefois, mon adjudant, mais au fond vous êtes
un bon type !"
Dolat,
la brute, l'ignorant a dans son sac un indicateur Chaix 1916
pour le retour ! Ça m'en bouche un coin.
Bureau
est un dégoûtant : sur son pantalon nous avons compté
vingt-six poux ! Et de beaux ! On pourrait leur mettre des
harnais tant ils sont gros ! Il ne tue pas les femelles, me dit
Papay ! c'est pas malin qu'il ne puisse s'en débarrasser…
Pensée
contre ce que je viens d'écrire :
"Quand
vous verriez votre frère commettre ouvertement une faute, même
une faute très grave, ne pensez pas cependant être meilleur
que lui ; car vous ignorez combien de temps vous persévérez
dans le bien." I, I.2.
Le
7 juillet - Petite marche. Longue
causerie avec le caporal Gouven sur les conditions du commerce
et de l'industrie en Tunisie. L'indéracinable plaie des
usuriers à laquelle les victimes tiennent presque autant que
les exploiteurs.
Disparition
du pressoir rudimentaire popularisé par la gravure
représentant un chameau sommairement attelé à une poutre
actionnant une roue en pierre.
Les
pressoirs à moteur sont presque partout.
Les
usines de Sousse pour le repressage des tourteaux d'olives =
huiles pour savon.
Les
Arabes, race fausse et vile par rapport à nos habitudes…
L'Arabe vendant la récolte de son voisin, ou bien la vendant
deux fois. Tous les marchés sont des prêts sur gages…
Bordenet arabophobe. L'Arabe hostile et roulant l'Européen à
toutes occasions : les chèvres amenées dans le jardin de
Bordenet quand il est en promenade, etc.
Les
arabophiles sont des intellectuels mal informés. Le dry-farming
inconnu à Sousse. J'en explique l'économie à Gouven.
Sur
la route d'Amiens une troupe de femmes est venue guetter le
passage des prisonniers boches.
Ayrolle
"chiné" par Ravenet pour avoir été surpris à
raconter à une femme les marches de Crèvecoeur auxquelles il
n'a point pris part…
Montdidier.
Charlemagne battit les Lombards, s'empara de leur roi, Didier,
l'envoya prisonnier dans le monastère de Corbie, et des
chroniqueurs prétendent qu'il fut transporté dans un des
domaines de cette abbaye qui à cause de lui s'appela Montdidier
et fut l'origine de la ville.
St-Riquier
dans le Panthéon fondé par Angilbert, gendre de Charlemagne,
comte abbé.
Charlemagne
y aurait célébré la fête de Pâques en 800 (voir mes notes
de Faculté sur St-Riquier).
Brusque
nouvelle : Hébrard vient de partir, versé au 51ème
d'Artillerie, 110ème Batterie à Guillaucourt…
Il
y a quelque temps à plusieurs reprises il nous avait lancé :
"Je
ne suis pas venu au front pour garder des éclopés : je me suis
engagé pour me battre et non pour être embusqué au P.D."
Nous
pensions que c'était une gasconnade de sa part et en même
temps une pierre dans notre jardin.
Disait-il
cela pour se vanter, se disculper d'être venu à l'abri après
un court séjour aux tranchées ? S'est-il dupé lui-même,
comme Tartarin ? Il ajoutait qu'il ne voulait pas rentrer sans
la croix de guerre…
Toujours
est-il que le 29 juin il adressait au Général une demande pour
être versé dans l'artillerie de tranchée : l'y voilà…A sa
grande joie et à notre stupéfaction. Je m'élevais toujours
contre les insinuations malveillantes de Bordenet ou d'autres
sur son compte ; ils soutenaient âprement que c'était par
esprit de lucre, pour accroître sa solde et sa retraite qu'il
s'était engagé à cinquante-deux ans dans l'infanterie et
qu'au fond, il n'était pas plus brave que ça, ni plus patriote
qu'un autre…
Je
soutenais avec énergie que cet homme resté fougueux comme à
vingt ans avait un grand mérite, qu'il était injuste de
rabaisser les mobiles de son bel et rare exemple. Ses actes
prouvent que je dois avoir raison, et que ses petits défauts :
pingrerie de méridional, étroitesse d'esprit et de vues du
"rempilé", violence espagnole ne sont pas à
rapprocher de sa vertu patriotique.
Il
est en pur métal solide d'autrefois. Il avait fait connaissance
avec la vie de tranchée, passé le début de l'hiver dans la
boue ; on l'envoie au P.D., poste de tout repos et de toute
sécurité, cela lui pèse comme un remords, et voyant qu'on l'y
oubliait, de sa propre initiative il retourne au danger, à la
vie rude et glorieuse, utile à la Patrie. C'est un type. Je le
dis, il vaut mieux que nous. Songeons à la pensée d'hier, et
à celle qui se connaît bien se méprise.
Le
8 juillet - Douches pour la
Compagnie.
Les
automobiles du Grand Vadon (?) au T.M. 485 reviennent de
la zone conquise.
Ils
rapportent des trophées. Fusils nouveau modèle, sabres,
casques, etc, etc.
L'un
deux même a une mitrailleuse.
Ci-contre
les autos au cantonnement de Berteaucourt sur la grand-route de
Moreuil à Amiens.
Les
journaux ont le parfum du vin chaud. Trois nouvelles riches de
promesses et d'espoir : les Russes arrêtés sur le Styr depuis
trois semaines par les contre-offensives austro-allemandes ont
eu le dernier mot et leur victoire se développe hardiment.
Les
Anglais ont lutté durement mais valeureusement contre la garde
prussienne. "Ils" ont fait donner la Garde ! …Signe
des temps.
Enfin
plus grande victoire encore de nos Alliés : ils ont mis Lloyd
George
au ministère de la Guerre. "The right man in the right
place"…
Les
Veinards, ces anglais, ils ont toujours eu et découvrent
constamment dans leurs crises graves, l'homme de la situation,
l'homme audacieux, l'homme de l'avenir : Pitt,
Gladstone,
Lloyd George… et leur mérite, celui qui révèle le grand
peuple qu'ils sont, c'est de le reconnaître cet homme et de lui
faire crédit, de lui accorder une confiance hardie…
Nous
sommes moins favorisés et moins sages.
Ravenet
à table raconte à Bordenet quelques souvenirs de Préfecture
sur un certain Savet, instituteur de la Haute-Saône, embusqué
de paix, embusqué en temps de guerre, fripouille en tout temps
et en tout lieu.
C'est
un récit typique des mœurs administratives de la Haute-Saône.
Ce
Savet bâtard d'un type "à pognon", a épousé une
fille de bonne famille qui le fait "cocu
consciencieusement", en quoi elle a raison, dit Ravenet,
car il ne se prive pas de courir de son côté. Je suis au
courant, dit-il, c'est ma cousine ou plutôt celle de ma femme…
Il
a fait les cent dix-neuf coups, continue Ravenet. Je ne sais
plus bien comment cela s'est emmanché mais en gros, c'est à
peu près ceci.
Il
a été nommé instituteur à Citey. A peine arrivé dans ce
pays où il n'y a que deux personnages, le curé et
l'instituteur, il s'est trouvé deux orphelins avec une certaine
fortune. Mon Savet réussit à se faire nommer tuteur des deux
enfants, un garçon et une jeune fille.
Je
ne sais comment il a administré les biens, mais il a été
accusé de détournement de titres. Il ne s'est pas contenté de
cela, il a "séduit la gosse" qui était fiancée à
un colonial.
Il
y a eu des lettres compromettantes, des tas d'histoires,
toujours est-il que sur lui pesait une accusation de
détournement de mineure et de titres.
J'étais
à ce moment à la Préfecture, j'avais le dossier en main, j'ai
réussi à le sauver. J'ai pu détourner l'attention du Préfet
qui ne signait en somme que ce que je lui préparais.
L'histoire
a pu être étouffée ; mieux que ça, on l'a bombardé dans un
chef-lieu de canton, à Fresnes pour le sortir de Citey où il
ne pouvait plus rester…
Sans
commentaires.
"Le
Commissaire d'inspection académique, Loos. Il a enfilé toutes
les institutrices de la Haute-Saône qui ont voulu de
l'avancement", phrase textuelle de Ravenet.
On
se récriait. Ravenet justifie son assertion par ces détails :
nos bureaux étaient voisins. J'entrais chez lui presque sans
frapper. Aussi que de fois je l'ai surpris avec une jolie
institutrice dans son fauteuil… Et Ravenet complète sa
pensée par son geste obscène et familier.
Ravenet
cherre un peu. C'est son habitude, mais que de vrai ignoble il y
a dans ses récits administratifs où il ne sent même plus ce
qu'il y a d'écœurant tant son âme est polluée.
Est-ce
qu'en rentrant les Français toléreront ces mœurs infâmes et
avilissantes de leurs administrations où le fruit pourri de la
politique gangrène jusqu'aux administrés ?
Sur
notre administration et la réforme administrative voir un
article de Polochon dans l'Oeuvre du 7/7/16.
21
heures. Pensée du soir. Coïncidence bizarre. C'est une
réplique et une conclusion au récit de Ravenet.
"Hélas,
nous croyons et nous disons plus facilement des autres le mal
que le bien, tant nous sommes faibles.
C'est
une grande sagesse de ne pas croire indistinctement tout ce que
les hommes disent, et ce qu'on a entendu ou cru ne point
aussitôt aller le rapporter aux autres". I, 1.3.
Problème
diplomatique sur la question autrichienne.
Deux
thèses en présence - deux parties, deux courants.
Les
vieux, ceux des clichés historiques, partent de ce principe :
"Si
l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer". Et ils
songent que l'habileté suprême serait de détacher l'Autriche
de l'Allemagne, de la ménager, très, très… contre la
Prusse=Politique de Choiseul, de… Talleyrand - gaffe de
Napoléon III.
Les
jeunes soutiennent que l'Autriche n'existe plus, qu'elle est
soudée en fait à la Prusse, il n'y manque qu'une rectification
d'étiquette. Et rien, ni révolution, ni défaite ne peuvent
dissocier le bloc germanique. Tout ce qu'on peut faire c'est
d'en détacher les éléments slaves qui actuellement, malgré
eux, le renforcent - ou en détacher à grands coups : les
Tchèques, les Roumains, les Serbo-croates - orienter ceux-ci
vers le monde russe ; à la vague germanique opposer la digue
slave pour barrer le rêve Hambourg - Golfe Persique.
Je
crois que ceux-ci sont mieux informés des conditions
géographiques et ethniques actuelles, qu'ils ont une vue plus
nette des réalités du présent, une idée plus juste de
l'avenir et que la solution qu'ils proposent est plus sage que
celle des autres, encore englués dans la mélasse de leurs
pédants souvenirs historiques.
Le
9 juillet - Berteaucourt.
L'église
est bondée. Puissance étonnante de la religion, même
lorsqu'elle est morte en apparence : il y a dans cette église
des hommes qui y viennent spontanément, qui ont presque besoin
d'y venir, alors que dans la vie civile ils ignoraient
l'église, ou la fuyaient, ou l'attaquaient.
Ainsi,
Ravenet, secrétaire particulier d'un Préfet anticlérical,
forcément plus anticlérical que son maître, Ravenet, un
sceptique, une âme sèche desséchée par la noce et la
politique, vient aujourd'hui à la messe ; c'est lui qui m'y
emmène à présent…
De
même Dôle, un instituteur laïque, et un "pur" si
j'en juge par quelques échappées, lui aussi retrouve le chemin
de l'église et sans contrainte aucune. Ici il n'y a ni
pression, ni récompense ou faveur de la religion : une
neutralité absolue, surtout une grande indépendance. Aussi, se
retrouvant avec eux-mêmes sans le harnais d'une opinion
publique, ils quittent la grande route officielle et prennent le
sentier silencieux des chapelles.
De
bonnes âmes de culture laïque ont préconisé l'organisation
de fêtes civiles pour retenir le paysan à la campagne !…
Pauvres ! Les échecs les plus piteux ont toujours suivi les
tentatives les plus actives ou les plus généreuses dans cet
ordre d'idées.
Un
point est pourtant incontestable : la vie des paysans sceptiques
est affreusement morne et il est absolument nécessaire d'y
apporter quelques récréations. Oui, c'est vrai et c'est
urgent. Mais pourquoi avoir systématiquement pourchassé,
décrié, supprimé la récréation reposante par excellence :
la fête religieuse.
Seul,
le dimanche religieux pouvait apporter à l'âpre paysan dans sa
tâche obstinée et dure une halte nécessaire, réparatrice et
moralement féconde.
Vous
avez ôté la foi au paysan, et maintenant il n'y a plus rien
qui l'arrache à son travail toujours inachevé : il ne connaît
plus le repos, il est harassé d'un bout de l'année à l'autre,
et peu à peu il se répand dans toute la population rurale un
immense dégoût de cette vie sans joie et sans vacances, elle
n'ambitionne plus que des "places" où l'on a
"bon temps" où l'on est "propre" où l'on a
des loisirs ou des vacances et un gain assuré.
D'où
la désertion des campagnes.
Ah
! La belle et saine chose que l'obligation à la messe du
dimanche : c'était l'interruption forcée du travail écrasant
; l'étreinte exigeante de la terre se desserrait pour quelques
heures, c'était la toilette obligatoire à ces hommes toujours
sales, et pour les femmes toujours sans élégance un moment
assuré au plaisir d'être belles et charmantes ; c'était la
détente vers le ciel de ces âmes attachées aux inquiétudes
de la terre ensemencée ; bon gré, mal gré, la messe rappelait
que toute la vie n'est pas dans la boue, même fertile, la messe
rapprochait les âmes de la vie morale, et imprimait aux
égoïstes la fraternité paroissiale…
Maintenant,
la vie champêtre n'a plus que le sombre reflet des sillons
gluants et des chemins défoncés où chacun peine et ahane pour
son propre compte en poussant des jurons.
En
dix ans de vie dans religion, les coutumes les plus anciennes
qui faisaient le charme de la vie sociale au village sont
tombées en désuétude.
La
jalousie, l'hostilité, l'égoïsme féroce ont poussé comme du
chiendent. Plus de fête patronale, plus de fêtes de famille
entre familles parentes, plus d'invitation à goûter le vin
nouveau, le boudin ou la brioche ; plus d'œufs de Pâques, plus
de teillage, de filage ou de veillées entre voisins, plus
d'entraide…
Chacun
pour soi. Les jeunes ne vont même plus "voir" les
jeunes filles, plus de chansons patoises, plus de danses
rustiques, plus de "mais" ni d'aubades, plus de jeux
de quilles ou de barres.
Les
garçons sautent sur un vélo et vont se salir vers les
hétaïres des cafés-concerts ou des lupanars de la ville
voisine. Les jeunes filles ne font plus de toilette ou en font
trop.
Et
je persiste à croire dur comme le roc que la disparition de la
vie religieuse est la cause principale - pas la seule
assurément, mais la plus importante - du dégoût que les
paysans ont maintenant pour la vie rurale et par suite de la
désertion des campagnes par les garçons et par les filles.
Après
les vêpres, j'ai photographié le bedeau dans son bel uniforme
"qui vient de la Chambre des Députés", m'a-t-il dit
avec orgueil.
Ensuite
Ravenet en chasse "a levé" la petite évacuée de
Harbonnières avec une compagne.
Je
devais aller photographier le moulin à vent sur la colline,
comme les "poules"
se dirigeaient en sens opposé il a fallu orienter la promenade
à leur piste, les rejoindre et charger l'appareil de leurs
silhouettes plus modernes que celle du vieux moulin en ruine.
Nous
allons à travers les blés, ces dindes confondent le seigle
avec l'orge, le blé et l'avoine… Et ce sont des filles qui
ont grandi à la campagne.
Ravenet
veut leur faire suivre le sentier le long de la Luce. Au passage
à niveau de Thisy il y a un gendarme et une auberge ; le
gendarme fait rebrousser chemin mais l'auberge est accueillante.
Ravenet et moi entrons ; pendant que les deux demoiselles
parlementent avec le gendarme et causent avec la
garde-barrière, l'hôtesse nous sert un vermouth, les jeunes
vertus reviennent, passent devant la porte. Ravenet les guette,
les rejoint, les arrête et les invite à se rafraîchir.
L'hôtesse sur le pas de la porte rentre quand elle les voit
venir et me fait une petite menace d'intelligence avec son index
: "deux bandits ! ", me dit-elle. On commande deux
groseilles eau de Seltz, mais la plus âgée, prudente se
défend de boire, de s'asseoir et de boire avec deux soldats
dans la salle commune : vous avez une salle plus tranquille ?
demande-t-elle en même temps que Ravenet. L'hôtesse qui a cru
comprendre s'empresse de dire : mais oui, venez. Chacun prend
son verre, la carafe, les paquets, les bouquets de bleuets et
coquelicots et suit la vieille. On traverse la grande salle,
puis une petite salle à manger, puis une autre pièce. La
commère ouvre une porte et s'efface ; la jeune réfugiée - de
seize ans - pénètre, l'autre la suit, mais à peine a-t-elle
mis le pied sur le pas de la porte qu'elle fait un brusque
mouvement en arrière en disant : "Ah ! Non, je n'entre pas
là".
Chacun
reste interloqué, Ravenet s'avance, jette un coup d'œil
pendant que les autres retournent vers la première salle à
manger où nous buvons tranquillement nos petits verres, non
sans que l'aînée dise en s'asseyant qu'elle sait trop bien son
métier. Moi qui fermait la marche, je n'avais rien vu. Dès que
les jeunes filles sortent en nous précédant, je demande à
Ravenet :
-
Qu'y avait-il donc d'anormal dans cette chambre qu'elle a bondi
en arrière ?
-
Je te crois, il n'y avait pas de table, mais un lit découvert,
une table de toilette, un bidet et un canapé : tout le tralala.
L'hôtellerie
n'est pas restée routinière en Picardie… Hélas.
-
Qu'est-ce que je t'amène à faire, mon vieux, fit Ravenet quand
nous fûmes seuls.
-
Tu me feras passer par toutes les dégradations, lui dis-je en
rentrant au village, tandis que les deux demoiselles regagnaient
la rue par un sentier discret à travers les blés pour ne pas
"s'attirer de coups de langue" et ne pas "se
compromettre"…
21
heures.
La
fermière qui nous loge vient d'avoir une altercation avec le
caporal Morel au sujet d'un cheval pris dans sa longe.
Elle
soutient que les hommes épouvantaient le cheval. Morel soutient
qu'il gesticulait pour le faire dépêtrer.
Du
malentendu on est passé aux injures. Morel a osé dire :
"dans ce pays-ci, il n'y avait que des tas de Boches"…
Elle est venue m'appeler pour intervenir. Que faire ?
Si
je fais mon rapport Morel sentira le prix du silence et de la
politesse.
Ferai-je
glisser encore cette tuile à côté ?
Voilà
déjà trois mois qu'à tout instant j'ai à intervenir pour
excuser ou justifier ou atténuer les fautes de ce petit
caporal.
Chacun
l'a en très maigre estime. "Petit voyou, "petit
fourbe", "petit révolté", c'est les épithètes
que tous les sous-officiers et l'officier attachent à sa tête.
Moi
j'ai persisté jusqu'ici à le classer comme "gamin".
Peu
à peu je finis par le trouver rebelle et violent et paresseux.
Dimanche
dernier déjà en remerciement de mon indulgence habituelle, il
m'avait préparé avec une effronterie rare une revue d'armes.
Effronterie que j'ai peut-être eu le tort d'enregistrer sous le
titre étourderie, et punie d'une simple semonce.
Que
faire. Je verrai demain.
Le
10 juillet - Berteaucourt.
Installation d'un P.P. sur les bords de la Luce. La plupart des
hommes ne savent pas ce que c'est qu'un réseau d'avant-postes.
Je suis obligé de refaire une théorie pour rappeler les
notions essentielles, avec croquis sur la table.
Nos
troupes avancent et atteignent les faubourgs de Péronne…
Les
Russes continuent la série de leurs prodigieuses victoires qui
n'ont d'égales que leurs effrayantes défaites de l'an passé.
Peuple immense, peuple inépuisable. Ils sont grands !
Une
lettre de Louis avec la photo ci-jointe : un convoi
"d'évacués turcs".
Soirée
exquise. Le crépuscule a versé de l'or sur la plaine où les
blés commencent à jaunir. Le ciel suave est sillonné d'avions
français tandis que l'horizon est jalonné par nos ballons.
Finies, les insolentes excursions des "Taubes"
sinistres au-dessus de nos lignes, et les hideuses saucisses
sont évanouies. D'ailleurs, ici, en Picardie on a envoyé tous
les "as" de l'air. A nous messieurs les Boches, l'azur
et l'avenir. La terre, vous ne l'aurez plus longtemps encore.
Hâtez-vous, vous ne l'emporterez pas…
Le
Sénat en a fini avec les séances secrètes. Ordre du jour de
confiance à Briand à l'unanimité moins sept voix (dont
Clemenceau).
Le
succès est beau pour le Charmeur de serpents… Nous n'aurons
pas de révolution politique pendant la guerre. D'ailleurs, les
Dieux sont avec les vainqueurs et je crois bien qu'ils viennent
de rendre leur visite de bienvenue à la France après leur
long, très long séjour am Rheinland.
Ils
n'auront pas Verdun ! Quel affront à leur orgueil. Pour la
première fois ces jours-ci j'en ai la conviction. La situation
en Pologne est angoissante pour eux, en Picardie elle est
inquiétante. Où trouveraient-ils l'aveugle énergie sauvage
qu'il faudrait pour enlever la dernière barrière devant la
ville symbole. Verdun ! Oh ! La prestigieuse page d'histoire.
Verdun sera la ville sainte de la France nouvelle…
Souvent,
je songe au siège de Metz où Charles Quint est venu épuiser
les dernières vagues de son ambitieuse marée germanique…
François
de Guise - Pétain.
Metz
- Verdun.
La
brutale Germanie et la déconcertante France toujours jeune…
Quels rapprochements. Quels chocs, quelle étonnante histoire.
Pensée
du soir : "La paix est le partage de l'homme fervent et
spirituel". I, I, 6.
Le
11 juillet - Manchette de l'Oeuvre
:
Leurs
Calomnies :
"Les
Anglais sont décidés à ne rien faire et à économiser autant
que possible leurs hommes, afin d'être en pleine possession de
leurs forces au moment de la paix".
Ainsi
parle aux journalistes boches, le représentant de Guillaume.
Et
dire qu'un grand nombre de Français, gens du peuple ignorants
primaires à courte vue, ou intellectuels aveuglés qui
acceptent plus crédulement que les Boches cette niaiserie.
Brethes
le cordonnier, Dôle l'instituteur, M. Pennelier l'avocat,
croient ou craignent plus ou moins obscurément et plus ou moins
bêtement que cette calomnie est fondée sur quelque chose de
réel :
"Les
Anglais nous ont toujours roulés".
"Les
Anglais ont toujours été nos ennemis".
Les
Anglais, s'ils avaient voulu nous auraient aidés plus tôt…
Et
Dôle va jusqu'à craindre qu'ils ne veuillent abandonner les
positions du continent qu'ils occupent ! C'est bête à pleurer.
Ils ne saisissent pas le réalisme de la lutte. Ils en sont à
croire que les peuples se ruent les uns contre les autres par
fantaisie capricieuse ou par l'ambition d'un seul homme. Ils
n'ont pas conscience des forces économiques et des aspirations
nationales en continuelle évolution. Ils ne soupçonnent pas
que des hommes comme Pitt, Lloyd George, voient nettement ces
choses ignorées d'eux, que la nation anglaise en a conscience
et qu'elle a engagé un duel à mort…
Un
sous-marin allemand a réussi à traverser l'Atlantique.
En quinze jours il est allé d'Allemagne à Baltimore.
La
navigation sous-marine et l'aviation devront une fière
chandelle à la guerre.
Les
destructions irréparables :
Le
lieutenant Carcopino
Le
lieutenant d'artillerie Carcopino, qui a été tué le
21 juin, n'avait pas vingt-deux ans, et un magnifique
avenir scientifique s'ouvrait devant lui. Au concours de
1913, il avait été reçu premier à l'École normale
supérieure, dans la section des sciences. La même
année, il se présentait à l'École polytechnique et y
entrait également premier avec le nombre extraordinaire
de 2.132 points sur un maximum de 2.420. Il se maintint
toujours premier au classement jusqu'à la fin de sa
première école. Au moment de la mobilisation, il fut
affecté au 2ème régiment d'artillerie.
C'est
une belle intelligence qui disparaît.
|
C'est
faucher les blés en herbe…
Les
foules n'accepteraient jamais qu'on dispense, en droit du
service militaire de tels hommes. Les démocraties ont de ces
ruineuses exigences. Et pourtant… Mille personnages influents
manœuvrent pour mettre des cancres à l'abri du danger.
Le
12 juillet - Berteaucourt.
Manchettes
de "l'Oeuvre" :
Du
9/7 Profits de guerre :
Aciéries
de Firminy.
Capital
: 9 millions.
Bénéfice
: 8576000 francs.
Journal
Officiel du 8 juin, page 1293.
Du
6/7 En travaillant pour l'armée la Maison Peugeot a fait l'an
dernier 35 millions de bénéfices bruts.
Et
la maison de Dion ?
"Les
fournisseurs des armées sont des sangsues de l'État dignes des
galères".Vauban à Louis XIV.
En
1716 Crozat, fournisseur, pour échapper à l'enquête de la
Chambre ardente, restitua spontanément 7000000 de livres soit
valeur actuelle 28000000 de francs.
Samuel
Bernard, munitionnaire aussi, par la même générosité
prudente verse au Trésor 9000000 de livres soit environ 36
millions de francs.
Les
fortunes de Danton, de Barras, de Tallien ont même origine.
Richelieu
avait envoyé les "commissaires départis" aux armées
pour limiter les exploits et les appétits des mêmes
munitionnaires. Continuel changement d'étiquette, et permanence
des mêmes abus, dans l'éternité du même vice.
Pendant
le dîner un motocycliste apporte l'ordre de mouvement : départ
demain à cinq heures pour Guillaucourt.
Soirée
à préparer la cantine.
Le
13 juillet - 4 heures du matin.
Berteaucourt.
Nous
partons en auto. Le groupe de TM va charger des obus en gare de
… Elle nous transporte en s'y rendant.
Le
réveil a été fixé à 2 heures 30 en vue d'un départ à 4
heures - Dans la nuit, l'heure du départ est reportée à 5
heure 30 - le cycliste avertit vaguement le caporal de jour, qui
ne prévient personne du changement d'horaire. Tout le monde se
lève à 2 heures 30, sauf le lieutenant, le cycliste et le
caporal de jour…
La
voie hiérarchique a du bon quelquefois. M. Corbin ne la
"fréquente" guère…
M.
Pennelier avait la langue et la plume faciles : c'était un
avocat français. M. Corbin forme un parfait contraste avec lui
: c'est un sous-officier "rempilé". Il observe une
réserve en paroles et en écrits qui dénote chez lui au moins
la conscience de son incompétence ou de son impréparation au
rôle d'officier soudainement survenu dans sa carrière. Il ne
prononce pas dix phrases dans la journée. Il en écrit encore
moins, et c'est encore trop pour la protection de son ignorance.
Dans
un tout petit passage d'un rapport journalier relatif à une
marche et à l'itinéraire du lendemain on peut relever quatre
fautes de français…
Et
hier, parlant de l'argent dont dispose la coopérative, il
assura qu'il fallait "la" dépenser…
Pour
rédiger une simple note, il lui faut au moins deux brouillons.
Il a l'accouchement pénible. Aussi ne doit-on pas mal
interpréter son laconisme, sa réserve. Ce n'est pas de la
froideur, mais de la prudence. Du moins c'est l'opinion que j'en
ai jusqu'à aujourd'hui.
Autre
trait de caractère.
Montagnon
vient de venir me voir. C'est lui le caporal de jour. C'est un
vieux camarade et compagnon de guerre depuis le premier jour de
la campagne. Ce petit franc-comtois est d'une franchise, d'une
conscience éprouvées… Il me rend compte - après un léger
reproche de ma part - qu'il n'a pas entendu le cycliste cette
nuit, mais que la communication a été faite non pas à lui
mais au sergent…
Ainsi
Bergay pour esquiver la responsabilité de sa flemme, de son
manque de prévenance ou de zèle rejette la faute sur un
subordonné…
La
bravoure morale est une chose difficile et rare.
Le
13 juillet - Guillaucourt.
Les
autos nous déposent en gare de Wiencourt après nous avoir
gavés de poussière.
En
passant à Marcelcave, tableau magnifique saisi au passage.
Au
détour d'un pont, la route large avait trois flots de voitures
: deux rangées de camions haletants en direction inverse - de
chaque côté de la route, au milieu, avançant tant bien que
mal, piétons, cavaliers, fourgons, chariots de parc - or la
route à cet endroit longe le quai de la gare ferrée
transformée en quai de débarquement. Des wagons de ballast se
vidaient dans les lourdes autos à gaz pauvre du service routier
- et des prisonniers boches remuaient à la pelle les silex, sur
l'autre côté, la route est bordée par un dépôt de matériel
du génie :
poutres, tôles, fers, caisses, etc, etc., donnaient le
sentiment de la richesse et de l'énergie entassées là pour l'œuvre
de mort. On se sentait comme emporté dans un fleuve de fer et
de bruit. Enfin la perspective de la route était fermée par
une usine à moitié détruite dont la grande cheminée se
dresse sectionnée par un obus. Un moignon qui menace le ciel
gris. Toute la colère de ce bruit et de ce matériel de guerre
semble crier par le trou noir au sommet de la tour écarlate.
Un
groupe de prisonniers passe dans les cantonnements pour ramasser
les épaves.
Dans
la vieille paille des milliers de puces et de totos (voir photo
du 19/7).
Au
rapport pour demain 14 juillet.
Jour
de Fête Nationale, le lieutenant prescrit une pause
d'instruction de tir, une pause d'école de section et une
théorie sur les marques extérieures de respect.
C'est
ainsi qu'on célébrera la fête de la République, et qu'on
préparera au sacrifice les futures vagues d'assaut.
"Amour
sacré de la Patrie"…
C'est
ainsi qu'il en comprend le culte, sous le prétexte que ceux qui
se battent n'ont pas le loisir de se réjouir, même ce jour
là. C'est une opinion et une conception.
Il
est vrai qu'elles sont le privilège des esprits de rempilés.
Il faut être bouché à l'émeri pour ne pas se rendre compte
de l'effet déplorable que cette malencontreuse théorie
produira. Il est à présumer qu'il ne se sent pas l'étoffe
pour organiser une fête plus vivante. Et c'est plus simple de
lire une page du règlement que de déclamer un hymne ou chanter
un beau refrain, ou faire une allocution.
En
gare de Wiencourt, le dépôt d'obus monstres.
Rencontré
Léon Viret, il a déjeuné avec nous. Il est en pleine
bataille, que Dieu le garde, dans l'enfer des premières lignes.
Nous
avons cinq rangées de 75 qui anéantissent les défenses
allemandes.
Le
14 juillet - Les troupes ont des
suppléments de vivres succulents, sauf notre Compagnie, par le
manque de débrouillardise du lieutenant.
Nous
avons passé en subsistance du 352ème au 136ème
Territorial le jour de la distribution. Il ne sait pas réclamer
quand il a convois et sous-intendance à côté de nous.
Je
cours en gare - Il m'envoie également au parc du Génie sans
précisions ni indications pour toucher du matériel de
cantonnement.
"Un
bon" à la noix de coco".
Le
cantonnement avec ses légions de puces. Talmite a les bras
comme une plaie.
Déjeuner
sans cachet.
Bergay
offre une bouteille de Château-Eyquem. Il me fait lire la
dernière lettre de sa "petite". Une malheureuse
institutrice éprise douloureusement d'un "gamin".
Une
seule maison a un drapeau. C'est la seule marque extérieure de
fête nationale. Il est vrai que les salves d'artillerie
remplacent bien les oriflammes. La canonnade est inouïe.
Notre
division attaque demain. C'est son baptême de bataille - pour
les deux jeunes régiments tout au moins - 404 - 417ème.
Un
postier raconte que le colon du 417 a dit en dernier conseil :
"je réponds de mon régiment, il marchera si j'en donne
l'ordre, mais je vous préviens que je ne le donnerai que si
j'ai une préparation d'artillerie parfaite".
Je
croyais bien qu'on nous inviterait à la fête, Ravenet et moi,
et les autres C.O.A.. Nous servirons à boucher les trous. A
moins qu'on ne nous ait totalement oubliés.
Ce
ne serait pas impossible, car il paraît qu'hier la Division a
téléphoné à notre corps nourricier pour savoir où nous
étions cantonnés !… Elle nous avait perdus !
Les
hommes éméchés sont très peu nombreux, il n'y a d'ailleurs
pas grande vertu à rester de sang-froid. Il n'y a que le pinard
réglementaire pour calmer la soif patriotique et républicaine
; tous les bistros - et Dieu sait combien il y en a - sont à
sec.
Nous
trouvons cependant du Château-Eyquem à volonté à quatre
francs la bouteille. Ravenet qui est en goût de bombe, veut se
revancher envers Bergay. Me voilà contraint de faire de même.
Nous rentrons au cantonnement avec deux bouteilles qui ne font
qu'exciter à boire. Ravenet et Bergay font des paris - de tenir
le coup du verre - et voici deux nouvelles bouteilles, puis une
autre… Ils fument, ils gesticulent, ils bavardent. Cela me
saoule plus que leur vin. Je me couche. Ils continuent à boire.
Ravenet en a assez, il se couche aussi. Bergay lui, est lancé
pour de bon. Il ne veut pas se coucher. Il agace Ravenet qui se
fâche et leur beuverie se termine par un combat à coups de
poing. Ravenet chasse Bergay comme on chasse un laquais ou un
intrus.
"Le
vin ne change pas l'homme, il le montre", me répétait
Pigelin autrefois.
Nous
avons fait un tour avant l'appel du soir jusqu'au camp de
prisonniers.
Ce
ne sont pas de merveilleux échantillons de la race germanique
qu'ils nous ont laissés là. Des enfants de dix-neuf, vingt
ans, avec la mine pâlotte et minable qu'ont les jeunes gens
blonds mal bâtis gardent jusqu'à trente ans avant d'avoir
l'air viril.
Beaucoup
sont de pauvres petits êtres chétifs, de un mètre cinquante
à un mètre soixante, des sous-produits de leurs grandes
villes. Ils nous raillaient avec notre natalité diminuée de
faire des soldats avec toutes nos raclures. Il me semble qu'eux
aussi ont gratté fort le fond de leur chaudière pour arrêter
notre riposte.
Ceux-ci
ont été pris à Asservillers et étaient venus de Verdun dans
ce secteur-ci pour être au repos… Ils ont réussi cette fois.
Après
le rapport, promenade dans les blés avec le lieutenant. Il
reste obstinément discret. Cache-t-il des ressources
insoupçonnées ou est-ce le silence du désert dans son cerveau
aride ?
Rencontré
mon camarade Collot de l'ambulance 1/85.
Le
ciel est en feu et l'horizon sonne comme une danse de
ferrailles. Jamais la République n'eut semblable feu
d'artifice.
Le
15 juillet - Guillaucourt. Il y a
de beaux champs de betteraves qui meurent sous les herbes
parasites. Un binage sauverait des fortunes. Il manque des bras.
Oui, mais ce matin je conduisais soixante-dix hommes dans un
beau champ abandonné où je les ai abrutis à faire des
"à droite par quatre"… Qu'ils auraient été plus
utiles et plus joyeux dans le champ de betteraves.
Au-dessus
de nous, six avions boches ont passé, lançant une bombe
inoffensive. L'on-dit s'est aussitôt répandu que nos aviateurs
avaient fêté le 14 juillet et que ce matin personne n'était
à son poste pour barrer la route aux visiteurs.
Après
déjeuner, nous sommes allés visiter le camp de prisonniers où
la Compagnie doit prendre la garde cette nuit. Un champ, trois
rangées de fils de fer barbelés, des passages à coude
brusque, un grand baraquement au centre. Divers écriteaux.
Devant l'écriteau "entrée" une sentinelle.
-
C'est vous qui êtes de garde au camp de prisonniers ?
-
Oui. - Il y en a beaucoup ? Ils sont là-dedans ? fis-je en
désignant le hangar.
-
Il n'y en a pas.
-
Il n'y en a pas ?
-
Non, il y en a eu, mais il n'y en a plus.
-
Alors qu'est-ce que vous faites là ?
-
Je ne sais pas.
-
Où est le chef de poste ?
-
Là-bas. Nous entrons : dix hommes, trois gendarmes, un sergent,
ronflaient sur la paille.
Personne
ne savait ce qu'il faisait là. Ils étaient de garde au camp,
ordre de la place, voilà tout !
Et
je suppose toute la trame de la cocasse histoire.
Lorsqu'il
arriva des prisonniers, la Place dut désigner une escouade de
service. Dix hommes et un caporal pour ce jour-là et les jours
suivants.
Un
scribe quelconque en prit note. Tous les jours une Compagnie
stationnée à Guillaucourt doit fournir un détachement de
garde au camp. Donc tous les jours le scribe glisse la note au
rapport. Les prisonniers ont été évacués. Qu'importe. Dix
hommes et un caporal sont désignés. Dix hommes et un caporal
viennent consciencieusement prendre les consignes et gardent les
fils de fer barbelés.
Il
n'y a pas de raison pour que la plaisanterie cesse.
Et
les betteraves meurent dans les herbes faute de bras…
Demain
la Division attaquera.
Pensée
: "les portes de la Mort sont aussi les portes de la
Vie".
Le
14 juillet paraît avoir été une fête presque religieuse à
Paris. La communion émue des Alliés et des neutres.
20
heures. "Un beau visage est le plus beau de tous les
spectacles, et l'harmonie la plus douce est le son de la voix de
celle qu'on aime". La Bruyère.
Les
Anglais ont bien fêté le 14 juillet par la délivrance de
trois villages.
Le
16 juillet - 4 heures du matin. La
canonnade s'exaspère au point qu'il est impossible de dormir.
Un ouragan d'explosions formidables secoue la région toute
entière. La maisonnette en torchis tremble sur un sol
ébranlé. Mon Dieu, pitié pour les malheureux qui reçoivent
ou attendent la mort dans cet enfer.
10
heures. Les blessés du régiment arrivent à l'ambulance 1/85.
Quelques-uns sont affreusement déchiquetés ? A l'un deux il
manque le bassin : un drain écoule les déjections dans un seau…
Un
autre a le visage ravagé par une brûlure.
Promenade
avec Collot vers la gare où l'on charge sur des trucs (?)
les pièces prises par le Corps colonial.
Nègres
et prisonniers déchargent le ballast.
Au
retour, lettre de M. Guiraud ; une autre de Sauvageonne avec une
bruyère.
20
heures. M. Pennelier est venu nous rendre visite. Il a eu la
gentillesse de dîner avec ses anciens sous-officiers. Hébrard
s'est trouvé là pour le café et l'ancienne popote s'est
retrouvée au complet pour quelques minutes. Sa chaude et
débordante sympathie animait à nouveau la table. Quel homme !
Quelle flamme auprès de la lueur falote de M. Corbin…
Le
17 juillet - Guillaucourt. Nouvelle
corvée de lavage aux sources de la Luce. Le vallon est toujours
aussi coquet. Il devait être intime autrefois. Aujourd'hui le
grouillement de troupes, de chevaux, de matériel lui donne un
cachet d'un pittoresque qu'il n'attendait pas lorsque la paix
lui laissait le charme de sa verdure, de ses eaux, de son
silence.
Maintenant
les pistes, les voies, le sillonnent en tous sens. Le long des
talus, d'énormes dépôts de munitions se dissimulent sous des
toiles camouflées. Les abris, les tentes se pressent entre les
allées de peupliers. La plupart de ceux-ci servent de piquets
d'attache aux chevaux pressés en longues lignes frémissantes.
Les pauvres bêtes jouent des pieds sur leurs voisines et des
dents sur les troncs tailladés, changés en piliers blancs
jusqu'à deux mètres cinquante au-dessus du sol.
Et
puis partout les immondices et les débris odieux que les
soldats sèment sur leur passage.
Ces
jours-ci on a l'impression qu'une grande force nouvelle est
entrée en ligne : la grande armée anglaise. Elle semble avoir
porté un rude coup aux deuxièmes lignes allemandes le 14 - 15
juillet.
On
signale des troupes russes en Champagne et le bruit court qu'ils
se prépare là-bas quelque chose de grand.
Rencontré
Léon Viret à nouveau.
Hébrard
m'apporte des tranchées boches un livre suggestif :
"Hygiene des Geschlechtsleben", (Hygiène de la vie
sexuelle) par Prof. M. Gruber, Stuttgart.
A
la table des matières je vois :
Kapitel:
Künstliche Verhinderung der Befruchtung. Kapitel Verirrungen
der Geschlechtstriebe. (Chapitre : moyens contraceptifs.
Chapitre : errances de la sexualité.)
Cela
promet. Tiens, il n'y aurait pas qu'en France que s'étendrait
la pourriture.
J'ai
eu tort. Je viens de lire la préface et quelques-uns des
chapitres qui semblaient les plus scabreux : l'ouvrage est d'une
inspiration et d'une composition très morale, quelque chose
comme l'ouvrage "Hygiène et morale" du Dr Good en
français. Livre à l'usage des jeunes gens. Les éclairer pour
les empêcher de se pervertir ou de s'estropier ou de se
corrompre physiquement et moralement.
Après
le repas du soir, je suis allé avec Ravenet jusqu'à
Harbonnières. La petite évacuée l'attirait ; moi je songeait
que Maurice, le 27 août 1914, était en poste d'observateur au
sommet du clocher. Je tenais à voir cette église, ce souvenir
triste.
L'église
sous la protection de St-Martin a été bâtie en 1690. Elle est
d'une élégance rare dans les campagnes. Elle n'a pas souffert
de la guerre. Seulement ce soir elle était transformée en
poste de secours et j'y ai murmuré un De Profundis troublé par
le va-et-vient des infirmiers autour de quelques blessés.
Le
18 juillet - Guillaucourt.
Pensée
: "je voudrais souvent m'être tu et ne point m'être
trouvé avec les hommes". I, I,10.
Encore
une lettre de Mme R.
"Cela
vous ennuie que je vous écrive souvent", demande-t-elle,
taquine. Hélas, elle ne sait pas combien sa boutade est vraie.
Bizarre
tentative par correspondance ! Elle arrive par des nuances
insensibles et si bien assorties qu'on les dirait savantes à
transformer une larme en une source amoureuse, puis cette source
s'enrichit peu à peu et semble devenir le grand fleuve qui
porte la barque d'une longue vie harmonieuse.
Elle
aurait dit à Mme Colin qu'elle attendait la fin de la guerre
pour être mon épouse. Grands dieux c'est pis que Perrette
allant au marché !
Mon
tort est peut-être de ne pas répondre à ses lettres, de ne
pas mettre un frein à cette marée amoureuse…
Oui,
ce serait l'épouse idéale, si elle était jeune fille, si elle
avait vingt-cinq ans, si elle n'avait pas une fillette qui va
être amoureuse.
L'attaque
en vue n'a pas encore eu lieu. La préparation d'artillerie
continue, exaspérée.
Nouvelle
sensationnelle ou canard ? Les Turcs demanderaient une paix
séparée.
En
attendant les Russes continuent victorieusement la conquête de
l'Arménie. Les Arabes reprennent leur indépendance à la
Mecque. Est-ce que les Anglais seraient les instigateurs cette
fois d'une reprise du plan de Mehmet Ali contre le sultan
ottoman.
L'Italie
glisse vers la déclaration de guerre à l'Allemagne.
Décidément cela va mal pour l'Em pire. Es ist Pech ! (C'est
la poisse!)
Entendu
un soldat du 329ème (53ème Division) qui
revient de l'attaque. Il souligne l'acharnement de la bataille,
nos blessés achevés par les Boches, retrouvés la tête
fracassée à coups de crosse, et la riposte pareille des
nôtres.
Fossier
déjà sauvé une fois du Conseil de Guerre, l'ayant déjà
mérité n fois, continue à être violent, indiscipliné,
apache - il a dit les pires injures à ses caporaux qui ne
pouvaient lui payer le prêt sur-le-champ.
Plus
tard, il annonce : "si un des caporaux me fait passer au
conseil de guerre j'aurai sa peau".
C'est
un voyou sinistre. Et pourtant, pris un jour par les Boches, il
a réussi à s'échapper. C'est un atout en sa faveur.
20
heures. Double victoire russe et anglaise. En Volhynie, vingt
kilomètres d'avance, en France la forteresse d'Ovillers. Y a
bon.
Hébrard
descend des tranchées, tout pâle. Un commandant a été tué
près de lui et son lieutenant a été blessé à ses côtés.
Il monte demain matin prendre le commandement de la
demi-batterie : juste pour la grande bamboula.
Il
dit au fourrier froussard : "ah ! je vais aller enfin
m'installer au fond de la tranchée. Ça me fait plaisir ! C'est
une question de goût, chacun son tempérament".
Au
fond il est inquiet et c'est naturel, mais il est du Midi et il
faut que Tartarin affiche un courage qu'il désire et qu'il n'a
pas. En somme, cela lui en donne, car il prend une attitude que
son amour-propre lui fera soutenir. Vertu de l'eau bénite sur
les incroyants.
Le
Champagne du 14 juillet n'est distribué que ce soir - il
aiguise les soifs, tous les hommes viennent à la coop avec des
bidons voir s'il reste du "pinard".
Le
19 juillet - Guillaucourt. Il y a
de l'électricité dans l'air. L'attaque a été retardée de
quarante huit heures. On gagnera au moins le beau temps, car le
soleil a reparu.
Ravenet,
Bergay et Baltzinger sont allés cet après-midi serrer la main
à Hébrard, mais ils ont appelé les bouteilles au secours !
Ils font une bruyante irruption à deux heures du matin dans ma
chambre, ils veulent vider ma gourde mais leurs forces les
trahissent.
-
A 10 heures, le bruit arrive que le 417ème a perdu
tant de monde qu'il demande du renfort du P.D.
Je
m'attends à partir d'heure en heure.
-
Midi. Une batterie lourde tire dans le voisinage, ébranle les
vitres et les portes. Je vais à la sortie du village écouter
la canonnade fantastique. L'horizon par ce beau soleil est
cuivré par la fumée des explosions.
-
Cent Allemands fous d'horreur se seraient rendus ce matin au 417ème.
-
Les obus lourds de nos batteries déchirent l'air comme un
déraillement prolongé. Les chiens aboient, le poil hérissé,
à chaque détonation.
C'est
horrible et grandiose.
D'un
journal allemand :
"L'Allemagne
a enfoncé ses dents si profondément dans Verdun qu'elle est
incapable de les en retirer".
"L'avenir
de l'Europe dépend désormais de la collaboration étroite de
la France et de la Grande-Bretagne". Daily Telegraph.
Noter
la formidable influence de la guerre sur l'empire britannique.
Ç'à été le rouge creuset où les divers tempéraments de
l'empire se sont fondus en un bloc plus solide que Chamberlain
le Grand n'aurait osé le rêver. Cf. Hughes à Londres et à
Paris - Les Anzac - Botha au sud-est africain - L'effort du
Canada.
On
a réglementé la circulation. Toutes les voitures vont dans le
même sens. Pas d'embouteillage. C'est bien. Il y a des
territoriaux impitoyables à chaque carrefour. Cet après-midi,
devant mon cantonnement, au carrefour, arrive un paysan avec une
voiture de foin à rentrer dans sa grange située à la
deuxième maison de l'angle de la rue, mais en sens inverse du
courant. Environ quinze minutes. Pas un rat dans la rue.
Qu'importe, la sentinelle l'a obligé à faire un détour de
trois kilomètres pour rentrer dans le sens réglementaire.
En
gare de Guillaucourt un soldat a la jambe broyée. Un brigadier
accourt à l'ambulance voisine (1/85) pour demander du secours.
Du bureau des entrées on l'envoie au médecin-chef, du
médecin-chef au directeur, il faut faire signer papier sur
papier et nul se décide à envoyer la voiture médicale
chercher le malheureux, on hésite, on ne sait pas si on pourra
le recevoir à l'ambulance parce qu'il n'est pas un blessé
de guerre.
Enfin
un jeune officier d'administration au bureau du médecin-chef
prend sur lui de faire amener le pauvre diable : deux heures
après on coupait la jambe broyée. Avec un vieil officier de
carrière tatillon le pauvre serait mort par hémorragie avant
qu'on se soit suffisamment couvert par des tas de paperasses.
Une
batterie de crapouillot
vient de l'intérieur, prend position, et n'a pas un seul
pansement, ni un gramme de teinture d'iode, ni de major. Grande
réclamation violente aux ambulances voisines qui ne sont
cependant pas là pour approvisionner en médicaments.
Venir
de l'intérieur sans matériel sanitaire ! C'est inouï et pire
que de venir sans canons presque. Organisation ébauchée,
fonctionnant avec une dépense de zèle, d'argent mais mille
à-coups désastreux.
Et
à la tête on met un politicien M. "N'importe qui"…
On
me dit que pour plaire aux inspecteurs de ces Jobards
encombrants que sont les Grands Directeurs et sous-secrétaires
d'État, le médecin-chef déploie un zèle considérable dans
l'installation matérielle de l'ambulance. Personnel, matériel,
tout est étiqueté, classé, petits aménagements qui en
mettent plein l'œil et ne signifient rien. Quant aux blessés,
aux soins qu'ils nécessitent et reçoivent, c'est d'un
intérêt secondaire. On en parle beaucoup moins, ça ne permet
pas le "chiqué".
On
me rapporte le bruit qu'un Bataillon du 417ème s'est
rendu tout entier…
L'attaque
d'infanterie a du être déclenchée car il arrive des blessés
par balles ; la canonnade en effet s'est presque tue.
De plus,
arrivée à la nuit tombante de convois de prisonniers.
Les
Anglais auraient perdu dans leur première poussée du 1er
au 5 juillet cinquante mille hommes !
Ils
auraient voulu essayer une nouvelle méthode. Ils seraient
revenus à la tactique française et c'est ce qui leur vaut
leurs récents succès. Dans la même période nous avions trois
mille deux cent hommes hors de combat.
Le
20 juillet - Guillaucourt. 3 heures
du matin. La canonnade est si violente que le sommeil est
impossible. Je me lève et monte sur la colline pour voir et
entendre. Certes, on entend bien, mais le jour point et les
flammes ne traversent pas le brouillard. Les voitures
d'ambulance se succèdent, hâtives et silencieuses.
Pensée.
La guerre exalte chacun dans son sens, les méchants deviennent
pires, les bons deviennent meilleurs.
Encore
le service de santé.
Des
ambulances installées ici pour la bataille sont pauvres en
médicaments au point qu'on soit obligé de courir de l'une à
l'autre pour "emprunter" ce qui est en excédent !
L'ambulance 1/85 a quinze chevaux de rechange !
Autre
faute criminelle du service de Santé :
Malgré
les enseignements terribles du passé on continue à faire
passer par trois ou quatre formations sanitaires des blessés
qui devraient être opérés sur l'heure. On envoie à Vichy,
Nantes ou Bourbonne sinon le Midi des blessés avec projectile
infectieux dans le corps, c'est la gangrène assurée à combien
de malheureux ! Alors que l'installation d'un hôpital
chirurgical à proximité du champ de bataille est possible
autant qu'efficace. Par contre les vérolés encombrent à
proximité des lignes toute une ambulance à eux réservée (la
11/4).
Depuis
15 heures les détachements de prisonniers affluent par
plusieurs routes. Des officiers avec l'Eisernenkreuz, l'air
hautain malgré leur extrême jeunesse. Chez eux aussi
l'avancement a été rapide, des enfants à peine formés, des
vieillards chauves, de beaux gars bien bâtis et des éclopés
pitoyables. Toute la gamme de cette sorte de marches lugubres.
Il
en est arrivé plus d'un millier. Les applaudissements ne leur
font pas défaut.
Le
417ème se serait très bien conduit. Plus de mille
prisonniers pour sa part. Pertes très lourdes.
Le
21 juillet - Guillaucourt. Les
nouvelles de l'attaque sont plutôt réfrigérantes :
L'objectif
de l'attaque n'a pas été réalisé, les pertes sont énormes -
il reste un officier à l'un des bataillons du 417ème,
les mitrailleuses dissimulées dans les blés ont fauché le 404ème
qui n'a pu soutenir le 417ème, lequel a du se
replier.
La
liaison avec l'artillerie n'existait pas, torpilles et 75
pleuvaient sur les nôtres, etc, etc. Tous les on-dit
déprimants d'un demi-succès, car il y a des succès
assurément, ces troupeaux de prisonniers ne sont pas descendus
tout seuls ici, et ce n'est pas un on-dit, je les ai vus.
Ce
matin, marche par la vallée de la Luce, Cayeux, Caix et retour
à Guillaucourt. J'ai emmené Dôle pour cette vraie promenade
à l'aube dans l'air frais, la campagne féconde, les blés
pleins d'une suave odeur de chardons en fleurs, la vallée
ombreuse et bienveillante comme la buvette d'un parc, le
déjeuner au bord de la rivière, assis sur un tronc d'arbre
avec le sourire de l'eau à nos pieds, enfin et surtout la
confiante et amicale causerie entre hommes du même métier.
Nous avons beaucoup parlé de l'école et des maîtres.
L'inquiétude
sur le sort de l'enseignement et du personnel après la guerre.
Diminution
en quantité, qualité. Les postes occupés par des mutilés ou
des jeunes filles sans préparation pédagogique.
Enfin
et surtout les grands maux profonds. La politique, les
influences politiques, ces tueuses de dévouement, de probité,
de conscience professionnelle ; ces habitudes mortelles qui
étouffent la confiance réciproque des maîtres, des élèves,
des populations.
Les
maux sans nombre qui en découlent. Cette attitude ombrageuse
des maîtres envers toute innovation dans l'école, qui les
incline peu à peu à écarter avec prudence et défiance, les
délégués cantonaux - ces oripeaux - les pères de famille,
les personnes influentes, les chefs même ; qui fait dire à
chaque maître "ma classe", et les amène peu à peu
à penser que l'école est leur chose, alors qu'ils
appartiennent ou devraient appartenir à l'école ; et c'est
ainsi que l'école se ferme à la vie ; le monde extérieur
devrait y pénétrer à flots, y apporter ses appels, ses
besoins, ses indications, ses ressources, on en écarte
soigneusement le concours vivant par crainte d'un contrôle
étouffant ; mais on meurt plus facilement d'inanition que
d'apoplexie.
J'ai
exposé à Dôle quel concours fécond les industriels et
commerçants des villes allemandes donnaient aux cours d'adultes
qu'ils soutenaient de leurs deniers, documentaient de leurs
renseignements, encourageaient de leur influence et de leurs
récompenses. Comment chaque école ou chaque canton devait
avoir son comité de personnes compétentes sur les besoins et
l'orientation des études primaires et surtout post-scolaires.
Il
y avait à Kaiserlautern une organisation, boche si l'on veut,
mais sage et féconde, à étudier.
J'ai
dit aussi les complaisances dangereuses des politiciens pour les
pires d'entre nous, que notre esprit de corps sans fierté ni
pudeur nous tuait. Les instituteurs ne devraient pas tolérer de
nominations scandaleuses, d'affaires malpropres, étouffées
"parce que c'est un collègue". Ah ! Quelle œuvre de
salubrité morale ferait un comité de gens courageux et
résolus qui dénoncerait tout abus, qui poursuivrait les brebis
galeuses du troupeau, qui forcerait les chefs complaisants ou
indulgents à une sévérité bienfaisante. Il mettrait au pas
les politiciens. Quand le gouvernement ne gouverne pas, on
éprouve le besoin de nommer des commissaires qui contrôlent et
mettent l'épée dans les reins de tous les parasites, de tous
les incapables. Puisque l'administration ne fait pas sa tâche -
par crainte des histoires - faisons-lui des histoires pour
qu'elle ait le courage viril qui lui manque.
Trop
de maîtres ne "rendent" pas. Il n'y en a que
quelques-uns, l'élite, et on la décourage par l'indulgence
qu'on témoigne aux défaillants, aux paresseux. Combien ont
fait par exemple des cours d'adultes aussi intéressants que
désintéressés ; les éloges et récompenses sont allés aux
paresseux qui n'ont fait aux adultes qu'une classe du jour
prolongée, où même qui n'ont fait qu'un beau rapport sur des
cours fictifs.
L'Administration
est trop déférente pour ce faible, ce vice de la génération
française actuelle : la paresse, ou plutôt l'inclination au
moindre effort.
Elle
a augmenté nos vacances, supprimé les travaux pédagogiques
annuels, toléré la disparition graduelle des cours d'adultes
qu'elle n'a pas su ni organiser sur une base solide ni faire
rétribuer par les intéressés et par l'État, ni rendre
obligatoire, elle admet que des écoles végètent des mois et
des mois sans élèves ; elle ferme les yeux.
Qu'elle
fasse donc rétribuer son personnel comme le mérite une tâche
difficile mais qu'elle ne permette pas à ce personnel de s'en f…,
qu'elle le fasse travailler, qu'elle le débarrasse de ce qui
l'entrave : secrétariat de mairie, comités politiques,
vacances mal réparties, écoles vides, écoles surchargées.
Et
si l'Administration n'a ni la clairvoyance ni le courage des
réformes nécessaires, que les maîtres et leurs associations
aient le courage d'un examen de conscience sincère sur leurs
défauts et qu'ils imposent des réformes pour le bien de
l'école et non pas exclusivement le leur, tout étroit et tout
égoïste.
Et
la réforme des méthodes d'enseignement comme celle des
programmes sont d'une urgence extrême ; seulement beaucoup n'en
ont pas même le soupçon. Et pourtant ! Au rancart ce programme
encyclopédique, élaboré par des intellectuels qui ont imposé
aux enfants du peuple des rations desséchées et diminuées de
nourriture qui agrée à leurs esprits dégagés de tous soucis
matériels. D'ailleurs ils se sont trompés, les pédants :
cette maigre pitance n'a rien nourri. Les cerveaux se sont
étiolés ; il y moins d'illettrés, mais beaucoup plus
d'ignorants.
Au
rebut un programme passe-partout imposé aux pêcheurs bretons
comme aux mineurs flamands ou aux laboureurs beaucerons ou aux
petits parisiens.
Est-ce
que chaque région ne devrait pas avoir son programme spécial
fondu sur un fonds général sommaire et solide, et établi avec
l'aide des personnes influentes - économiquement et moralement
de la région ? Par des personnes intéressées de concert avec
le personnel ? Même dans les grandes villes, chaque quartier
pourrait avoir son programme.
Puis
surtout le grand mal est dans le verbiage, dans la formalisme,
dans l'asservissement à un programme et à un emploi du temps
rigides.
J'ai
pris avec Dôle l'exemple de l'enseignement de la géographie :
Parce
que nos livres de géographie ont des cartes, des graphiques,
des gravures et que ceux de nos pères avaient des pages pleines
d'un texte serré nous croyons faire de la géographie concrète
! Allons donc ! Nous nous bourrons le crâne ou nous sommes
aveugles. Y a-t-il un maître qui ait enseigné à ses élèves
à regarder le sol, le pays que leurs yeux effleurent chaque
jour sans le voir ? Y en a-t-il beaucoup qui aient fait
comprendre à un enfant ce que c'est qu'une carte. Non, le cours
élémentaire étudie l'Afrique, l'Asie, l'Amérique, l'Océanie
; le cours moyen la France ! Jamais le pays natal, le coin de
terre varié et d'une richesse insoupçonnée en leçons
frappantes, celui que l'on foule tous les jours.
Combien
de leçons fait-on en pleine campagne ? Où va-t-on dans le
vallon en examiner et expliquer les détours, quand gravit-on
avec les élèves les flancs du coteau pour en reconnaître les
pentes plus ou moins inclinées selon les couches alternées de
roches tendres, de roches dures.
Quand
montre-t-on sur les lieux où poussent les diverses plantes, la
variété de la flore, et explique-t-on en les touchant du doigt
les limites du domaine des quelques espèces les plus
caractéristiques. Leur a-t-on expliqué à ces enfants pourquoi
dans tel lieu-dit on ne sème jamais de blé, où ne
rencontre-t-on jamais de prairies naturelles, pourquoi les
paysans élèvent le mouton dans ce village-ci et qu'au village
voisin il n'y en a point.
A-t-on
dessiné en promenade le cours du ruisseau et ses affluents
avant de tracer celui du Nil ! A t-on tâché de représenter au
cours d'une excursion par des hachures ou des couleurs les
croupes du territoire local avant de faire l'étude des
montagnes de la France ? Même avec une belle carte ce n'est que
des mots que les enfants apprennent, car ils ne savent pas
interpréter une carte. Ne devrait-on pas imposer aux maîtres
de dresser dans chaque commune pour chaque école la série des
cartes des terrains, des reliefs, des cours d'eau, des cultures,
des forêts et de chaque localité. Et faites avec soin avec des
cartes rétrospectives, qu'il serait facile de dresser la belle
étude comparative de l'évolution de la culture sur le
territoire d'un même village, sur la valeur des productions,
leur accroissement ou leur diminution. Ils auraient une idée
concrète alors des réalité géographiques, et quelques
notions très sommaires sur la géographie de la France, de
l'Europe complèteraient leur bagage durable. Cela signifierait
pour eux quelque chose. Les élèves ne sauraient certes pas que
Saint-Brieuc est sur le Gouët, ni que l'Indre arrose La
Châtre, Châteauroux, Loches ; ils n'auraient pas non plus la
peine ou la confusion de l'oublier. On aurait des élèves
instruits, et non des perroquets pour la séance du C.E.P.
L'enseignement
agricole, l'enseignement de l'arithmétique s'encastreraient
dans celui de la géographie locale, on aurait un enseignement
régional, des pays qui sauraient réfléchir et calculer sur
des données quotidiennes, des jeunes gens qui sauraient lire un
journal agricole avec autant d'intérêt qu'un roman à 65 sous
de chez Arthème Fayard.
Je
n'en finirais pas à énumérer les idées qui m'ont passé sur
la langue. C'est tout un cours de pédagogie nouvelle à
écrire, des manuels à préparer, toute une tâche pour une vie
de bon maître.
L'après-midi
photographies, notamment les beaux obus de la gare de Wiencourt.
Ce
matin en promenade-marche j'avais emporté mon appareil, je n'ai
pas eu de paysage de choix, mais j'ai cueilli mon groupe
d'hommes, presque tous des C.O.A. Achevé la pellicule avec le
sujet Petitjean à la chasse aux poux.
Le
soir, promenade à Wiencourt voir Hérard - c'était son
anniversaire. Champagne et causerie.
Demain
je vais à Amiens en camion-auto.
Rédigé
ces notes-ci jusqu'à minuit en attendant Ravenet qui s'est
attardé bei der Jagd (en chasse)…
La
canonnade reprend ses hoquets énormes.
Le
22 juillet - Amiens. Départ à 5
heures. Une brume mouillée ensevelit la plaine. La route droite
comme un i se dirige vers la grande ville à travers les
cultures magnifiques. C'est la veille de la moisson. La guerre
écrase le paysage. Fils de fer barbelés dans les avoines,
voies étroites jetées en écharpe des champs de blés, piste
pour piétons et cavaliers, la grande et belle route suffit à
peine aux voitures qui coulent sans fin en deux courants
opposés sur une chaussée, pareille à des flots figés tant
les ressauts des voitures ont accentué les aspérités du
tablier. Mais ce qui est le plus frappant c'est le nombre
presque illimité de ces lourds camions : trente kilomètres de
route, trente kilomètres de camions, puis de distance en
distance les gares improvisées avec des montagnes d'obus, de
poutres, de tôles, de planches, de fil de fer. Cela semble
avoir surgi du sol en quelques semaines. Il n'y a que quelques
semaines en effet qu'on a l'impression que nous sommes
désormais outillés pour la guerre : cela est écrit partout,
et c'est le fruit d'un travail formidable de l'arrière.
Étonnant peuple de France ; pas un des alliés n'a autant
souffert, pas un ne s'est redressé aussi vite aussi puissant
aussi redoutable que lui.
France
inépuisable, France infinie, je trouvais dans ces richesses de
matériel jeté là en hâte pour la bataille comme un ressaut
de sa volonté de ne pas périr.
Des
troupes anglaises passent partout. C'est les premières que je
vois. Je suis profondément saisi.
De
beaux hommes jeunes, magnifiquement équipés, l'air ardent et
résolu : des gens - venus volontairement sur le sol de France
pour se battre - se battre pour eux, sans doute, mais aussi pour
la France ; je trouve cela grand, unique dans l'histoire.
Au
restaurant des femmes jasent. Thème : la guerre. Elles
discutent des allocations, l'une d'elles dit âprement : sans
ces saletés d'allocations, il y a longtemps que la guerre
serait finie. Les femmes se seraient déjà révoltées, mais il
y en a des tas qui sont heureuses d'avoir leur mari à la
guerre, elles touchent de l'argent sans travailler et peuvent
faire les putains. Sic.
Amiens,
ville fade ; elle a la crasse des vieilles villes sans en avoir
le charme. Pas de monuments, ou plutôt un seul, mais qui est un
bijou unique, la merveilleuse cathédrale.
Les
vitraux les plus précieux ont été retirés, remplacés par
des vitres incolores qui éclairent trop la nef. Les plus belles
sculptures sont abritées derrière des tas de sacs de sable.
Le
marché sur l'eau, la rangée des barques des hortillonnes.
Les
jardins flottants entrevus.
La
vieille rue sur un canal vaseux.
L'auto
qui nous a emmené nous joue des tours à Gonin et à moi.
La
nouvelle auto pour le retour.
Les
bocks bus dans un café en apparence propre au cœur de la ville
moderne, et qui n'est en réalité qu'un lupanar effronté.
La
fille séductrice, le calme du pauvre artilleur. Une fille
publique de mœurs et de langage moins le costume. La veulerie
des gens propres tolère ces mœurs éhontées en public.
Retour
par la même route encombrée et poussiéreuse.
Le
23 juillet - Ravenet m'a réveillé
à 21 heures hier soir, pour aller voir l'incendie de l'horizon.
C'était fantastique. Explosions et fusées. Sans doute un tir
de barrage contre une attaque de nuit des allemands.
Ce
matin, j'ai "roupillé" comme un loir, j'ouvre les
yeux ; cherche ma montre : 9 heures ! Et d'autres ne peuvent
dormir.
J'ai
été invité à déjeuner avec mon camarade Collot de
l'ambulance 1/85.
Je
raconte le scandaleux épisode du café dans le quartier
d'Amiens. Il m'oppose un fait plus triste encore : il a été
"raccroché" dans la cathédrale. Cela m'a fait mal.
C'est une profanation.
Un
repas avec des camarades intéressants. Après boire, pari
consigné ci-après.
20
heures. Le 236ème descend des tranchées ; un
régiment après la bataille : c'est beau. Les pauvres gars
sales, crasseux et magnifiques entrent dans le village en
chantant et plaisantant :
-
Eh ! P'tit papa, y a ti du pinard ici ?
-
Bonsoir la p'tite mère, ah ! ce que la mienne est contente que
son gosse soit encore en vie.
-
On les aura, on les a eus.
Un
autre, un peu lancé sort du rang, vient à moi en souriant :
-
Bonsoir, mon lieutenant !
-
Bonsoir, vous me connaissez ?
-
Non, mon lieutenant, mais vous êtes du 417ème.
C'est vous qui nous remplacez là-haut, et ça me fait plaisir
de vous saluer.
-
C'est gentil ça, alors ça été dur ?
-
Comme ça ! Que voulez-vous, on ne fait pas d'omelette sans
casser des œufs.
-
On voit bien que vous n'étiez pas un des œufs de l'omelette,
lui dis-je.
-
Vous croyez que je n'y étais pas ? Regardez, il y en a encore
et c'est du boche celui-là, réplique-t-il vivement en sortant
un fourreau une baïonnette encore rouge.
-
Très bien, très bien, vous êtes un type.
-
Un peu. Bonsoir mon lieutenant.
Et
comme je lui tends la main, il hésite interloqué : "vous
me donnez la main, c'est qu'elle est bien sale".
-
La main d'un brave est toujours propre. Bonsoir mon ami.
Entendu
un autre apostrophant un camarade : "Quoi, tu mets de la
flotte dans ton bidon ? Zut alors. Dans l'mien, y'en entrera
jamais une goutte…"
Le
23 juillet - A revoir le 25 octobre 1916, première heure (?).
M.
Collot paiera au Rat Mort un souper confortable avec tites
femmes au dessert pour chaque convive à condition que la guerre
soit finie.
Réunion
du 23 juillet 1916.
A
Guillaucourt, Chau Demarquet.
Vu
entendu et approuvé
(suivent six
signatures)
M.
Carrère, l'ex-officier, me cède un"teuf-teuf".
Le
23 juillet - Je rentre de promenade tardive derrière le
grand hôpital de campagne qui a poussé au milieu des blés
entre Guillaucourt et Wiencourt.
Ravenet
m'y a conduit. On a enterré aujourd'hui un lieutenant aviateur.
Ravenet se trouvait là, dans la luzerne transformée en
nécropole. Et les croix poussent là plus vite que les brins
d'herbes ; déjà en huit jours, tout un coin est planté.
Nous
arrivions, nous étions graves. De nombreux soldats étaient en
visite. L'un d'eux - avait-il bu ? - lance tout à coup à un
groupe qui ne réplique rien : Moi, j'en ai assez des bigots !
Ils ne nous en faut plus, on devrait les balancer, assez de
leurs simagrées. C'est les curés qui sont cause que la guerre
ne finit pas.
Tout
le monde se tait, écoute, stupide Ravenet me regarde, nous
étions près de la fosse de l'aviateur. L'autre va continuer,
mon sang bout. Je fais un bond jusqu'au type :
-
Est-ce que vous êtes payé pour faire vos discours ? lui-dis
je, sur un ton menaçant ? Je vous prierai d'en rester là,
n'est-ce pas ?
-
Oui, mais…
-
Vous m'avez compris ?
-
Oui mon lieutenant, mais déjà en Belgique…
-
Assez dit.
La
brute s'est tue. Il était temps. Le silence s'est fait dans le
cimetière, comme par enchantement, et nous avons continué
notre visite à ces pauvres petites croix anonymes, numérotées
comme les bâtiments du camp, le camp des morts, hélas.
Quelques-unes
cependant portent une couronne, une plaque.
Couronne
offerte par les camarades, plaquette portant un nom, une date,
et l'inscription simple et belle qui devient déchirante à la
fin d'être répétée puis répétée à chaque pas "Mort
pour la France".
Sur
l'un des tertres, mieux orné que les autres, il y a un bouquet
de fleurs naturelles, et la croix supporte trois couronnes.
"Les officiers et sous-officiers du Génie à leur
camarade".
"Les
soldats du Génie à leur excellent ami, mort pour la
France".
Puis,
sur une troisième, une toute petite couronne blanche à peine
marquée : je lis, et sentant une douleur si grande qu'elle en
oublie les indiscrets, mes larmes coulent brusquement devant
cinq mots d'une âme désemparée : "A mon fiancé, sa
Colette".
Grand
Dieu, que le sacrifice est atroce. Tant de jeunesse. Tant de
souffrances physiques, tant de douleur morale, tant de vies
naufragées ! Les croyants seuls peuvent comprendre et accepter
: comprendre ? Non. Il faut croire, il faut dire : "Je suis
la résurrection et la vie", et pouvoir crier sa douleur :
Non, ils ne sont pas morts, les braves qu'on a couchés là.
Non, ils vivent, c'est eux qui animeront la jeunesse de
l'avenir, c'est eux qui pleurent dans nos yeux, qui soutiennent
les survivants, c'est eux que nous retrouverons un jour quand
nous les aurons suivis dans la tombe. "Celui qui n'a pas
été éprouvé, que sait-il ?"
Deux
jeunes lieutenants du 417ème d'infanterie ont
supporté le bombardement avec une énergie magnifique. Ils
avaient la volonté surhumaine d'accueillir la pluie de fer avec
un calme réconfortant pour leurs hommes. Puis quand vint la
minute de l'assaut, ils ont allumé une cigarette, jeté leurs
sabres, ajusté leurs gants, et la canne à la main, ont sauté
sur le parapet en criant l'irrésistible : "En avant !
". Ils sont partis… et ne sont pas revenus.
Le
24 juillet - Journée traînée
plutôt que vécue. Avec M. Pennelier, la chaleur vivifiante est
partie du P.D.. M. Corbin est une lumière falote de caveau. On
ne sait ni ce qu'il pense, ni ce qu'il veut. Peut-être et
probablement qu'il ne le sait pas lui-même.
(…trois
lignes effacées, grattées…)
Bizarre
enchevêtrement. Quelquefois j'ai l'impression accablante que ma
vie est embouteillée comme il arrive à ces pauvres routes
encaissées dans une zone de bataille.
C.
ne m'écrit plus. Elle laisse le feu s'éteindre peu à peu. De
temps en temps, une brindille. Ce n'est pas assez pour la vie du
cœur.
Collot
annonce une prochaine offensive en Champagne… Je me demande
avec quoi.
Le
25 juillet - Guillaucourt.
"La
tentation est la vie de l'homme sur la terre". I, 1, 13.
Marche
par la vallée de la Luce.
10
heures. Visite de Léon Viret.
Le
vaguemestre n'a encore rien pour moi ? ?
Ces
jours-là il me semble que mon âme s'en va à la dérive comme
ces malheureux que les Chinois lient sur un radeau qu'ils
abandonnent au courant des fleuves. Je ne sens que le courant
des heures qui m'entraînent seul dans un monde inconnu et
indifférent ; tout ce qui m'attachait semble délié, dissout.
M'aime-t-on ? Et moi, est-ce que j'aime quelque chose et
quelqu'un ? Dans ce brouillard d'ennui, je ne distingue plus
rien. Oh les mornes jours.
Après-midi,
visite d'Hébrard. Récit tout chaud de la bataille. Le vieux
brave a du être ivre de joie de s'être trouvé en plein cœur
d'une attaque.
J'ai
l'impression que les Anglais ont fait un gros effort infructueux
hier.
A
midi, choix laborieux de dix ouvriers agricoles parmi les plus
intéressants de nos hommes.
M.
Corbin fait des difficultés pour tolérer que des hommes se
rendent utiles au lieu de faire la sieste comme des veaux.
M.
Corbin m'attrape pour mon envoi de dix hommes dans un champ au
service d'un agriculteur : il ne veut pas désorganiser la
Compagnie. Nous avons déjà assez de services divers. On
pourrait en distraire un où deux et patati et patata.
Je
lui explique que j'ai cru faire œuvre utile, que les hommes
sont mieux là que sur la paille à dormir, que le travail
était urgent, à proximité, qu'on pouvait toujours en cas de
besoin rappeler nos ouvriers, et puis qu'enfin c'était dans le
bon sens et entrer dans les vues du Commandement que de venir en
aide aux agriculteurs…
Tout
cela, ne signifie rien ; il ne comprend pas. Les hommes sont
rappelés.
(…Plusieurs
lignes illisibles, cachées…)
Le
26 juillet - Guillaucourt. Lettres
de C., de Louis, de la "Roten Kreuzes".
Mein
armes Emmchen, warum bist du eines Feinden Volkes. Du bist so
edelm so hoch gesinnt, du möchtest Französen sein. Ich sehne
nach dir, nach deiner Liebe so sehr.
(Ma
pauvre Emma, pourquoi appartiens-tu à ce peuple ennemi. Tu es
si noble, si haute, tu pourrais être française. Je me languis
tant de toi et de ton amour.)
Louis
me déconseille d'aller le rejoindre. Il me révèle que les
relations sont rompues entre Mutter et Tonton.
Dieu
! Que c'est pénible cette mesquine brouille pour quelques
centaines de francs.
Ils
ratissent l'or presque, le lendemain est assuré, et pourtant
l'âpreté à un gros sou est toujours aussi grande ! Jamais le
vent tiède d'une générosité ne passe dans ce désert.
Je
sais qu'elle est âgée, que ses idées se sont cristallisées,
qu'il serait difficilement supportable d'être en sujétion
quotidienne ; mais il n'en faudrait pas tant. La combler un peu,
la gâter et ce serait facile avec ses habitudes d'économie,
mais non ! On offre un œuf, et on croit avoir payé une dette
de reconnaissance !
Un
détachement de prisonniers vient cantonner dans la ferme
voisine. Il y a un cadre de groupe au complet, y compris un
major. Pour les Compagnies de Petit Dépôt, constituées avec
des éclopés, il n'a pas été prévu de major ; les malades
quotidiens sont à droite et à gauche à la consultation, au
caprice des mouvements de troupes.
Une
Compagnie du train, trois cents chevaux, a son vétérinaire.
Les trains de combat des régiments accrus dans des proportions
formidables, quatre à cinq cents chevaux, n'en ont pas…
Le
27 juillet - Corvée de lavage à
la Luce. Itinéraire par le ravin ouest bondé de troupes,
trains, campements. Je rencontre deux "anciens
clients" fourriers à un Bataillon d'étapes (du 124ème
Territorial) ils ont été versés à un régiment de
Territoriaux (actifs) avec tous les éléments les plus jeunes
ou plutôt les moins vieux du Bataillon. La mesure d'ailleurs
est générale. M. Fourgeot m'écrit que le Dépôt du 54ème
Territorial regorge aussi d'un nouveau flux de recrues cueillies
partout pour être versées aux Bataillons combattants. Des ces
Territoriaux on ne fait pas des troupes de choc, mais on leur
demande quelque chose de plus dur : ils forment le premier
échelon du front derrière les troupes d'assaut.
Leur
domaine c'est les secondes lignes, ils ont la rude tâche
dangereuse et ignorée d'assurer le transport du matériel et
des munitions, des véhicules hippo ou automobiles aux
premières lignes ; on ne se rend pas bien compte de l'écrasant
labeur qu'ils fournissent à transporter à dos d'hommes, à
bras où à brouette dans les boyaux sournois les rondins, les
poutres, les claies, les pieux, les sacs de ciment, les
poutrelles d'acier, les tôles et fils de fer, les cartouches,
les obus, les torpilles, les armes, les outils que dévorent les
premières lignes ; le travail d'évacuation des blessés, des
prisonniers, du matériel hors service, du matériel conquis,
des emballages utilisables n'est guère moindre.
Et
tout cela par tout temps, à toute heure, jour et nuit dans un
continuel va-et-vient sous la perpétuelle pluie des marmites
meurtrières.
Vienne
une riposte trop dure de l'ennemi, ils quittent le fardeau pour
la mitrailleuse, le fusil et la baïonnette.
On
ne saura jamais le flot de courage silencieux et stoïque
englouti dans le sol bouleversé des secondes lignes que jamais
n'éclaire le soleil des récompenses ou des admirations
glorieuses. Ce sont les graves territoriaux qui font cette
dépense quotidienne de bravoure ignorée, "les petits, les
obscurs, les sans-grades", oui ceux-là, c'est bien eux qui
vont "fourbus, blessés, crottés, malades".
Ce
travail épuisant n'attire pas la commisération. Les relèves
sont espacées, et comme les pertes s'égrènent au fil des
jours et qu'on n'ose (ou qu'on néglige) faire le total de ceux
qui manquent à l'appel, on n'est pas frappé par les chiffres ;
ceux-ci perdent leur éloquence comme les paroles en cascades
d'un bègue.
J'ai
déjeuné avec mes connaissances. L'un deux - un instituteur ! -
prétend que la guerre ne peut pas durer plus de quelques mois
encore - qu'il y aura une révolution dans les grandes villes -
? ?
Je
lui demande pourquoi, il n'en sait rien. C'est d'habitude les
demi-instruits qui disent les plus majestueuses sottises.
La
révolution ! Pourquoi ? Par qui ? Contre quoi et contre qui ?
-
Certains chefs.
-
Lesquels ? En connaissez-vous ?
-
Non.
Il
lui échappe que la France n'a jamais été plus unie et plus
unanime - dans son ensemble et ses éléments sains - que la
guerre nous a été imposée et en tout cas indiscutablement
acceptée par tous les partis, même les plus antimilitaristes ;
que la guerre continue avec la collaboration de tous les partis,
de tous ses représentants - sauf trois instituteurs !
Que
la responsabilité de l'invasion incombe à tous les partis, et
plus spécialement à ceux qui se disent les plus ou les
meilleurs républicains (Loi de deux ans, congrès radical de
Pau, conférence de Berne où s'en fût notre ministre actuel du
Travail, M. Métin ! La France a péché par pusillanimité :
elle expie ; mais elle se rachète et se retrouve, et attend,
espère, entrevoit la victoire qui fera oublier ou pardonner
toutes les fautes, toutes les erreurs.
Une
révolution dans les grandes villes. Par qui ? Les ouvriers.
Mais ce n'est pas eux qui font la guerre : ils ont été
rappelés en grande majorité après la contribution brutale des
premiers temps. Ils sont satisfaits d'être hors du gouffre et
gagnent grassement leur vie pendant que d'autres se font tuer.
Il n'y a pas de risque qu'ils bougent pendant la guerre. Et
après encore moins car qui a souffert, qui supporte et
supportera jusqu'au bout la longue saignée, les paysans, rien
que les paysans, toujours les paysans, avec quelques
intellectuels et petits commerçants qui fournissent les cadres.
Et encore ! Nos officiers actuels sont en bon nombre - dans
l'infanterie - des anciens sous-officiers, fils de paysans.
Que
feront ou pourront faire ces humbles, ces patients, ces
disséminés, après la guerre. Une révolution ? C'est enfantin
de craindre ou d'espérer une telle conclusion du grand drame.
La
poussée russe continue. Ce sont les Turcs pour l'instant qui
ont la tête entre les pattes de l'ours. Voici les cosaques aux
portes de la capitale arménienne. Cette fois le succès semble
décisif et la déconfiture des Turcs est complète ; les
Autrichiens cèdent pas à pas, mais enfin continuent à
reculer. Les Anglais sont maîtres de Pozières ; le bruit court
partout, même en Allemagne, d'une prochaine et nouvelle attaque
en Champagne ; jusqu'en Allemagne on semble s'attendre à un
coup de théâtre en Roumanie ; et pourtant dans tous les camps
règne la confiance la plus intrépide dans la victoire finale :
Âpre
et grave discussion en Allemagne entre les divers partis sur les
annexions et indemnité qu'il est politique d'exiger (j'ai entre
les mains et lu attentivement un journal allemand où il n'y a
pas une demi-ligne d'inquiétude en date du 12/7) ; le comte
Andrassy déclare que "la paix est inséparable de la
victoire austro-allemande, la Hongrie est pleine d'espoir et ne
parlera de paix que quand l'ennemi sera battu" - (et on
nous dit que les cosaques sont en Hongrie ! ).
Que
croire ? A qui bourre-t-on le crâne ? Il me semble
impartialement pensé que c'est chez eux autant que chez nous un
sport, mais où ils seraient passés maîtres quoique j'enrage
quand je lis dans le Matin avec la manchette "Leur
moral" des extraits d'un journal de déserteur allemand.
Que
les rédacteurs du Matin publient sur la colonne parallèle les
confidences que me faisait Constant Roussy sur la route de
Verberie le 15 janvier ou à Berteaucourt.
Ou
encore les propos de Buzier à Caix, disant qu'il attendait
qu'on demande des volontaires pour aller en patrouille pouvoir
passer les fils de fer et se "barrer" chez les Boches
; ou encore les rancunes étroites qui circulent dans une foule
d'esprits rudimentaires.
"C'est
Poincaré et sa clique qui poussent la guerre à outrance",
et le propos réfréné d'un autre : "c'est les curés qui
sont cause que la guerre dure".
Et
qu'il ose, le Matin, présenter ces bassesses avec la manchette
: "Notre moral"!
On
mettrait le feu à ses bureaux, réservoirs à mensonges.
Non,
"leur moral" et "notre moral" ne sont pas à
extraire de cette fiente.
Un
bruit infâme et corrosif a cours sous les capotes sales : c'est
que la paix était possible et facile après la bataille de la
Marne ; que Caillaux se serait chargé de la négocier (avec
quelques milliards d'indemnité l'ogre aurait été rassasié)
mais Poincaré, sa clique et les perfides Anglais auraient en
hâte fait signer le pacte de Londres, d'où découlent toutes
nos ruines, tous nos deuils, toutes nos souffrances sans fin -
(Louis Roy me l'a exposé).
Deux
conceptions de l'amour.
Wenn
du zum Weibe gehst, vergiss die Peitsche nicht. Nietzsche. (Quand
tu vas chez la femme, n'oublie pas le fouet. Nietzsche.)
Das
ewige Weibliche zieht uns hinan. Schiller. (L'éternel
féminin nous attire. Schiller.)
Epitaphe qui me
conviendra quelque peu si la guerre m'accorde une tombe :
Gestritten
viel, gelitten mehr, gestorben. D. Von Liliancron.
(Il a beaucoup combattu, encore plus souffert, et il est
mort. D. Von Liliancron.)
Le
28 juillet - Pensée : "c'est
dans l'adversité que l'on voit le mieux ce que chacun a de
vertus". I, 1, 16.
Les
Autrichiens ont pendu à Trente le député Battisti…
Ils
tiennent absolument à stimuler la haine italienne et à lui
donner des saints martyrs. Comme si le sang des martyrs n'était
pas toujours plus éloquent que leur enseignement.
Erzindjan
est pris.
Voir
dans la série du Bulletin de Armées une leçon vraiment
modèle - concrète - sur la confection d'une carte en hachures.
(un
des Bulletins de juillet 1916)
à
l'aide d'une poire
La
loi du ¼ très clairement expliquée.
Noter
de nombreuses questions courantes ou scientifiques un peu
compliquées mises à portée de toutes les intelligences avec
une réelle habileté pédagogique.
C'est
une publication qui doit être fouillée par tout maître
d'école primaire qui veut préparer sa classe.
Une
table des matières sera sans doute publiée, sinon, faire une
classification des sujets.
Voir
au numéro du 26 juillet, statistique et graphiques sur
consommation du tabac.
A
20 heures, au coucher du soleil, l'atmosphère est d'une pureté
et d'une tranquillité parfaites. Les aviateurs semblent être
comme des insectes ivres de soleil et de joie. Il y en a plein
le ciel. Il sont là par jeu, ils joutent, pirouettent,
évoluent, se poursuivent, simulent des chutes vertigineuses ou
des accrochages angoissants. Ils font la "feuille"
morte, la vrille, le saut périlleux.
Je
n'avais jamais vu un spectacle aussi prodigieux. Ce sont
vraiment les rois de l'air, et à les voir dans l'immensité si
maîtres de leurs mouvements, si sûrs de leurs déconcertantes
fantaisies, on oublie que ce sont des hommes sur des machines.
Ils
font songer à des oiseaux nouvellement créés, fêtant leur
naissance ou s'essayant à leurs premières amours. Rien ne
ressemble mieux à leur grâce souveraine que les jeux des
poissons rouges dans un bocal. D'ailleurs le soleil féerique
leur donnait toutes les parures somptueuses du crépuscule.
C'était tantôt une flèche d'or, tantôt une larme d'argent,
tantôt un bouquet tricolore ou un papillon ambré qui se mue en
hirondelle noire pour devenir aussitôt une grande libellule
éblouissante.
Comme
ces tourbillons qui traversent les plaines ensoleillées,
l'émotion vous saisit et vous enlève dans la ronde fabuleuse
que donne en spectacle ce soir le génie de l'homme et la divine
richesse du soleil.
Au
nord les durs sanglots des obus lourds apportent en réplique
l'écho des hideuses besognes de la mort.
Puis
quand nos "as" éblouissants eurent atterri
harmonieusement, trois avions noirs vinrent avec une rare audace
et une vitesse furtive glisser au-dessus de nos batteries ; ils
semèrent comme une fiente lumineuse quelques fusées
cabalistiques et rentrèrent précipitamment dans la nuit.
2
heures du matin. Les "aviatiks" ne sont pas venus en
vain. De minuit à deux heures il vient de tomber une effrayante
grêle de marmites dans la direction Caix-Roziers. Impossible de
dormir, la maison est haletante.
Je
viens d'aller sur la colline, au coin du petit bois, examiner
les lueurs frénétiques de l'horizon.
Des
avions rentrent dans la nuit avec leur lanternes tricolores, ils
sont pareils à des étoiles en voyage.
Le
29 juillet - Exercice. Gorce reste
couché à mi-chemin. Je lui fait part du soupçon que son
attitude a fait naître, développer et accréditer chez presque
tous, soldats et gradés.
"Il
pousse" - "Il nous achète" - "C'est un
roué". En un mot, on le tient pour un simulateur. Je finis
par en être convaincu.
Lettre
de maman Colin. Wach auf ! (Réveille-toi)
répète-t-elle avec anxiété.
Schlaf
ein !(Rendors-toi !) murmure l'autre.
Bleibe
fest und hart, (Reste dur et ferme) dit Zarathoustra.
Les
Russes ont pris Brody. Les Anglais Pozières-Longueval et le
bois Delville défendus par les Brandebourgeois. La lutte était
ardente et âpre. Ce sont deux victoires significatives et
d'égale importance que cette avance ici de mille cinq cent
mètres et là de quinze kilomètres.
Un
détachement de Malgaches utilise nos douches. Il y a là de
beaux gars robustes, fils du soleil qui a doré leur peau.
Des
hommes d'âges divers : les uns - dix-sept ans - d'autres ont
dix, quinze années de service.
Tous
engagés volontaires. L'État leur a versé une prime tentante.
J'ai
causé avec un adjudant indigène, il gagne deux cents francs
par mois : à chaque paie il envoie cent francs à sa femme
restée là-bas avec ses deux enfants.
Beaucoup
parlent français ; les uns l'ont appris au régiment, d'autres
à une école et ils sont assez nombreux ces élèves des
Frères des Écoles chrétiennes que ceux-ci préparèrent en
fin de compte pour la mère patrie.
Un
plus grand nombre encore sont chrétiens, baptême, communion,
mariage, ils ont reçus les sacrements, et ces néophytes ont
acquis le sentiment de la pudeur que les anciens chrétiens ont
perdu : un exemple frappant dans leur tenue sous la douche. Les
Français y vont avec l'indifférence des pudeurs perdues,
souillées ou violées, ou bien avec les basses gouailleries de
lupanar ; ces grands enfants au contraire se pressaient confus,
embarrassés, se protégeant les organes sexuels avec les mains
ou les dissimulant entre les cuisses serrées.
Ravenet
qui tombe toujours en arrêt devant une cochonnerie nouvelle est
accouru avec l'appareil photographique ; il espérait avoir un
cliché sensationnel ; il a été fort déçu et fort vexé car
à son approche toute la série sous les pommes d'arrosage s'est
tournée face au mur et lui a présenté la face postérieure
avec un bel ensemble. Ce n'est pas celle qu'il cherchait.
Le
30 juillet - Guillaucourt. Ravenet
est parti ce matin à Amiens tuer les petits Rav., (?)
plus forts que lui, dit-il. Il est parti seul ; nul n'a voulu
l'accompagner.
Je
suis allé à la messe où je n'ai entendu que le sermon de
curé paroissial, un vieillard - un type - je me représente
ainsi les fougueux apôtres des XIIème-XIIIème
siècles ou quelque janséniste austère et ardent ou Joad :
"Je ne suis pas ici, moi, prêtre catholique, pour endormir
les consciences, pour voiler les fautes dans un nuage
hypocrite", disait-il de sa voix impérative, convaincue,
mordante. Il a choisi pour sujet la coutume pieuse de la
paroisse de célébrer une messe de moisson, le 1er août.
Il
a voulu montrer ce qu'il y avait de grand, de beau, de religieux
dans cette tradition, dans la pensée des fondateurs et de ceux
qui la maintiennent. Et il a développé magistralement son
sujet : un acte de foi, un acte de remerciement, un acte
d'humilité, un acte de contrition, un appel à l'indulgence
divine "des travailleurs de la terre". Ce qu'il y
avait surtout de frappant, c'était la voix, le ton, les gestes
et au fond, la flamme intérieure de ce vieillard. Il
s'exprimait avec une telle conviction tranchante, une autorité
si fougueuse, avec une véritable passion : on sentait bien que
ce n'était pas le sermon appris par cœur et récité. La
tragique proximité des champs dévastés s'imprégnait dans son
discours.
Il
ne doit pas être commode à manier, ce prêtre-là.
Deux
crimes nouveaux de nos ennemis, deux crimes qui font courir le
sang plus vite :
-
Ils ont fusillé un capitaine anglais, Frystaff, pour avoir
éperonné un sous-marin qui allait couler son bateau de
commerce.
-
Dans notre région du Nord, Lille, Roubaix, Tourcoing, ils ont
procédé sauvagement à des évacuations brutales de la
jeunesse, arrachant des jeunes filles aux parents, transportant
pêle-mêle comme un troupeau vers des destinations diverses et
obligatoires des milliers de personnes.
Voir
les journaux des 28-30 juillet.
Le
31 juillet - Guillaucourt. Toujours
la même vie déprimante. Les deux tiers de la Compagnie sont
requis pour les corvées diverses de la Place. Il ne reste qu'un
petit groupe ou valides ou éclopés avec lesquels on ne fait
qu'un semblant d'exercice. Et pour comble, le lieutenant s'en
désintéresse à peu près entièrement, que se soit bien ou
mal exécuté, peu lui chaut, il ne s'en rend jamais compte. Il
n'établit un programme que par acquit de conscience, et sans
savoir ou pouvoir le rendre intéressant, ainsi il prescrit deux
marches par semaine : "même itinéraire que la marche
précédente". Il ne connaît pas les hommes, ne cherche
pas à les connaître. Qu'on lui fasse un rapport, il ne donne
aucune suite, sauf pour les motifs de punition qu'il aggrave
sans enquête, mécaniquement presque.
Il
y a des jours où je ne le vois pas, il se passe des semaines
sans qu'il échange autre chose qu'un salut froid et distant
avec ses chefs de section.
Aussi
la paralysie gagne chaque jour du terrain. Aidée par le soleil
enfin revenu, une somnolence vague pénètre les corps et les
âmes. Je reste au lit dix heures par nuit, je fais trois
siestes supplémentaires et le reste du temps j'ai constamment
sommeil.
C'est
pitoyable une vie si creuse, si lâche. J'ai lu des livres, et
pas d'occupations exigeantes et pourtant je délaisse livres et
études.
Est-ce
l'effet de la paresse, mais je me sens malade et à demi-vivant.
L'appétit s'en va, le cœur, le cerveau, tous les organes me
causent une douleur sourde et imprécise. Il me vient ces
jours-ci un corps et une âme de vieillard.
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