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Oise-Somme-Chemin des Dames -
Notes de guerre
Le 28
mars 1917
Marquéglise
- Oise.
Jour
anniversaire."Geburstag". Où se sont attardés les
yeux qui me cherchent à travers le monde ?
J'en
imagine quelques-uns, tous voilés de tristesse, d'inquiétude.
Aucun qui soit un cri de confiant appel.
Les
temps sont durs, les temps sont troubles. Les jours obscurs,
l'avenir indistinct.
D'ailleurs
je suis bien peu de chose dans ce monde. Il y a des choses
énormes prêtes à surgir. La guerre des États-Unis à
l'Allemagne. La ruée allemande sur l'un de ses adversaires
anxieux. Nous ne savons encore lequel : la France ? L'Angleterre
? La Russie, l'Italie ? Les craintes sont égales partout. Ils
font leurs preuves. La révolution russe commencée en "14
juillet" semble vouloir continuer en "Commune".
La
retraite allemande en France est suspendue…
La
Turquie semble aux abois.
Tout
le monde est crispé.
Je
suis, moi, toujours un favorisé, un chanceux à l'abri des
catastrophes immédiates. Il y a un an que j'ai fait le
sacrifice en pensée de ma vie, et on ne me l'a pas demandé
encore. Que réserve l'avenir ? J'attends.
Le
29 mars - Marquéglise.
Des
vœux de joyeux anniversaire sont venus. Des vœux anxieux.
Une
carte de bon goût naïf : des fleurs qui m'ont apporté le
parfum de la Croix Morel.
Tout
un poème, tout un rêve caché et muet dont les dernières
ondes viennent se terminer en ce souhait d'anniversaire.
La
matinée a été orageuse aujourd'hui. C'est les officiers qui
ont pris la piquette.
M.
Cuny, du 48ème, et d'autres se permettent de s'en
aller sans permission à Compiègne. Girard dramatise les
choses. Conflit. Ces heurts continuels entre le rempilé devenu
officier d'active à titre définitif et les civils, devenus
officiers de complément à titre temporaire doivent être un
véritable cilice.
Cuny
me disait ce soir :
"Je
donnerais la Picardie, la Flandre, la Belgique, l'Alsace, le
Monténégro et tout ce qu'on voudra pour en finir avec ce
métier-là. J'en ai marre jusqu'à la gauche de ces brimades de
rempilé…"
Ça
c'est l'union sacrée entre les officiers.
Cuny
me dit avoir osé répliquer au Commandant : "vous vous
laissez mener par le bout du nez".
Cuny
reconnaît que le Commandant est un homme fort intelligent. Il
cite pour preuve ce fait qu'"Il" est très religieux
et très tolérant. Autre preuve, preuve de tolérance :
Lui,
un croyant, prendre pour auxiliaires immédiats deux
instituteurs.
Ici,
c'est le primaire qui se révèle en Cuny. Il conclut d'avance
que croyant = bigot et instituteur = athée. Que ceci devrait
heurter cela, et que si le choc n'a pas lieu c'est que le
croyant est un homme intelligent.
Aucun
d'eux ne soupçonne la richesse morale de cet homme, qui est un
homme - vir.
Le
31 mars - Marquéglise.
Avant-hier
Ravenet et Faure sont allés à Gournay. Faure est rentré ivre
: on dut le déshabiller. Le vin seul n'avait pas suffi. Ils ont
raconté, à table, leur orgie avec les connaissances qu'ils
étaient allés revoir. O dignité des pères de famille.
Faure
revient des pays délivrés, il est allé ravitailler en
première ligne devant Saint-Quentin. Il rapporte son
impression, son opinion sur la population civile :
"quatre-vingts pour cent des femmes regrettent le départ
des Boches".
Faure
est de Bordeaux. Il a dû faire ses observations sur des sujets
choisis…
Observation
de L. Bertrand :
"En
matière de morale, il n'y a pas de progrès collectif, il n'y a
de progrès qu'individuel".
C'est
je crois, mot pour mot, une expression de Rod dans le "Sens
de la Vie".
Est-ce
emprunt d'une expression heureuse par accord de deux esprits, ou
bien l'identité de la conviction a-t-elle amené la similitude
de l'expression ?
Autre
vérité, cueillie dans l'Oeuvre d'aujourd'hui : "dire aux
peuples : "La République rend la guerre impossible"
est une tromperie grossière qui méconnaît cette vérité que
les républiques du passé et même du présent ont été aussi
belliqueuses que les monarchies.
Lorsqu'il
n'y aura plus que des républiques sur la terre, elles se
battront entre elles comme le faisaient déjà les républiques
romaine, carthaginoise ou athénienne. Tant qu'il y aura des
hommes sur la terre, il se manifestera des conflits d'intérêts
et de races".
Courageux
journaliste qui ne sera point écouté ni cru, les bourreurs de
crâne flattant les illusions des foules entraîneront les
masses, aveugles ou clairvoyants, aux imprudences désastreuses
qui préparent les désastres, comme celui que nous subissons.
En
Russie, le même phénomène se produit. Chaque parti
surenchérit. Les uns promettent une liberté illusoire,
d'autres un régime de propriété impossible, d'autres encore
une paix à tout prix, plus désastreuse encore que les luttes
sociales.
L'armée
se désagrège, les soldats révolutionnaires quittent leurs
régiments. Et devant cette perspective d'un éloignement du
front, tous les lâches se sentent l'âme antique des fondateurs
de cité nouvelle…
"L'avenir
réserve de grandes choses" a dit hier le chancelier.
Je
crains une foudroyante offensive vers Petersbourg ou Odessa, sur
ces armées désorganisées, démoralisées, indisciplinées.
Les durs guerriers germaniques entreront là-dedans comme une
lame de faucheuse dans la terre désagrégée d'une taupinière.
Le
Chancelier adresse ses compliments à Hindenburg à l'occasion
de la retraite dévastatrice et habile qu'il a opérée dans le
Nord de la France.
Nos
journaux ricanent. Ils ont tort. La retraite allemande s'est
faite à son heure, sans abandonner absolument rien.
S'en
aller ainsi quand on a en face un adversaire formidablement
outillé, s'en aller sans être inquiété et n'être que suivi,
avoir pu le bluffer pendant des semaines, pendant la scabreuse
période où l'on est à demi installé à l'heure où une
violente attaque à fond eût été un désastre, on a beau
railler la retraite, elle a été un acte bien joué.
Je
ne suis pas au courant des projets de notre E.M., ni de ses
secrets, ni de ses arrière-pensées. Mais je reste rêveur en
présence de ces grands préparatifs d'attaque devant le vide
qu'il a ordonnés, dirigés, accomplis sur ce coin du front où
les Allemands faisaient simultanément leurs préparatifs de
départ.
Était-ce
ignorance de notre part ?
Était-ce
une feinte pour encourager l'ennemi à nous jouer sa mauvaise
plaisanterie de refuser la bataille ?
Les
travaux faits ici ont été bien considérables pour une simple
feinte.
Pourtant
depuis trois mois au moins les B.R. de l'armée signalaient les
préparatifs d'évacuation, de repli des troupes ennemies …
Alors, pourquoi ?…
Avons-nous
quelque part ailleurs un coup dur à donner, à supporter ?
Attendons,
l'avenir dira…
Le 2
avril 1917
Départ
de Marquéglise.
Je
vous remercie, mon Dieu, de m'avoir éloigné des trop
dangereuses tentations.
Yvonne
Vermont était trop tendre et une diabolique et involontaire
inclination me faisait pencher vers elle.
J'ai
pu me taire. Je suis parti. Dieu soit loué. J'ai quitté de
braves gens. Du vrai peuple de France.
Arrivée
à Elincourt.
2 avril, 14 heures.
Avant
le départ, le "coup de gueule" du Commandant contre
Tondeux, adjudant du 252ème, sans casque.
Pluie.
Village pas trop malmené. Il y a eu pourtant des victimes du
bombardement. Maintenant le calme est assuré, les
"émigrés" reviennent.
Notre
hôtesse Mme (…un vide…) la fermière de
l'Écouvillon, une personne abondante et sanguine ; elle a
marié sa jeune fille très pâle de dix-sept ans à un
fantassin, il y a quinze jours. La picarde épouse un paysan de
l'Aveyron. Hasard de la guerre.
Le
3 avril - La guerre a des hasards qui
tiennent du roman.
Un
paysan de Thiescourt pays délivré, vient visiter les ruines de
sa maison. Depuis bientôt trois ans qu'il avait du fuir la
canonnade et subir la servitude de l'envahisseur, il avait la
hâte bien naturelle de revoir le coin où s'était édifiée,
puis effondrée sa fortune, son humble fortune de paysan
laborieux. Et la ruine n'est qu'un demi-mal. Il est sans
nouvelles de ses fils, enrôlés depuis trois ans dans l'armée
française.
L'un
de ses fils est cantonné à quelques kilomètres de son pays
natal. Il a l'obsession de revoir les ruines de la maison
paternelle… Il demande une permission. Accordée. Le voici. Il
arrive au village.
Des
soldats y sont cantonnés. Il leur cause :
-
C'est ici la maison d'un de mes frères. Je suis du pays. Je
vais voir la maison où je suis né.
Un
vieillard un instant après entra.
-
Ici, dit-il, c'est la maison d'un de mes fils.
-
D'un de vos fils ?
-
Alors c'est donc un de vos fils qui vient de sortir d'ici,
puisqu'il disait que cette maison appartenait à un de ses
frères.
-
Un de mes fils ? dit le vieux en tremblant.
-
Oui, il est là dans la maison à côté.
On
les conduit l'un à l'autre.
Ils
restent muets de saisissement. Le fils sanglote et le père
l'embrasse en tremblant d'émotion.
Le
4 avril - Elincourt.
J'ai
passé mon après-midi à classer et enregistrer les ordres
reçus ces derniers jours.
En
voici deux bien originaux.
IIIème
Armée, 29 mars.
Ordre
général n°361 O.P.
"Le
26 mars, au camp de prisonniers de Noyon, deux sous-lieutenants
aviateurs se sont entretenus familièrement avec deux aviateurs
allemands prisonniers et, en les quittant, leur ont serré la
main.
S'il
est du devoir militaire de respecter un ennemi vaincu après
avoir courageusement et loyalement combattu, témoigner de la
bienveillance et de la sympathie à un adversaire qui s'est
rendu coupable des pires excès, sur les lieux mêmes de ses
crimes et devant les populations qui en ont souffert, dénote
une inconscience regrettable et une méconnaissance absolue du
caractère particulièrement odieux de la guerre qui nous est
faite.
Le
Général Commandant l'Armée flétrit par la voie de l'ordre
l'attitude inqualifiable des ces deux officiers à l'égard d'un
ennemi pour qui on ne doit avoir que de la haine".
Signé Humbert.
IIIème
Armée, 28 mars.
Ordre
général n°358 O.P.
L'Hôtel
de Ville de Bapaume, ruiné par l'ennemi a sauté. Vingt-six
officiers ou soldats anglais et deux députés français qui s'y
trouvaient ont été tués par l'explosion.
Un
souterrain a également sauté à Bapaume. L'église de
Sapignies a sauté hier, 27 mars.
Il
y a eu en différents endroits d'autres explosions du même
genre.
On
croit que des explosions ont été provoquées par des machines
infernales à mouvement d'horlogerie.
On
a découvert que la partie habitable du château de Gommecourt
était minée. Un état-major de brigade y était installé. Il
est probable que cette dernière mine devait sauter par fils qui
ont été découverts et coupés.
Des
mesures seront prises dans la zone de la IIIème
Armée pour que toute maison habitable soit visitée par des
sapeurs du Génie, dans le but de découvrir les dispositifs de
mine qui pourraient s'y rencontrer.
Signé Humbert.
"Longtemps
après la guerre, l'Allemagne ne pourra vaincre ce blâme
indigné, ce reproche au nom de l'honneur trahi, ce juste
jugement qui mettront autour de chaque allemand, où qu'il se
présente, du silence, du recul, et de la répulsion. Les lois
invisibles qu'ils ont cruellement offensées exerceront alors
une vengeance solennelle". Robert de Traz, dans le Journal
de Genève du 2 avril 1917.
Tous
les jours il passe d'interminables files de camions automobiles
chargés de réfugiés des régions délivrées.
Dans
la fuite rapide des voitures on entrevoit des visages pâles aux
yeux brillants de joie, des mains s'agitent, des sourires
flottent dans le sillage. Une femme, un enfant, une voix jeune
jette de temps en temps le plus émouvant cri de joie que j'aie
jamais entendu. De ces martyrs arrachés et emportés vers la
patrie retrouvée, le cri : "Vive la France" remue
jusqu'aux entrailles.
Le
Président Wilson vient de relever l'humanité souffrante qui
tombait sous la croix.
Par
lui, le règne de dieu semble rayonner sur l'horizon noir ; une
grande clarté pleine de promesse et d'espérance vient nous
consoler, nous réconforter. Dans son attitude arrogante, la
Force germanique, celle qui marchait menaçante contre la
Justice (Gewalt geht vor Recht) (La force avant le droit)
vient de recevoir un Halte-là redoutable.
L'Amérique
entre en guerre contre l'Allemagne par la Volonté du président
Wilson.
L'Allemagne
est mise au ban des nations.
Cette
fois le verdict est irrévocable. Le châtiment ne saurait
tarder. Je vous demande pardon, mon Dieu, d'avoir été
impatient et sceptique, quand le président Wilson avec une
prudence solennelle et quasi sacrée, sommait avec des phrases
obscures et captieuses, les empires de la brutalité de rester
dans les bornes permises. Maintenant, les arguments sont d'une
autre force.
Par
cette sage et calme et lente indignation le président Wilson a
laissé à l'Amérique tout entière le temps de prendre la
température de guerre, la température morale du Juste qui se
fâche.
La
guerre atroce n'aura pas été trop longue, si elle enfante une
cité nouvelle, et tout promet le règne prochain des hommes de
bonne volonté.
Nous
pourrions, aujourd'hui déjà, chanter un Te Deum, avec nos cœurs
et nos habits de deuil.
Le
5 avril - Elincourt.
Hier
il neigeait à flots - Aujourd'hui un soleil caressant fait
croire au printemps en retard.
Après-midi
promenade sur la colline. Le vieux manoir, devenu ferme, devenue
ruine. Toutes les souillures de la guerre : incendie, explosion,
ordures, graffiti, épaves… Le panorama reste admirable. Le
bois de pins. La piste vers le secteur.
La
tombe isolée en pleine forêt : qui donc dort là ? "Aux
camarades morts pour la Patrie". Une branche de gui, une
croix de mousse, deux touffes de jeannettes blanches dans des
boites de singe. Resquiescant in pace.
Le
6 avril - Une lettre de Mme Letombe,
une de Mille.
M.
Malderet me rapporte des abris allemands une brassée de livres.
Je
crois dans les vers de Mörike, voir revivre des temps passés.
Die Donau, Durnstein, meine Heinzstrasse…
Wo
bist du meine arme Emmy ? Was schafst du nun ? Was berührt dein
Gemüt. Bist du noch eine Deutsche, oder weinst du mit mir vor
Unglück deines erkorenen Vaterland ? Ach ich möchte
hingehen... Dahin... (Où es-tu ma pauvre Emmy ? Que fais-tu
maintenant ? Quels sont tes sentiments ? Es-tu encore Allemande,
ou pleures-tu avec moi le malheur de la Patrie qui t'a été
dévolue ? Ah ! Je voudrais tant y être…là-bas...)
Le
7 avril - Elincourt.
Et
la neige est revenue ce matin. La végétation reste endormie
dans ce printemps qui ne peut se défaire de la bise et de la
neige.
-
Un cas isolé qui contredit mes réflexions désobligeantes sur
la trahison des classes influentes :
Il
est arrivé au 417ème un récupéré, soldat de 2ème
classe, neveu du chef de cabinet de Ribot.
Saluez.
-
Les Chambres américaines ont décidé la déclaration de guerre
à l'Allemagne. Et maintenant, américains, cognez dur.
-
Le Brésil dont les navires sont coulés aussi semble encouragé
par l'exemple de l'Amérique du Nord : il montre les dents.
Le
boche récolte une belle moisson de haine.
Le
7 avril - Il est venu au bureau un vieillard des pays
délivrés.
Les
yeux de la bête traquée disent l'anxiété ancienne de ce
malheureux. Le teint pâle, terreux, les privations. Depuis plus
d'un an, il n'avait pas mangé de viande.
La
mortalité des enfants et des vieillards est effrayante.
Tout
ceux qui n'avaient pas de fortune ou de crédit ont souffert de
la faim. Ils attendaient souvent pour se restaurer, le
"barbotage" que les soldats allemands voulaient bien
leur abandonner.
Pour
toute femme pauvre il n'y avait qu'une ressource pour échapper
à la faim. Se coller avec un soldat !
Le
vieillard assure avoir entendu un membre de la municipalité de
Noyon répondre à une femme suppliant des secours :
"Nous
ne pouvons rien pour vous… Trouvez un soldat…"
Honte
et horreur et grande pitié en ce pauvre pays de France.
Pâques
1917 - Elincourt.
La
neige s'efface sous la caresse du soleil - Cartes de Camille et
de Maria.
Promenade
à cheval avec Ravenet d'Elincourt à Chevincourt.
Le
9 avril - Elincourt.
Sur
le soir grand remue-ménage. Le 417ème et le 404ème
demandent chacun deux cents hommes de renfort. C'est le prix des
ruines reconquises…
La
désignation des hommes de renfort n'est pas une petite affaire
:
Le
Commandant pose les principes, les règles générales. Les
Commandants de Compagnie les font descendre jusqu'aux soldats de
2ème classe.
Et
alors il se produit des mouvements dans les entrailles de chacun
:
L'un
résolu ou résigné monte avec un sac.
Il
le faut.
Un
autre devient exubérant, sifflote ou chante, et tard dans la
soirée au-dessus de mon bureau résonnait à plein "La
voix des chênes".
D'autres pâlissent, frémissent, sont nerveux, ont des gestes
saccadés :
-
C'est pas mon tour.
-
Je ne veux pas marcher encore, je me fais porter malade,
regardez ce pied que j'ai là… et on expose quelque blessure
mal guérie.
A
dix heures du soir, mon petit fourrier Gay entre, pâle,
effaré, une physionomie de lièvre aux abois :
-
Savez-vous mon adjudant, si le Commandant est couché ?
-
Couché ? A cette heure. Mais oui. Pourquoi ?
-
C'est que je voudrais le voir. Je suis du cadre permanent et on
m'a désigné pour monter là-haut. Et je n'y tiens pas à
monter là-haut. Je sais trop ce que c'est. Dans ses yeux passe
un reflet retrouvé de l'épouvante aux journées les plus
atroces de la bataille de la Somme.
Je
suis gêné par cette vague d'angoisse qui est pour moi comme un
reproche muet…
Moi,
je suis du "cadre permanent", je n'ai jamais eu ma
part des épreuves de "là-haut"… Et je ne pars pas…
Pas encore.
Ce
n'est pas juste me crient en silence les traits crispés du
petit caporal aux grands yeux noirs, doux comme ceux d'un
chevreau.
Le
10 avril - Je me suis réjoui trop
vite de voir un type très pistonné, soldat de 2ème
classe, à un régiment de ligne. Arnauné, neveu du secrétaire
particulier de Ribot, a déjà trouvé un "filon".
Hier
la D.I. a demandé d'extrême urgence deux dactylographes. Son
nom a été retenu sur la liste.
Je
dois dire, sans aucune pression ni (illisible) - et le
voilà emmené en auto au Q.G…
Encore
un homme intelligent retiré du danger.
Le
11 avril - Les Anglais nous font
l'honneur d'un beau bulletin de victoire.
Onze
mille prisonniers, cent canons, cent soixante-dix mitrailleuses,
la crête de Vimy…
Depuis
la fougueuse attaque française en Champagne 1915, jamais rafle
aussi formidable n'avait été opérée.
Et
ceci paraît-il, est un début. Un beau début. On a
l'impression d'un effort effrayant des deux adversaires,
"d'un monstre contre un dieu, tous deux de même
taille".
Le
peuple anglais donne la mesure de sa ténacité proverbiale,
comme le Français à la Marne a donné celle de son énergie
spontanée et primesautière. L'un sans l'autre donnait des
efforts vains contre la puissante Allemagne. Maintenant, le
résultat ne fait plus de doute, nulle part, même en Allemagne,
je pense, où l'angoisse doit serrer les gorges. Chacun son
tour. Nous avons eu nos transes ou notre fausse inquiétude
trente mois durant…
La
mer de haine et d'hostilité assiége l'Allemagne.
Le
Brésil, dit-on, rompt les relations diplomatiques aujourd'hui.
C'est pour demain l'entrée en lutte de l'Amérique du Sud
ajoutée à celle du Nord. "Die ganze Welt gegen uns" (le
monde entier contre nous) disaient-ils avec orgueil et un
peu d'hyperbole l'an passé. Maintenant c'est une réalité…
L'anxiété doit faire place à l'orgueil. Et l'on songe à
l'accueil qui leur sera fait dans le monde à la paix,
lorsqu'ils se présenteront dans une ville, dans un port, dans
un pays étranger et diront : "Ich bin ein Deutscher" (Je
suis allemand). Je vois les visages se détourner, les
portes se refermer. Tout se paie. Ils ont semé la haine, ils
récolteront l'hostilité. Et on peut aussi prévoir que chez
eux, il y aura du "tirage" après la guerre. Les
conflits politiques seront sûrement âpres, avec la défaite
que chaque parti se jettera en reproche à la face ; mais la
crise économique sera, sans qu'il apparaisse rien encore, d'une
étendue et d'une gravité sans mesure. Le phénomène dont
l'Angleterre a souffert en 1816 du fait de l'accumulation des
marchandises dans ses magasins durant le long blocus
napoléonien, doit fatalement se reproduire sur une échelle
agrandie dans l'Allemagne de 1918 qui a pendant trois années
systématiquement détruit les approvisionnements et les outils
de travail de ses concurrents, accru ses stocks de produits et
ses usines en vue d'un marché ouvert et agrandi par une
victoire qui se dérobe…Terrible perspective. La main de Dieu.
Le
11 avril - Le 292ème vient de Saint-Quentin ici,
au repos. Les hommes, des Bretons, se sont saoulés par unités
constituées, dirait-on. Des sections entières d'hommes ivres
passent dans la rue, crient, se bousculent et finalement se
battent.
Le
Commandant tâche de ne pas voir, de ne pas entendre. On finit
par se lasser, quelques-uns des plus bruyants passent au poste
de police.
Une
hostilité sourde s'enfle en silence contre Ravenet et moi, et
quelques autres.
La
jalousie est mordue à sang chez Roissé et Samalens notamment.
Ils projettent de faire intervenir des puissances politiques
pour faire intervertir leur tour de départ avec le mien…
Roissé,
le postier qui se croit intelligent parce qu'il est syndicaliste…
Roissé
qui s'imagine être un homme supérieur parce qu'il a gagné les
galons d'adjudant, une citation et une promesse d'épaulette…
Le
12 avril - Récit par la sœur de
notre hôte, venue des pays libérés, des souffrances morales
infligées par les allemands à la population civile.
A
tout propos, à chaque pas, le mot "fusiller" mis en
avant, et de temps en temps l'acte - pour donner de la valeur
persuasive à la menace.
Une
année sans qu'une nouvelle quelconque parvienne dans chaque
village. Chaque village enfermé dans une ceinture de menaces.
Pas un être qui puisse en sortir, pas un étranger qui puisse y
pénétrer, donner une indication sur la vie du dehors.
Isolement atroce.
L'attente
vaine, l'attente sans fin.
Ce
n'est pas possible que "nos Français" nous
abandonnent ! Mais que font donc "nos Français".
La
mise au secret de tous les habitants au fond des caves, le jour
du départ des Boches, les explosions, les mines, les
destructions, la terreur.
"Quiconque
se montrera sera fusillé sur-le-champ".
Le
grand silence.
La
grande nouvelle en traînée de poudre de "Nos
Français"!…
Les
baisers aux soldats, à "nos Français", les enfants
qui n'en avaient jamais vu et les acclamaient, les tiraient par
le pan des capotes.
Le
13 avril - La première journée de
vrai printemps. Et par une heureuse coïncidence six lettres au
courrier. C'est une bénédiction.
Le
14 avril - Elincourt.
Des
prisonniers boches font halte.
Der
Hass steigt gewaltiger in meinem Hertz. Ich zittere von Hass. (La
haine monte de plus en plus violemment dans mon cœur. Je
tremble de haine.)
Je
suis effrayé de ce flux qui me secoue. Pour un rien je les
verrais fusiller tous avec une joie sauvage.
Tout
rapport sera impossible après la guerre avec ces gens-là.
Pourtant,
nous n'étions pas préparés à tant de haine.
Marthe
S. m'écrit sur ce sujet :
Quelle
barrière plus infranchissable que tous les obstacles matériels
s'est dressée entre la France et l' Allemagne ! A présent il y
a entre nous un tel fleuve de colère, de haine, de sang, que
nous n'essaierons pas de le franchir. Pourtant il y avait dans
mon entourage quelques femmes que j'aimais et qui avaient été
bonnes pour moi… Je ne m'imagine plus recevant de lettres de
là-bas…
Le
15 avril - Dimanche. Pluie.
A
table, propos grossiers, conversation picaresque comme Ravenet y
a coutume, comme elles étaient de mode au XVIème
siècle.
Je
fais remarquer l'embarras dans lequel nous allons nous retrouver
à la paix, dans la vie civile, les gaffes que ces habitués de
langage salé, ordurier vont nous faire commettre. Déjà, en
permission, il faut se surveiller.
Comment
? Tu te surveilles, chez toi ? Moi, je cause à la maison comme
ici. J'ai les mêmes expressions avec ma femme qu'avec les
copains.
Il
est vrai, qu'une fois, j'ai mordu mes lèvres.
On
était à table, mon père parlait d'une femme qui avait des
amants, ma mère faisait la dégoûtée, je fis : "Ben
quoi, elle a un cul ( ? ) pour s'en servir".
Zut,
ma sœur était à côté de moi. Je n'avais pas songé. J'ai
piqué un beau soleil.
Maintenant
elle est habituée à ces propos-là. Comme toi. Ç'a été long
pour toi. Je me souviens qu'au début de la guerre quand on
parlait de cul, tu baissais les yeux, tu avais l'air de sortir
d'un couvent. Tu étais un type original.
Hélas,
oui, ce que j'avais d'original s'arrache à ce dur frottement.
Ce
qu'il me restait de jeune s'use, et je suis peu à peu comme une
des herbes nivelées dans la prairie après le passage de la
faucheuse.
"Ils
ne t'ont point fait de mal s'ils n'ont point rendu ton âme pire
qu'elle n'était avant".
Pourrais-je
défendre mes camarades de guerre en soutenant cette thèse du
philosophe antique, ou bien, est-ce qu'il faut les accuser.
N'est-ce pas moi qui ai manqué d'énergie pour me surveiller,
m'améliorer au lieu de me laisser glisser, affaisser peu à
peu.
Il
m'a manqué une grande grâce durant la guerre, et je porte la
peine des erreurs, des fautes d'avant-guerre : c'est de n'avoir
pas le cœur rempli.
La
paralysie étrange qui m'a fait perdre Madeleine, la guerre qui
a dressé un mur entre Emmy et moi… m'ont affaibli. Si C.
avait voulu comprendre la vacance, si elle avait su ou pu
m'envelopper, répondre à mes appels de vie morale, l'union
aurait évolué, et serait devenue complète, même malgré son
infirmité, tandis qu'elle laisse la lampe sans huile… et mon
affection ne trouve pas le réservoir plein où puiser toute une
vie. Elle tremblote. Le premier orage l'éteindra.
Mme
R. m'a appelé de tout son être ardent. Celle-là possède les
ressources inépuisables, mais nous avons manqué l'heure de
nous rencontrer, l'heure élue où l'on s'attache, je n'ai plus
vu à froid, que la veuve déjà âgée, la mère d'une grande
fille, et qui ne peut être celle de mes enfants, enfin la femme
qui va vieillir bientôt, qui prend de la teinture d'iode pour
ne pas grossir… La fusion devenait impossible. D'autant plus
qu'elle a commis l'irréparable faute de faire des avances,
d'être plus pressée que moi…
J'ai
trouvé en route sur les routes de la guerre, un peu d'amour :
que Bertha devienne ma femme un jour, je n'y avais guère
pensé. Son attachement fidèle me poursuit comme un remord, et
comme un appel, que j'écoute parfois. Pourtant, elle n'a aucune
étoffe que celle de son cœur simple et droit. Ni instruite, ni
intelligente, elle serait une compagne ennuyeuse et fade…
Marthe
est une amie ; c'est elle que je devrais épouser si selon la
pensée de Joubert
"on doit prendre pour épouse la personne qu'on aurait
choisie pour ami si elle était un homme".
Mais
elle n'éveille en moi aucune attirance amoureuse - et puis elle
est débile et païenne. MS.
Et
à défaut d'amour humain, la grâce divine d'une foi ardente ne
m'a visité que trop rarement pour la lutte quotidienne contre
les défaillances, les faux-pas, la fatigue, la nonchalance
morale.
Le
17 avril - Elincourt.
Depuis
quelques jours, il pèse quelque chose dans mes membres.
Ça
ne va pas.
Pourtant,
j'ai une installation bien agréable, la plus commode que j'ai
encore trouvée, j'ai des loisirs, j'ai des livres, et je ne
puis en profiter comme je le voudrais.
J'ai
des livres. Des livres allemands surtout.
Le
18 avril - Ordre Général n°75.
G.Q.G.,
le 15 avril.
"Aux
officiers, sous-officiers et soldats des Armées françaises :
L'heure
est venue. Confiance, courage et vive la France".
Nivelle.
(Cet
ordre devra être communiqué aux troupes de façon à leur
parvenir le jour même des attaques, soit le seize avril.)
Et
les attaques ont eu lieu…
Le
communiqué nous arrive : dix-sept mille prisonniers, mais il
est rédigé de façon si peu nette, presque évasive que j'ai
l'impression d'un sanglant échec. Il semble que le rédacteur
avait comme un regret que l'attaque dont il relate les premiers
résultats ait eu lieu dans les conditions où elle s'est
produite.
Les
Anglais n'avancent plus. Nous nous sommes heurtés…
Pourquoi
avoir commencé la lutte suprême ? J'ai idée qu'on veut ou
bouleverser un plan de retraite allemand continuant la première
étape sur Saint-Quentin - Laon, ou bien prévenir et
contrecarrer une offensive allemande sur l'armée russe
désorganisée, car ça va mal en Russie… Les violents veulent
la paix.
Le
18 avril - Des bruits vraisemblablement fondés signalent
des graves émeutes à Berlin, et dans d'autres villes à
l'occasion de la réduction de la carte de pain.
Aurions-nous
cette compensation inattendue à l'anarchie russe ? Dieu le
veuille, car il semble bien que le rouleau russe n'est plus
qu'un rouleau de neige fondante au souffle brûlant des utopies
démagogiques. Terrible alternative pour les alliés du colosse
de neige, ou l'autocratie corrompue et traîtresse ou la
révolution dissolvante.
Mais
si ceci déborde sur l'Allemagne, c'est plus redoutable aux
armées germaniques que tous les obus japonais ou que ceux de
Poutiloff.
Pendant
ce temps, la France continue à se saigner pour le salut du
monde et des démocraties.
C'est
une douloureuse destinée que celle des peuples. Elle est comme
celle des hommes. Qu'il s'abandonnent aux aristocraties
vigoureuses, énergiques, ils s'exposent à toutes les
catastrophes que l'orgueil prépare, qu'ils se livrent aux
molles démocraties, impulsives et myopes, ils sont condamnés
aux effondrements de la faiblesse et de l'imprévoyance.
Quel
peuple sera donc assez sage pour trouver et garder la forme de
gouvernement ferme et prudent, prévoyant et libre ?
Le
19 avril - Les veillées
d'Elincourt-Sainte-Marguerite.
Les
deux pièces contiguës, le feu flambe dans les cheminées. La
soirée est sans souci ; j'écris mes lettres et mes notes au
bureau, je lis un peu ; puis je vais dans la pièce voisine où
Ravenet, Dôle, Blaty et Tarte font une manille prolongée.
Ravenet
avec son tempérament rosse pousse aux enchères pour faire
monter Dôle qui perd "par la faute à Ravenet".
-
Ça ne rapporte pas, Dôle ? lui dis-je.
-
Ah ! c'est une belle vache vot'copain ! Il monte même quand il
n'a rien dans son jeu.
Mais
un peu de rhum apaise l'irritation de Dôle.
Et
chaque soir qu'il a perdu, il jure :
-
Je ne joue plus aux cartes.
-
Serment d'ivrogne… fais-je, de mon lit où les éclats de
Dôle vexé me font interrompre ma lecture.
Car
je me suis couché et en attendant que le sommeil vienne et que
la partie finisse je continue à lire, appuyé sur le coude,
face à mes joueurs. Et pendant ce temps, les vrais soldats sont
sous la pluie et les obus.
On
tempête contre les bureaucrates. Ils sont cependant bien
indispensables. L'un deux, je ne sais lequel, a négligé de
transmettre le dossier des hommes à présenter à la Commission
de Réforme de Compiègne. Résultat : quarante-sept mal fichus
sont allés hier jusqu'à Compiègne et sont revenus
bredouilles, faute de la paperasse obligatoire.
Le
19 avril - Le résultat de la bataille se dessine. Le récit
est plus net, l'impression meilleure, dix-sept mille
prisonniers, des points d'appui importants. Des canons, des
mitrailleuses à profusion.
Le
20 avril - Au bureau désignation des
candidats à l'école des Chefs de Section.
Pas
de lettre. Louis est rentré à Besançon. Le silence peut être
agressif.
La
bataille continue. Le communiqué allemand est embarrassé. Le
nôtre ne brille pas.
Le
commentaire Wolff
signale l'échec devant le fort de Brimont de notre 14ème
Division.
Elle
joue de malheur notre pauvre chère 14ème DI.
Combien des admirables soldats que j'y ai connus pourront
survivre à tant de sanglantes épreuves ?
Les
prisonniers, les blessés, les mutilés, sans doute seront les
seuls qu'on pourra compter après la guerre.
Le
bourgeois est l'être qui pense bassement. L.
Tailhade.
Le
21 avril - Elincourt-Sainte-Marguerite.
Dans
un autre ordre d'idées, le Commandant après avoir dicté les
ordres de la matinée, nous dit, à nous deux :
"Dans
un autre ordre d'idées, comme vous êtes mes collaborateurs, il
faut que je vous annonce que je viens d'être promu chevalier de
la légion d'honneur".
-
Enfin ! Je m'en réjouis sincèrement, mon Commandant.
-
On s'est tout de même rappelé que quelques uns au début
avaient fait leur devoir sans compter sur une récompense et
avaient été oubliés.
Le
22 avril - Elincourt.
"Avant
de s'enfermer dans Compiègne, Jeanne d'Arc est venue en
pèlerinage à Sainte-Marguerite et a communié dans l'église
d'Elincourt". Inscription sur un marbre de l'église
au-dessous d'un vitrail rappelant la scène.
A
la messe, une heure de paix et de grâce… Je me sens fort pour
toutes les épreuves : que Dieu décide, que sa volonté soit
faite, pourvu que son règne arrive. J'entrevois le jour où
j'aurai une section à diriger, à entraîner, à enthousiasmer.
Cette tâche m'attire et il me semble que j'y mettrai assez de
passion débordante pour insuffler un ardent enthousiasme à la
minute solennelle de l'attaque.
Le
22 avril - Après midi, promenade à cheval aux tranchées
boches à Thiescourt.
L'Écouvillon,
anéanti. Le lacis de nos tranchées, les arbres douloureux, le
sol avec ses plaies.
Le
"no man's land".
Les
tranchées boches. Autre dispositif. Les abris à mitrailleuses
en béton, avec armoire et installation électrique.
Les
arbres tronqués, les observatoires.
Le
village de Thiescourt, autrefois coquet dans ce vallon.
Le
cimetière allemand.
La
maison blindée.
Les
maisons anéanties.
L'église
en ruines.
Les
trous d'obus dans le sol argileux devenus des vasques.
Le
23 avril - Elincourt.
Première
séance de cours sur le nouveau fusil à tir automatique.
Notre
situation à Ravenet et à moi devient branlante. La meute des
chiens aboie.
Les
offensives anglaises et françaises ont les ailes abattues,
sinon brisées.
Ce
n'est pas encore la victoire. Il faudra l'effort de l'Amérique
cependant que les russes nous lâchent…
Le
24 avril - Elincourt.
Blaty
me confie les réflexions de Capsordy, un ex-fonctionnaire,
vaguemestre au 417ème, qui se fait proposer pour le
cours d'E.C.S du G.A.N. : "Hé bé ! tu comprends, ça
m'est égal de passer adjudant ou pas, mais je suis le premier
à partir en renfort, et si j'étais envoyé aux cours de chefs
de section, Hébé ! ça serait toujours trois mois de tirés…"
C'est
du cynisme de politicien, de l'inconscience habituelle des mœurs
politiques du Midi.
Tant
d'effronterie dans la lâcheté, un tel manque de tact met
Blaty, le parisien, hors de soi.
-
Oh ! Ces types du Midi ! Du Midi de la Garonne surtout. Ils sont
plus égoïstes et plus lâches que ceux de Provence.
M.
Dedieu, notaire à Lassigny, revient au pays, s'installe à
Elincourt, demande à entrer en popote avec nous.
Le
village d'Elincourt respire. Il avait encore l'oppression du
terrible voisinage des lignes quand nous sommes arrivés. Rues
sales et vides, cours encombrées, fenêtres cassées, portes
tristes.
Maintenant,
quelque chose d'impalpable flotte dans l'air et publie que la
paix et la vie normale sont accordées à nouveau à ce pays de
la désolation.
Dans
les rues on retrouve des civils, des jeunes filles, des enfants,
vêtus décemment, les vitres s'éclaircissent, se décoiffent
de la poussière noire que le soldat semble affectionner, les
fenêtres se garnissent de rideaux blancs, les seuils et les
cours sont balayés ; au visage morne, crasseux, soldatesque,
succède le visage frais et propre des ménagères.
Le
24 avril - Arrivée d'un colis !
Du
beurre, de la cancoillotte, de la saucisse ! C'est une surprise
rare.
Le
26 avril - Longue lettre de Marthe.
Une
lettre candide de Maria.
Accident
de grenade à M. Manuel, et à deux grenadiers.
Un
trait du Commandant :
Je
lui présente une permission de trois jours pour un soldat dont
le frère a été tué : "il ne demande que trois jours, il
a un frère tué.. Mettez cinq jours", et il pose sa
signature énergique sur la feuille.
M.
Dedieu, notaire de Lassigny fait partie de notre popote ; il
nous raconte de bons mots d'allure scandaleuse : mon premier est
ce que les dames aiment que les hommes fassent, mon second ce
que les femmes n'avouent jamais, mon tout ce qu'elles aiment
trouver chez les hommes : le courage.
Des
bons mots de Toto :
Qu'est-ce
qui est ovale, humide avec du poil autour : l'œil - deuxième
répétition : ce que vous avez pensé tout à l'heure…
Définition
de l'adultère : une femme qui change sa fourrure de
porte-manteau.
Définition
de l'enfant : un fruit confit à l'eau-de-vie…
Le
27 avril - Elincourt.
Remise
de la Légion d'Honneur au Commandant.
Le
Général Targe est venu remettre au Commandant la croix de
chevalier de la Légion d'Honneur.
Je
n'ai pas assisté à la cérémonie. Mais tout à l'heure, il
m'a fait appeler dans sa chambre :
Après
expédition des affaires courantes il se lève, se dirige vers
moi, la main tendue :
-
Mon Commandant, permettez-moi…
-
Je veux devancer vos félicitations et aujourd'hui j'ai reçu un
témoignage de satisfaction, je vous y associe pour votre part
et vous remercie des bons et fidèles services que vous m'avez
rendus.
-
Je suis parfaitement heureux de votre joie et je n'ai fait que
ce que je devais faire.
-
N'attachez pas trop d'importance à mes impatiences ; si je vous
ai quelquefois bousculé c'était le métier et le service. Il
faut être brutal dans le service, brutal envers soi-même,
brutal envers les autres. On a besoin de se rappeler un peu
vivement à l'ordre de temps en temps, pour ne pas s'écarter du
chemin.
-
Mon Commandant, c'est une qualité et croyez bien que je sais
juger les choses autrement que sur les apparences et que…
Le
service est impérieux, et souvent tel, qui peut être un homme
très doux dans l'intimité doit se montrer dur dans le service.
Tout
le Commandant de Goÿs est là : c'est un homme.
Quelle
journée bénie est-ce donc aujourd'hui qu'elle m'apporte des
choses si rares :
Une
poignée de main, un sourire, un merci affectueux d'un Chef
exigeant et avare… C'était déjà beaucoup.
Voici
une lettre que j'attendais depuis trois ans : une vraie lettre
de Mme Bez.
Le
28 avril - Elincourt.
a)
A. France ; Révolte des anges. Chapitre XXXI.
"Où
l'on admire avec quelle facilité un homme honnête et doux,
peut commettre un crime horrible".
Hamerling.
Vor einer Genziane : "... ich habe Gerungen mit Dämonen...
Ich habe Ihn beim Namen gerufen ; Emporgeklettert Bin ich auf
einer Leiter von Seufzern. Und hab'Ihm ins Ohr gerufen:
Erbarmung!" (Hamerling. Devant une gentiane : " …
J'ai lutté contre les démons… Je l'ai appelé par son nom ;
J'ai escaladé une échelle de soupirs. Et je Lui ai crié à
l'oreille : Pitié !")
Le
29 avril - Elincourt.
"Réjouissez
donc aujourd'hui l'âme de votre serviteur, parce que j'ai
élevé mon âme vers vous, Seigneur Jésus".
Sursum
corda ! Habemus ad Dominum (nous le tournons vers le
Seigneur). Seigneur, donnez-moi de la souffrance ! Je ne
suis pas digne en ce temps d'épreuves universelles, d'être
tant ménagé. Il me semble Mon Dieu, quand votre grâce me
remplit et me fait sentir la plénitude de vie à laquelle je
puis atteindre, que les épreuves me rapprocheront de vous. Ne
me privez pas de ma part d'horreur, mon dieu. Venez à mon aide,
faites que je sois appelé aussi au sacrifice. Aidez-moi par
votre volonté, à vaincre les prudences de la chair, les
timidités de la prévoyance à courte vue, les lâchetés de
mon égoïsme à jeun, qui me font envisager avec appréhension
le départ à la tranchée. Faites que je sois heureux de
partir.
Si
vous m'appelez à vous, Seigneur, plus près de vous, mon Dieu,
j'accepterai avec joie les horreurs de la guerre, de celle que
font les vrais soldats.
Donnez-moi
l'occasion d'être un héros selon les hommes afin que je me
rapproche de vos saints, selon votre loi.
Si
vous me mettez à l'épreuve, j'espère que vous m'accorderez
mieux votre grâce et votre indulgence, j'ai l'intime confiance
que vous m'assisterez dans mes efforts sur votre voie pour me
rapprocher de vous.
En
des heures comme celles-ci, je sens combien vous êtes grand et
ce que vous avez mis de grand, de divin dans nos misérables
corps. Et votre souffle vaut mieux que notre chair. Il est donc
équitable et salutaire que nous écoutions votre voix plutôt
que la nôtre, que nous obéissions à nos aspirations vers
vous, qu'aux exigences de nos cœurs et de nos corps.
D'A.
France.
-
Ah ! Arcade, j'avais bien raison de me méfier de vous. Vous
n'êtes qu'un intellectuel ; vous n'avez que des curiosités.
Vous êtes incapable d'agir.
-
Et l'on a inventé, ces jours-ci, le pragmatisme tout exprès
pour accréditer la religion dans les esprits raisonneurs.
-
Il est malsain de penser et la vraie sagesse est de ne songer à
rien.
-
Quant à la sordide vérité qu'on trouve dans les livres, c'est
une vérité qui fait discerner quelquefois comment les choses
ne sont pas, sans nous faire découvrir comment elle sont.
-
On exerce une forte action sur les individus, quels qu'ils
soient, qu'en éveillant leurs passions et en faisant appel à
leurs intérêts.
Le
1er mai - Elincourt.
Hier
au soir le coup de volonté et de fantaisie du Commandant au
sujet des détachés.
Liste
absurde en son objet.
Premier
coup de griffe avec Dôle.
Le 1er
mai 1917
Dôle
sait et aime bouder.
Le
printemps rayonne quand même.
Le
2 mai - Accident de grenade. La peur
paralysant un "bleu".
Le
danger qu'a couru le Commandant.
L'injure
que m'a faite le Capitaine du 4ème Bureau de Noyon,
E.M. IIIème Armée :
"Dites
au Commandant qu'il vienne lui-même au téléphone". Et le
micro a été lâché brusquement.
La
guerre se stabilise à nouveau ; les Boches ont tenu le coup.
Notre armée de rupture s'est brisée contre l'entêtement
teuton.
Nivelle
en est rompu.
Les
journaux, poliment, discrètement, à la française, ne l'ont
pas traîné sur la claie.
Son
nom n'a pas été imprimé dans les journaux d'hier : on n'a
parlé que de Pétain, placé au sommet de la hiérarchie dans
l'armée française. J'ignore ses qualités réelles, mais il
m'était apparu le plus digne quand on appela Nivelle et que je
sus par M. Mathiez, quelles considérations politiques avaient
amené par souci de contrepoids à Lyautey le jésuite, le
protestant Nivelle au poste suprême. Voilà Pétain. Notre
dernier espoir…
Nous
n'avons pas fait de dieux durant cette épopée.
En
Russie, toujours l'anarchie. On y a dépêché Albert Thomas,
contrecarrer l'anarchiste Lénine…
Les
arguments de Lénine sont plus simplistes et partant plus
puissants que les considérations entortillées de nos
socialistes belliqueux…
En
Grèce, le gâchis, Constantin reste à son rôle facile de
troisième larron. "L'égoïsme sacré" des Italiens
redoute l'autre égoïsme non moins sacré des Vénizélistes.
Un patriotisme plus encombrant que celui de Tino… assurément.
Et
pendant ce temps-là….
Le
3 mai - Le cousin de Ravenet, sergent au
45ème, un jeune franc-comtois intrépide, un de ceux
qu'on appelle chez nous des "casse-cous" est venu au
cours du nouveau fusil automatique.
Il
soupe ce soir avec nous, encore tout frémissant de la lutte
devant Saint-Quentin : il a vu les horreurs de la sauvagerie
allemande.
Maintenant,
on ne fait plus de prisonniers. Qu'ils soient valides ou
blessés, allez ouste. Je tue un boche comme un chien. C'est
même moins qu'un chien…
Le
4 mai - Elincourt.
Une
des plus violentes indignations de ma vie m'a secoué toute la
journée, et résultant d'un incident tout à fait imprévu :
Le
sergent Fallières du 417ème est laissé à la garde
du matériel à Marquéglise. Il s'est amené au bureau ce matin
avec une lettre de recommandation du curé de Marquéglise pour
le Commandant, en vue de l'obtention d'une permission à titre
exceptionnel. Il l'obtient. Le Commandant en s'en allant me dit
:
-
Vous placerez le cachet sur cette permission.
Fallières
s'approche donc de ma table, présente la feuille, j'applique le
cachet, et alors prestement, il découvre deux autres titres en
blanc en me disant : voulez-vous, mon adjudant, me timbrer
encore ceux-ci.
Je
l'ai regardé, jusqu'à le faire rougir et j'ai répondu :
-
Ah non ! Ah ! mais non !
Il
est sorti, confus, rougissant jusqu'aux oreilles.
Du
moins, je le croyais, puisqu'il vient de revenir, effrontément.
Je
lui ai dit son fait.
-
Il ne faudra plus jouer à ce petit jeu là. Je ne m'attendais
pas à ce que vous me fassiez l'affront de supposer que j'allais
vous aider à faire un faux.
Je
ne me doutais pas que vous me croyiez si peu homme.
J'ai
hésité longtemps pour savoir si je rendrais compte au
Commandant de l'incident.
Et
puis c'est à la pensée que je ne suis guère qualifié pour
être si sévère et justicier. Je me suis donc tu.
Le
5 mai - Lagny.
Nous
avons quitté Elincourt ce matin.
Nous
voici à Lagny
en pays délivré.
Nous
avons traversé les lignes à Lassigny.
Oh
! l'horrible spectacle. Les pauvres arbres tordus
désespérément ont des apparences de Laocoon attachés à ce
paysage de cataclysme. Lassigny. L'Église, un tas de cailloux,
les maisons fauchées, effondrées.
Le
long des routes les entailles odieuses des arbres fruitiers ;
c'est à pleurer de rage.
Lagny,
les interminables récits d'atrocités des trois années de
servitude.
-
L'abominable ordre de réquisition donné au maire le soir de
Noël.
-
Le maire, le curé et trois notables fusillés devant leur fosse
; la femme du maire dans la maison en face le lieu de la
fusillade.
Les
cris des femmes :
-
Est-ce que vous voulez vous taire avec vos cris imbéciles de
Français !
-
Le rassemblement quotidien.
-
L'agenouillement exigé de toute la population.
-
Les installations remarquables du cantonnement.
La
salle d'école transformée en "Casino", goût
allemand. Art allemand, les peintures murales, le plafond, un
poêle germütlich (confortable) de la Prusse orientale,
les inscriptions pédantes :
"Ehret
die Frauen, sie flechten und weben himmliche Rosen ins irdische
Leben". ("Honorez la femmes qui tressent des roses
célestes ici-bas".)
Le
7 mai - Nous avons quitté Lagny avant
l'aube. Le 417ème n'assurant pas la liaison reste en
panne, se trompe de route, fait demi-tour et perd ainsi deux
kilomètres.
La
pluie d'orage a rafraîchi l'air étouffant de la veille. Il
fait bon marcher. Entre Lagny et Noyon,
les traces de l'invasion sont atténuées. Peu d'arbres
mutilés, la luzerne et les emblavures
verdissent les molles ondulations de la plaine, le printemps
victorieux couvre de fleurs les coteaux. Au loin, les villages
semblent heureux. Une montée, et tout à coup, les deux tours
jumelles de Noyon s'imposent à l'horizon. Même les fameuses
casernes incendiées paraissent intactes et imposantes au bord
de la butte. Devant nous vers le sud, un fourmillement d'arbres
peuple l'ample vallée où je sais que l'Oise coule. Le pays est
heureux. Ma causerie avec M. Cuny. Seuls les poteaux
télégraphiques sciés, ou les pylônes en béton déchiquetés
par la mélinite font penser au barbare. Mais voici le grand
pont affaissé sur le nouveau canal, brisé, voici les rues de
Noyon, l'émouvante Noyon.
Les
tilleuls et les ormes centenaires des avenues ont été fauchés
comme des soldats géants et se sont abattus effroyablement,
écrasant les murs, ébranlant les charpentes, cassant les
fenêtres, encombrant les trottoirs et les rues de leurs
cadavres énormes.
Après
Noyon, marche vers l'Est ; au lieu d'emprunter la grande route
dans la plaine parallèle à la rivière on nous a prescrit un
itinéraire par les villages à flanc de coteau : Baboeuf,
Grandrue, Crépigny. C'est presque de l'alpinisme cette marche
perpendiculaire aux vallons associés descendant avec un bel
alignement vers la vallée-collecteur : entre chacun une croupe.
Vues en aéroplane, elles doivent ressembler à des chenilles
alignées pour une revue !
Nous
arrivons à Caillouel
vers midi. Une voiture s'est brisée en route, au passage mal
réparé d'une mine à un carrefour.
Je
suis pas mal las. Le Commandant encore plus. Quand je lui parle,
ses yeux vagues ne comprennent plus.
Popote
chez de braves gens. La femme nous met un couvert à deux
assiettes. - Mais, Madame, vous n'y pensez pas ? Deux assiettes.
C'est trop beau pour nous.
-
Ah ! non, réplique-t-elle, vous, vous êtes des Français…
Le
8 mai - Toujours l'inquiétude sur la
Russie anarchique. Les anonymes violents, défaitistes et
pacifistes montent des manifestations frisant l'émeute contre
le nouveau gouvernement trop fidèle au bon sens.
Les
Anglais ont mordu très fort en Artois. Le morceau était dur.
Ces jours-ci on a l'impression qu'ils ont les dents cassées.
Les contre-attaques boches ont atteint le paroxysme de la furie.
C'est la situation de Verdun qui leur est imposée à leur tour.
Les
9, 10, 11, 12 mai - Caillouel.
Les
impressions qui nous viennent de ces impondérables qui agissent
à l'unisson des évènements sont lentes et douloureuses. On
dirait que pleure dans le ciel immense une Europe après la
bataille, comme le blessé de Hugo.
Râlant,
brisé, livide et mort plus qu'à moitié. On sent dans les
efforts que fait chaque armée comme la souffrance avivée d'un
blessé qui se traîne. On ne voit plus l'horizon. Tout est
sombre. Tout est martyre sans certitude de guérison ou de
délivrance.
Et
la clameur de la famine essaie sa redoutable voix. La famine
menace le monde entier. Les stocks sont épuisés.
Où
va l'humanité.
La
guerre est horrible. Plus horrible peut-être la première
année de la paix, où la guerre fera mieux sentir sa rigueur
impitoyable, inéluctable.
L'expiation
des crimes abominables que les hommes tous ont commis, les uns
parce qu'ils se sont battus, les autres parce qu'ils se sont
refusés à se battre, et ont profité de la ruine des
belligérants.
Recevoir
des lettres comme celle-ci est une expiation.
Le
12 mai - Nous quittons Caillouel pour
Guivry.
Ma
vaine démarche auprès du Lieutenant-Colonel Commandant le
D.D.61 à Mondescourt. La courageuse intervention du Commandant
au téléphone - également vaine - contre ces déplacements
successifs et décourageants.
Le
Capitaine du D.D.61 mis au courant des projets du Commandant. Il
est reçu durement presque.
-
C'est encore un jean-foutre, me dit le Commandant quand le
Capitaine est sorti.
-
Ça barde, chez vous, me glisse le Capitaine.
-
Non, c'est normal. Mais le Commandant sait ce qu'il veut et le
veut bien. C'est un homme.
Le
13 mai - Guivry.
Un
clair matin de printemps. Nous avons gravi la cote 167, un
dernier regard jeté à l'ample vallée de l'Oise en fleurs,
puis c'est la marche dans la forêt frissonnante : les jeunes
feuilles baignent dans des parfums de muguet ; la colonne glisse
comme une lente couleuvre dans un chemin creux, débouche en
plaine : Guivry - dans les fleurs.
La
nature est plus forte que la haine. Elle fait éclater l'espoir
dans les champs désolés et recouvre les villages en ruines
d'un manteau de fleurs : un voile blanc jeté sur un cadavre.
Pauvre
France ! Pauvre village, pauvres paysans. Il est des
agglomérations entièrement rasées. Il ne reste rien à
envier, personne pour pleurer. Ici, la destruction fut plus
douloureuse étant incomplète : le choix des victimes fait
mieux ressortir le sadisme du bourreau.
Nos
hôtes sont particulièrement éprouvés. Trois hommes et trois
jeunes filles de la famille on été emmenés en servitude.
Les
trois maisons possédées par la famille ont été incendiées
la veille du départ des monstres.
La
jeune femme fait le récit des horreurs, la grand-mère écoute,
les larmes roulent de ses vieux yeux ternes.
Deux
scènes particulièrement frappantes.
Une
nuit de février, à cinq heures, une patrouille prussienne,
baïonnette au canon vient heurter aux portes des maisons dont
la liste est entre les mains d'un sous-officier.
Les
femmes réveillées en sursaut, les coups violents. C'est ici
chez X ? Bien. Dans votre famille il y a Monsieur X,
Mademoiselle unetelle…
-
Oui.
-
Bien. M.M. tel, tel... se rendront à six heures à la
Kommandantur. Une voiture les emmènera. Qu'ils prennent avec
eux un petit paquet de ce qu'il voudront. Adieu. Soyez exacts,
sinon amende.
Et
la patrouille va de porte en porte, les derniers de la liste
sont prévenus une demi-heure, un quart d'heure à l'avance.
Et
jeunes filles doivent se vêtir en hâte, maris laisser leur
femme, et mères leurs enfants, sans avoir le temps de
s'embrasser et partir sans même avoir pu se laver ni se
peigner, s'en aller ainsi brutalement de la chassie et des
larmes aux yeux, dans l'inconnu.
La
scène de l'Italien, veuf, seul avec sa fillette malade,
suppliant qu'on ne l'arrache pas à son enfant.
-
Je suis étranger. Je n'ai
ni parents ni amis, je ne puis abandonner sur son lit cette
enfant. Je ne vous ai rien fait.
-
Je ne suis pour rien dans la guerre, laissez-moi, pour mon
enfant !
-
"Tonnez la kamine au foisin" et en route, hop.
Et
le pauvre diable, aidé d'un coup de crosse, monta dans la
voiture.
La
maison où est mon bureau appartenait à un des meilleurs
propriétaires du village, n'exploitant avec sa femme et sa
fille de vingt-quatre ans, qu'une partie de son domaine, le
reste en location.
La
maison d'ailleurs étant cossue, devait loger des officiers.
Le
père, plusieurs fois, rabroua sa jeune fille accostée,
entourée par les hôtes importuns :
-
Ce n'est pas ta place, vas donc à la cuisine.
Il
lui en fut gardé rancune. Et le jour de l'enlèvement des
déportés, le père, la mère, la jeune fille figuraient sur la
liste.
La
maison abandonnée au pillage. Le grenier offre un spectacle à
pleurer. Le linge fin est déchiré, épars, souillé, perdu au
milieu d'édredons éventrés, d'ustensiles de cuisine cassés,
de meubles brisés.
Deuxième
scène. Celle de l'incendie.
La
veille du départ des Boches, la population reçut ordre de
prendre un paquet des objets les plus précieux et de se
réfugier à l'église, car le village devait être détruit :
-
Comment ! me raconte la jeune femme, nous vous avons reçus
pendant plus de deux années, nous vous avons hébergés,
soignés, blanchis, vous avez eu tout ce qui vous a fait
plaisir, ce que nous ne voulions pas donner vous l'avez pris,
vous nous avez pris nos récoltes, nos vaches, nos chevaux, vous
nous avez pris jusqu'au dernier lapin et maintenant que vous
avez tout épuisé, qu'il ne nous reste que nos maisons pour
nous abriter, vous allez encore nous ôter cela et nous les
brûler ? ? C'est cela votre remerciement !
-
Ah ! Madame, gros malheur. C'est la guerre ! Mais c'est un
ordre, allez vite à l'église.
Et
les malheureux affolés, éplorés, femmes, vieillards, enfants
se tassèrent avec leurs paquets dans l'église.
Les
soudards ricanaient à la vue de tous ces paquets dont le tas
grossissait vite au milieu de la nef :
Oh
! vous ! Encore beaucoup riches. Une grenade (incendiaire)
là-dedans. Et ils faisaient le geste féroce de lancer la
grenade, et ils s'amusaient de la terreur crispée sur les
visages.
Puis
l'horrible nuit commença. L'une après l'autre, après les
détonations de la grenade incendiaire lancée par l'équipe de
bandits, les granges s'allumèrent… Les grandes flammes
éclairaient l'intérieur de l'église et les pauvres gens
assistaient impuissants à la destruction de leurs foyers ; ils
épiaient la direction des flammes et des explosions. Tiens,
c'est chez un Pierre ! Tiens, c'est chez Michel. Et les familles
Pierre et Michel se tordaient de désespoir épouvanté.
La
première nuit de ce martyre les misérables ne détruisirent
que les granges.
Le
lendemain, sous les yeux des fermiers ils cassaient à coup de
hache les instruments aratoires, sciaient les rais des roues de
ces énormes tombereaux picards, ou bien y mettaient le feu.
Dans
les cours aujourd'hui, on voit encore des tas de ferraille
calcinée ou des herses, des voitures sciées, brisées… La
ruine du pays assurée, son relèvement paralysé. Puis dans
l'après-midi quand les spahis parurent à l'horizon, les
maisons où la sympathie pour l'Allemagne ne s'était pas
traduite assez vivement s'allumèrent à leur tour. Les plus
belles habitations.
Là
où les femmes avaient été viles, l'indulgence fut accordée…
Et c'est une triste chose dans chaque village de voir que les
gens de bien et de cœur furent châtiés tandis que les
hypocrites, les fourbes et la fripouille furent épargnés. La
main de Dieu pesa durement sur les familles honnêtes, sur
l'élite morale de la population.
C'est
bien celle-ci qui fut décimée, ruinée, martyrisée,
dispersée.
Et
hélas, l'injustice et l'iniquité se continue, se multiplie
comme les orties ; les secours, les dons, l'aide que le
gouvernement ou des Comités d'inspiration généreuse
s'empressent d'envoyer aux populations délivrées ne vont en
grande partie qu'à ceux qui en sont indignes. Ce sont ceux-là
qui ont aujourd'hui le haut du pavé. Hier, ils étaient souris.
vivent les rats, maintenant ils sont oiseaux, vive la France…
Ils
font les empressés ; à eux les dons, à eux le soin de les
répartir. Et quand on aura fait sur la terre une répartition
équitable et désintéressée les épines produiront du raisin.
Ainsi, il a été envoyé ici un premier lot de vingt-quatre
poules et quatre coqs - pour reconstituer la volaille des
anciens fermiers.
Ce
sont quatre propriétaires qui n'étaient pas fermiers, quatre
petits rentiers qui se les sont attribués.
Et
comme la voisine disait à l'un d'eux :
"Puisque
vous avez reçu des poules vous aller les "assir" et
vous nous donnerez au moins une paire de poulet ?"
Je
vous donnerai de la m…, fut-il répondu textuellement.
So
sind die Menschen !… (Ainsi sont les hommes ! …).
Il
y aurait un beau recueil à faire sur les tours, niches, que les
"schlauen Franzosen" (rusés Français) ont
joués au Boche inquisiteur et bourreau.
-
La dissimulation des états civils pour échapper aux
réquisitions.
-
La vie des hommes dans les bois les premiers mois de la guerre.
-
Les deux anglais cachés durant deux ans par une bonne vieille
qui meurt…
Les
prétendus sacs de pommes de terre à la cave. Découverte du
subterfuge.
Le
15 mai - Dans le train, vers le pays.
Ravenet
m'a amené en gare de Noyon ce matin, pour huit heures.
Traversée du pays dévasté. Les machines agricoles du village
de Crisolles entassées pour l'incendie.
De
Noyon à Creil, voyage somnolent. A Survilliers, nous nous
évadons mes camarades de voyage et moi du parc à bétail…
Déjeuner
de fortune.
L'un
prête sa médaille militaire à l'autre pour forcer la
consigne.
Paris.
Visite à M. Davinroy.
Chez
M. Sourisseau. Dîner. La course en ville.
Le
18 mai - Verne.
Je
ne sais plus où est mon cœur, où est ma joie. Je suis
infiniment heureux et je suis triste au point de pleurer quand
je suis seul.
Ma
joie ! Elle vient de tout ce qui m'entoure ; ma mère dont le
bonheur rayonne de me voir assis à la table commune, ses sept
enfants, ses quatre grands garçons, ses quatre soldats, mon
père qui ne dit rien mais sourit, la maison qui me chantonne à
mi-voix toutes les tendresses familiales, ma chambre où mes
meubles attendent mon retour, le jardin, le verger en fleurs, le
vieux "sansenellier" but de mes premières maraudes,
de mes grandes convoitises d'enfant pauvre…
Les
champs sont là dans toute leur beauté printanière, et quoique
la campagne soit insignifiante, elle est la plus aimée et la
plus belle.
Je
retrouve dans le moindre détail de l'horizon les formes que mon
imagination d'enfant leur prêtait.
La
joie m'enveloppe, me baigne. Elle "flotte dans l'air à la
ronde" comme le chantait mon pauvre grand ami dont le
portrait aux yeux graves me bouleverse.
Car
les deuils eux aussi sont là, ravivés…
Cela
commença dès Besançon.
A
mon arrivée je suis descendu prendre un café, à notre petit
café préféré. Et c'est le souvenir de la visite, un jour
d'horreur qui m'a salué le premier.
Je
suis allé à Micaud, et j'ai trouvé tout d'abord le banc où
j'ai pleuré… un jour de mai, en écoutant le récit de
l'attentat mortel que l'Autrichien fit à mon bonheur.
-
"On ne choisit pas ses souvenirs" - après avoir
entrevu C… je monte à la gare. Accoudée à une portière
Marthe Tristan, ne songeant pas à moi, attendait. Et moi, sans
prévoir, je viens à rencontrer son regard. Au fond de nos
yeux, un saisissement. Je saluai, elle répondit avec bonté me
tendant la main. J'approchai, … nous causâmes un peu sur les
banalités que l'on dit quand on se rencontre en voyage.
Et
puis, comme je restais sur le quai, elle me dit :
Si
vous voulez monter, il y a de la place… Je ne pus lui refuser.
Et nous avons causé jusqu'à Baume n'osant ni l'un ni l'autre
parler de Mad… mais nous tournions invinciblement autour du
sujet brûlant, comme deux papillons autour d'une flamme.
Elle
me dit cette parole grave :
"Ceux-là
seuls sont heureux, qui sont sûrs de leur vocation".
Quand
nous fûmes près d'arriver je lui dis : je vais vous dire au
revoir car si vous êtes attendue à Baume, je veux
"nous" épargner une rencontre douloureuse. Je ne
descendrai pas avec vous.
Cela
vaut mieux.
Au
revoir, Marthe… Et quand nos mains se serrèrent, subitement,
invinciblement nos lèvres se sont rapprochées et j'ai donné
à la sœur un long baiser pour la morte : car elle est bien
morte. Et je ne le savais pas encore.
Quelques
instants plus tard, ma tante m'apprit qu'elle était mariée
depuis Pâques…
Tout
espoir est bien perdu. Et quand même je n'avais rien fait pour
éviter l'irréparable, je crois que c'est à elle après la
guerre, que je serais allé dire :
Je
ne puis vivre pleinement qu'avec vous, soyez ma compagne de vie.
Et
à présent je suis comme un arbre déraciné…
Où
pourrais-je reprendre sève et vie morale ?
Le
soir de l'Ascension, nous sommes allés Louis et moi, à travers
les champs du Bout de Verdot à la Combe Bouzot, de la Combe
Bouzot aux Craies la Chèvre où commença l'effort de
relèvement, puis vers la Citadelle aux mousserons, nous sommes
redescendus en Saussoie où nous avons bu tous deux à la source…
Ah
! S'abreuver aux sources pures de notre enfance. Finir la
guerre, rentrer recommencer une vie comme une deuxième jeunesse…
Rêve trop beau. Nous n'aurons sans doute que le bouquet de
myosotis symboliques cueillis dans la prairie grasse…
Samedi.
Course
au bois, par la Grand Combe avec Louis.
Hier
vendredi, j'ai jardiné.
Le
22 mai - J'ai dû aller à Besançon
dimanche connaître un peu la douceur des lèvres sûres. Ce n'a
pas été sans un dur conflit. C'était la dernière journée de
Louis à la maison.
La
joie intime s'achète au prix de douloureux reproches de ma
mère. Elle est heureuse tant. Et ne peut se résigner à
partager.
Louis
est venu me reprendre à Besançon.
Le
thé aux Vieilles Perrières.
La
nuit à l'hôtel de la Couronne.
Les
visites habituelles aux amis exigeants.
Le
22 mai - Pluie continuelle.
Le
23 mai - Randonnée en vélo par le val
du Cusancin à Sancey.
Marthe
m'a accompagné au retour jusqu'au sommet de la montagne. Nous
étions bien émus…
Et
je suis trop désorienté pour être sûr de la route…
La
même attirance. La même inquiétude que pour Maurice.
Retour
par Clerval. Vu Huguenin, Dumont le 24 mai.
Dans
le train. Départ de Baume. C'est un arrachement.
Le
25 mai - Creil.
Trois
heures d'arrêt. Je bois une chope de bière du Nord servie par
une fillette d'une dizaine d'années tout à fait délurée,
habile et appliquée comme une grande personne.
Je
suis allé faire un tour en ville. Je suis entré dans la
vieille église où les prochaines premières communiantes se
confessaient à un vieux prêtre admirable.
Une
bouffée d'air pur dans mon âme et mon corps las. Mon Dieu,
"ayez pitié de ceux qui s'aimaient et qui ont été
séparés".
Le
cafard commence.
Le
dégoût de ma vie, de cette permission vaine, stérile.
J'ai
pitié de moi. Julien est venu avec moi jusqu'à Paris.
Première
journée harassante. La connaissance de la marraine de Julien.
Eugénie Bader et son amie Suzanne Bloch… une juive provocante
et décevante…
Un
beau coup d'œil du haut de Montmartre. Le petit souper. Ce
matin a été pris par l'oculiste. Je suis parti en coup de
vent.
Le
27 mai - Guivry.
Hier
au soir, j'ai quitté le train à Appilly. J'ai fait la route à
pied jusqu'à Guivry. Quinze kilomètres. Arrivée à minuit.
Une permission ça s'achète avant, ça se paie encore après.
Ce
matin, messe. Une atmosphère plus saine, plus sereine.
Messe.
"Ne recherchez pas les choses visibles mais les choses
invisibles" développe maladroitement le prêtre.
Mais
ici, cependant, près de la France qui saigne, il fait meilleur
que près de la France qui sue…
Ravenet
me conte que deux grues voisines du bureau sont soupçonnées de
ravitailler en secret des Boches restés dans la forêt.
Projet
immédiat d'une embuscade à tendre. Ça m'amorce à fond.
Repérage des sentiers. Nuit de guet dans l'herbe. Sans
résultat.
Mardi.
Encore une nuit blanche. La seule découverte est que deux
soldats du 404ème ont passé la nuit avec les deux
"poules", et se sont fait réveiller à quatre heures
du matin.
Est-ce
le sommeil en retard qui attire ma tête vers la terre ?…
Est-ce
le regret du pays quitté qui fait mon cœur si lourd ?
Aujourd'hui,
je ne vis pas, je me traîne. Et le travail est abondant.
Le
31 mai - Guivry.
Dans
l'herbe, au crépuscule.
Ce
mois de mai a été un des plus beaux que j'ai vus. Le ciel a
été si souvent d'une rayonnante douceur.
Ce
soir encore il fait infiniment calme. Sur les plus adoucies des
collines la forêt pose un manteau plein d'ombre verte et de
chansons.
Vers
l'ouest la plaine diverse et vivante.
Dans
le ciel ronflent quelques avions comme le passe-temps de
gigantesques moustiques.
Une
brume bleue sombre a bu les rayons du soleil qui reste sur
l'horizon comme un énorme pain à cacheter. L'ombre monte peu
à peu.
J'ai
été à l'office du soir, puis une promenade qui est une autre
prière. Cela soulève un peu mon inquiétude de ne plus savoir
où je vais dans la vie. Je ne suis plus assez jeune pour
compter sur le hasard…
Et
quand j'ai l'âme fervente ainsi que ce soir, je pleure
davantage celle qui était pieuse et qui n'est plus. Je me sens
vraiment seul même en me rapprochant des autres, bonnes, mais
païennes. Elles ne comprendraient pas quand je voudrais me
mettre à genoux, quand je voudrais faire prier mes enfants.
Le 1er
juin 1917
Cette
grande paix d'hier au soir était-elle la dernière ? Était-ce
le calme avant-coureur de la tempête ? Car ce soir il arrive
une étrange rumeur :
Le
Président Poincaré aurait donné sa démission. Des troupes
seraient appelées en hâte à Paris.
Aujourd'hui
devait se discuter à la Chambre la stupéfiante question du
voyage à Stockholm.
La
faiblesse du gouvernement en arrive à être obligée de
compter, de transiger (bientôt de capituler) avec une poignée
de primaires qui croient enfermer la lune dans leurs grands mots
creux, une poignée d'ignorants qui ont appris à déraisonner
avec des apparences de logique, des esprits las et bas dont
l'idéal réside dans leur ventre, et la vaillance dans leurs
discours.
Malheur
à la France si elle se laisse mener par ces antipatriotes
étourdis, sots et lâches. Malheur à nous. La défaite va
peser lourdement sur nous.
Dorléac
est frémissant de colère. "J'ai plus de haine contre ces
gens là que contre les Boches. D'ailleurs ils nous ont fait
plus de mal…"
Je
suis effrayé des conséquences incalculables qu'une lutte
civile aurait sur la suite de la guerre, sur l'histoire de
France. Ce serait la déchéance définitive, le triomphe
définitif de la Force allemande, d'ailleurs ce serait logique
et équitable et dans les lois de l'histoire que la victoire
appartienne aux plus disciplinés : Philippe sur Athènes, Rome
sur le monde, François 1er sur Charles quint,
Frédéric sur l'Europe, Napoléon !… Malheur à
l'irrésolution, à l'anarchie, à l'indiscipline.
C'est
grave, très grave.
La
question de l'alliance russe se décide.
Le
2 juin - Dans la cour désolée de la
manufacture de glaces de Charny. La destruction a été savante
et méthodique. Comme par ironie le portail d'entrée est resté
debout, et l'inscription :
Manufacture
de glaces
1665-1875
est
là comme une épitaphe racontant une activité séculaire. Il
manque la date de la mort mais les poutres cassées, les murs
écroulés, les fers tordus la crient.
L'oublierons-nous
?
J'ai
parcouru toute l'usine qui était un monde… La catastrophe a
été totale. Mon Dieu, Mon Dieu, canailles !
Le
3 juin - Guivry.
Dimanche.
Le Commandant rentre de permission. Il n'a pas l'air
réconforté du spectacle de l'intérieur. Il sent la
nécessité de donner un vigoureux coup de gouvernail contre le
courant :
"Nous
sommes à une époque où il faut être brutal".
Et
toute la matinée il a promené sur les services divers sa dure
volonté comme passe une raboteuse pour ramener dans la ligne
droite les plans bossués.
Ça
ne fut qu'une alerte. Ribot a ressaisi la barre en refusant
catégoriquement les laissez-passer pour Stockholm. Cette
"indécente" démarche est interdite. La mise au point
était nécessaire, urgente. Nous souffrons tant du manque
d'autorité. "Nous n'avons pas de gouvernement", mais
Ribot vient de signifier pour une fois que si.
Dimanche
soir.
Nous
n'avons pas de gouvernement civil. Et l'armée peu à peu n'a
plus de commandement ; car enfin comment expliquer la tolérance
d'un scandale tel que celui-ci :
Deux
cents hommes du 404ème sont appelés en renfort cet
après-midi. Ils viennent de partir en demi-ordre, criant,
braillant et finalement, à la mise en marche ils ont entonné
et chanté : "l'Internationale". Et pas une tête, pas
un chef pour fermer ces gueules.
Le
3 juin - Guivry.
Le
renfort s'est rendu au point de rendez-vous comme une bande
d'éclopés. Éclopés du cœur, éclopés du patriotisme.
L'E.M.
téléphone qu'aujourd'hui à midi il en traîne encore sur les
routes.
Le
Lieutenant chef de détachement est arrivé deux heures en
retard et quatre-vingts manquants. C'est édifiant…
Autre
chose édifiante dans un autre ordre d'idées :
Un
artilleur est venu en permission de quatre jours à Guivry - au
titre exceptionnel : originaire des localités reconquises. Il
apporte sa permission au bureau - physionomie sympathique. Je
l'ai fait causer.
Je
cite son nom à table, et cela déclenche un récit de notre
hôtesse sur la femme de l'artilleur et le vaguemestre de la
Kolonne 4. La jeune femme, une jolie blonde a eu en deux ans,
"deux petits Boches". "Le premier ç'a été
peut-être un peu forcé", mais après ça s'était bien
arrangé. C'est le vaguemestre qui délivrait les
laissez-passer, il les portait toujours au domicile de la belle
blonde.
Les
deux enfants sont morts chacun au bout de trois mois. D'ailleurs
dit l'hôtesse, il n'y a guère que les maladroites qui avaient
des enfants boches. Il en est beaucoup plus mort qu'il n'en est
né. Il y avait ici une faiseuse d'anges qui ne manquait pas
d'ouvrage. Elle est encore là. Et vous pouvez être sûr qu'il
ne naîtra pas plus de Français qu'il n'est né de Boches…
Elle
cite les jeunes filles de bonne famille - une héritière, une
institutrice, etc… du pays ou des environs qui se sont
données à des Boches, qui ont eu des enfants - sans viol - des
envahisseurs…
L'artilleur
est satisfait d'avoir retrouvé ses premiers enfants, sa femme
féconde… et l'opinion publique ferme les yeux, indulgente et
silencieuse sur ces abominations.
Pas
une mesure de vindicte publique contre ces femmes criminelles
deux fois ou davantage.
Le
6 juin - L'affaire du 404ème
a fait scandale et ne sombrera pas à l'eau.
Hier
c'était le chef d'E.M. qui venait au D.D., aux explications.
Voici aujourd'hui le Général qui vient peut-être aux
sanctions…
J'ai
idée que l'écho a du s'étendre jusqu'aux Q.G. d'armée -
peut-être plus loin - assurément c'est une affaire
désagréable. Et le pauvre officier avec un adjudant et deux
sous-officiers débordés par cette bande de poivrots et de
têtes chauffées, sont en fâcheuse posture.
Évocation
d'une scène des temps de l'occupation.
Récit
de Mme Chevreux, notre hôtesse :
Les
hommes de garde allemands ont rassemblé les équipes de femmes
du village. Elles sont par groupe de vingt dans la plaine sous
la surveillance d'un soldat boche. Il fait chaud ; il fait
lourd, les bras sont sans vigueur, les courages amollis, la
paresse spéciale des esclaves, des mercenaires pèse lourdement
sur les cerveaux autant que le soleil.
-
Il fait trop chaud, nous sommes fatiguées, disent les femmes,
et en troupe elles quittent l'ouvrage, s'en vont s'asseoir dans
l'herbe, sous un arbre.
Le
Boche chargé de la surveillance est impuissant, désarmé
devant cette force d'inertie : il crie, mais elles répondent :
-
Trop chaud ! Nous sommes fatiguées. Nous, nous reposer.
Anxieux,
Michel inspecte l'horizon, redoutant l'arrivée d'un officier.
Comme rien n'apparaît, il patiente, attend.
Alors,
les femmes assises en cercle, moqueuses, lui crient, en montrant
l'herbe et l'ombre attirantes :
-
Hé ! "Hier", encore une place…
Le
7 juin -
Le
9 juin - Deux journées de travail sans
une minute de relâche. Ma main tremble de fatigue et ma tête
est lourde. J'ai l'impression que les contrevents sont fermés.
Il fait trouble en mon cerveau et mes idées tâtonnent pour
s'orienter.
Hier
après dépouillement et étude d'un volumineux dossier, je suis
envoyé à Jussy au P.C. du Général Targe. De là au P.C. du
Colonel Béraud-Reynaud à la ferme Bourgie. Longue étape, mais
combien vivante !
L'entassement
de ferraille calcinée à Flavy-le-Martel.
Le
travail de destruction à Jussy.
Les
ponts camouflés.
Le
travail de reconstruction au milieu des ruines. La pittoresque
utilisation des débris. L'art au milieu de l'horrible. Les
vases de fleurs, les potiches, les jardinets, les dessins, les
bas-reliefs, les écussons, etc.
La
vente des journaux sur la place de Jussy.
A
Clastres, rencontre de M. Sacré.
Recherche
vaine de Amey et Redersdorf.
Ferme
Bourgie : la mentalité d'un officier d'E.M. : "pas
d'histoires ! Fournissez des situations quand même les chiffres
seraient faux, ou ne riment à rien, qu'importe, pourvu qu'elles
concordent avec les autres chiffres ; c'est l'essentiel !…"
Au
retour, vu le Commandant Deschamps.
Virret…
Parti.
Visite
rapide et émue à Petit, le cercle se rétrécit au C.V.A.D…
Gonnin
a été tué.
Au
retour, lettre de Mme R… Triste.
Aujourd'hui,
établissement des situations. Travail laborieux et délicat.
Nombreux états à fournir.
Renfort
pour le 417 se prépare. La question de principe sur mon
maintien va se poser.
Le
10 juin - La question de principe est
résolue par le Commandant comme elle devait l'être en équité
et selon la logique et la fermeté de son caractère :
"Personne n'est indispensable".
Ainsi
le séjour de Ravenet et moi au D.D. est compté ; ainsi mes vœux
des jours clairs seront accomplis.
Reçu
une bonne lettre de maman Letombe, qui me remue de joie.
Un
mot de reproche doux et découragé de Maria.
Une
promesse de Marguerite, rien de la maison froide.
Le
11 juin - Au cours de ma permission,
j'ai trouvé les courages bien las, le moral défaillant.
Tous
ceux qui reviennent accusent la même courbe descendante des
âmes.
On
rapporte des cas d'indiscipline multiples et pénibles de la
part des permissionnaires. Cris, hurlements, inscriptions
séditieuses, bris de vitre, de portières, etc… Les têtes
travaillent.
La
révolution russe se répercute en ondes troubles. La paix à
tout prix, au plus vite, avec sa procédure simpliste séduit
les esprits fatigués et frustes. Après tout ce que ces
milliers d'hommes ont souffert patiemment, sans résultat depuis
trois années, sans récompense, ni réconfort sincères,
sérieux, ce n'est pas étonnant qu'ils soient près de
défaillir. Mais ils continueront le sacrifice si on ne les
excite pas à l'impatience, à la colère. Leur bon sens
maintiendra leur patriotisme, pourtant on sent le feu près des
poudres, et le gouvernement a désormais des préoccupations ;
à des signes imperceptibles presque, à des détails on
découvre son souci et les précautions silencieuses que l'on
prend pour réprimer les défaillances des malheureux trop las,
paralyser les menées occultes des agents de lassitude ou de
trahison.
En
quinze jours j'ai noté ces signes révélateurs, ces mesures
significatives…
Recherche
de candidats gendarmes auxiliaires. Proposition de recrutement
d'agents de police à Paris parmi les gradés ou soldats
décorés.
Doublement
des gardes de police dans les gares. Suppression des permissions
à double destination. Difficultés diverses imposées au
passage par Paris. Demi-refus de permissions pour Paris aux
militaires des régions envahies (on leur propose un séjour
chez leurs camarades agriculteurs !…). Suspension du droit de
recours en révision pour les militaires condamnés en vertu des
art. 208 et 217 du Code…
Recherche
des éléments tarés dans les corps de troupe (militaires
bénéficiant suspension de peine). Et j'en ignore… Et ces
mesures sont prises et approuvées par le citoyen ministre
Painlevé…
Le
11 juin - Hier, on a fait rayer la double destination sur
les titres de permission de quelques pauvres diables.
Aujourd'hui
le Commandant signe la permission du Capitaine Girard portant
une triple destination. Nous sommes en république égalitaire.
C'est
aussi, peut-être, parce que nous sommes en république qu'on
tolère les privilèges des filles publiques : ainsi, on
rencontre, on peut rencontrer dans ce petit village, chaque
soir, quelques gourgandines qui se promènent bras dessus, bras
dessous avec des soldats. Chacune est suivie ou entourée d'une
troupe d'assoiffés, ainsi que va la chienne en rut sous
l'escorte des chiens.
Et
les indigènes racontent que ces choses publiques se passaient
avec le même sans-gêne, la même effronterie pendant
l'occupation allemande. Elles firent la joie des envahisseurs
avec le même cynisme qu'elles font celle de certains de leurs
compatriotes. C'est une monnaie internationale. Il n'est pas une
voix autorisée, pas une autorité qualifiée pour flétrir, ou
punir ce scandale. Au contraire, les premiers secours, les
premières distributions, et dans chaque distribution de vivres
ou d'effets, les meilleurs lots sont pour celles qui ouvrirent
leurs bras aux Boches !
Bon
Dieu ! Quand je rentrerai, je crierai cette infamie. Que
personne n'ait la pudeur de mettre ces femelles au bagne, c'est
une trahison, une complicité. Car le bagne ou l'expulsion de la
cité est la seule mesure logique à prendre envers ces
catégories de civils dont le sens moral, le sens social est
oblitéré jusque là.
Ce
ne serait pas seulement une mesure de probité morale, mais une
mesure de propreté et d'hygiène. Plusieurs, pour ne pas dire
la plupart sont des femmes contaminées qui propagent la
maladie, qui prodiguent la pourriture. Chaque jour, presque,
c'est l'un ou l'autre des co-participants qui est évacué pour
maladie vénérienne. La lâcheté humaine est si grande que
quelques-uns recherchent ce genre d'évacuation… J'en connais,
et non des moindres…
Ce
sera une des hontes de notre régime et de notre commandement de
n'avoir pas pris durant trois années de guerre une seule mesure
sincère et énergique pour préserver la race, l'immense
majorité des jeunes gens, des pères de familles, de
l'empoisonnement par les femmes de mauvaise vie.
Celles-ci
ont pu, partout, exercer leur ignoble occupation, sous l'œil
indulgent du commandement, de la prévôté, des médecins chefs
de service, tant qu'elles n'étaient pas pourries jusqu'à l'écœurement
de leurs clients…
Pour
la satisfaction d'une minorité d'hommes moralement dégradés -
ce sont toujours les mêmes qui fréquentent les femmes - on
laisse à chacun la liberté et l'occasion de se dépraver et de
s'empoisonner le sang.
On
place sur les ponts des garde-fous, on vous met en garde dans
chaque compartiment de wagon contre le danger de se pencher en
dehors de la portière, au carrefour des voies on vous affiche
un "attention au train", sur chaque poteau supportant
un câble inaccessible on vous crie "Danger de mort, ne
touchez pas aux fils tombés à terre", et personne, mais
personne qui vous avertisse : "Ne touchez pas aux filles
tombées dans la boue".
Pourtant
l'occasion et les risques sont autrement grands que ceux qui
provoquent la sollicitude officielle. Votre vigilance ou votre
prudence peuvent être beaucoup plus facilement surprises que
par la rupture hypothétique d'un fil électrique, on n'a pas
pris la précaution d'écarter les tentations dangereuses à ces
malheureux si faciles à succomber quand ils descendent de
l'enfer ou vont y rentrer…
Cette
négligence a été un crime contre la morale, contre la Patrie,
contre les générations à venir, un péché mortel envers Dieu
pour les croyants.
De
E. Rod.
"Ne
cherchez pas le bonheur ; la vie étant ce qu'elle est, vous ne
pourriez ni le donner, ni le recevoir".
Nous
arrivons à cet âge où l'affection se fait plus tendre, plus
profonde, plus intime - où elle nous est d'autant plus
nécessaire qu'on est entouré de plus de ruines - où l'on
souffre plus mortellement de cette affreuse solitude d'âme que
le contact de tous les humains à la fois ne suffirait pas à
combattre, et qui se dissipe dès qu'on est deux !…
L'amour
et l'amitié sont les seuls boucliers que nous puissions opposer
aux forces ennemies du destin. Et ce n'est pas la jeunesse qui
est l'âge de l'amour ; elle n'est que celui du plaisir. On
n'aime vraiment que quand on a fait le tour de la vie et qu'on
sait ce qu'on donne et ce qu'on reçoit.
"In
Veritate virtus".
"J'ai
plus besoin d'amour que de vérité".
L'amour
dans la vérité, la vérité dans l'amour. N'oublie jamais que
la patrie et la foi sont inséparables.
C'est
par la religion qu'un peuple même asservi, reste lui-même.
"L'idée
que nous nous faisons de nos devoirs nous aide à les remplir ou
à nous en dégager, celle que nous avons de nos droits est
presque toujours excessive (cf. devoirs conjugaux).
Le
13 juin - Message de Wilson à la
Russie. Il faut que la situation soit grave pour que le
Président Wilson fasse le maître d'école.
La
liquidation commence : Tino n'a pas su garder son trône. Enfin,
on l'a sommé non pas de se soumettre ou de se démettre, mais
de s'en aller. Et il s'en va.
Ouf
!
Coup
de vent frais. On respirera…
Le
15 juin - Guivry.
Madame
Charrière me comble d'une longue lettre : j'en détache ces
deux conseils :
D'abord
sur la guerre.
"Que
peut-on bien faire dans un pays où les hommes sont si bêtes et
les femmes si rosses".
Puis
sur mon isolement qu'elle flaire en fine mouche ; vieux bon
sens, sagesse antique, expérience.
"Elle
o merria, n'en faut pus paila".
Il
se pourrait bien que je n'en parle plus jamais, et que la
destinée achève, impose l'achèvement de son œuvre mauvaise :
toute faute en entraînant une autre ; cf. la (…illisible,
gratté…).
Le
16 juin - Wilson a dit dans son message aux Russes :
"Aucun peuple ne peut être forcé d'accepter la
souveraineté qu'il repousse, aucun changement de pouvoir ne
peut être effectué s'il n'a pour but d'assurer la paix au
monde et le bonheur du peuple. La fraternité universelle ne
doit plus être une phrase creuse, mais une réalité… Si nous
sommes unis, la victoire est certaine, nous pourrons alors nous
permettre d'être généreux…"
"Un
si noble langage, l'élan qu'il provoque dans la grande
république américaine, l'autorité qui en résulte pour elle
dans le concert des nations, se sont là des faits immenses et
qui permettent de croire au progrès du monde…"
(Wilson
contre Machiavel. G.W. Journal de Genève, 15/6/17).
Il
y a une différence capitale entre la portée de ces paroles de
Wilson et les déclarations analogues antérieures que les
Révolutionnaires de 1784, de 1789, de 1848, ou les magistrats
candides de la Haye avaient faites. Celles-là étaient
"des phrases creuses", celles-ci sont pleines de la
puissance américaine, de cette force immense et volontaire qui
se dresse sur le monde épuisé, qui inclinera le sort des armes
à l'heure et dans la direction qu'elle voudra, qui imposera à
la grande conférence de la paix prochaine l'autorité
irrésistible de son idéalisme appuyé sur la force
triomphante. Il y a quelque chose de changé dans les destinées
du monde.
Le
17 juin - Guivry. "Misere mei
Deus, secundum magnam misericordiam tuam". (Aie pitié
de moi, mon Dieu, dans ta grande miséricorde).
C'est
le cri qui monte du tumulte de ma poitrine…
Seigneur,
délivrez-moi de cette heure, car les angoisses m'ont environné…
Et
durant tout le sacrifice de la messe j'ai plié sous mon
trouble.
A
peine ai-je pu contenir mes larmes. Et par surcroît un grand
soldat officiait, avec des gestes ardents et convaincus, un beau
prêtre au front haut et énergique, des yeux noirs flamboyants
qui s'agrandissaient quand la phrase du sermon éloquent était
plus pleine de force et de foi. Une belle barbe noire achevait
la ressemblance avec Maurice et cela suffisait au-delà pour me
mettre en résonance passionnée.
Il
dit des choses justes et claires et ferventes sur nos pauvres
natures de misère et de déchéance, sur notre besoin de jouir
de Dieu, de monter, d'aspirer au moins vers quelque chose de
meilleur et de supérieur à la misère, à la servitude, à
l'ignorance où nous attire et nous maintient notre pauvre chair
de souffrance et de péché…
Qu'au
moins, Seigneur, cette angoisse serve à votre gloire et à mon
salut, à ma libération, à mon relèvement.
Bénies
soient les douleurs, ô mon Dieu, pourvu que votre amour s'en
nourrisse et qu'il y trouve son dégagement et sa liberté.
Mais
peu à peu, le calme et le trouble s'harmonisent au rythme de la
cérémonie.
Au
Pater, j'ai dit avec ferveur le "Fiat voluntas tua" (que
ta volonté soit faite), et il me semble que Dieu m'a un peu
visité et apaisé vers la fin, au Pax Domini sit semper
vobiscum" (Que la paix du Seigneur soit toujours avec
vous).
Et
maintenant, je songe à cette étrange loi des destinées où
chaque âme roule selon une mystérieuse impulsion sur la table
infinie, heurte d'autres âmes, dévie, rebondit, roule,
revient, recule, repart, heurte encore, semble délivrée, puis
par une déconcertante concordance des lois du mystérieux
billard de la vie, doit par suite d'un premier choc avec une
âme en frapper d'autres, d'autres encore, insoupçonnées,
imprévues, inévitablement…
Je
songe à cette folie de l'Autrichien inconnu qui se répercute
en moi et a causé sans le prévoir, sans le savoir, par
ricochet, cette angoisse d'aujourd'hui.
Et
cela dans les vies en apparence simples et calmes.
Marguerite
ne m'écrivait-elle pas récemment : "à toi dont la vie
fut toujours droite…"
La
pauvre, elle ne se doute donc pas qu'au fond de chaque homme se
cache un misérable, et que moi, qui lui semble un pur, un sage,
un brave homme, je pourrais écrire une histoire toute banale,
hélas avec ce titre qui serait aussi une conclusion :
"Comment
je suis devenu un criminel".
Et
en épigraphe la terrible pensée de Pascal :
"Qui
veut faire l'ange, fait la bête".
"Il
a changé depuis tant de mois et tant de mois. Il change jour à
jour. Ce n'est plus l'enthousiasme ardent et grave qui
illuminait toutes les faces au tragique soleil d'août 1914.
c'est une expression obstinée et farouche à laquelle il serait
désormais criminel de se méprendre. Les nerfs sont au bout de
leur tension. On en a trop vu, trop entendu, on a trop pâti.
Trois ans de guerre ont mené dans toutes les âmes, la sainte
image de la paix".
Victor
Margueritte.
Œuvre 18/5.
Le
20 juin - Départ en permission du
Commandant (29, rue Rousselet. Paris).
Le
21 juin - Dies irae ! Dies illa ! (jour
de fureur! jour d'épouvante!).
Toute
ma vie oscille en proie à l'effondrement, comme une maison sur
un sol secoué…
"Oui
profitez ô Dieu de nos cœurs, profitez de nos luttes, de nos
privations, de nos angoisses, de nos saints désirs brisés, et
de ces larmes qui tombent en secret sur vos pieds quand la nuit
et le silence ont endormi la surveillance du monde…"
Le
24 juin - Il est parti, Madame ! Qui ?
Mon
cafard !
C'est
ainsi que je suis entré ce matin, rayonnant de joie, chez notre
hôtesse !
Ce
qui me semblait effrayant sous la contrainte de la nécessité
me paraîtra doux si j'y arrive librement.
Il
monte à mes lèvres un Te Deum. Soyez donc béni, mon Dieu,
d'avoir usé de votre bonté envers votre serviteur selon votre
miséricorde.
Que
peut-il nous dire encore, que lui reste-t-il qu'à s'humilier
profondément en votre présence, plein de souvenir de son
néant et de son iniquité ?
Gloria
in excelsis Deo.
Le
29 juin - Expression remarquable du
sentiment éprouvé à certaines heures d'inquiétude :
(pendant
la retraite, à la traversée de Saint-Denis, pendant la
bataille de la Marne, certains soirs à Vivières, au temps de
la bataille de l'Yser, de Verdun, quand nous sentions la
catastrophe en menace d'imminence) :
"Nous
nous taisions, le cœur serré ; nous étions comme deux fils,
pendant qu'on opère leur mère".
M.
Donnay à Capus, discours de réception à l'Académie.
Le 3
juillet 1917
Grande
surprise réconfortante et pleine de promesse, l'armée russe
attaque enfin, et le jour même où les premières troupes
américaines débarquent en France. Pour une première fois
peut-être on peut dire sans jactance ni jobardise : "La
victoire est certaine".
Le
8 juillet - Guivry.
"Tu
décolles depuis quelques temps", m'a dit Ravenet, ce soir.
Et
c'est exact. Depuis cette secousse de l'autre jour, je suis
incapable de reprendre l'équilibre. Je m'efforce d'y revenir mais
tout point d'appui sûr manque et à chaque journée presque vient
un coup qui me fait osciller à nouveau et me désoriente. C.
répond évasivement, brièvement, (…une ligne illisible,
grattée…).
Mme
Charrière met le doigt sur la plaie et m'écrit que j'ai péché
par ambition, par orgueil, que c'est par ma faute, par ma propre
faute que mon existence est vide et morne.
Et
je suis ramené à de douloureux examens de conscience…
Seigneur,
j'ai péché par inconstance, par faiblesse, par vanité, par
ambition, par orgueil, j'ai péché par indécision, par sottise,
par imprévoyance, par luxure, par envie et encore par orgueil.
Le
11 juillet - Les journées
s'entassent comme des blocs de pierre à la sortie d'une
carrière, chacune écrasant l'autre de sa masse brutale et
lourde.
Et
au bout d'une semaine, d'un mois de labeur acharné, vous êtes
payé de brusqueries, de brutalités, de menaces.
Fichu
métier.
Allons,
du calme.
"Il
est utile que vous ayez été humilié". Imitation.
Le
12 juillet - Hier une simple carte de
C…
Pourquoi
un filet d'eau si maigre d'une source si pure, un filet d'eau si
mince ?
Ma
soif n'est pas étanchée. Est-ce prudence, prévoyance, ou
pauvreté ? Je n'ai jamais su, et pourtant je suis profondément
attaché !
Rien
à lire, rien à étudier, je marche sur des cailloux. Un
publiciste enquête ce que l'on lit au front :
Rien,
pourrais-je dire.
Le
14 juillet - Guivry.
Le
cantonnement d'une section du 404ème a été décoré
avec un zèle et un goût admirables, un motif de bon goût :
Panoplie,
deux fusils-baïonnettes supportant un casque - encadré de deux
grands joncs aux feuilles élégantes et simples, sur fond kaki de
la toile de tente. Récompense. Quelques paquets de tabac.
Menu
copieux.
Soir.
Chaque groupe a organisé sa petite fête. Le 404ème
ayant à l'effectif un directeur de théâtre a bien fait les
choses.
Scène.
Programme.
Piano.
Il restait au pays un vieux piano réaccordé par les artistes
inattendus.
"La
mère Lefèvre" possède bien un vrai et beau piano intact.
Elle le mettait avec empressement à la disposition des Boches.
Elle l'a refusé aux Français. Vieille canaille qui a sauvé sa
maison à force de bassesse, de servilité - peut-être de
dévouement - envers l'envahisseur.
Le
15 juillet - Guivry.
Il
court dans l'air des bruits de départ.
Aujourd'hui
première communion à Guivry.
Ce
sont les prêtres soldats qui ont instruit les enfants du village
de leurs nouvelle qualité de Français et de chrétiens.
Le
17 juillet - Journée grise de
juillet fatigué. Ce soir un peu de paix. Office du soir. Prière
du soir.
Rencontré
le beau prêtre venant de baptiser un bébé à Beaugies…
Singulier apostolat que celui de ces grands garçons arrachés du
séminaire et jetés dans la vie tumultueuse des cantonnements…
Quand
la bougie s'allume, je voudrais écrire quelque peu. Je ne sais à
qui faire une lettre tant il y en a qui sont en souffrance dans
mon vague désir.
J'en
tire une poignée de ma poche. C'est là que je laisse celles qui
attendent jusqu'à ce que je les aie usées ou qu'une réponse
leur soit donnée.
Quand
la liasse devient volumineuse j'entreprends de les classer, de les
ranger ou de les déchirer, de déchirer celles pour lesquelles
une réponse a été faite ou serait trop tardive, ou qui ne me
touchent pas assez pour surmonter une paresse.
Mais
voilà, je n'ose pas déchirer une lettre, parfois des mots
presque insignifiants me font hésiter, je les remets en poche et
plus tard, quand ma poche sera trop pleine, le souvenir effacé,
alors seulement, je me séparerai de ces papiers fanés.
Le
18 juillet - Guivry.
Appréciation
féminine et philosophie de l'amour.
Durant
le dîner Ravenet évoque les souvenirs de sa turbulente jeunesse
; puis il arrive à ceux de la campagne. "Je ne sais pas
comment j'ai pu faire toutes les blagues que j'ai faites et être
encore debout.
Maintenant
ce n'est rien, je suis un peu assagi, mais au début, j'étais
enragé, je crois, te souviens-tu à Giromagny, te souviens-tu à
Vivières, te souviens-tu à Crépy, à Pierrefonds et patati et
patata…"
Puis
il entre dans les détails et ajoute à propos de Vivières et de
Duvy où les "poules" élues avaient une ou des
associées :
"Ah
! en ce temps-là, il aurait fallu que j'aie Faure avec moi…
Je
n'avais que Cœurdevey, j'ai tâché de l'emmener, de le
débaucher, je lui ai offert de magnifiques parties, il n'a jamais
rien voulu savoir.
Il
ne comprend pas ce jeu-là…"
Ben
! Interrompit notre hôtesse, la jeune Madame Chevreux, dont le
mari est loin et le démon proche. Ben ! Si c'est comme ça qu'il
opère. C'est pas étonnant qu'il n'ait pas pu encore en trouver
une… Il restera toute sa vie vieux garçon…
Et
c'est sous cette méprisante conclusion de la jeune femme que fut
tranchée la discussion sur les deux philosophies et les deux
tactiques de l'amour.
Jugement
d'une femme simple. Avis compétent ; opinion instinctive.
C'est
bien cela. Don Juan et ses cyniques victoires a plus de prestige
que Jocelyn assurément.
Les
femmes sont toujours en attitude disposition de
capitulation heureuse en face de l'homme qui a beaucoup
d'aventures.
Elles
prennent toujours en pitié celui qui a triomphé de l'instinct et
des tentations. Elles se disent que celui qui a beaucoup péché a
dû être tenaillé plus fort, être un mâle plus fougueux, plus
viril que l'amant pâle, l'amoureux des clairs de lune, auquel il
a suffi des quelques soupirs pour canaliser la sève…
Qu'il
y ait égale puissance amoureuse et que chez l'un la perversion
soit le secret des succès, que chez l'autre la discipline
intérieure impose la continence et le respect des femmes, non,
elles ne sentent pas cela, et si en raisonnant elles l'admettent,
elles n'en sont jamais intimement convaincues.
Peut-être
ont-elles raison ?…
Le
19 juillet - J'ai offert abri et
couchette à l'adjudant Aumont, secrétaire du Colonel Commandant
le 236ème R.I. de la 53ème D.I. qui fait
mouvement vers le repos.
C'est
encore un homme du bâtiment - de Caen.
Je
l'avais eu pour compagnon de route lors de ma dernière
permission.
Le
19 juillet - Guivry.
Des
ordres catégoriques et impératifs prescrivent la relève des
gradés du D.D. Enfin mes vœux les plus élevés seront exaucés,
ma chair frémit un peu, j'éprouve une involontaire
appréhension, mais je suis intérieurement heureux. J'espère
avoir bientôt obtenu un calme absolu, au physique et au moral
quand le jour du départ sera fixé.
Le
20 juillet - Avant-hier, fête de ma
Mille, aujourd'hui fête de Marguerite. J'ai reçu cette
étonnante lettre d'amour écrite en des temps lointains le jour
de la Ste-Marguerite. Elle est morte celle qui la première
m'avait fait rêver dans sa tourbillonnante joie.
Après
demain la Ste-Madeleine.
O
mon Dieu, pourquoi en ce juillet si lourd s'entassent donc tous
les anniversaires.
Le
24, le Geburstag d'Emmy…
Le
22 juillet - Chacun sait que la D.I.
fait mouvement vers le camp de Lassigny le 28.
Du
cuisinier au Général tous les échelons sont informés
officieusement. Et gravement, le 28 on nous apportera le pli
secret fixant le jour du départ, le lieu de destination.
Avant-hier,
le Ministre de la Guerre est venu déjeuner avec Targe. Il a pu
voir ce que c'est qu'une entreprise de démolition conduite par
les Germains.
En
Russie, les crises anarchiques prévues se développent
inévitablement. Bagarres dans les rues des villes, refus des
régiments de combattre la contre-offensive allemande au front,
tentative d'assassinat contre Kerenski, démission des derniers
bourgeois au gouvernement russe ; c'est une vraie démocratie que
la Russie ; et l'exemple donné suffit à faire resserrer les
allemands autour de leur aristocratie.
Les
sots et les niais et les menteurs ont beau railler, insinuer que
le peuple allemand courbé sous le fouet va comme un bétail sous
la direction de sa caste militaire, cela ne tient pas contre les
faits : l'Allemagne hiérarchisée, ordonnée tient tête à
toutes les tumultueuses démocraties de l'univers. C'est que le
régime est bon et je ne crois pas que les citoyens germains
soient décidés à désosser leur corps social. Rejeter Bethmann
le maladroit oui, changer de régime ah ! non. Et tout prouve que
l'Allemagne plus convaincue que jamais de la supériorité de son
système de gouvernement et de son génie se cabre, se raidit pour
supporter victorieusement les suprêmes assauts de ses ennemis
haletants et désordonnés.
Le
24 juillet - Guivry encore, mais pour
peu de jours.
Les
ordres de départ sont arrivés pour le 26…
Mon
frère Louis est en route pour le 255ème… Mon appel
au Bataillon ne doit pas tarder.
Le
26 juillet - Suzoy.
Arrivée
par ciel gris après étape facile. Église anéantie, tombes
renversées.
Au
cimetière une planche sur un tumulus, fichée en terre avec cette
inscription frémissante de colère :
"Ici
a crevé le Boche qui a fait sauter l'église. Il a été trouvé
ici à moitié enseveli sous les décombres par le 113ème
d'Artillerie lourde, le 18 mars 1917 et enfoui au même
lieu".
Biermont.
La
salle de classe a été transformée par les Boches en Casino.
Il
y a des peintures murales étonnantes. Le motif principal : deux
gnomes énormes avec tête normale, rieuses, insouciante de deux
soldats (Burschen) (Gaillards) allemands, accroupis, face
à face, les pieds gigantesques enracinés dans le sol de France,
fumant la pipe et jouant, avec chacun une plume de paon, sur
lesquels les gnomes balancent leurs adversaires : français,
anglais, belges, russes, serbes, roumains.
L'effet
est d'un réalisme puissamment jovial. Le triomphe du barbare,
intelligent et vigoureux.
La
fresque est flanquée de deux tableaux au charbon.
A
gauche un groupe de soldats allemands au cantonnement, saluant,
taquinant, effrayant un peu une paysanne française.
A
droite, deux soldats accoudés sur le parapet de la tranchée en
fumant tranquillement la pipe.
Il
y a une autre sève que dans l'art français.
Le
décor est complété par des médaillons satiriques représentant
Poincaré, Kitchener, Nicolas, Emmanuel.
Le
27 juillet - Biermont.
Juste
le temps de faire l'installation. Mon frère Louis m'écrit qu'il
est à la maison. Je demande ma permission. Accordée sur l'heure.
Départ
en permission le 30 au matin en gare de Roye-sur-Matz - gare
incendiée. Pas un abri, des permissionnaires couchés sur le
trottoir dans la nuit d'été.
A
Creil rencontre de Petit.
Pas
d'arrêt nulle part, nous voici à Paris, à Besançon, à Baume.
A
la descente de wagon M.T. "Die". C'est une fatalité.
L'arrivée à Verne. Tout le monde à table. C'est une généreuse
compensation de la fatalité.
Le
31 juillet - Il pleut. Fête à la
maison.
Le 1er
Août 1917
Soleil.
Fête dans les champs. Je vais faucher avec Papa, Louis et Henri -
encore une fois. Je balance mon rêve au rythme de ma faux.
Le
2 Août - Fête chez tante Lalie.
Le
3 Août - Vendredi. La pluie de nouveau. La journée se
passe, sans bruit. Georges Dormoy déjeune avec nous. Un saut à
Luxiol et à Fontenotte.
Voilà
ma permission terminée. Verne. Louis a écrit a Mme (…illisible,
gratté…) que nous irions samedi.
Et
samedi ce fut la longue visite à Br(…illisible, gratté…)
O
provocante femme. Il faut que je crispe ma volonté ; ma
résolution de laisser les femmes des autres pour ne pas renvoyer
Louis et rester au danger.
J'accompagne
Louis jusqu'à Dijon.
Rückehr
(Retour) à Auxonne.
Le
5 Août - A l'hôtel du Grand Cerf.
Seul.
Rückehr
à Besançon mit Marthe R. sur ( ? ) Dôle.
Petit
absent.
Dîner
avec Gouget. Perm.( ? ) "Chez nous".
Les
6, 7, 8 Août - La joie calme. La
permission de détente. La vraie détente.
Le
8 Août - Frühstück zum (petit déjeuner au) Bourgogne
Hôtel.
Dann
den 9. Abschied (Au revoir).
Sie
begleitet mich bis zum Bahnhof. (Elle
m'accompagne jusqu'à la gare).
Retour.
Sans arrêt à Panam. Le repas frugal à Creil.
Retour
au D.D. Biermont où cela sent le rafraîchi.
Ravenet
est seul.
Bruits
persistants de mutation. Cela se précise. La vie de bureau
devient odieuse et c'est un soulagement que l'annonce de mon
affectation à la 10ème Compagnie du 417ème.
Le
15 Août - Mareuil-Lamotte.
C'est
dans les séparations que les esprits se montrent dans leur vrai
jour : les petitesses sortent des cœurs stériles avec la même
logique inévitable que la grandeur d'âme des natures
généreuses.
Ce
pauvre Dôle avait parié deux bouteilles de Champagne que Ravenet
et moi ne partirions pas du D.D.
Et
nous partons. Et il s'évertue à trouver des prétextes pour
envelopper de silence le coûteux pari.
La
crasse faite sur la quittance à encaisser.
Le
Commandant lui, a été ce qu'il est : un homme.
Il
nous a su gré à Ravenet et à moi d'avoir tenu jusqu'au bout. Il
a été quelque peu "baba" lorsqu'à l'annonce de ma
mutation je lui ai dit :
-
Je le savais.
-
Depuis quand ?
-
Depuis trois jours, mon Commandant.
Il
nous a fait un petit speech à nous deux. Il a tenu à
reconnaître notre dévouement intelligent et à mettre au point
les "éclats d'impatience" que le service impose. A
cause de la dureté des temps, on est dur malgré soi, parfois
trop, mais il faut l'être envers soi, envers les autres pour ne
pas se relâcher. Et il nous a serré cordialement la main…
Je
suis parti sans avoir pu mettre au point Girard qui m'a serré la
main.
Le
15 Août - Arrivée à Mareuil. Le régiment va embarquer pour
une affaire… Ma Compagnie, mon Bataillon sont en préparatifs de
départ…
Présentation
au Capitaine Combrouze. Un ancien sous-officier que la guerre a
galonné.
Légion
d'honneur, Croix de guerre, Médaille militaire.
Il
a de beaux services.
Accueil
bienveillant. Semble vouloir tenir compte de mon inexpérience et
la guider.
Popote
des sous-officiers. Quelques têtes connues déjà.
J'ai
fait route avec Ravenet. Il est à la 5ème. Notre sort
est vraiment commun.
Me
voici donc fantassin pour de vrai, déblayé de la paperasse
protectrice mais étouffante.
Je
suis monté en grade…
Je
puis désormais être désormais appelé poilu. J'ai éprouvé à
attendre cette décision quelque malaise instinctif. Depuis que
c'est arrêté. Je suis devenu complètement calme.
"Mein
Herz ist ruhig wie die Nacht" (mon cœur est calme comme
la nuit) et en venant tout à l'heure de Biermont, Mareuil,
j'avais l'impression d'une délivrance.
Ma
permission m'a désorienté un peu moralement. Je n'ai pas
retrouvé le courant religieux qui soulève dans les épreuves.
Je
l'attends, je l'espère.
Je
l'appelle pour les jours prochains du danger et de la grandeur.
Le
16 Août - Mareuil-Lamotte.
Préparatifs
d'embarquement.
Revue
de masques, revues d'équipement. Je prends contact avec ma
section.
Pas
une tête qui saille, ni avantageusement, ni désavantageusement.
La
plupart sont des cultivateurs, soit du Midi, soit du Centre. Des
gens calmes, des éléments honnêtes.
Les
sous-officiers sont de bonne moyenne. J'en ai deux, deux
cultivateurs.
Revue
du Commandant Ciambelli.
Il
a pour moi un coup d'œil et un mot : "l'adjudant ? Je le
connais".
Dans
la rue, je rencontre tous ceux qui avaient quitté antérieurement
le D.D. en récriminant contre mon maintien. C'est un spectacle
réjouissant de lire dans leurs yeux un étonnement heureux de me
rencontrer ici à la veille des prochains combats. Un éclair de
férocité satisfaite s'y dessine. Sur leurs lèvres flotte un
"Enfin" qui s'entend à travers le : Ah ! vous êtes
venus ?
Eh
! oui, je suis venu. La guerre est assez longue pour que chacun
ait sa part. Et Dieu seul sait (que) la part qui m'est
réservée n'est pas une grosse part…
Quelle
qu'elle soit, je l'accepte et selon l'ancienne promesse que je me
suis faite, je repousse l'idée de faire une démarche pour
m'embusquer.
Pourtant,
à présent, j'ai le choix, l'offre tacite d'embuscade offerte à
tous ceux qui sont intelligents.
Je
remplis les conditions pour être casé soit interprète, soit
dans une station météorologique…
Mais
non, je ne ferai pas de demande. Je veux laisser le destin
s'accomplir. Malgré la désorientation qu'un peu de bonheur
durant ma permission a causée en moi, je reste dans ce sentier :
"J'attends de la souffrance, tous les mérites qu'elle
comporte, que lui attribue la religion chrétienne et même le
païen". Baudelaire.
"Soyez
béni mon Dieu, qui donnez la souffrance comme un divin remède à
nos impuretés".
D'ailleurs
je suis calme, presque fervent. Assis sous un arbre sur la
terrasse qui domine le village j'écoute comme un appel la musique
du régiment. Elle accompagne le drapeau du logement du Colonel au
camp où se tient le 1er Bataillon pour l'embarquement
de cette nuit.
Ce
soir, à l'office, l'aumônier nous a dit :
"Il
faut que votre vie, mes amis, soit une assomption qui
commence", c'est à dire qu'à travers les épreuves elle se
purifie et monte et se rapproche de Dieu.
Il
se pourrait bien que la parole de l'aumônier, en ce qui concerne
les épreuves, s'applique tout particulièrement à moi, que mon
assomption commence. Puissé-je avoir la grâce d'en tirer tout le
fruit attendu…
Le
17 Août - En gare de Ressons. Midi. Le
Bataillon attend le train.
La
mise en marche s'est faite en douceur et gaîté. Un départ en
manœuvre. Le soleil chauffe un peu la terrasse, mais le vent
frais essuie les fronts et fait bruisser les peupliers voisins. Un
avion évolue comme un poisson d'argent dans un lac bleu au-dessus
de nos têtes.
Le
18 Août - Barzy-sur-Marne.
Le
frère de C. est tombé, tué devant Ypres…
Mon
Dieu, quel coup ! Est-ce que c'était un pressentiment ? J'avais
eu une réelle angoisse à plusieurs reprises à son sujet quand
nous étions trop heureux, et encore une autre quand la pauvre
petite m'écrivait joyeuse que cette fois encore son bonheur
serait sans rançon… Elle est venue la rançon. Elle est venue
bien vite, hélas.
Et
je voudrais ne pas sentir encore comme une menace nous envelopper.
Un malheur est si rarement seul. La série noire commence-t-elle,
mon Dieu ?
Que
devient mon Louis, et qu'est-ce qui m'attend ?
J'ai
comme une pierre arrêtée dans la poitrine quand je songe - et
malgré moi, c'est souvent, trop souvent - à cette malheureuse
parole que j'ai dite à maman avec ma déplorable impulsion, en
réplique à ses récriminations contre ses enfants, à ses
exigences excessives : "un jour, vous serez punie".
Punie
de quoi ? m'a-t-elle demandé en pleurant d'effroi.
Hélas,
nous n'avons pas besoin d'être coupables pour être punis… et
ne reprenez pas mon imprudente parole, ô mon Dieu.
S'il
faut que votre colère ou votre justice s'accomplisse,
frappez-moi, mon Dieu, ne frappez pas les innocents.
"Vous
serez punie !" Oh ! Que ne donnerai-je pas pour supprimer
cette parole ! J'ai si peur qu'elle soit retenue. Et chaque fois
que l'inquiétude vient se mettre dans mon ombre, j'entends cette
obscure menace qui m'accompagne, comme un remords.
Nous
devions nous embarquer à Ressons à midi. Nous ne sommes partis
qu'à 16 heures. Le Commandant Ciambelli faisait l'adjudant de
Bataillon.
Itinéraire
pour Compiègne - Verberie - Duvy-Mareuil-sur-Ourcq - La
Ferté-sous-Jouarre - Château-Thierry - Dormans.
En
gare de Verberie, pendant l'arrêt : des Boches, des Kabyles.
-
D'où es-tu, toi, fait le Commandant Ciambelli à un Kabyle
passant près de la portière ?
-
De Tlemcen.
-
Fait-il bon ici ? aussi bon que là-bas ?
-
Oui, aussi bon, mais t'y gagne pas assez pour vivre… La vie est
trop chère ?
-
Est-ce que tu n'es pas nourri, ici ?
-
Oh ! si, mais c'est de la nourriture d'hôpital, c'est pour
malades, pas bon pour travail. Il énumère.
-
Et combien touches-tu, en plus ?
-
Vingt sous par jour, c'est pas assez avec du pinard, si cher.
-
Est-ce que tu bois du pinard, toi ?
-
Oh ! oui. Quand j'en ai.
-
En veux-tu ?
-
Si t'y veux.
Et
le Commandant offre à ce malin son quart rempli de pinard.
Eh
! bien, t'y vais jouer une chanson. Et il siffle un refrain de
régiment appris dans les camps français.
Le
Commandant le félicite, le console de sa misère, mais l'autre
fort malin répond en s'éloignant :
"Que
veux-t'y que la Boniface quand y a pas de valet de chambre. Elle
monte l'escalier quand même mais y a pas bon pour s'amuser".
Arrivée
à Dormans vers minuit.
Le
débarquement est fait à tâtons, mais par une belle nuit
étoilée la pose prolongée sur le quai est supportée
philosophiquement.
Il
n'en est pas de même de la marche jusqu'au cantonnement de Barzy.
Le Commandant n'a pas de carte. Un simple topo qu'un officier
d'E.M. lui a remis en gare de Château-Thierry. Il réussit à
prendre le chemin le plus long, à faire passer la Marne puis
revenir en direction de la gare. Alors, il y a des récriminations
dans les rangs.
Vieil
imbécile, vieux c…
Qu'il
change ses ficelles contre celles d'un caporal s'il n'est pas
capable de nous conduire.
Ben
oui, il n'est même pas bon pour faire un caporal.
Il
l'est juste pour recevoir une balle dans le ventre, mais il n'y a
pas de risque, il est bien trop froussard etc, etc.
Et
les plaintes exagérées, à plaisir.
Y
disent qu'il y a neuf kilomètres. Y en a au moins vingt. On sait
comme ils les comptent leurs kilomètres. Des kilomètres pour
leurs chevaux, à ces messieurs.
Je
la ferais bien l'étape, mais si j'avais les fesses sur un
"Bourin".
Puis
c'est un fatigué qui déclare tout en marchant quand même :
-
Moi, je ne vais pas plus loin. Je me fous dans le fossé, si ne
font pas la pose tout de suite.
Ou
bien : je ne dépasse pas ce village. Si c'est pas là qu'on
cantonne, tant pis, je tombe.
On
dépasse le village, il continue à maugréer et à marcher,
jusqu'au bout.
(C'est
à cause de cet état d'esprits et de volontés, de cette distance
entre les phrases et les actes que nous parlons sans cesse, en
France de révolution et que nous conservons cependant de
singuliers régimes de gouvernement et des gouvernants d'étrange
inspiration - cf. l'affaire du Chèque).
Je
reviens aux lamentations de mes poilus. Ah ce plaisir de
dramatiser. J'en écoutais un dire pendant la pose à un de ses
camarades :
Mais
fous-moi donc un coup de fusil dans la tête. Je serai bien plus
tôt quitte que de crever ainsi petit à petit.
J'en
ai assez de cette vie là.
Notez
que dans les circonstances réellement graves où c'est intenable
pour de bon, ils sont silencieux et fermes.
Et
encore ils ajoutent, soit l'un soit l'autre.
Y
z'en ont eu de la veine ceux qui ont été tués les premiers
jours de la guerre. Nous, on est réservés pour la fin, après
avoir enduré toutes les misères.
On
nous entasse comme du bétail, on ne nous donne rien à bouffer,
une boite de singe pourri pour un jour de voyage, un bidon d'eau
et quand on arrive éreinté, il faut faire encore des étapes de
trente kilomètres. Qu'y nous tuent donc tout de suite.
Et
sur ces vœux tragiques, un autre reprend :
Ah
! T'en fais pas ! On les aura. Tiens on va chanter une petite
chanson :
"Dans
les rues de Paris
Quand
sonnera minuit…
Ah
! Oui, on y tourne le dos
A
Panam, mais ça viendra
Allez
en route, nache Paris".
Ils
prononcent nach, nache - et rient une minute, et les kilomètres
finissent par s'épuiser.
Le
19 Août - Barzy.
Ce
matin, prise de contact plus étroite avec mes hommes au cours
d'une revue d'armes.
Les
physionomies sont sympathiques dans l'ensemble, les têtes droites
et intelligentes.
J'ai
demandé au Capitaine permission d'offrir un quart de vin
supplémentaire à ma section.
C'est
accueilli par tous sans objection.
Messe.
Je retrouve à l'église une vue plus nette de l'avenir immédiat,
une acceptation plus indiscutée par la chair des épreuves
prochaines, un raffermissement de la volonté.
Hier
on a fait râler la troupe par un allongement inutile et maladroit
de la route.
Aujourd'hui
dimanche on ne leur fiche même pas la paix :
Ce
matin revue d'effets et d'armes. Cet après-midi à 15 heures 30
pour bien couper la sieste et gâter le repos, revue en tenue de
départ…
Le
Chef alléguera que c'est pour empêcher les hommes de se saouler,
mais ces mesures maladroites les dépitent et les dégradent
par-dessus tout.
J'ai
entendu dire du Colonel : il faut le tuer, cette vieille canaille,
il faut le tuer. On l'a manqué dans la Somme, quel dommage !
(Il
paraît en effet qu'un inconnu lui a lancé une grenade à la
porte de son abri).
16
heures. Promenade au bord de la Marne.
Un
soleil doux comme du velours, un paysage de France aux lignes
simples et heureuses ; coteaux modestes colorés par les cultures,
villages nichés dans des îlots de verdure, et la Marne qui s'en
va comme une promeneuse le
long de ces champs, dans l'air des insectes et des voix joyeuses,
sur le chemin des jeunes filles au teint savoureux, sur la
rivière un bateau glisse avec une femme assise à l'arrière,
entourée de trois enfants blonds et tenant dans ses bras un
quatrième marmot à qui un marinier dit en riant : as-tu bien
dormi, tiot ?
Tout
cela chante dans ce dimanche émouvant de vie heureuse et
pacifique.
Dieu,
que c'est triste de mourir déjà.
Le
20 Août - Encore Barzy. Départ
retardé.
Ce
matin exercice de mise et port du masque.
Speech
du Commandant Ciambelli sur le nouveau secteur :
-
Ne croyez pas ce que l'on raconte. Si vous croyez les
"raconteurs" ils vous diront que la Marne passe
par-dessus la colline…
-
Huit jours de prison à un soldat qui fumait sur les rangs…
-
Je, je, je lui en mettrai quinze ! dit-il.
C'est
un homme violent, mais il a du cœur et les soldats l'aiment, au
fond.
Le
Colonel est fou à lier, ma parole. Ne prescrit-il pas une revue
de cantonnement ce soir à 20 heures 30 !
Pas
étonnant que des fortes têtes du 1er Bataillon
l'aient menacé de mort, et par irritation contre lui, aient
lacéré le fanion du Général.
Le
21 Août - Préparatifs de départ.
Les
autos nous emmènent ce soir. Pour ma part, j'ai écrit à M.
Fourgeot une longue lettre - pour préparer mon départ…
Hier
une lettre déchirante de Louis en pleine fournaise. Aujourd'hui,
les journaux annoncent la grande attaque à Verdun. Et pour comble
c'est à la cote 304 que ce fut le plus dur.
Une
grande inquiétude me poursuit.
Oh
! Des nouvelles, vite, bien vite, de ce pauvre Louis.
(Lettre
jointe)
18 août 1917.
Cher Edouard,
Je
ne me souviens plus s'il y a longtemps que je t'ai fait part de
l'affreuse situation qui m'attendait à mon arrivée au 255ème.
Voilà huit jours que je vis dans des transes continuelles. Je
n'avais encore rien vu, et ceci pour inaugurer ma quatrième
année de guerre ! Il faut vraiment se rendre compte soi-même,
pour se faire une idée de tout ce qu'a de terrible la férocité
humaine. Elle domine la puissance des éléments naturels.
Qu'est-ce que sont, le vent, la pluie, le chaud, le froid, la
faim, la soif ; cinquante centimètres de boue dans un boyau ne
donnent même pas l'idée de passer à côté. Voilà huit jours
que je suis un paquet de boue vivante, n'ayant échappé au danger
qu'en restant blotti au fond d'une sape. Oh ! non ! je ne crois
pas que je puisse résister bien longtemps, à une pareille
situation. N'importe quelle issue me sera préférable. Pardonne
ma franchise cruelle. Écris-moi le plus souvent possible, moi je
ne puis le faire qu'irrégulièrement. Je n'ai encore rien reçu
de toi. Hier, une bonne lettre de maman, et une de Mme B. m'ont un
peu réconforté.
Au revoir et bons
baisers.
Louis Cœurdevey
233ème d'inf. 17ème Cie. S.P.136.
Le
22 Août - Les camions nous ont amenés
dans la nuit de la zone des étapes à la zone de l'avant.
Trois
tableaux. Jaulgonne,
18 heures, gros bourg de l'arrière paisible, cossu, heureux. Des
femmes bien mises, de beaux visages aux portes, des enfants plein
les rues regardant les lourds camions emporter leur cargaison de
bétail :
Les
hommes sont excités par la vue des femmes sur le pas des portes
ou aux fenêtres. C'est une fusillade de saluts, de cris joyeux ou
grivois, d'apostrophes gauloises, selon les têtes aperçues au
passage rapide.
-
Bonjour Mademoiselle, venez avec nous.
-
Bonjour grand-mère, pleurez pas, vot'gosse s'en va.
-
Tiens voilà belle-maman.
-
Hé la vieille, on les aura, nous, les as-tu encore ?
-
Pleure pas si je te quitte.
-
Adieu jolie.
-
Ohé ! la petite rouquine, fais risette à nous.
-
Tout pour toi, Charlotte, rien pour (illisible), crie un
gavroche à une abondante et provocante blonde.
Et
quand le village est dépassé les autos ruissellent de chansons
semées dans la plaine herbeuse du Tardenois.
19
heures 30.
Fère-en-Tardenois.
Au fond d'une cuvette.
Coup
d'œil rare offert par le panorama vu de la crête sud, du cirque
de hauteurs coiffées de forêts de pins.
La
ville grouille de soldats ; les mercantis engraissés triomphent
à la porte de leurs magasins achalandés de fournitures
militaires.
Les
ouvrières des fabriques de grenades font parmi les groupes de
soldats, de toutes armes des centres d'attractions. Cris - Saluts
- Chants - Toute une griserie de soirée triomphante. Nul ne sent
peser le tragique de la destinée qui nous emporte.
"Quand
Madelon vient nous servir à boire"…
21
heures. Fismes contourné.
22
heures. Les autos nous déposent sur la crête dominant la vallée
de l'Aisne. Là-haut la ligne de feu est illuminée par les
fusées. On croirait approcher d'une grande ville en fête.
Un
loustic remarque : "Tiens, on arrive à Panam !"
Après
une pose en attendant des ordres on nous conduit dans la nuit. Où
? Personne ne sait ni ne dit rien. On marche. On fait tours,
détours inexpliqués et inexplicables dans des pistes.
On
s'arrête devant des baraquements. "Camp St-Pierre".
Mais pas de casernier. Enfin, on le trouve.
C'est
là que l'on s'entasse, une Compagnie par baraque sur de la
vieille paille foulée, salie, où l'on devine la vermine. Mais la
nuit est belle et les exigences limitées.
Je
suis heureux de pouvoir me brosser et me débarbouiller à un
ruisseau tout proche.
Après
avoir cassé une croûte, tété un coup de blanc à la gourde, je
m'étends comme un bienheureux sur la paille écœurante. Il est
une heure du matin.
Camp
St-Pierre.
Les
baraques Adrian n'ont pas une planche à paquetage. Pas un banc,
pas une table.
Les
officiers ont couché sur la paille sale, comme la troupe.
Depuis
trois années que ce front est organisé, pas une autorité pour
avoir prévu le mobilier élémentaire et pourvu de tables, de
bancs, de couchettes, ces locaux où passent non pas des forçats
mais des officiers et des soldats français.
C'est
de l'organisation française. D'ailleurs on avise. Et comme il
faut quelques tables, armoires pour les bureaux, quelques bancs
pour les officiers on en confectionne en arrachant aux
baraquements des planches et des clous.
Le
23 Août - Je suis monté hier au
crépuscule sur la cote 163. Un coup d'œil magnifique sur le
secteur de l'Aisne.
A
gauche toutes les croupes descendant alternativement dans la
vallée de l'Aisne et baignant dans une lumière dorée formaient
une perspective d'amphithéâtre grandiose dont les derniers
degrés rejoignaient les nuages embrasés.
En
avant les arêtes fameuses barraient l'horizon. Hurtebise -
Vauclerc - Craonne. Arêtes sombres par endroits, fauves à
d'autres, là où les obus ont détruit toute végétation. C'est
là que j'irai au prochain baptême. Maintenant, je n'ai plus à
maîtriser nul trouble, nulle appréhension.
Avec
sérénité je puis dire en priant :
"Fiat
voluntas tua".
Ce
matin, sous les peupliers, nouveau speech du Commandant. Son
bégaiement est plus prononcé que de coutume. Mais il dit des
choses sensées, simples et cordiales aux poilus qui l'écoutent
sans ces ricanements que je lisais dans les yeux des soldats du
D.D.
Le
24 Août - Des nouvelles de Louis, du
20. Une grosse inquiétude suspendue.
Pas
encore un seul mot de mes parents depuis le 5 que j'ai quitté la
maison. Heureusement que Louis me donne indirectement de leurs
nouvelles.
Ils
ne se doutent guère que je serai à partir de demain à la pire
enseigne.
Ils
ont bien le temps d'être inquiets.
Le
24 Août - Camp St-Pierre.
Les
officiers et Chefs de Section montent cette nuit reconnaître le
secteur. J'en serai. Les canonnades des nuits dernières sont une
annonce de la réception qui nous est réservée.
C'est
donc bien aujourd'hui pour moi la fin de la guerre anodine, la fin
des jours sans grand mérite.
La
vraie guerre, la guerre dangereuse va être enfin mon lot,
désormais - trois années après l'entrée en campagne. Le risque
de mort ne me trouble pas. Je suis étonné de ce grand calme.
Mais je n'éprouve plus cette attirance du danger que j'ai
ressentie souvent les deux premières années de la guerre. Mon
calme vient, je crois, de ce peu d'estime que je fais de l'avenir.
La paix n'a plus rien de passionnément attirant, que je vive ou
que je meure, j'ai cette idée que cela n'a pas d'importance, ma
vie étant sans but. Je l'ai ratée. Après la guerre, il serait
bien tard pour la commencer. Et dans quelles conditions !… La
mort donc m'est un peu indifférente. Du moins j'en vois tant qui
sont morts qui valaient mieux que moi. Et j'ai cette consolation
d'être devenu un peu moins mauvais qu'en temps de paix. Plus
d'air pur dans ma vie, une foi ranimée., une résignation loyale
qui n'a rien de lâche, une énergie mieux réglée.
A
dix-huit ans, j'avais choisi les deux devises : Sursum corda - et
toujours plus oultre.
Mon
cœur s'élève, et plaise à dieu qu'il ne retombe pas.
Si
mon acceptation du sacrifice m'avance un peu, qu'au moins je ne
recule plus, ni devant la mort, ni devant la vie.
J'arrête
donc ici ce carnet. Une nouvelle vie commence, je puis ouvrir une
autre page. Auparavant, toutefois, j'envoie à tous ceux que
j'aime, à tous ceux que j'ai aimés et fait souffrir une pensée
affectueuse.
Que
mes Parents me pardonnent toutes mes fautes contre la piété
filiale, que Madeleine oublie et pardonne le supplice qu'il aurait
été plus simple de ne pas commencer, mais j'ai souffert comme
elle, et de bonne foi, j'espérais que la flamme éteinte se
ranimerait.
Qu'Emmy
ait mon souvenir ému et ma tristesse de cette horrible guerre qui
nous a séparés définitivement.
Que
Camille soit heureuse dans mon souvenir. Sans promesse, sans
espoir, elle m'a aimé, et consolé. Sans m'en défendre comme
sans le savoir, j'ai laissé son affection tout au fond de mon cœur,
et si la mort vient, elle nous aura épargné à tous deux une
épreuve que je ne veux pas, que je ne peux pas ni accepter, ni
écarter.
Ah
! Si elle savait comme je l'aime, tout ce que j'attends de son
amour et qu'elle ne m'a pas donné… Pourquoi ? Je ne sais pas.
Je ne sais peut-être pas, moi non plus combien et comment elle
m'aime… Nous sommes deux aveugles qui se cherchent, deux sourds
qui s'appellent… Et qui sont navrés tous deux de ne pas se
rejoindre… Mais peut-être la Mort arrangera tout… Qu'elle
sache au moins que je mourrai en caressant doucement son souvenir.
(…insert
joint…)
(Feuillets
isolés à réinsérer dans le texte suivant chronologie ou à
transférer dans l'annexe).
Tante - Georges
- Oudry - Bringard - Magny - Charrière - Emma - Cheval.
Pasque. Rue de
la réunion 79/207.
Rue de
Clignancourt, 99. 18ème.
Melle J. Fol.
Société Générale. Service du portefeuille tarif. 132, rue
Réaumur. Paris. 2ème.
Noircel. 94th.
Infantery Brigade. B.E.F.
Divers
horaires…
Cantonnements du
D.D. 121ème D.I. 1916.
Proyart. Camp 56
17/8 - 26/8 Bayonvillers. Camp 56 26/8 - 29/8 Ansauvillers 29/8 -
26/9 Hangard 26/9 - 28/9 Camps 57-58 (ravin de Morcourt) 28/9 -
13/10 Sourdon 13/10 - 25/10 Gournay-sur-Aronde (Mme Lefèvre)
25/10 - 27/1/1917 Choisy-la-Victoire (M. Dupressoir) 27/1 - 10/2
Mont-Lévêque 10/2 - 11/2 Plailly 11/2 - 28/2 Péroy-les-Gombries
28/2 - 1/3 Cuvergnon 1/3 - 5/3 Boissy-Fresnoy 5/3 - 12/3
Rocquemont 12/3 - 13/3 Chevrières 13/3 - 14/3 Choisy - la -
Victoire 14/3 - 17/3 Rouvillers 17/3 - 18/3 Marquéglise 18/3 -
2/4 Elincourt 2/4 - 5/5 Lagny 5/5 - 6/5 Caillouel 6/5 - 13/5
Guivry 13/5 - 26/7 Biermont 26/7 - 17/8 Mon départ du D.D. le 15
août. Mareuil-Lamotte 13/8 - 17/8 Embarquement à
Ressons-sur-Matz 17/8 Barzy-sur-Marne 18/8 - 21/8 Serval (Camp
St-Pierre) 22/8 - 25/8
Brûlures,
traitées à l'ambrine par Dr Barthe de Sainfort à l'hôpital
St-Nicolas à Issy-les-Moulineaux.
A lire.
Flaubert.
Éducation sentimentale.
Bertrand. Le
sens de l'ennemi.
Dolléans.
Robert Owen. (Paris 1906).
Anton Menger.
Das Recht auf den vollen Arbeitsvertrag (Droit à un vrai
contrat de travail) (1886. traduction Paris 1900).
Pareto. Les
systèmes socialistes. Paris 1902 (2ème Vol.)
Langlois et
Seignobos. Introduction aux études historiques (1898).
Monod. De la
méthode dans les sciences.
Schnoller.
Jahrbücher (Annales)…
(voir articles
sur mécanisme commercial et industriel).
K. Marx.
Manifeste du parti communiste. 5ème édition
française de 1901. Avec introduction de Andler.
A. Labriola. La
conception matérialiste de l'histoire.
Philibert Lorme.
Chef Éclaireur. P. Girard. Star 1917.
Sylvestre.
Péguy. Chez Blond. 1 franc 50.
Suite
d'adresses…
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