-Armistice-en
Allemagne-
Le 14
décembre 1918
A
Paris, arrivée du Président Wilson.
M.
Sourisseau m'emmène avenue du Bois de Boulogne sur le passage
du président.
Nous
avons la chance d'être au premier rang de la foule innombrable
de curieux.
Quand
l'hôte illustre descend lentement l'avenue, je le vois très
distinctement. Un beau sourire radieux où on croit deviner une
flamme sans pareille et une surprise charmée de l'accueil
réservé.
C'est
grandiose et frénétique.
Une
joie immense. Une Américaine me prend la main : "La France
est magnifique" me dit-elle.
Nous
descendons l'avenue triomphale, unique au monde de l'Étoile au
Caroussel. Drapeaux, acclamations, monômes, chanteurs des rues.
Paris est le cœur ardent de la France.
Le
17 décembre - A
Calais. On a achevé ici de m'équiper. Un aspirant camarade de
voyage vient avec moi visiter le port.
Mon
premier salut à la mer.
Nous
devions la voir ensemble, en Provence ou en Bretagne, Maurice et
moi.
Je
suis seul hélas, pour cette visite inattendue à la mer de
France. C'est beau, mais pas émouvant. Nous allons cependant
jusqu'à l'extrémité de la jetée d'où l'on découvre tout le
Pas, peuplé de navires.
Le
18 décembre - Deux
heures d'arrêt à Dunkerque. Je cours jeter un coup d'œil au
port, plus vivant, plus pittoresque que celui de
Calais, puis m'incliner devant la statue du vieux Français pur
sang qu'était
Jean Bart.
Belle
église gothique effondrée par une torpille.
A
la nuit tombante le train franchit lentement la zone dévastée
de la Flandre. Sous les rayons blafards de la lune, quelques
ruines comme tant d'autres : ce fut Ypres.
Bruxelles,
le 19 à six heures du matin. Une bonne soupe chaude offerte à
la cantine nous remet d'aplomb. Pas d'arrêt en ville.
Continuons par Louvain, Tirlemont. Et nous descendons dans la
profonde vallée de la Meuse à Liège.
Aux
fenêtres mieux pavoisées encore qu'à Paris des visages
rayonnants, des saluts, des baisers. Les gamins crient de toute
leur ardente foi "Vive la France" sur le passage du
train.
Je
profite de l'arrêt - une heure - pour entrevoir la ville - Il
paraît que l'accueil fait à nos troupes - à ceux de ma
Division - a été unique, délirant. La ville est admirablement
parée. Tout semble fourmillant de joie.
Coup
d'œil à la Meuse. Large, bien endiguée, péniches au repos,
un mannequin vêtu de l'uniforme "feld-grau" se
balance pendu à la cheminée d'un remorqueur.
Eaux
sales, collines noires de charbon, ville étagée sur les flancs
abrupts, faufilée, entassée dans les replis des vallons
échancrant le thalweg. Coin vraiment curieux et pittoresque.
Nous
changeons de train à la frontière.
Les
soldats des compartiments la franchissent en chantant la
Marseillaise.
Un
petit caporal du 42ème semble électrisé à frapper
du pied le macadam boche, à s'asseoir dans un compartiment
allemand, à voir des réfugiés Fritz.
Aix-la-Chapelle,
simple arrêt en pleine nuit. Mon camarade Malet tient à
regagner immédiatement le régiment cantonné à Juliers.
Nous
y arrivons à minuit. Recherche difficile dans la ville déserte
de la citadelle où nous arrivons enfin harassés et où nous
nous reposons en attendant le jour dans les lits des hommes de
service.
Le
hasard me fait coucher à la 5ème Compagnie où je
suis découvert par un tas de types connus.
Le
sergent Perrin me pilote, m'accueille au jour.
Le
régiment m'envoie à la D.I. qui m'a réclamé. Le Capitaine
Portères veut me garder au Bataillon. On s'occupe des gens
quand on en a besoin…
En
ville, les civils me saluent correctement.
Après-midi,
je passe une heure à la Censure.
Le
soir. Perrin m'emmène dans une confiserie où nous sommes
accueillis dans la salle à manger. La jeune fille, les voisines
accourent, nous jouent du piano, se laissent
"kitzchen" (taquiner).
Curieuse
impression. J'attendais une fanatique hostilité, et nous avons
celui de conquérants attendus ! Si j'ai rougi et ragé de
penser que les Boches séduisaient nos femmes, la revanche
promet d'être cruelle et complète.
Ces
fillettes de dix-huit à vingt ans nous disent : "Les
Français embrassent bien. Les Français haben süssen
Mund" (…ont des lèvres douces). Énorme ! Car ce
ne sont pas des grues !…
Le
21 décembre - Je serai à la
disposition du Payeur, du Prévôt et du Capitaine-Rapporteur.
Trois maîtres, trois services. Cela promet du travail.
Le
22 décembre - Le Payeur, M. Roy.
"La pâte des hommes", avec quatre galons n'a pas
encore su apprendre à dire "non", ni à un
subordonné, ni à un Boche.
Il
m'emmène en tournée dans les caisses publiques dont il veut
connaître le fonctionnement afin de pouvoir faire un rapport
demandé par l'Armée.
Le
"Rentmeister für Kreis (Trésorier de la
circonscription) Jülich esquive un travail en alléguant
qu'il a son Geburstag - que demain il doit partir en vacances de
la Noël. Le Payeur se laisse faire.
A
la Gemeindekasse (Caisse communale) accueil plus
obligeant.
Le
23 décembre - En tournée à
Geilenkirchen.
Visite
au Zollamt à la Kreissparkasse (Bureau de douane à la
Caisse d'Epargne), accueil très obligeant. Le caissier se
lamente sur les difficultés du fonctionnement des affaires par
suite de la Briefsperre et de la difficulté des communications
avec les maisons et banques principales.
Le
soir, je dîne avec le lieutenant Lambert. En tournée nous
prenons un thé dans une confiserie. La jeune fille et ses
récits, ses impressions, ses vœux pour l'avenir du pays. Pas
Belge ! Ah non. Française ? Wenn es sein muss (s'il le faut…).
Le
24 décembre - Retour à midi
pour l'audience du tribunal de simple police.
Justice
rapide et sommaire. Un juge, un greffier.
Président
: le Commandant du Génie.
Rapporteur
: le Capitaine-Prévôt.
Greffier
: le Maréchal des logis de Gendarmerie.
Interprète
: moi.
Affaires
de laisser-passer non en règle. Pauvres diables qui n'ont pas
plu aux patrouilles sans doute.
Sanctions
: amendes de vingt cinq à cinquante francs.
Le
soir l'E.M. attrape le tribunal : "Vous n'avez pas été
assez sévère".
Qu'à
cela ne tienne. Le 27 nouvelle audience. Et cette fois la main
docile des juges se fera rude : les mêmes contraventions qu'il
y a trois jours sont punies d'amendes de cent à cent cinquante
francs.
Quelques-uns
sont de taille à encaisser, mais une pauvre femme m'a fait voir
la tristesse de l'injustice et de la brutalité odieuse de la
justice sommaire d'inspiration politique :
C'est
une bonne femme du peuple. Elle allait le matin à la messe de
six heures par un sentier sans laisser-passer. Triple délit :
heure indue, route interdite, identité insuffisante. Une
patrouille l'a signalée ; on la fait comparaître. Elle ne peut
que se défendre mal, accablée sous l'inquiétude que peuvent
lui causer ces hommes érigés en juges : ennemis, haut
galonnés, armés. Le Prévôt demande contre elle deux cents
francs d'amende !
Je
lui traduis la sentence : cent cinquante francs d'amende à
payer dans les quarante huit heures : elle fond en larmes :
"Ach ! Mein Gott. Wie soll ich bezahlen. Mein Mann ist in
Feld gefallen. Ich habe drei Kinder und kein Geld…" ("Ah
! Mon Dieu. Comment pourrai-je payer. Mon mari est mort au
combat. J'ai trois enfants et je n'ai pas d'argent...")
Sans
s'en rendre bien compte les juges ont été odieux et j'en
souffre pour cette pauvre femme.
Un
autre cas plus simple :
Un
garde-chasse a cherché à conserver son fusil de chasse…
La
femme est complice. Cela leur coûte mille cinq cents francs.
C'est
cher, quoique cela n'approche pas les amendes de dix mille marks
infligées aux Bruxellois par von Bissing
pour de moindres fautes.
Cela
ne m'empêche pas d'éprouver une sorte de dégoût de cette
brutalité de galonnés, cette caricature de justice, confiée
à un militaire parce qu'il est militaire et d'un certain grade,
sans autre frein ni règle que sa fantaisie et sa crainte d'une
remarque de Ducombeau…
Le
25 décembre - Le jour de Noël.
J'ai eu une triste fête. Juste un peu de messe. Pas de fête de
nuit.
Toute
l'après-midi consacrée à l'interrogatoire de goujats qui ont
pillé dans une remise près de la gare de Geilenkirchen le
Champagne mal gardé du 168ème - et consacré à
fêter la victoire, trente bouteilles ont été soustraites par
les employés de la gare et les ouvriers d'un chantier de
construction voisin.
Nous
tenons les premiers gourmands.
Soir.
La fête chez mes hôtes. Je suis logé chez le forgeron Uphaus.
Trois fillettes. Le Tannenbaum dans le salon. La petite
représentation très "gemütlich" offerte par les
enfants à leurs parents. Les cadeaux échangés d'enfant à
parents, de parents à enfants, de mari à femme, de femme à
mari.
Nos
troupes fêtent en cohue leur dernier Noël. Les Français sont
quelque peu décontenancés par la piété des habitants. Messe
à vêpres, l'église est bondée.
Le
26, jour férié ici, nouvelle foule dans les églises.
Voyage
à Enkeleuz, en auto. Froidure.
Bonjour
à Toussaint.
Comme
on m'a laissé tomber !
-
"Vous ferez popote avec les gendarmes, adjudant".
De
quelle hauteur on regarde ces pauvres adjudants lorsqu'on est
officier ! C'est ici que l'habit fait le moine.
La
cuisine des gendarmes n'est pas mauvaise. Les deux brigadiers
sont des hommes d'une réelle culture et d'une plus réelle
élévation morale.
Ils
ont un sens du droit plus affiné que celui du Capitaine
Portères assurément.
Les
gendarmes eux sont de braves gens un peu frustes - mais moins
bornés que n'aime à le raconter la rumeur publique.
Notre
popote est dans le lycée de Jeunes Filles dirigé par des
franciscaines. La directrice parle français. Tact, distance,
discrétion, silence habituel des religieuses. La directrice
m'offre un gros dictionnaire. Occasion de causer. Elle me
demande la Wahrheit (vérité) sur la guerre, mon opinion
sur l'article de Mgr Hercher, article plus patriotique que
chrétien paru dans la Croix. Réponse d'un curé de Silésie.
Je
tâche de rendre justice à chacun des deux peuples, mais en
même temps j'attire l'attention de la sœur sur la déformation
des faits opérée par l'ex-Regierung (ex-régime) pour
justifier les crimes très réels commis pendant la guerre par
nos ennemis.
"Ist
es möglich ! Man hat uns so weit gestrogen ! (Est-ce
possible ! On nous a donc tant menti !) On ne sait plus que
croire !…
Et
j'ai la sensation d'avoir devant moi une femme intelligente, de
bonne foi, effarée des horreurs de la cause qu'elle a servie de
tout son cœur.
Attitude
générale de la population : très respectueuse. Obligeante.
Ces gens là ne savent pas être "rosses" à la
française. Vous leur demandez un service qu'ils ne sont pas en
état de vous rendre, et au lieu de vous "laisser
tomber", ils s'évertueront à vous donner indications,
offres d'aide ou de recherche pour vous satisfaire.
Le
libraire Fischer me montre sa galerie de portraits de Napoléon.
Dr
Fischer met sa bibliothèque à ma disposition. Le caissier de
la KreissBank me prête des livres techniques dès première
visite - sans savoir au juste qui je suis.
La
professeur de piano m'assurant que soixante dix pour cent de la
population est französisch gesammt (pro-française).
Elle compare l'éducation pacifique qu'on recevait de son temps
et celle de ses enfants : celle-ci est violente, haineuse,
excitant à la haine ardente contre tous les peuples étrangers
: "Gottestrafe England. Die Franzosen sind Schweine Hünde
!" (la punition divine sur les Anglais. Les Français
sont des salauds !) d'où trois couches dans la population
d'attitude différente.
La
jeunesse germanisée à outrance hostile à l'étranger.
Les
hommes raisonnables, qui ont souffert de la guerre, déçus et
découragés de tant d'efforts inutiles, inquiets de l'avenir,
voyant des avantages à une annexion à la France.
Les
anciens encore influencés par les souvenirs de l'ex-domination
française, culte de Napoléon, etc…
Le
soir, nous nous rassemblons chez la pâtissière du premier
soir.
La
petite Thérèse, dix-huit ans - élève d'un pensionnat en
Hollande - Discussion. Ne peut, ne veut admettre que l'armée
allemande ait été vaincue. Farouchement patriote au fond.
Tout
était bien, ou justifié de ce qu'on fait les troupes
allemandes. Les crimes ? C'est faux. Les victoires frustrées
par la trahison socialiste. La rage au cœur à l'obligation du
salut aux drapeaux français, alliés. L'affront durement senti.
Riposte sentie comme un outrage : des Belges ont frappé à
coups de cravaches des allemands sur les trottoirs d'Aix.
Magasins pillés.
-
"Nous paierons tout, oui, mais nous sommes un peuple si
travailleur que d'ici vingt ans nous aurons tout payé et que
nous surpasserons encore les autres peuples. Vous verrez, vous
qui n'avez que des fils uniques".
Le 4
janvier 1919
Conseil
de guerre.
Affaires
intéressantes :
Le
malentendu. Schröteler ayant refusé de vendre des oies disait
"eher sie Kapout machen" (plutôt les tuer). Et
les artilleurs français croyant que la menace de mort s'adresse
à eux.
Malentendu,
tout simplement, qui vaut trois mois de prison à Schröteler,
type peu aimé dans son pays, car les voisins ont dit qu'ils le
verraient fusiller avec plaisir. Calomnies, jalousies des
villages, plaie ulcéreuse partout. Il n'y a donc pas qu'en
France qu'il y a des mouchards, croyez-le bien.
Le
vol d'objets en France.
Von
der Lehr, soldat, a envoyé de la région de St-Quentin, à son
patron Vosters une quarantaine de caisses d'objets recueillis
dans les villages bombardés, abandonnés. L'expédition s'est
faite avec autorisation des officiers qui signaient les feuilles
d'expédition !… qui organisaient des dépôts régulateurs
pour livraison de meubles français aux familles des soldats.
Si
un deuxième classe a pu faire l'envoi d'environ quarante
caisses d'environ cinquante kilos, qu'ont du recueillir les
officiers !
Conception
militaire et bizarre du droit.
Nous
avons en France préféré laisser pourrir et saccager le
mobilier, les richesses abandonnées dans la zone de
dévastation que d'autoriser le sauvetage au profit des
particuliers.
Les
Allemands ont estimé qu'il était plus logique de sauver
d'abord la propriété exposée à la destruction que de
sauvegarder le principe du droit de propriété. Plutôt un
transfert de propriété qu'une perte nette et totale sans
compensation. Résultat : Von der Lehr encouragé par ses chefs,
récolte deux ans de prison.
Son
propriétaire, pour recel, un mois, et quatre mille francs
d'amende.
Puis
l'affaire du Champagne mal gardé. Indulgence extraordinaire du
tribunal.
Huit
jours pour une bouteille, vingt francs d'amende. 15 jours pour
deux bouteilles. Un mois pour une caisse.
Par
contre une des fripouilles de la ville condamné à douze ans de
prison par un conseil de guerre allemand pour désertion et
voies de fait envers officier, relâché par les
révolutionnaires à Cologne, rentré à Jülich, s'est emparé
un soir de vingt cinq kilos de viande d'une cuisine de troupes.
Cela lui vaut cinq ans de prison.
Sa
fiancée vient pleurer à la prison, à
l'audience elle lui écrit qu'elle l'attendra ! Bis zum Tod (jusqu'à
la mort).
Le
6 janvier - Nouveau conseil de
guerre pour français - où je suis juge pour la première fois.
Ce
n'est pas simple d'être juge. La loi est pleine de
précautions, mais parfois quelle brutalité involontaire.
Un
malheureux blessé cinq fois, filoche, un jour d'attaque.
Abandon de poste.
Soir.
Tribunal de police. Les dix démobilisés. Trois mois de prison.
Les
jours passent vite. Grand travail. Pas ou peu de liberté.
Le
8 janvier - Ordre de départ de
Jülich vers Aix-la-Chapelle.
Ducombeau
n'a pas voulu me laisser en secteur - Vague prétexte.
Fischer
m'a fait cadeau d'un livre pour lui avoir traduit ses
plaidoiries.
A
Aix. La musique du 360ème jouant la Marche lorraine
à la fontaine Élisée.
Statue
de Guillaume voilée.
Magasins
aux devantures fermées par des planches, traces de la vengeance
des Belges.
Les
étonnantes vieilles rues de la vieille ville.
Les
belles avenues de la nouvelle ville.
Les
Français ouvrent de grands yeux ébahis dans cette ville
magnifique.
Les
églises.
La
contrôleuse de billets de tram, en sabots, à genoux dans
l'église en attendant son heure de service.
La
promenade au Lousberg - à l'observatoire.
Coup
d'œil magnifique. L'hôtel de Napoléon.
Le
vieux prêtre de la "Salvator Kirche" maudissant
"ces buveurs de sang d'au-delà de l'Elbe" qui lui ont
fait tuer onze neveux !
La
salle incomparable de l'hôtel de ville. Les fresques, les
quatre piliers et les voûtes ogivales.
Le
respect du chef Letombe devant les belles familles allemandes -
devant la piété allemande.
Son
sentiment de la justice froissé par les haines aveugles
attisées entre les peuples.
La
visite à la prison (pour quatre cent cinquante détenus).
Les
cellules - surveillance facile.
La
chapelle - l'école - le linge.
Le
11 janvier - Voyage à Cologne.
A
dix heures M. Roblot me dit : vous n'allez pas à Cologne ?
-
Allez donc à Cologne. Profitez du dernier jour de repos. Vous
avez un train à onze heures.
Ce
fut décidé sur l'heure. Et à une heure trente je sortais de
la grande gare de Cologne. A mon grand ébahissement, alors que
je me proposais de demander bien vite quelle ligne de tram
conduisait à la cathédrale, je me trouvais au pied de
l'énorme et prestigieux monument.
Entrée,
visite émouvante. C'est plus imposant que la mer ! Quel prodige
d'art et de ferveur. Merveilleux piliers, voûte envolée vers
le ciel, vitraux somptueux, ornementation d'une austère et
prenante beauté. J'ai prié pour nos morts, pour notre
victoire, pour nos ennemis, pour moi-même.
Ensuite,
visite au Rhin. Le monumental pont moderne des Hohenzollern.
J'ai
salué militairement le Rhin, le grand Rhin magnifique.
Un
train nous a fait faire le tour de la ville, die Rundfahrt. La
Hohestrasse, vieille rue, la plus riche. Les cartes expédiées
à Celle, à Krems.
Retour
par train du soir.
La
comparaison faite par les Allemands des diverses troupes
d'occupation.
Les
Belges, craints et détestés.
Les
Français, séduisants.
Les
Anglais, "fein"(chics).
Les
Américains, "noch feiner"(encore plus chics).
Anecdote
: la femme trouvée après neuf heures dans les rues, ayant fait
trop longtemps la queue pour la nourriture de ses enfants
affamés. Le juge anglais l'acquitte et lui donne deux thalers
en aumône.
Par
contre l'officier anglais montant dans un wagon complet disant :
"Kamarade, platz" - et se faisant donner une place par
un Boche.
Le
négociant me demandant si les relations intellectuelles et
commerciales seront, sont possibles entre France et Allemagne.
La
jeune femme ramenée de la gare à son logement. Sa part de la
guerre - Mari mutilé, perverti - l'affront (enceinte en même
temps que l'amante du mari) - la séparation, le divorce.
La
jeune Hélène Schneider, 36 Viktoriastrasse - la demi-vierge.
L'étrange restaurant en face de la prison ! Des tas de femmes
se faisant embrasser par les soldats.
Le
12 janvier - Je décide de passer
par Eupen pour me rendre à Liège où la division va
aujourd'hui. Je veux saluer en passant M. Maugras, vu aux
mauvais jours de Vic et de Verdun.
La
D.I. a reçu la réclamation de la division bleue au sujet du
départ des interprètes. Elle n'a encore rien décidé pour
moi.
Pourvu
que je sois désigné pour retourner à Julien.
D'Eupen
à Herbestal par le tram.
A
Herbestal plus de tram pour Liège.
J'ai
l'incroyable veine qu'il passe une rame de wagons livrés par
l'Allemagne. Je monte près d'un garde-frein et arrive à la
nuit à Liège où m'attendait un bon feu, un bon repas, un bon
lit.
Le
garde-frein belge interrogé par moi sur le nom de la
riviérette longée par la voie me répond avec candeur et
assurance :
-
Je crois que c'est l'Escaut.
-
L'Escaut ?
-
Oui, l'Escaut qui se jette dans la Meuse, dans la Meuse qui
passe à Liège.
Le
13 janvier - Liège. Tour en ville.
Rien
de particulièrement original, au moins pour le passant, rien
qui donne à la ville un cachet particulier de ville type, sauf
peut-être la Meuse et les collines abruptes où s'étagent les
villages, les vallonnements où se coulent les rangs pressés
des maisons ouvrières.
Dans
les rues deux traces de guerre. Les immeubles brûlés par les
Boches pendant la guerre. Les immeubles appartenant à des
Boches ou bochisants et saccagés par la populace le jour de la
fuite des ennemis.
Que
la foule est brutale et stupide.
Un
jeune belge me dit que les Alliés en Allemagne ne sont pas
assez cruels.
Dans
la rue une grande fillette de quinze ans, miséreuse et hâve me
supplie de lui faire la charité pour acheter du pain. Je lui
donne une pièce de cinquante centimes, par pitié.
Ici
la population apparaît dans son ensemble comme souffrant
davantage de la misère que dans les grandes villes allemandes.
Ou bien, est-ce la misère qui a moins de tenue ?
Beaucoup
de gens, d'enfants, de femmes déguenillés, sales et pâles.
Là-bas,
beaucoup de gens avec des habits râpés mais propres. Très peu
de gens étalant la misère. Les magasins là-bas sont vides.
Ici les étalages de marchands de comestibles sont vraiment
alléchants.
On
m'a dit : en Allemagne beaucoup de monnaie, pas de marchandises.
Ici la monnaie plus rare que les marchandises. Et celles-ci hors
de prix.
La
désillusion et le mécontentement général des Belges.
Ils
croyaient, les pauvres, que l'armistice et la délivrance de
leur pays marquerait la fin de leurs misères et ils se
réjouissaient comme alouettes un matin de printemps. Ils
croyaient que l'abondance suivrait le reflux allemand comme le
flot suit le flot.
Et
ils sont surpris de constater que toutes les denrées
essentielles sont encore plus rares qu'au temps de l'occupation.
La soudure entre l'organisation allemande disparue et la
nouvelle liaison avec l'Entente est laborieuse. Cela ne se fait
pas en un jour.
J'ai
logé chez M. Walter Legrand, 90 rue sur la Fontaine. C'est une
chance pour moi qu'une de ces effarantes divagations de
l'État-major ait fait faire demi-tour à la D.I. et nous ait
ramené troupe d'occupation en Allemagne à Aix !
Pourquoi
? Comment ? A la suite de quelle fausse manœuvre nous a-t-on
arrachés de Jülich, amenés à Aix, dirigés sur Liège, puis
éventuellement plus loin, et tout à coup nous ramène-t-on à
Aix ?
Il
ne faut pas chercher à comprendre. Il paraît qu'on s'est
aperçu après notre départ que la D.I. d'Aix était dissoute
et que nous étions absolument seule troupe disponible et
présente pour la remplacer.
Enfin…
Je
suis revenu par mes propres moyens à Aix. Cherché une chambre.
Je
suis installé chez un avocat M. Bücken, 11 Wilhelmstrasse. Je
regrette Fischer de Jülich, mais celui-ci m'accueille bien. Il
éprouve le besoin de m'offrir une bouteille de vin de la
Moselle pour saluer mon arrivée.
Le
service va reprendre peu à peu. Installation au Palais de
Justice.
Travail
plus régulier qu'à Jülich.
Le
28 janvier - Je sortais de ma
chambre à huit heures. Je jette un coup d'œil sur la
Kaiserplatz quand j'aperçois là, Louis ! C'est une journée à
marquer d'une pierre blanche - dans la vie.
La
guerre m'aura donné toutes les grandes joies possibles, plus
que je n'en mérite.
Le 2
février 1919
Voyage
à Cologne. Journée à marquer encore d'une croix.
En
gare, M. Maugras me frappe sur l'épaule. Il va reprendre, en
position humiliante et humiliée son ancienne tâche.
Son
coup de colère en prévision des futurs troubles : "je
garde mon revolver et j'ai encore quelques cartouches à
dépenser avant de perdre mon pays et le fruit de la
guerre".
A
la cathédrale, les prières, l'assistance déférente, devant
le siège de cardinal. La bénédiction qui m'est accordée pour
l'anniversaire de ma première Communion. Ma génuflexion plus
chrétienne que française.
-
Mais oui. Pourquoi pas ?
Les
repas au foyer du soldat anglais. Le garçon boche, blessé sept
fois, bolcheviste, ex-garçon de café du boulevard des Italiens
demande quand est-ce qu'il pourra revenir à Paris.
Je
l'invite à ne pas dire aux Parisiens qu'il a survolé leur
ville.
Le
Messin dans le tram.
"Ici
une bombe d'avion à tué vingt huit personnes".
J'ai
horreur de nos laides représailles. Je voudrais qu'elles
n'aient pas eu lieu. Nous n'aurions pas vaincu plus tard.
La
statue de Guillaume Ier : Au fondateur de l'Empire,
La Ville de Cologne reconnaissante.
Et
sur l'autre côté du socle : Fest steht und treu die Wacht am
Rhein ! (Debout, fidèle, il tient la garde sur le Rhin !)
En
effet, tout près il y a un corps de garde anglais !
Quelle
ironie cruelle.
Un
gosse nous dit :
-
Vous êtes français ?
-
Ja. - Je n'aime pas les anglais, mais j'aime bien les Français,
dit-il.
Jardin
zoologique. Entrée libre aux troupes britanniques.
-
Et aux Français ? demandé-je.
-
Gewiss ! (certes !) répond en saluant et souriant
l'employé du contrôle.
Retour
avec un Colonel anglais partant aux Indes.
Fils
de général. Il a trente-deux ans. Il part pour sept ans,
emmène sa femme. Laisse trois frères couchés en terre
française.
L'ex-officier
allemand me racontant l'émeute à Bruxelles le 12 novembre.
Les
femmes surtout étaient enragées.
"Es
war schauderhaft ! (c'était terrifiant !)"
Le
10 novembre, ignoraient l'abdication du Kaiser faite le 8
novembre.
Le
15 novembre, ne savaient rien de la révolution du 10 à Berlin.
Peuple
d'une étonnante discrétion.
Mon
officier ne croit pas à la responsabilité unique ou spéciale
de l'Allemagne dans la guerre.
Leur
idéal est tombé. Ils ne l'ont pas renié.
Les
hommes blasphèment et renient leur dieu, jamais leurs idoles.
Louis
revenu le jeudi 6/2/19.
Affaires
remarquables et coups d'œil par la lucarne.
L'illettré
rendant trop tard son vieux fusil.
Cent
francs d'amende. Père de six enfants - pleure.
Les
deux fillettes qui ont échangé leur laisser-passer. Cent
francs.
L'une
est orpheline, a cinq frères et sœurs. A dix-huit ans tient le
rôle de mère de famille.
C'est
odieux une telle amende.
La
grande gamine (dix-huit ans) ayant acheté dans le train un
permis de circuler vendu par une femme inconnue, établi
régulièrement au nom d'un brave homme qui n'a jamais voyagé
et qui tombe des nues. On flaire qu'une des "dames"
employées au Rathaus ne se serve du cachet pour se créer de
petits bénéfices…
-
"Et dire qu'on restera impuissant contre des jupons"
fit le Commandant Lebrun, résigné, presque approbateur.
La
tournée à Haaren. L'épouvantable bouge des Schmitz : des
grabats infects. Une nuée d'enfants nus. Le bébé endormi sur
une vieille couverture sale et tétant son pouce.
L'affaire
Deutmann
ou
l'escamotage d'une inculpation.
Deutmann,
bijoutier. Sept condamnations pour vol, recel, délits de
chasse, bris de clôture, coups et blessures, passionné de
chasse a entraîné ou emmené des télégraphistes à la chasse
au furet dans la propriété d'un baron. Le garde-chasse
rencontré et mécontent a été menacé du revolver d'un
caporal, de la trique d'un soldat, à la grande joie et avec
excitation de Deutmann. Arrestation à une répétition de la
scène. Cas de conseil de guerre.
Mais
pour sauver les embusqués indisciplinés on disjoint et
l'affaire sera jugée devant le tribunal de simple police, entre
quatre yeux, à la douce.
L'affaire
Bodesohn
ou
l'abus de pouvoir.
Bodesohn
est dénoncé par lettre anonyme !
(Oh
les copains ! L'écœurant procédé entre compatriotes en face
de l'étranger - nous avons eu aussi de ces hontes).
Perquisition
: on ne trouve pas d'armes, mais de jolies broderies et
dentelles - et quelques assiettes d'une qualité au-dessus de la
situation de l'inculpé. Il dit avoir fait exécuter les
broderies pour sa femme… lorsqu'il était en France… Les
assiettes ? L'accusation est chancelante, mais on trouve chez
lui comme sous-locataire, deux demi-mondaines. Cela excite les
perquisiteurs… Pour entendre les poules on arrête son homme.
Les
renseignements au Polizei Präsidium (Commissariat Central)
; en deux minutes ils me sont fournis, un coup de téléphone et
ça suffit pour que le dossier soit ouvert, la réponse
immédiate.
Ordre.
Méthode. Perfectionnement.
Les
trams qui fonctionnent si bien ici sont les jolies voitures de
Valenciennes et de Verviers que nos hôtes ont
"achetées" en 1915 à nos Compagnies ruinées.
Arrestation
du directeur de la Compagnie s'ensuit.
Cela
promet d'être intéressant.
Plus
intéressante encore est l'affaire Holländer :
Les
Holländer étaient négociants en vieux métaux, d'où
mobilisés au service de la RHOMA, Rohstoff Machinen et du BDKM,
Beruftragte des Kriegsministerium (Secrétariat du Ministère
de la Guerre), commissions organisées pour le pillage
méthodique de la France.
Chez
les Holländer on a trouvé quelques milliers de tonnes de
matériel français que quinze ouvriers classent, trient,
découpent. Arrestation.
Caution
: vingt mille marks.
Affaire
à instruire par le Conseil de guerre. Hélas que nous sommes
petits en face de cette organisation boche.
Comme
force de répression, de revanche, d'inquisition, le
gouvernement français n'a que ce pauvre humble et peu adroit
sous-lieutenant Lancelot,
commissaire rapporteur d'occasion puis le petit adjudant
interprète et ignare que je suis et c'est tout. Des affaires
Holländer j'en soupçonne des centaines autour de nous qui
devraient être menées par des techniciens ferrés en droit, en
allemand et experts dans les domaines industriels.
Que
me sert d'avoir appris quelques poèmes de Goethe, de Heine ou
de Nietzsche pour interpeller, questionner, confesser des
accusés retors comme ces Holländer…
Et
devrait-on attendre le hasard des dénonciations anonymes ou des
trouvailles accidentelles pour mener dans les pays occupés la
vaste enquête et conduire la récupération énorme de notre
richesse mobilière déplacée pendant quatre ans de France en
Allemagne. Je cherche dans cet E.M. de Division que je commence
à connaître.
Et
partout je vois le vide, l'ignorance, l'incompétence. Des vieux
chefs de service bouchés, tarés, routiniers, ou de jeunes
étourdis tranchant de tout, brouillons, quelques bonnes
volontés timides et noyées dans la masse faisant des risettes
aux gretchen des trottoirs.
Pas
d'ordre, pas de volonté, pas de suite, pas de compétence. Nous
nageons. Les mesures arbitraires, les abus naissent comme
champignons sur fumier dans ce milieu chaotique :
Les
officiers donnent des permis de circuler durant la nuit aux
femmes qui leur plaisent. Les patrouilles arrêtent les
voyageurs et leur extorquent des cigares, de l'argent ou de la
luxure suivant les cas, et ne signalent que les récalcitrants.
Des
Commandants d'armes s'arrogent le droit de confiscation ou de
frapper des amendes.
Un
Colonel vient avec une tapissière cueillir dans le dépôt de
panoplies versées par les allemands ce qui lui plaît.
Des
soldats fouillent les passants, s'enfuient et on ferme les yeux
sur ce banditisme multiforme.
Et
à l'État-major, quand on présente quelque observation sur une
illégalité difficile à commettre on vous répond :
-
"Mais nous sommes chez les Boches. Nous n'avons rien à
faire avec la légalité. Nous avons tous les droits !"
Il
est heureux pour l'honneur de la France que nous ayons été
envahis plutôt qu'envahisseurs disait hier ce grand honnête
homme de Letombe.
Les
Allemands ont déjà réorganisé les cours de la Hochschule
d'Aix pour leurs étudiants démobilisés.
Plusieurs
milliers d'étudiants se pressent sur les bancs, me dit un jeune
homme.
C'est
la reconstruction de l'empire qui recommence déjà.
Discours
de Scheidermann à l'ouverture de l'assemblée constituante à
Weimar. Clairement, franchement pangermaniste.
Le
bolchevisme gronde cependant chez nous et dans toute l'Europe.
Gare au craquement de la société tout court pendant que Wilson
rêve et tente d'organiser la Société des Nations.
La
France sert de "cobaye à une dangereuse expérience
sociologique" et tout a l'air d'annoncer qu'à la
Conférence, Wilson par idéologie permet à l'Angleterre de
faire rouler tous les marrons vers l'Empire Britannique.
Et
nous allons rester saignés, ruinés, meurtris, perdus
irrémédiablement.
Le
lot des Boches sera moins lourd que le nôtre. Déjà ils se
remettent au travail. Et ils sont une rude équipe renforcée
par les Autrichiens en quête d'une patrie.
Grosse
émotion dans la ville :
Les
deux directeurs de la Kleinbahn ont été arrêtés pour vol de
machines et voitures en France et en Belgique. La femme la plus
riche d'Aix, Mme Erkeuz et "son amant ?",
l'ex-lieutenant Honigmann sont également en prison, comme de
vulgaires voleurs. Ils auraient chez eux, des médailles, des
gravures, livres précieux, meubles rares, provenant de France
ou de Belgique.
Un
de ces jours, je vais être aussi arrêté ? me demande avec une
certaine inquiétude mon hôte, l'ex-commissaire rapporteur
près le conseil de guerre allemand à Liège.
Et
en effet, beaucoup doivent trembler ici ; il n'est pas une
famille d'officier allemand qui n'ait reçu de respectables
dépouilles de nos régions pillées. Et chacune d'elle est à
la merci d'une dénonciation anonyme, ou autre. Si l'on voulait
ou pouvait opérer brutalement, sommairement faire de brusques
perquisitions sur une grande échelle, on pourrait mettre un
tiers de la population sous les verrous.
Un
employé un peu anarchiste de la Kleinbahn, se réjouissait de
ce que l'on faisait peur à ceux qui eurent si longtemps le haut
du pavé - partout. Il disait qu'on ne frappait pas assez dur,
ni assez juste, qu'on devrait commencer par le bürgmeister et
puis vérifier toutes les maisons des ex-officiers. Cet homme
(qui a peut-être eu sa part du pillage) est d'une rare violence
contre la Rauberittertum (chevaliers-brigands) qui
opérait en Belgique ou dans le Nord de la France. Qu'on laisse
les pauvres bougres qui ne pouvaient dérober qu'une betterave,
et qu'on frappe ceux qui déménageaient les pianos…
Il
est vrai que la sûreté belge opère avec une rare et âpre
activité ; ils ont amené la baronne Erkeuz, Honigmann entre
quatre hommes, baïonnette au canon, les ont mis dans les
cellules les plus sales, et ligotés aux chaînes, pendant
vingt-quatre heures. Un gardien de prisonniers aurait été
coffré et passé à tabac dans sa cellule par les agents de la
sûreté belge…
La
haine leur fait la main lourde, aux Belges…
Il
est vrai qu'Honigmann est un sire plutôt malpropre. On a saisi
chez lui, pour l'édification des juges quelques albums
pornographiques qui en disent long.
Entre
autres, cet abominable "Gamiani"
de Musset, dont j'ignorais l'existence.
Édition
allemande sur papier japon, tirage limité, et par souscription,
avec reproduction en héliogravure des lithographies de Gavarni…
C'est simplement pourri. Le vice étalé dans ces albums fait
rougir et passe la compréhension normale.
B.
est en chasse d'affaires. Il déploie un zèle féroce et
inlassable à trouver des causes. Il veut à tout prix avoir les
Erkeuz, Honigmann.
Soirée
de dimanche chez les Lassens. La jeune fille est plus
qu'amoureuse, elle est en rut… Mme Loenz est en passe de nouer
aventure : son mari vieillit.
Letombe
est effrayé de la marmaille qui grouille dans les rues et les
cours.
-
Quelle raclée ils vont flanquer à nos fils uniques, dit-il.
-
Quand je vous dis que nous ne sommes victorieux que
provisoirement… lui réponds-je.
-
C'est vrai, fait-il sentencieusement.
Et
il part dans des considérations inclassables sur le problème
capital de l'avenir de la France, l'unique, le seul qui nous
sauvera ou nous mènera à la ruine selon la solution qu'on lui
donnera, celui de la natalité.
Et
comme moi, il convient que le problème est essentiellement
d'ordre moral.
Mon
Dieu rendez-nous la simplicité du cœur et la France est sauvée…
Le
10 février - Bavette taillée
chez mes stopfeuses (?) bolcheviks - toujours montées
contre les "Flaggenpatrioten" (patriotes
invétérés).
Le
11 février - Conseil de guerre,
présidence du Colonel Baratier.
Quelques
affaires idiotes : le vol de deux kilos de foin par le vieux
paysan ; les cinq francs de pourboire du rédacteur du
Stolberger Zeitung. Les deux gamins voleurs de fils
télégraphiques.
Enfin
le morceau de résistance, l'inculpation de vol d'outils de
menuisier pesant sur Plück, fabricant de briques, un des plus
riches bourgeois d'Aix… (Condamné à mille marks d'amendes)
surtout sans doute parce qu'il a été officier et qu'il est
fortuné. C'est la Revanche.
J'ai
dépouillé la correspondance entre Mme Erkeuz et son mari,
Rittmeister, Commandant une Munitions Kolonne en 1914. Lettres
banales, sans âme, sans étoffe. Mme Erkeuz a subi un
douloureux interrogatoire, mais cette pauvre femme en quittant
la salle, en quittant ses bourreaux, nous demande cependant :
"Est-ce
que vous ne me convoquerez pas encore un de ces jours ? On
respire ici, mais dans cette affreuse cellule les journées sont
si terribles". Tant est grande l'horreur d'une prison.
Son
interrogatoire met en évidence une chose, c'est que cette femme
est une honnête femme que les Belges ont arrêtée, brutalisée
sans preuves. Tout laisse croire qu'elle est parfaitement
innocente.
Honigmann
lui a offert un vieux livre trouvé en Belgique (acheté à un
automobiliste). Ce livre, Religio Devotiones, édité en Espagne
aurait été volé par un sous-officier allemand, revendu de
main en main et se trouvant finalement sur la table de Mme
Erkeuz comme cadeau d'un vieux garçon, un ami de la famille.
La
bonne foi de Mme Erkeuz est entière. Les lettres de sa main
confirment, justifient tous ses dires, sa sœur, la baronne …
fait démarche sur démarche à l'Etat-Major, bref, on se
décide à mettre en liberté provisoire cette inculpée. Il ne
paraît pas que Honigmann soit plus coupable mais il est gardé.
L'agent de la sûreté belge, si expéditif, M. Gille, a pour
excuse d'avoir atrocement souffert durant la guerre. Il a été
incarcéré ici comme espion belge…
La
lecture des lettres du Rittmeister Erkeuz se poursuit. Rien.
Sinon le détail communiqué à Mme Erkeuz.
Jugement
a condamné Honigmann à quinze jours de prison et cinq mille
francs d'amende. Mme Erkeuz à cinq cents francs d'amende.
Séance
du Tribunal de simple police du 18/2.
Les
onze inculpés de Stolberg. Encore une affaire des Belges : le
retard du train, le "laisser-sortir" de la gare après
dix heures. La patrouille déchirant toutes ces autorisations et
faisant un compte-rendu tendancieux.
Les
inculpés acquittés, s'embrassent dans le couloir, ne pouvant
croire à cette équité française. Par contre la petite Knops
de Cologne condamnée à cent marks pour le simple fait d'avoir
rencontré une patrouille hors de la gare d'où des plantons
l'avaient laissée sortir sans inconvénient.
Iniquité
- puisque la même amende est infligée à un richard pour une
contravention plus grave.
Le
19 février - Arrestation d'une
femme en haillons ayant quarante mille marks dans son sac à
main. Prétendue commerçante en diamants, en bouchons, en
vieilles bouteilles. Voulait aller à Cologne. Offre une liasse
de billets à un planton - belge.
Je
me méfie terriblement de ces affirmations effrontées des
plantons - de moralité pas souvent établie.
Le
poilu brutal, grossier, indélicat, investi d'un pouvoir
discrétionnaire. Quelle parodie de la police et de la patrie.
Les
dossiers des affaires Holländer et de la Compagnie des Trams,
renvoyés comme une balle de bureau en tribunal, et de tribunal
en commission nous reviennent grossis, mais sans directives ni
solution.
Personne
ne veut s'en charger : hélas. Il y a ici des affaires
formidables, engageant des centaines de millions, et chacun s'en
lave les mains. Dans tous ces beaux états-majors qui foisonnent
on expédie la paperasse courante, la bonne petite routine
quotidienne, on se dém…, sur le voisin avec ces petites notes
: transmis pour solution ou à toutes fins utiles à bureau X…,
on jouit du luxe gratuit, on écoute des concerts, on cueille
des sourires, mais pour prendre une initiative, récupérer le
matériel immense qui a été transporté de France ici, qu'il
n'y a qu'à chercher ou à reprendre, s'intéresser, se
dévouer, se passionner pour les intérêts de la France ou des
Français : personne - personne.
Pas
un organe compétent, actif, outillé. Rien. Et les Boches ne
sentant pas une machine montée, mise au point pour les faire
rendre, restituer, restent là, impassibles, et bientôt
goguenards.
C'est
à pleurer. Chacun ici appartient à un organisme instable -
Division ou C.A ? Bah : On sera changé dans une quinzaine. Les
successeurs verront s'il y a quelque chose à faire, ou bien :
"Je suis démobilisé dans quelques semaines. Je m'en fous,
que les officiers d'active s'en mêlent".
Or
il n'y en a pas de ceux-ci ou bien ils sont ailleurs ou
incapables. Et tout marche à la va comme je te pousse.
Irresponsabilité.
Incompétence. Cynisme étouffant les bonnes volontés.
Instabilité de chaque titulaire d'un poste neutralisant les
dévouements ou les bonnes volontés. Incohérence des services.
Manque de liaison : pagaïe.
L'armistice
est renouvelé.
Erzberger
fait un compte-rendu, le deuil et la rage au cœur.
"Nous
avons la corde au cou et les Alliés tirent dessus,
impitoyablement", me dit une femme.
Gare
au bolchevisme si vous nous poussez à la catastrophe,
disent-ils. Et peut-être pas sans justesse. L'Allemagne a joué
avec cet incendie pour brûler la Russie. Elle est à son tour
par une lointaine et tardive répercussion attaquée par le
fléau. Qu'adviendra-t-il de tous ces ferments de haine et de
misère ?
La
population meurt de faim, littéralement. La mortalité croît
dans des proportions calamiteuses.
Ne
nous réjouissons pas trop d'une paix brutale - on profite de la
victoire quand on en est digne. Tâchons de ne pas en tirer tous
les fruits dangereux par l'arme de la violence et l'abus de la
force. Les pommes gaulées ne se conservent pas. Prenons la
peine de les cueillir.
En
France on s'inquiète de voir l'Allemagne si forte.
Avec
justesse, car nous sommes d'une faiblesse insoupçonnée avec
nos ruines, nos morts et surtout notre infériorité - la vis,
serrée à plusieurs tours sur la gorge de l'ennemi le paralyse
peut-être, temporairement. Elle ne nous rend aucune force. Et
c'est le renouvellement de notre force morale qui est à
obtenir.
Bisbille
entre le Rapporteur, brave homme et maladroit, et le Prévôt,
orgueilleux et fainéant.
Il
y a des tas de gens, de braves gens, dans cette armée
française qui sont paralysés par l'incurie, l'ignorance,
l'égoïsme borné des bureaux.
Voici
le Commandant Lamy envoyé au G.Q.G. pour les affaires de
récupération qui marche à tâtons, sans liaison, sans
direction, sans être documenté et il faut qu'il vienne
apprendre ici par hasard, par l'affaire Holländer l'existence
de la ROHRA ou du BDKM !…
De
même l'officier de liaison ayant treize années de pratique
d'espionnage voit inutilisées plus de cent mille fiches
extrêmement intéressantes - une œuvre, un effort énorme, ne
servant à personne.
Il
rencontre dans les rues d'Aix en parfaite sécurité, pis que
cela, employé, toléré par nous au contrôle de la circulation
le directeur du contre-espionnage allemand d'Aix !…
L'officier
s'arrache les cheveux. Personne parmi les responsables dans les
États-majors n'est compétent, ne comprend, ne décide quelque
chose.
La
paperasserie quotidienne expédiée, des sourires dans les
salons de la musique et de la bonne chère, des jupons la nuit -
c'est tout le travail et tout le souci des États-majors
actuels.
La
machine marche pas habitude. Il n'y a plus de direction. Des
incapables, des étourdis tiennent les manettes, et les hommes
de valeur regardent avec tristesse aller de mal en pis.
Du
camp d'Adinkerke.
Des
prisonniers boches ont remis à des conducteurs de locomotives
allemandes des lettres pour leurs parents - lorsque ces
conducteurs avaient conduit leur matériel à livrer en France.
Les
lettres ont été saisies au retour.
De
la lecture que j'en ai faite, il se dégage un grand cri de
détresse : physique et morale.
L'un
demande à ses parents ce qu'il a fait à Dieu en naissant pour
être si malheureux ; un autre dit que s'il avait su ce qui
l'attendait il se serait fait sauter la cervelle. Un autre :
Katzer de Firschenrath en Bavière : "Nous sommes
misérables comme des chiens. Pas un pfennig, nourriture maigre,
des demi-morceaux de pain, un travail de cheval de trait et par
dessus des coups de trique. Depuis six mois que je suis
prisonnier, pas une lettre. Je ne puis pas vous décrire par
écrit la vie que nous subissons".
Le
Feldwebel Schludecker de Breitharst (Baden) raconte que
lorsqu'il fut pris il fut dépouillé de son argent, de son
couteau, de ses lettres, de sa croix de fer. Enfermés sous la
pluie dans des barbelés pendant deux jours - sans vivres. Un
quart de boule le deuxième jour. La première nourriture chaude
après une semaine.
Les
civils qui venaient les voir leur crachaient au visage, leur
jetaient des pierres ou donnaient des coups de pieds.
Quand
l'un se fait porter malade le médecin leur dit : "Espèces
de cochons, nos soldats meurent de faim chez vous - vous pouvez
en faire autant".
Pauvre
humanité.
La
petite fille venant mendier près de notre table. Le Maréchal
des logis Boisson, l'âpre Franc-comtois austère se refusant à
lui donner un morceau de pain.
C'est
moi seul qui ai pitié.
Le 1er
mars 1919
Bücken
est en fuite.
Voyant
venir les soupçons à pris la précaution de passer la
frontière.
Je
déménage chez Cornély.
-
Dîner chez Cornély.
-
Acompte d'Honigmann.
-
Tournée à Würselen dans l'auto saisie des Drucks. Cinéma,
dîner cordial chez Plettenberger.
Thé
pour le Geburstag de Mme Winter.
La
voix divine de Mme Winter, couverte par les conversations des
hôtes.
Oisiveté
des bourgeoises du groupe Cornély.
La
vie étourdissante malgré la catastrophe nationale : Stern,
Cornély et sa femme au concert de l'hôtel du Grand Monarque,
dépensant à leur souper deux cent cinquante marks !
Les
chansons, le bon vin, l'air de fête ou de folie - au restaurant
le soir à Karlshaus. A Berlin, la guerre civile fait rage.
Le
6/3, voyage à Rheydt, près de Louis. Münschen-Gladbach.
Le
13 mars - Chacun se félicite ici de
la chance d'être en zone occupée pour échapper aux horreurs
bolchevistes.
L'affaire
Kronauer-Stier met entre mes mains quelques brochures
bolchevistes "die Aktion".
Mme
Loenz et sa foi patriotique, jusqu'au bout.
Les
séances de la simple police sont extraordinairement curieuses.
Tournent
parfois du tragique au burlesque. Le Commandant Lebrun faisant
jurer les accusés sur la médaille tirée du porte-monnaie du
Capitaine Tourmeyragues.
Le
13 mars - Mein Stolz ist grösser als meine Liebe (Ma
fierté est plus grande que mon amour).
Ce
qui était écrit est geschehen (arrivé).
La
Source s'est mise à couler.
Lasse
mich meine Ehre. Lass mich meine Ehre… Halte dich rein. So
lange du hier bleiben werdet, halte dich rein, mir zu Liebe. (Laisse-moi
mon honneur. Laisse-moi mon honneur…Reste pure. Tout le temps
que tu seras là, reste pure, par amour pour moi).
Le
14 mars - So lange dass sie hin Aa
bleiben werdet seien Sie meinen Freund. (Aussi longtemps que
vous serez à Aix, restez mon ami).
Le
17 mars - Séance du Conseil de
guerre.
Kirsch,
le gardien de prison allemand qui a maltraité les prisonniers
belges est condamné à dix-huit mois de prison.
Un
soldat objet d'une plainte en conseil de guerre, liberté
provisoire, blessé, évacué, obtient convalescence, trace
perdue, poursuite suspendue, vient rejoindre spontanément la
prévôté dans les délais prescrits.
Le
18 mars - Ma demande de maintien
provisoire aux armées a été rejetée.
Le
20 mars - Audience du tribunal de
simple police.
La
brochure séditieuse : cinquante francs.
Par
contre mille deux cent francs d'amende et fermeture pendant
quinze jours du café, à l'hôte qui a employé des dessous de
boks en carton portant l'aigle impérial. C'est maladroit autant
qu'étroit d'esprit et inique. Jugements du tribunal de simple
police du C.A.
Autre
preuve du zèle intempérant des belges en particulier :
Un
officier belge s'est scandalisé de ce qu'un marchand d'œuvres
d'art expose à sa vitrine une infante d'Espagne copie de
Velázquez - avec en médaillon un aigle impérial. Il a menacé
de poursuites le commerçant pour excitation séditieuse.
C'est
à faire pleurer et à faire rougir.
Le
19 mars - Fête de Joséphine.
Le
20 mars - Louis vient en dernière visite. Nous flânons à
travers la ville à l'achat de souvenirs. Envoi des dernières
cartes communes.
Je
devais partir ce 21. Je ne veux pas. J'attendrai, Louis devant
partir le 13. nous ferons route ensemble et ce sera un voyage de
retour plus riche d'émotions et de joie choisies que je ne
l'aurais jamais pu espérer.
Ma
Source pleure et me fait pleurer.
Lettre
déchirante de M. S. arrivant à Strasbourg.
Le
22 mars - Ma grande Source m'a fait
d'incroyables confidences.
Ce
que peut être la vie d'une jeune femme passionnée, romanesque,
livrée vierge à un vieil ascète, vingt ans plus âgé
qu'elle, à un homme qui a dompté souverainement toutes les
concupiscences.
Er
hat sich zweimal zur Liebe verpflichtet, er machte es wie ein
"Geschäft" (il s'est engagé deux fois pour
l'amour, il l'a fait comme on fait du "commerce").
Mme
St. me veut. Noch einmal.
Mais
Source m'a dit "Halte dich rein, mein Wölfchen" (Reste
pur, mon petit loup).
Et
j'ai résisté à la criminelle envie de profiter de
l'Unschuldigkeit (innocence) d'Agnès.
Le
23 mars - Dernière soirée chez les
Lassen.
"Die
angeborene Plumpheit" (les pesants congénitaux) -
avec mon petit bout de cordon de fourragère.
Le
23 mars - Dimanche matin.
Louis
est arrivé hier soir. J'avais été à Bunte Bühne. Je vais
chez les Lassen et je le trouve attablé chez Cornély,
m'attendant.
Nous
avons bu jusqu'à passé minuit. A sept heures du matin, Mme
Cornély criait déjà : Tony !
Le
matin, achats divers, les derniers, dernières visites. Café
chez Winter où Mme Winter chante comme la Malibran.
Madame
Source est venue me dire un dernier adieu.
Das
Fest ist aus. (la fête est finie). Elle s'est enfuie en
pleurant.
Louis
m'attendait avec Alfred am Kaiserplatz.
Dernières
bouteilles chez Cornély. Echange des adresses, des cartes.
Et
puis en route vers la nuit sous les grandes allées solitaires
vers la West-Bahnhof… et c'est Heinrichsallee, Monheinsallee,
Ludwigsallee où je repasse dans la fièvre du départ.
L'ex-lieutenant,
l'avocat Braun me raconte ses souvenirs de Russie.
L'horrible
misère des populations en 1917 durant l'invasion. Vivres
anéantis, pillés, disparus. La population paysanne et
ouvrière n'ayant plus pendant trois mois, que de l'herbe
pour vivre.
Les
cadavres des civils morts de misère dans les rues.
L'organisation
communiste allemande en Russie.
Chefs
et machines allemandes. La réquisition de la main d'œuvre
paysanne indigène.
Les
récoltes. Soixante dix pour cent prélevés au profit des
maîtres allemands.
Mein
Mann schreib mir täglich. Jeder Tag einen Brief. Jede Woche
eine Kiste. (Mon mari m'écrit quotidiennement. Chaque jour
une lettre. Chaque semaine une caisse.)
Il
a envoyé tant de caisses qu'il me confesse avoir encore à la
maison des œufs russes en conserve, et plus de deux cents
livres de lièvre conservé.
Que
de rapines et d'abus cela laisse supposer ! C'est effarant…
Sur
le chemin du retour des troupes allemandes, le bolchevisme se
lève ainsi qu'un tourbillon de poussière derrière une auto.
L'ex-général
millionnaire soixante fois (?), déguisé en allemand,
devenu valet de ferme. Le vieux propriétaire de vingt fermes,
régnant en patriarche sur ses domaines, confiant dans
l'affection de ses paysans soumis, refusant de suivre les
armées allemandes.
Deux
heures après, son château en flammes et lui, menacé de mort
fuyant en traîneau rejoindre les troupes allemandes ; avec les
mains vides.
Le
24 mars - Halte d'une heure à
Trèves. La vierge, la cathédrale, les arènes.
Arrivée
à Metz à dix-sept heures.
Une
courte visite dans l'émouvante ville avant la nuit.
L'esplanade
Kléber et la statue improvisée du poilu… sur le socle de
Guillaume.
Le
poème de la cathédrale où j'ai pleuré et prié.
La
Moselle ensorceleuse.
Les
vieilles rues.
La
ville en pleine transformation se dépouillant du caractère
allemand pour se parer des formes françaises.
Hôtel
de Savern (?).
Le
25 mars - Un train de wagons à
bestiaux a été préparé à la gare Metz-Sablons pour les
démobilisés des 21ème - 22ème - 7ème
Régions.
Rassemblement
à sept heures du matin, longue pause pour départ à dix
heures.
Nous
nous organisons de notre mieux pour notre dernier voyage
militaire.
Avec
les couvertures de ma cantine et un plateau Louis prépare un
compartiment de 22ème classe dit-il. Le soir, avec
la bonne paille et les mêmes couvertures nous aurons un
wagon-lit… fort confortable.
Le
train remonte la Moselle, voici les anciennes premières lignes,
les champs d'entonnoirs avec leurs débris - où la vie reprend
déjà par îlots. un jardin ratissé ça et là, une maison
avec des rideaux. Les aciéries de Pompey en plein travail. Toul
- puis Neufchâteau où nous mangeons la soupe des roulants du
train. Il est nuit. Sommeil. On s'éveille à un arrêt dans la
nuit : c'est Epinal. Souvenir d'Henri.
Nouveau
sommeil. Réveil à Gray. En route pour Besançon par Auxonne…
A
Besançon un brin de toilette, puis les formalités extrêmement
bien ordonnées et rapides de la démobilisation à Charmont.
C'est
fini.
Est-ce
bien possible ? Nul signe tangible n'indique le changement de
vie, de période.
Pas
la moindre émotion. Et je ne suis pas unique. Tous les hommes
du train qui nous ramenait auraient dû, devaient éprouver
cette grande joie de la délivrance. Je n'ai jamais vu foule
plus calme, plus grave, plus discrète… Toute la joie était
intérieure, contenue, on ne se rendait pas compte de
l'événement formidable qui sépare deux périodes de chaque
vie.
Nul
ne peut encore bien comprendre que cette journée si
anxieusement espérée est enfin arrivée.
Dans
ma sieste sur la paille du wagon j'ai passé en revue mes
souvenirs et mes émotions de guerre, mes actes, mes pensées,
mes sentiments durant ces cinquante six mois de vie de soldat.
Je
ne regrette aucune des longues épreuves, aucune des
souffrances, aucun des longs efforts que j'ai dépensés pour
mon pays.
Je
crois qu'un juge même sévère pourrait reconnaître que
"J'ai fait ce que j'ai pu" en homme de bonne volonté.
Puissent
ces longs mois de pénitence contrebalancer un peu mes fautes
d'autrefois, et ma défaillance de la forêt, la seule qui me
pèse comme un remords et qui souille d'une ombre mes beaux
souvenirs.
Je
ne rapporte ni gloire, ni récompenses. Je n'ai flatté
personne. J'ai eu simplement "comme le cuisinier du
Général" une citation. Elle suffira à me justifier dans
sa brève simplicité véridique :
Ordre du 30ème
C.A. n°247.
Adjudant
Cœurdevey Jean-Baptiste de la 10ème Compagnie du
167ème. Sous-officier modèle d'énergie et de
courage. A donné à deux reprises différentes la mesure de ses
qualités : le 18 août 1918 en prenant le commandement de trois
sections éprouvées au moment où la Compagnie atteignait ses
objectifs ; le 20, quoique blessé grièvement à la tête de sa
section d'attaque, a continué à encourager ses hommes leur
montrant du geste les endroits où l'ennemi se trouvait.
Aux armées, le
23 septembre 1918.
Le Général
Commandant le 30ème C.A.
Penet.
Nous
prenons l'express, interdit aux démobilisés. Baume.
Rentrée
à Verne de Louis et de moi ramenés par maman, le jeudi 27 mars
1919 à cinq heures du soir.
La
guerre est terminée.
Deo gratias.
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