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- Aisne - 

 

Le 1er janvier 1915

          Oh ! Le beau début d'année.

          Depuis près d'un mois que j'avais perdu les traces de Julien, et depuis une dizaine de jours que je vivais dans l'inquiétude, Dieu a voulu, comme par un gage d'espoir, une promesse d'heureuse année que je le rejoigne en ce jour et que nous réussissions, malgré les épreuves à nouer le faisceau des affections familiales pour cette fête. 

          J'ai fait la longue course avec des ailes. Dès midi j'étais au fameux château de Pierrefonds. Quand il me vit dans la cour il resta stupéfait de joie, puis se mit à courir à ma rencontre. L'heureuse minute ! Dans la somptueuse et émouvante demeure nous avons passé une bien heureuse après-midi. Dommage qu'elle fût gâtée par l'insuccès de nos tentatives photographiques. J'ai comme l'anxiété d'avoir manqué l'ultime occasion. Mais non c'est de la déraison. Un bon souper avec Heitz nous ranime et j'ai comme une sorte de joie à braver au retour la tempête qui m'oblige à pousser mon vélo à la main. Dans ma mémoire et dans mon cœur chantent les dernières paroles de ce pauvre : "Oh ! Je suis bien heureux que tu sois venu !".

          Et dans ces simples mots je sentais trembler tout l'effarement des mêlées traversées et toute la crainte vague des horreurs prochaines, et toute la joie fiévreuse d'une belle heure fugitive qui survient dans l'épopée épouvantable qui dure depuis des mois.

          Je suis rentré à minuit, trempé et joyeux. Le gui porte-bonheur venu de la vieille ville était là qui m'attendait pour que rien ne manque à cette belle journée.

Les éléphants.

          Les bruits les plus fantaisistes circulent avec une extraordinaire facilité en temps d'épreuve. Qu'on songe à la Grand'Peur de juillet 1789. Aux fameuses histoires du Général Perrin que des hommes censés intelligents répétaient : le Général avait abandonné Lille, il avait gardé dans sa poche quarante-huit heures l'ordre d'aviser le 7ème C.A. de venir à la rescousse dans le Nord. Par négligence ? Ou par trahison ? Assurément par trahison : sa fille ayant épousé un officier allemand !

          Puis le Général, dénoncé par son ordonnance s'était fait sauter la cervelle... Pour d'autres, il était enfermé à la pension du Cherche-Midi : moi-même j'y ai un peu cru.

          Et les terribles effets de la mystérieuse poudre Turpin, quels espoirs n'ont-ils pas fait naître en ces jours angoissants où nous nous repliions à marches forcées sur Paris, où nous attendions sous les forts de la capitale le choc décisif qui allait sauver la Patrie.

          Puis ce fut le débarquement de 100 000 Cosaques à Marseille pour mettre la lance dans les reins des allemands en fuite après la Victoire vers la Marne.

          Les tranchées et la guerre spéciale qu'elles imposent, n'ont pas moins mis à découvert de riches lots d'âneries. D'abord ce furent les "Carrières" qui offrirent les premiers aliments aux imaginations. Les Boches y étaient formidablement retranchés, murant les entrées, n'y laissant qu'un étroit passage pour les gueules des canons.

          Puis, le bruit courant qu'un tunnel souterrain creusé par le génie français allait les faire sauter.

          Puis, comme rien ne sautait, on se figura et on répétait partout que les Allemands allaient d'eux même les évacuer, elles étaient devenues intenables à cause de la pourriture des cadavres accumulés à l'entrée. Mais la plus belle fleur du bouquet fut l'arrivée des éléphants.

          Notre hôtesse, une solide gaillarde aux allures de maréchal des logis de gendarmerie, mais crédule et naïve comme toutes les femmes, vint un soir à notre popote et gravement nous fit part de la nouvelle sensationnelle du jour.

          Oui, on avait trouvé enfin un procédé pour en finir avec les Allemands abrités dans leurs tranchées derrière leurs réseaux de fils de fer barbelés infranchissables. On allait faire venir un troupeau de mille éléphants, qu'on tiendrait captifs et affamés pendant une semaine, puis on les lâcherait sur les réseaux qu'ils emporteraient comme des fils d'araignées dans leur course affolée et irrésistible. Derrière, l'infanterie française n'aurait qu'à s'engouffrer dans la trouée.

          Nos rires sarcastiques déconcertèrent un peu la pauvre femme, et ébranlèrent sa confiance dans la valeur du moyen. Mais tout de même, elle y tenait "des personnes très autorisées me l'ont affirmé, disait-elle. Vous me rabrouez toujours quand je dis quelque chose". Elle faillit se fâcher, et l'affaire en resta là.

          Deux jours après, l'ami Jacquet, adjudant au train, vint nous voir. Nous lui racontons l'histoire des éléphants. Et nous rions de la candeur du public, lorsqu'une idée diabolique traverse notre esprit : "on va lui jouer un bon tour, à Mme Pulliat". Là-dessus, Ravenet et Jacquet sortent dans la cour. Du regard et du geste, ils en évaluent la superficie, puis ils passent dans le verger, se montrent du doigt les murs, les arbres, hochent la tête, discutent. Mme Pulliat, de sa fenêtre, intriguée, les épiait. Ils entrent chez elle : "Eh ! Bien, Madame fit Ravenet, je viens faire amende honorable, c'est nous qui avions tort hier, à propos des éléphants. Il en vient pour de bon.

          - Je vous disais bien. Mais vous vous me prenez toujours pour une imbécile quand je dis quelque chose.

          - Oui, il vient d'en débarquer douze cents à la gare d'Eméville. Mon camarade Jacquet que voici est chargé de préparer un cantonnement - (En effet Jacquet était spécialiste du cantonnement).

          - Il vient de regarder combien vous pouvez en abriter.

          - Mais je n'en veux pas.

          - Vous n'en voulez pas, Madame. Mais ces bêtes, il faut bien qu'on les mette quelque part. On ne les loge pas (douze cents éléphants) dans sa poche. Nous venons d'examiner votre cour fermée, et votre verger clos de hauts murs conviennent bien, il semble qu'on pourrait vous en mettre 500 environ.

          - Non, je n'en veux pas. Je n'en veux pas. C'est toujours sur moi qu'on tombe ! Qu'on les mette dans la cour du maire. - Y choisissons toujours les femmes seules, attendez quand mon mari reviendra.

          - Allons Madame, ne vous défendez pas si fort, il faut absolument les loger. Tenez, pour vous arranger, au lieu de 200 on en mettra seulement 200 !

          - Non, non, je ne veux pas qu'il en entre une seule de vos sales bêtes. Elles me passeront plutôt sur le corps.

          - Sur le corps. Vous n'y songez pas, Madame. Un éléphant ça pèse 4000 kilos fit Ravenet, railleur, de son air le plus sérieux.

          Et la pauvre femme, crédule, s'énervant, se mit à pleurer.

          - Allons Madame, faites-vous pas tant de bile, on tâchera de s'arranger, firent les deux compères, seulement il faut se dépêcher d'arranger ça.

          - Et quand est-ce qu'ils viendront, fit-elle, résignée. Bientôt ?

          - Parbleu ! Mais ils sont en route. Ils vont être là dans une heure ou deux.

          Et le gamin, qui était resté au milieu de la cuisine pendant la discussion, partit dehors, dans la rue, appelant ses camarades : "Les éléphants, y venions par la route de Villers-Cotterêts !"

          Et le soir tout le village au courant de la mystification, se réjouissait de la fantastique attente des éléphants : "avez-vous vu les éléphants, se disaient les passants !"

          Un soldat du Régiment a été encore signalé par la Gendarmerie portant un cache-nez pendant le jour. Cet homme est puni de quinze jours de prison dont huit de cellule.

          Tous les cache-nez portés dans cette condition seront immédiatement retirés aux délinquants et brûlés en leur présence. Tout gradé qui passera à côté d'un homme portant un cache-nez et qui ne le fera pas détruire séance tenante et ne signalera pas immédiatement le coupable sera cassé.

 

          Le Lieutenant-colonel est décidé à la première faute commise dans ce sens à faire incinérer tous les cache-nez et passe-montagnes.

Ordre du 42ème Régiment d'Infanterie,

à St-Pierre-Aigle

Signé Petit, le 23 janvier 1915.

Cueilli lors de la visite à Julien.

Note de service

          Sous prétexte de mériter peut-être le qualificatif de "Poilus", par lequel on désigne actuellement les militaires à la fois résistants, tenaces, braves, et hardis, bon nombre de soldats laissent pousser outre mesure et leurs cheveux et leur barbe.

          Mais pour être un vrai "poilu", il ne suffit pas d'être sale et hirsute ; il faut avant tout le sentiment du devoir, le cœur bien placé et être discipliné ; qualités indépendantes du développement du système pileux.

          MM. les Généraux et les Chefs de Corps et de Service veilleront donc tout spécialement à la tonte sérieuse des cheveux de leurs hommes et à l'émondage de la barbe, surtout sur les joues. C'est une question urgente d'hygiène de tenue et de discipline.

De Villaret,

Le 15 février 1915.

 

Histoires du Q.G. du 7ème C.P.

(récit de Sarrazin)

Les petites Schweinereien (vacheries).

          Un don de la colonie française de la Jamaïque contenait entre cent petites choses diverses, de beaux cigares.

          Ordre d'en faire l'inventaire, et indication non moins ferme, de réserver les beaux cigares... pour le Grand Manitou.

          L'exemple vient d'en haut.

          Il paraît même qu'au temps des paquets individuels anonymes, on procédait à certain Q.G. à l'inventaire de ces paquets, avec la précaution d'enlever tabac et cigarettes qui s'y trouvaient (abstraction faite du beau linge pour officiers, trop beau pour les poilus).

          Une autre fois, c'est l'arrivée de caisses de Cognac, de paniers de champagne.

          - Jamais un vulgaire palais de simple soldat grelottant n'aurait du déguster les marques les plus fines - Réservées - Et si en haut on fait des réserves, l'exemple n'est pas perdu. Intendant, sous-intendant, officiers gestionnaires et leurs sous-ordres, chacun prélève son tribut - Certes il parvient au front la majeure partie des dons, mais non pas la meilleure - et c'est surtout pour le Principe que ces choses là sont révoltantes.

          Il se répète également d'éhontées pratiques. Tel gros légume a un quelconque invité un peu inattendu. Le Q.G. est mal approvisionné, les ressources locales sont nulles. Vite on dépêche un chauffeur et un sous-officier planton à la ville voisine et Me. Du Navet peut offrir une côtelette fraîche qui coûte dix francs d'essence.

          Tel autre petit Pacha a un ami à un Q.G. quelque peu éloigné ; la correspondance est suivie. La voie ordinaire, bonne pour la plèbe est lente et encombrée. Qu'à cela ne tienne. Il y a des automobiles qui auront pour tout service dans la journée d'aller porter une lettre personnelle. La course coûtera dix à quinze francs d'essence, mais n'a t-on pas la franchise postale.

          Et ce capitaine du génie qui avait une auto et un chauffeur pour aller tous les matins à la pêche à la ligne à une rivière quelque peu éloignée, tandis que ses équipes se faisaient sauter dans les tranchées.

          - Autre plaie -

          Une ambulance casse une roue de fourgon le 18 décembre : le 19, demande écrite à la D.E.S. d'une roue de remplacement que doit fournir le Parc d'Ambulance. La roue est arrivée en gare le 1er février et le 6 février l'ambulance était à la recherche de sa roue.

Les cyniques.

          Rübelein et son ami Jammer ont combiné une "partie carrée".

          En quête d'une maison accueillante et discrète, demande de permission en règle, laisser-passer etc... et départ.

          Le soir, c'est l'ignoble et cru récit de l'orgie. Puis comme si ce n'était pas suffisant, on corse l'aventure par l'envoi à la femme, à la mère, d'un télégramme d'affection, bonne santé, bons baisers.

          Cela s'appelle "bourrer le crâne" à sa femme.

Rübelein hat einen Freund. Et ist ein Viveurfreund. Der ist Feldwebel am 42ème Rég. Er wurde bei dem Gefecht um Soissons verwundet, eine kleine Wunde am Kopf. Da wurde er einen Monat in einen Feldlazarett gepflegt, gut gepflegt, sagt er, und besonders durch die Schwestern, welche er, im Civilleben verbanden wollte. Da hat er seine Frau mehere Wöchen bei ihm gehabt, und nun scheint er Gott, Frau, Kind, Pflicht, alles Heilige zu verspotten und doch, am Abend, bei Tisch, als das Gemüt zu gewaltig wird, hat er einen schweren Angriff des Cafards, so gewaltig er den Tränen nah ist. So sind viele Franzosen : sie halten spottische Reden über die heiligsten Sachen, und im Grund sind sie vielleicht gegen ihren Willen, gemütliche, weiche, sanftmütige, ehrenvolle Leute.

Rübelein a un ami, un bon vivant adjudant au 42ème Reg. Il a été blessé lors de la bataille de Soissons, une petite blessure à la tête. Soigné dans un hôpital de campagne durant un mois, bien soigné, dit-il. En particulier par les infirmières, avec lesquelles il aurait bien aimé se lier dans la vie civile... Là, il eut sa femme près de lui pendant plusieurs semaines, et maintenant il semble se ficher de tout ce qu'il y a de sacré, Dieu, femme, enfants, devoir, et pourtant le soir à table, quand les sentiments deviennent trop prégnants, c'est un grand cafard qui l'étreint jusqu'à le faire éclater en sanglots. Beaucoup de Français sont ainsi : des discours les plus ironiques sur les choses les plus sacrées de la vie mais d'un autre coté ce sont d'honnêtes gens d'une grande douceur, sensibles et pleins d'amabilité.

Un cas original :

          Mon ami Philippe a vécu la majeure partie de sa vie en Angleterre, il a épousé une Anglaise... Pourtant à vingt ans il s'était présenté au recrutement, avait servi trois années dans un régiment de cuirassiers, puis était reparti pour reprendre sa vie à Jersey. Vint la guerre. Il répond, dès le premier jour à l'ordre de mobilisation. Ce n'est que son devoir, mais il ne courait pas le risque de la contrainte...

          Pourtant il y a plus fort. Il a un frère, âgé de trente ans qui jusqu'à la guerre n'avait jamais mis le pied en France, né en Angleterre, élevé à Jersey, marié à Southampton, ayant un commerce là-bas, tous ses souvenirs, toutes ses affections, tous ses intérêts le rattachaient à l'Angleterre. A vingt ans, il n'avait pas cru agréable ou utile, ou impérieux de faire son service militaire... C'était un insoumis. Vint la guerre. Immédiatement tout est bouleversé en lui sans doute. D'un côté ses intérêts, sa sécurité. De l'autre la force mystérieuse de sa nationalité, la crainte de vivre avec un remords, et ceci balaie cela comme un fétu de paille, et sur l'heure, dès le premier jour, il se présente en France, et le voilà jeté dans la mêlée. Force mystérieuse des âmes ; le devoir n'est pas un vain mot. L'intérêt ne prime pas tout. 

Le 12 mars 1915

          M. Moneil alité depuis quelques jours est évacué. Chacun est consterné. L'on a comme la vague prescience qu'un malheur nous frappe tous ou qu'il va nous arriver quelque chose de malheureux. 

          Son successeur n'inspire pas encore la même confiance. On se demande avec quelque inquiétude si l'élévation de son rôle ne modifiera pas son caractère. On craint que les quintes d'amour-propre dont il a été atteint à quelques occasions - rares il est vrai - ne vont pas devenir plus fréquentes et plus âpres.

          Pourtant il est loyal, il est débrouillard, il est jeune et enjoué mais je le sais ombrageux, au point de se forger de chimériques craintes et d'imaginer des rivalités ou des familiarités choquantes là où il n'y a que confiance dégourmée.

          Le 15 mars - Herr Töpfchen est parti pour trois jours. Il est allé voir son fils et la maman. Veinard. Et il n'était pas content avant de partir... Or juste pendant son absence, l'ordre de relève du convoi survient à l'improviste. Je suis seul pour prendre toutes les décisions, et toutes les mesures. Voici le dernier ravitaillement. Un ciel gris, pénétrant, voile la plaine. (de Vivières à la ferme de Duvy).

          La plaine monotone avec son horizon fade, où nous allons et venons depuis tant de semaines. six mois exactement ! Oui, elle était laide, elle était morne, elle était désespérante. Et voilà qu'aujourd'hui où l'on me la laisse traverser pour la dernière fois elle me paraît attirante et belle. Tout mon cœur s'accroche à elle à mon insu. Une invincible tristesse m'étreint et j'ai envie de pleurer en regardant ce repli de terrain simple et monotone, avec ce hangar banal près desquels nous sommes venus tant et tant de fois. En automne par les matins dorés, en hiver par les tourments de neige comme par les premiers sourires printaniers.

          Et toutes ces connaissances que l'on avait servies tant de fois étaient devenues des familiers. Les uns si sympathiques que l'on voudrait les connaître mieux pour mieux les aimer, en faire des amis, de crainte que la mort ne nous en laisse point. J'avais le cœur vraiment gros en disant adieu à M. Michel qui a été l'intermédiaire et le témoin des joies les plus grandes de ma vie, lorsque j'allais retrouver pour quelques heures fugitives le frère devenu le frère bien-aimé.

          Pauvre Julien, j'aurai moins souvent la grande joie d'aller le réconforter après chacune de ses épreuves dans la tranchée ou sur le champ de bataille.

(...une ligne illisible...)

          ...un repos que nous n'avions pas sollicité. J'ai peur de cette mise en réserve que nous y croupissions dans l'oisiveté, traînant notre paresse et notre inutilité à cinquante kilomètres de ceux qui se battent. Là-bas au moins quoiqu'on ne puisse aspirer à la dignité de "poilu" on respire un peu de cette odeur forte de l'âpre lutte, on participe de loin peut-être, au grand sacrifice, on peut en percevoir les échos et à l'occasion en récolter quelques miettes, et même risquer aussi quelque peu. Et voilà qu'on nous ôte cette humble satisfaction, qu'on nous retire ce modeste privilège. Passez convoi d'armée ! C'est-à-dire convoi d'inutiles.

          Si encore j'avais des amis, des hommes, enfin pour aider à supporter dignement ce sacrifice d'être inutile ! Mais je prévois et je crains la marée montante des instincts pervertis de Rübelein, des vagues de fond qui remuent la vase de débauche qui s'étale en lui. Le gaspillage des bonnes choses dont il ne sait pas le prix et qu'il vilipende ; les conflits et sales histoires ou histoires sales qui naîtront inévitablement des intrigues amoureuses qu'il va nouer, dénouer, combiner, entrelacer à l'envi. Et Cœurdevey, sous peine d'abdication morale devra se tenir à l'écart.

Départ D'Haramont pour Duvy.

Abend, verlast mich. Ich bin ganz allein. Das Gemüt ist gerührt. Ich bin traurig und sehne nach Liebkosen. Ich erinnere mich die Liebe, welche nach und nach ganz leise ins Hertz sich geschlichten hat. Die B. hat so liebkosenden Augen. Ich widersetze. Doch ich muss von ihr Abschied nehmen. Und gehe wie ein Raüber, durch Nacht und Wald, noch einmal, ein letztes Mal zu MorelKreutz, dem schönen Mädchen hin... Glücklicherweise der abschied ist ehrlich geblieben. Sie ist doch so schön und so feurig. Bitte um Verzeihung, Millchen, ich habe dich nicht getrogen. Nur eine platonische Untreue. Liebe woh, freundlich.

Le soir, qu'on me laisse. Je suis tout seul, l'âme émue. Triste et nostalgique de caresses. Je me souviens de cet amour qui, peu à peu, s'est doucement installé dans mon cœur.. B. a de si tendres yeux. Je m'oppose à ces sentiments. Pourtant je dois lui dire adieu. Je m'en vais comme un brigand à travers la nuit et la forêt, une dernière fois à la Croix-Morel, vers cette jeune fille... Heureusement l'adieu reste pur. Mais comme elle est belle et passionnée! Je te demande pardon Milchen, je ne t'ai pas trompé. Juste une infidélité platonique. Adieu...

          Le 17 mars J'étais arrivé un jour en arrière pour initier nos successeurs aux travaux du service. Ils paraissent pas mal embarrassés et le pire, peu débrouillards. Je quitte le père et la mère Lefèvre à 8 heures du matin en vélo. Pourtant avant de partir ils m'ont offert à déjeuner, le vieux pingre qui avait eu le front de me faire payer quatre sous une bouteille vide lorsque je lui en demandais une pour envoyer un peu de rhum à Julien. La rapacité paysanne, quoi ! On ne laisse pas de son cœur à de telles gens, quoiqu'on ait vécu tranquille deux mois sous leur toit. 

          Le 17 mars - Arrivée à Duvy.

          Un asile de charme et de paix. Notre débrouillard Ravenet a préparé un cantonnement de luxe. Nous sommes logés, officiers et sous-officiers dans une villa. Ravenet a su manœuvrer pour que la femme du jardinier, gardienne de la propriété en l'absence de maître, nous fasse notre popote. C'est le rêve, que cette villa de la Tour, et cela me réconcilie un peu avec le repos détesté d'avance. Elle me rappelle un coin favori sur les bords de l'Ognon, la villa de M. Vincent, l'industriel de Loulans-les-Forges.

          C'est au détour d'un vallon inséré discrètement dans la plaine du Valois, si discret qu'on ne le soupçonne pas en sortant de Crépy et qu'on suit la route toute droite à travers ces immenses labours. Il n'est guère plus profond que les hauts peupliers qui garnissent la dépression, guère plus large qu'une écharpe ourlée du vert sombre des sapins et des genièvres qui s'accrochent aux flancs abrupts.

          Un ruisselet tranquille et abondant semble se promener dans ce coin frais comme le compagnon bavard de la route blanche qui suit toutes les sinuosités au bord de la colline - à l'un de ces détours de petites digues redressent et ramassent les eaux et les guident à travers un parc aux allées ombreuses avec des recoins où les ifs, les sapins et les lierres mettent une fraîcheur verte qui vous fait rêver de chaudes après-midi d'été, toutes baignées de paresseuses siestes.

          Au bout des allées qui semblent s'appuyer à la colline la maisonnette se mire dans l'écluse d'autrefois, car cette villa remplace un vieux moulin, et l'écluse est devenue bassin et cascade dans le jardin. L'eau chante jour et nuit en contournant les corbeilles de fleurs, et de ma fenêtre j'écoute et je découvre toute cette poésie champêtre. Cela me semble étrange d'être dans ce calme, dans ce décor reposant, joyeux, pacifique après n'avoir entendu pendant des mois que le martèlement continuel du canon et durant les nuits sereines le déchirement de la fusillade. Le contraste est violent et je suis un peu honteux quand je regarde et savoure d'avance ces bancs où je me propose de passer des heures calmes et studieuses et quand je songe en même temps que là-bas, à vingt-cinq kilomètres la même horreur des hommes s'entretuant continue et règne en souveraine.

          Le comble du cynisme.

          Der Kerl Rübelein schrieb zu seiner Frau unserem neuen Lager so früh als er ihn erfuhr, damit sie so rausch als möglich könne.

            (Rübelein a écrit à sa femme depuis notre nouveau campement, dès qu'il l'a su, afin qu'elle le rejoigne au plus tôt.)

          La pauvre se mit en route, télégraphia son arrivée prochaine à la parente.

          Dès le second jour de notre installation ici nous eûmes quelque liberté que Rübelein mit à profit pour aller faire une excursion dans les parages... Il m'emmena avec lui, et ce fut une agréable partie de cheval à travers une campagne paisible - choses nouvelles pour nous. Arrivés à N. le H. nous rencontrâmes la tante qui nous annonça l'arrivée de la nièce à six heures du soir. Il en était quatre. Chose bizarre, R. eut un souci de la fonction et de la discipline auquel il ne nous avait point accoutumés. Il ne voulut pas attendre. Et nous rentrâmes, lui aussi calme que moi. C'était un sujet d'étonnement qu'il montrât si peu d'enthousiasme pour revoir une femme qu'il dit aimer et qu'il a quittée depuis huit mois. Ils sont pas mal enviés, ceux qui ont ce furtif bonheur de revoir leurs femmes pour couper d'une trêve, l'austérité de la longue campagne.

          Le lendemain soir il se proposa d'aller enfin retrouver sa femme. Mais à midi, à la popote, deux femmes vinrent "prendre de nos nouvelles". C'était la jeune femme d'Haramont, la fille de notre hôtesse, devenue la maîtresse de Jammer, avec une cousine à elle, d'Haramont également et dont le mari aussi est prisonnier. Je ne la connaissais pas et Rübelein l'avait vue, quelquefois l'avait repérée mais sans réussir à pousser plus loin l'aventure que les premières passes d'approche.

          Or l'une avait amené l'autre pour se tirer un peu de honte, d'autant plus que la dernière avait avec elle son bébé. Visite courte, elles prennent le café avec nous - reconduite à quelques pas par Jammer et Rübelein. Celui-ci, aguiché depuis Haramont pour cette audacieuse assez jolie femme, se prend au jeu, que dis-je s'enfonce dans le jeu et nos deux compères prennent rendez-vous pour le soir au village voisin avec les deux commères...

          Le soir vint. Rübelein sait que sa légitime épouse est arrivée de la veille et l'attend. Et, cyniquement s'en va avec Jammer faire une "partie carrée" avec cette passante... Le matin, à l'aube il rentre, la figure ravagée par une nuit d'orgie. Mais comme il a promis et demandé au Chef sa journée pour être avec sa femme, humide de la sueur infâme il s'en va effrontément embrasser la mère de sa fillette, la jeune et jolie épouse qui se morfond.

Le 1er avril 1915

          Une tournée de réquisition.

          C'est une magnifique journée de printemps. Dans l'air vif flotte déjà une odeur chaude. Ravenet et moi pédalons sur la route qu'enserre la vallée où s'égrènent des hameaux. Nous descendons à la mairie de Glaignes où la jeune institutrice fait fonction de secrétaire. Une jolie brunette rougissante, tout apeurée d'être en tête-à-tête avec deux gaillards galonnés et peu timides. C'est elle qui nous donne quelques renseignements sur les divers fermiers du hameau. Munis de ses indications - très vagues - car elle n'est pas encore guère pénétrée par les contingences rurales, nous avisons une ferme, "Tenez, nous dit une vieille, voilà la patronne dans le coteau". Et nous escaladons la pente pour joindre la patronne qui est en train de rouler un blé.

          "Voyez, c'est les femmes qui sont obligées de conduire les chevaux puisque nous n'avons plus d'hommes" dit-elle en arrêtant son attelage.

          C'est une forte paysanne, charpentée à la serpe, mais de carrure solide et avec un air d'intelligence plus massive encore.

          Pourtant, elle mène la tâche utile, mieux qu'une femme affinée et délicate. Elle n'a pas l'air accablée de continuer l'âpre lutte avec le sol que les paysans en partant ont léguée aux femmes et aux enfants. C'est Ravenet qui mène l'interrogatoire :

          - Nous cherchons de l'avoine, Madame, vous en avez quelque peu ?

          - J'en aurions si elle était battue, mais j'avions déjà emprunté celle que j'ai semée.

          - S'il ne s'agit que de la battre, je m'en charge.

          - Vous ? Comment ? Fit-elle en souriant.

          - Oui Madame, j'ai une équipe d'ouvriers. Combien auriez-vous d'avoine ?

          - Je ne sais pas. Je ne m'occupais pas de cela. Il faudrait un homme pour le dire !

          - Oui, mais vous savez à peu près combien vous avez de gerbes ?

          - A peu près 1200. Peut-être plus, peut-être moins.

          - Bien, 1200 gerbes, cela fait environ 40 x.

          Mais la grand-mère qui s'est rapprochée et qui voit bien qu'on lui enlève son avoine s'interpose :

          - Mais y nous la faut pour nos chevaux.

          - Combien avez-vous de chevaux ?

          - Trois.

          - Bien, à quatre kilos par jour et c'est la bonne mesure, vous ne leur donnez pas plus de quinze litres par jour, n'est-ce pas, cela fait donc 3 quintaux par mois. D'ici la première récolte il vous faut 20 quintaux au plus. Donc il vous reste 20 quintaux de disponibles. Vous nous les fournirez. Je vous les achète et je vous aiderai à les battre. Si vous préférez, je vous réquisitionnerai votre avoine.

          Mais, crie la pauvre femme, il nous en faut plus que cela, jamais nous n'en vendrons 20 quintaux. Déjà que cette année les allemands et les dragons ont pillé je ne sais combien dans la meule. Je ne sais pas ce qu'il reste, mais il n'y en a pas de trop pour nos chevaux et pour rendre celle que j'ai empruntée.

          - Madame, d'un côté comme de l'autre il me faut de l'avoine. Si vous ne voulez pas la vendre je la réquisitionne. Ce n'est pas votre avantage. En la vendant, je vous paie tout de suite.

          - Oh ! Oui, vous racontez toujours cela, et rien de ce qui a été réquisitionné n'est encore payé.

          - Et puis c'est toujours sur elle qu'on tombe, fit la vieille. Il y en a qui sont plus riches qu'elle et qui touchent des allocations. Celles-là vivent de leurs rentes, pendant qu'elle - sa fille - s'éreinte à travailler et ne peut rien toucher.

          - Vous déplacez la question, Madame, cela n'a rien à voir avec l'avoine. Je vous en prends 20 quintaux. Là-dessus la jeune femme se met à sangloter.

          - Eh ! Bien, prenez tout ce que vous voulez, vous viendrez cultiver à notre place. Il faut tenir la terre et vous nous prenez tout.

          - Oui vous prenez tout et vous donnez les allocations à celles qui ne les méritent pas, fait la vieille en montant le ton.

          - Madame, croyez-vous que cela soit pour moi bien amusant. Ce n'est pas mon métier, ni pour mon plaisir que je viens chercher votre avoine. Il en faut à tout prix pour l'armée.

          - Oui, mais que ce ne soit pas toujours sur les mêmes qu'on tombe.

          - Cela ne me regarde pas.

          - Si, cela vous regarde.

          - Permettez-moi de vous dire Madame, que vous vous mêlez de ce qui n'est pas votre affaire. Ce serait les Prussiens qui vous la demanderaient, votre avoine, vous tomberiez à genoux et leur donneriez tout ce qu'ils voudraient.

          - Pardi, et les hommes quand ils sont pris par les allemands, est-ce que vous n'en faites pas autant.

          - Madame, parlons d'avoine. Vous n'en voulez pas vendre, eh bien je vous en réquisitionne 20 quintaux.

          - Prenez ce que vous voudrez, voleurs !

          Et Ravenet tourne les talons, descend la pente pour mettre fin à cette pénible scène, où il y a de l'injustice et de l'inintelligence de part et d'autre.

          Ravenet a d'abord fait un compte de charlatan en tablant sur 20 quintaux disponibles. Tout au plus - on le sait après - peut-elle en céder 10 quintaux et c'est une brèche énorme dans un petit train de culture que rafler 10 quintaux de plus.

          La fermière par contre, ne sait pas voir l'exagération systématique du bourreur de crânes. Elle s'émeut, se bute, ne sait pas transiger, soupçonne l'injustice et pleure.

          Pauvres paysans, c'est de vos sueurs que la France se renouvelle, se soutient. Les gouvernants vous arrachent encore le sang et les larmes.

          Notre tournée s'est continuée avec moins de tragique. Ailleurs nous avons trouvé des paysannes moins effarées, ou bien la saignée que nous voulions faire était-elle par hasard moins douloureuse. Par endroits nous avons même été bien accueillis, et le maire de Morienval lui-même gros fermier nous a offert deux chambres pour receler nos femmes.

Jours de printemps.

          Les jours sereins sont revenus dans la nature. Les violettes et les coucous s'épanouissent avec l'ardente espérance des années pacifiques. Dans notre vallon de Duvy, tout semble plus tranquille encore. Dans la plaine, on ne voit pas cette activité remuante de nos campagnes morcelées où une foule d'attelages et de familles s'occupent à éveiller le sol fécond. Est-ce le résultat de la guerre, mais ici la campagne est presque déserte par ces beaux jours de printemps. A peine dans un coin de la plaine remarque-t-on le halètement discret d'une charrue à vapeur et le va-et-vient puissant des socs accouplés, ailleurs, un attelage de bœufs parachève le labour de la machine et un semoir traîné par 4 chevaux dépose sans poésie et sans bruit la semence prometteuse d'une incertaine récolte.

Mars.

Les beaux jours de printemps.

          Les terres fermes, les routes praticables : tout ce que l'on disait nécessaire à la reprise des opérations est revenu. Et les opérations restent suspendues.

          Jamais un calme aussi complet ne s'était fait remarquer depuis le début de la guerre. On est tout surpris de remarquer l'immobilité persistante des armées. Chaque matin on guette l'arrivée du journal dans l'espoir d'une indication nouvelle, d'un succès en cours, en préparation. Et toujours la même petite déception : "Rien de nouveau à signaler sur le front".

          De même on épie l'annonce d'un nouvel arrivant dans le conflit. Bulgares, Grecs, Italiens, Roumains ? Et depuis des mois que la presse attise les espoirs, assure la très prochaine intervention de l'un, puis de l'autre, la même neutralité équivoque règne parmi les chacals. Pas un ne bouge. Il ne voit pas encore distinctement lequel des belligérants fournira la charogne à dépecer. Et ils guettent l'heure propice et l'indication définitive, irréfutable. En attendant, ils aiguisent leurs dents et la France reste impassible, attend sans fièvre que le signal lui soit fait de donner le coup de boutoir énergique qui doit faire râler l'adversaire et devenir le signal de la curée. Est-ce aux Dardanelles que le coup portera ?

          Pâques - C'est Pâques ! Un Pâques en pleurs. Il bruine dans un paysage désolé pendant qu'on entend à l'horizon voisin éclater les obus... En ce jour de fête c'est lugubre. Il semble qu'il pleut des larmes, tant c'est triste cette pluie, ce jour de Pâques dans l'angoisse de la guerre.

          Semaine de Pâques - un beau rêve qui retombe...

          Dimanche de Quasimodo - La Revanche joyeuse du triste Pâques. Il faut un beau soleil avec une bise guillerette qui vous stimule. J'ai obtenu -non sans peine et gros émoi et secousse comme pour un conflit- la permission d'aller faire une randonnée jusqu'à Julien. Déjà le dimanche des Rameaux, j'avais pu le rejoindre après une très longue course par Pierrefonds où je gagnais encore (?) le Vieux Château, par Courtieux où je fus accueilli à bras ouverts par Maugras, puis Ressons où je ne fis qu'une halte et où l'on me renvoya jusqu'à Laversines que j'atteignis vers le soir - au retour une auto avec Sara...

          C'est ce jour-ci que je vais retrouver Julien à Laversines où il est au peloton des élèves officiers. Voyage par Villers-Cotterêts, où je prends en passant un énigmatique colis de Pâques. Puis j'arrive à midi, Frossard m'invite à dîner ; Julien est avec moi, nous nous promenons une bonne partie de l'après-midi sur le flanc de la colline. Après, c'est l'envoi des ordinaires cartes à nos chers.

          Retour en vélo toujours über Coeuvres wo ich Louis Girard und Sara grüsse, dann über das beliebte Kreuze Morel, wo ich ams Abendessen mithielt. Nach den Abschied der ganzen Familie, kommt der Abschied des armen sehnsuchtigen Fraüleins. Einige heftige Küsse, ein Versprechen, eine Beruhigung, dann weithin, weithin... Ich springe beim Bahnhof Emeville ab, grüsse den Bahnhofmeister, und finde mein Bett um Mitternacht wieder, die Seele übervoll von Freude. Es war Sonntag in mir...

          Retour en vélo toujours par Coeuvres, où je salue Louis Girard et Sara. Après cette familière Croix-Morel où je partageais le dîner. Après des adieux nostalgiques à toute la famille, à la pauvre demoiselle. Quelque ardent et passionné baiser (?), une promesse, des mots rassurants, et enfin partir, partir... Je saute jusqu'à la gare d'Emeville, salue la le chef de gare et je retrouve mon lit vers minuit, l'âme débordant de joie. En moi, c'était dimanche...

Avril -

          Avril, le mois joli. La bise s'est faite douce, caressante et tout semble frémir de l'ivresse du renouveau. Les premières fleurs pointent à l'envi et jusqu'au fond du vallon étroit, humide, presque boudeur, les noirs buissons se mettent en émoi. Il fait un temps splendide. Mais il est difficile de s'abandonner à la griserie du printemps. A toute minute, même à la distance où nous sommes du front de bataille, on peut percevoir dans le lointain comme un gémissement sourd et prolongé les énormes explosions. Ce sont des symboles, ces bruits assourdis par la distance, comme les plaintes étouffées des âmes dans l'angoisse, tandis qu'en même temps, le printemps épanoui nous invite à l'espoir. Oui la France souffre et les plaintes sont étouffées ; la France espère, mais la crainte paralyse les chants d'espoir. Chaque jour on attend du nouveau. On a cru tout l'hiver que le printemps ramènerait les hostilités plus violentes, et le front reste calme, mais avec quelque chose de serein, de puissant, d'énigmatique.

          Nous ne tremblons plus à l'arrivée des nouvelles, anxieux de savoir si elles n'annonceraient pas un désastre - comme c'était le cas en octobre, novembre, décembre. Chacun est rassuré - la certitude de la résistance solide renaissait peu à peu à mesure que les mauvais jours étaient passés, en janvier, février. Maintenant c'est la certitude de la victoire qui s'infiltre peu à peu dans tous les cœurs, la conviction que l'armée allemande est impuissante est établie, et c'est même de l'impatience à faire la poussée générale que l'on croit nécessaire et suffisante, impatience parmi les troupes, parmi le public.

          Puis les jours passent, sans rien apporter que des affaires de détail, alors l'on prend peu à peu conscience que l'heure n'est pas arrivée et que Joffre veut encore attendre - Joffre ! - comme il décidera ce sera bien. Il juge qu'il faut attendre. Attendons, et la France docile attendra. Et les femmes sont aussi patientes que les hommes. Tant qu'il faudra... Qui eût cru à une telle ténacité, à cette froide énergie de nos femmes, de nos Français raffinés ?

          Mais quand même on attend : chaque soir on se dit : qu'est-ce que demain apportera ? Et chaque matin un flux de curiosité impatiente soulève et précipite vers le premier journal : encore rien - un communiqué officiel de quelques lignes...

          Mais ce n'est plus nos communiqués qui ont la primeur des curiosités : l'Italie. Depuis si longtemps qu'on nous berce avec cet espoir que l'Italie viendra à la rescousse, qu'elle attend la fonte des neiges sur les Alpes... La neige fond, mais l'Italie n'ôte pas son voile.

          Elle reste énigmatique... et cela devient irritant. La sœur latine, pour qui nous avons versé notre beau sang à Magenta sans tergiverser ni marchander, comme elle est dure à la reconnaissance. Comme elle se couvre d'un épais manteau qui lui donne des airs de vieille tireuse de cartes, qui vous détrousserait à l'occasion. Un chacal qui flaire d'où vient le vent et cherche vers la meilleure charogne. Les politiques les plus effrontément égoïstes continuent à régler les rapports des nations. Rien n'est changé et les peuples éclairés sur leurs intérêts apparaissent encore plus fourbes et plus âpres au gain que les despotes d'autrefois, à tous les siècles de l'histoire. Il faut revoir le livre d'A. Sorel sur la diplomatie au XVIIIème siècle ou Machiavel, ou les propos de Frédéric II. De bas marchandages perpétuels soit en serrant le poing, soit en remuant le sabre, soit aujourd'hui en fondant des canons. Et les Roumains qu'on nous annonçait entrer en campagne en fin février sont plus énigmatiques que les Bulgares eux-mêmes... Comme on sent bien le jeu intéressé : le plus de profits avec le moins de risques.

          Où est la politique sentimentale de St-Louis, de Louis XV et de Napoléon III ?

          Pour écouler la longue attente dans l'oisiveté, ces jours-ci, j'étudie à nouveau l'histoire de la formation des nationalités au XIXème siècle.

          Das schamlose Rübelein mit seinem Freund Jammer haben sich als verheiratete Männer einer alten Frau vorgestellt, und haben ihr zwei Zimmer gemietet. Am folgenden Tag kamen die zwei Vögel an. Die Freunde hatten vermutet das die Weiber erst für einige Tage zu ihren Verfügungen kamen sich stellen ; aber die Eltern hatten bei den ersten Ausflug die Wahreit vermutet. Sie widersetzen sich energisch einem neuen Abschied der jungen Frauen, und die jenigen brachen die letze Brücke, schimpften sich mit ihren Eltern, nahmen das Kind mit, und hatten die Absicht hier ewig bleiben, ewig wie die Liebe... Das flüsterte ins Ohr zu Rübelein sein Schatz. Erste Wolken. Doch wurde das Fest schön. Aber am folgenden Tag suchte er schon ein Mittel um sie bald abzuschieben. Nichts weiter als eine Woche diese Maitresse zu haben. Das Wandern ist des Müller Lust... Dieses ist doch tüchtig, erzählt er. Und ich muss jeden Morgen das compte rendu der vorgen Nacht hören. Kein Taktgefühl. Keine Scham. Und die zwei Paare haben eine Tauschen vor... Aber der Jammer ist nach zwei Nächten kraftlos, ohnmächtig, er weigert sich gegen eine neues Fest. Er kann nicht. Und Rübelein hat die Verwegenheit mich als Ersätzer zu bitten. Dank schön... Er sicht nicht den écœurement welchen ich fühle... Also er bleibt allein. Das ist nicht so schön, und er ist bald müde des Weibes. Er erzählt ihr dass sie entdeckt wurden. Die Gefahr ist gros... Sie soll abreisen... Sie versteht die Lage und ist entschlossen sich zu entfernen. Dann sagt er ganz romantischerweise : Ich habe dich zu lieb, bleibe. Um so schlimmer. Und sie antwortet : Nein, diese Opfer nehme ich nicht an. Samedi 24 avril - Abend. Rübelein geht aus meinem Zimmer. Er hat mich vor dem Bettgehen besucht und geschleicht... Was hat mich dann bedroht. Lügner, Lügner. Ich lese in seinen Spiel. Er hat demütige, freundliche, Zuvorkommenheit. Gebe acht...!

          L'effronté Rübelein et son ami Jammer se sont présentés à une vielle dame comme des hommes mariés et ils lui ont loué deux chambres. Le jour suivant, les deux loustics arrivèrent. Les amis avaient tout d'abord cru que les "bonnes femmes" arrivaient pour quelques jours, à leur disposition, mais les parents ont suspecté la vérité lors de leur première excursion. Ils se sont énergiquement opposés à de nouveaux adieux des jeunes femmes. Et celles-ci ont coupé les ponts, se disputèrent avec leurs parents, emportèrent l'enfant et prétendirent rester là éternellement, éternellement comme l'amour. Son "trésor" chuchotait tout cela à Rübelein. Premiers nuages. La fête fut belle quand même. Mais le jour suivant, il cherchait déjà un moyen pour la renvoyer bientôt... Pas plus d'une semaine par maîtresse! "Das Wandern ist des Müllers Lust". Ceci est raconté scrupuleusement. Et je dois écouter tous les matins le compte-rendu de la nuit. Pas question de tact ni de honte et les deux couples ont prévu de s'inverser, mais notre Jammer est sans forces après deux nuits, évanoui, il refuse une nouvelle fiesta, il ne peut plus. Et Rübelein a l'effronterie de me demander de le remplacer. Merci bien...! Il ne voit pas l'écœurement que je ressens. Alors il reste seul. Ce n'est pas si "drôle"que ça d'être fatigué des femmes. Il lui raconte qu'on va bientôt les découvrir, que le danger est grand, qu'elle doit partir. Elle comprend la situation et est décidée à s'éloigner. Ensuite très romantiquement il lui dit : "je t'aime trop, reste! Tant pis". Elle répond : "non, je n'accepte pas ce sacrifice". Samedi 24 avril - Le soir. Rübelein sort de ma chambre. Il m'a rendu visite avent le coucher et s'est éclipsé furtivement. Il m'a fait des reproches. Menteur, menteur... Je lis dans son jeu. Il paraît aimable, humble, prévenant. Fais attention...!

          Dimanche 25 avril - Encore une visite à Julien. La 16ème paraît-il. Et celle-ci dans le cadre heureux d'un parc non dévasté, avec la bonne nouvelle de promotion... A Ressons-Le-Long.

          Mercredi 28 avril - C'est le soir. Presque une soirée d'été tant l'air est tiède et caressant. Nous soupons dans le jardin, et la nuit est venue avec toute sa puissance d'émotion. Le cadre est infiniment heureux. D'un jardin d'air monte le parfum des premières fleurs et le frisson des bourgeons qui gonflent à éclater, le ruisseau chante sur l'écluse et dans le bosquet voisin les oiseaux attardés se font de nocturnes confidences...

          Mes camarades causent, plaisantent, rient. L'un berce l'accordéon qui rappelle les airs simples et frustes qui ravissaient mon cœur à dix huit ans... La jeune mère joue avec son bambin. Je n'entends rien mais je suis vaguement bercé par tous ces airs et bruits familiers. Et mollement caressé par ces impressions de paix heureuse je me grise du bonheur rêvé : avoir une femme et des enfants dans un jardin à soi, et s'y refaire le cœur et l'âme.

          Tout à coup sur le viaduc voisin qui barre le vallon un train arrive en rafale comme un reproche cinglant à notre quiétude.

          Il s'enfonce violemment avec quelque chose de puissant et d'anxieux dans la nuit après avoir jeté l'éclair de ses phares. Il est chargé de troupes. Il va vers le Nord où la bataille fait rage... Des hommes sont là, fiévreux, haletants, prêts aux furieuses hécatombes, qui vont être jetés dans la fournaise... et nous savourons la douceur d'un beau soir dans les jardins d'une villa !

          Mais l'ébranlement s'apaise peu à peu. Le calme est revenu, avec quelque chose de grave et de douloureux. Ce jardin est beau, cette soirée est sereine ; mais ce n'est pas la douceur rêvée. J'évoque le grand verger un peu fruste où il ferait meilleur encore qu'ici. Et ce soir, sans doute, il est désert. Le père sommeille dans son fauteuil, la mère songe anxieuse sur le banc près de la porte, les sœurs vaquent en causant à voix basse aux derniers travaux du jour, et le frère chéri écrit peut-être une carte aux absents, aux dispersés : l'un en Alsace dans quelque tranchée à demi enterré, l'autre sur les rives de l'Aisne, en cantonnement d'alerte, et moi, ici, paisible et tranquille, mais tout seul... Et des milliers de femmes pleurent dans la nuit.

Le 3 mai 1915

Grande randonnée sur le front.

          Je suis arrivé vers midi à Ressons, près de Julien. J'avais apporté une collection de photos des groupes pris à la précédente visite. Il faudrait voir quelle ruée vers moi, à mon arrivée dans la cour du château pour avoir les résultats. Quelle curiosité ardente. Et la joie des uns et la déception de ceux qui s'écartent subitement en disant : "pas de chance, je suis coupé..."

          Puis ce sont de nouvelles prières. Avez-vous votre appareil ?

          Voudriez-vous nous prendre nous trois ensemble ? Il ne me restait plus qu'une pose quand trois bleus, au visage enfantin sont venus avec des regards suppliants et ardents : "Je ne le suis pas encore sur aucune". J'avais réservé cette pose pour Julien et moi. Je le leur dis, mais je lis leur chagrin si grand que je les rappelle. Nous ce sera pour une autre fois, nous avons déjà été pris deux fois. Allons placez-vous...

          C'est une grande joie pour eux et un peu touchant pour moi. Vers quatre heures, je pars pour St-Christophe. Le ciel est magnifique, la nature prometteuse et malgré les détonations toutes voisines des canons, le sillage aigu des obus par-dessus les têtes, la vallée est en plein travail de semailles... Partout des attelages de quatre grands bœufs blancs ou de trois percherons. Et la voix des bouviers alterne avec les coups de feu. Ceux-ci sont devenus une habitude, on ne les remarque plus presque et l'on s'attache avec plus de curiosité mêlée de surprise à tous ces bruits des champs. On dirait un jour de fête tant il fait beau et la verdure aux jeunes teintes si variées enveloppe les jardins et vergers blancs. Mais sur la grande route de Soissons, avec sa double rangée de peupliers, on ne rencontre pas de civils : des soldats de toutes armes, et même spectacle original et rare, à l'abri le long de la haute pile des blocs de grès de la gare de Vic, on relève la garde avec la sonnerie du clairon ! St-Christophe ! Le malheureux village me semble encore plus maltraité... La tombe est déjà souillée par les orties. On l'a délaissée. Pourtant un ami est venu, car il y a sur le mur une inscription nouvelle : "prière d'entretenir la tombe, la famille viendra le relever", et sur chaque tombe une bouteille avec l'indication des noms et du corps.

          Je fais la toilette de la tombe, je plante quelques fleurs, je dépose les violettes des amies lointaines. Pauvre Grand. Dans un jardin voisin, je vais cueillir une gerbe de lilas... Je voudrais de l'eau. Le village dévasté semble désert. J'entre dans une cour où l'on devine à je ne sais quoi un reste de vie. La porte de la maison est entrouverte, j'aperçois une vieille de soixante douze ans. Elle est une des huit habitantes. Elle ne veut pas s'en aller.

          - Où irais-je ? Chez ma fille ? Elle a déjà quatre enfants sur les bras.

          - Mais vous risquez d'être tuée à toute minute.

          - Oh ! Fit-elle, s'ils me tuent, ils en ont bien tué de plus jeunes que moi... Je l'ai déjà échappé bien des fois.

          En effet, il manque à sa chambre la moitié de la muraille. J'étais assise près du lit, m'explique t-elle. Tout a été renversé, mais je n'ai pas eu de mal. La brèche a été masquée avec des couvertures.

          Et il y a trois jours, un éclat d'obus a traversé les couvertures, pénétré dans la chambre et cabossé le tuyau de poêle. Tout l'hiver elle a soigné les soldats.

          Je méritons bien une récompense pour être restée, hasarde-t-elle. Sans nous qui est-ce qui aurait fait la soupe aux soldats...

          - Est-ce qu'ils s'en iront bientôt ?

          - Je ne sais pas. Encore deux ou trois mois à attendre...!

          - Tant que ça... Je ne l'aurais pas supposé. Si seulement je pouvais bêcher mon jardin, mais ils le remuent tout le temps... et on n'est jamais tranquille un moment avec leurs obus...

          Pauvre vieille, quels liens les attachent donc ces vieux à ce coin de sol dévasté ? Je causerais bien encore avec elle, mais il se fait tard. En route, l'orage. Kreuz m'hébergea.

          Les 5 et 6 mai - Soirs lourds d'inquiétude. Les nouvelles sont dures !

          On ne parle qu'à demi mot de la bataille d'Ypres, de l'attaque des Dardanelles engagée à fond : on souligne les difficultés, on parle des troupes turques bien équipées, attaquant avec fougue... Cela ne doit pas aller. Et les Russes... on ne nous en souffle plus un mot, alors qu'on lit dans un coin de journal, comme une chose insignifiante que Berlin et Vienne pavoisent car le front russe serait brisé sur la Drina...

          Et l'Italie ? Espoir suprême qui se fait désirer comme une coquette supra-rouée... On compte sur elle, d'heure en heure, voici la cérémonie significative du Quarto. Le Roi y sera. C'est un premier coup de canon ! Et ce soir un télégramme énigmatique déclare que le Roi n'ira pas au Quarto. L'Italie recule. Elle ne versera pas une goutte de sang ni pour elle ni pour nous. On désespère. L'heure est lourde. Des vagues de découragement déferlent sur les cœurs. Je dors mal et pourtant j'espère.

          7 mai - Des vagues d'espoir déferlent sur les cœurs... L'Italie a déclaré la guerre dit-on, - c'est une fausse nouvelle d'hier au soir.

          Mais aujourd'hui les pseudo-victoires allemandes en Galicie sont démenties. Les Russes tiennent bon et les nouvelles italiennes s'accusent à des riens que l'heure est proche.

          Ce soir, nouveau bruit donné comme officiel : elle aurait envoyé un ultimatum à l'Autriche...

          8 heures du soir.

          L'ultimatum officiel a bien été envoyé mais c'est du Japon à la Chine... La confusion est plaisante. Et c'est un officier qui l'a rapportée (Larcher).

          8 mai - Horreur ! Les bandits ! Ils ont coulé le Lusitania. Je n'y ai ni parent ni ami et mes cheveux se dressent d'horreur. Je suis agité comme par la fièvre et les larmes m'ont giclé des yeux quand j'ai lu l'en-tête du journal. Mon Dieu ! Il n'y a pas d'expression pour traduire l'indignation d'effroi, la colère, la pitié, la haine, l'effarement qui tous en même temps me secouent. Le Lusitania ! Le paquebot géant, l'orgueil de la civilisation matérielle avec ses deux mille habitants, une ville flottante anéantie et coulée froidement dans les eaux glauques : Oh ! Les corps éperdus qui se débattent par centaines ! Des femmes, des enfants, des neutres férocement châtiés d'avoir accepté les services de la Compagnie rivale de l'orgueilleuse Hamburg-Amerika. Je suis atterré comme le jour où j'ai appris la destruction de la cathédrale de Reims. Le passé et l'avenir. Ils veulent tout anéantir. Jusqu'ici je n'avais qu'une haine indulgente, tenue en laisse. Maintenant je sens la colère et la vengeance me secouer...

          Les 14, 15 mai - Les heures fiévreuses reviennent. C'est d'abord un bulletin de victoire : la première depuis la bataille de la Marne... Nous avons pris des canons, des mitrailleuses à foison, enlevé des positions importantes. Enfin quelques gouttes de cordial... N.D. de Lorette priez pour nous...

          Et jour et nuit près de nous défilent les trains bondés de troupes qui vont à la grande fournaise...

          Et puis l'Italie frémissante nous donne aussi la fièvre. On sent que les heures décisives approchent. Voici le discours enflammé de d'Annunzio à la cérémonie du Quarto, puis son appel aux armes à son arrivée à Rome...

          L'Italie marchera. C'est résolu et cette semaine on le pressent. Et ceux qui espèrent en sont convaincus, ceux qui en sont désespérés nous le prouvent par leurs aveux de découragement ou de rage.

          Mais ce matin, une nouvelle... une nouvelle qui vide les artères : Salendra donne sa démission, Giolitti-Bulow lui barrant la route... Je m'y attendais un peu à ce coup de théâtre mais ceci n'est que le début. Cela va précipiter les évènements, les ajourner en une intervention de la dernière heure, à la roumaine. En ce cas, c'est une lâcheté avantageuse pour l'Italie mais du sang français, du beau sang rouge encore, encore et davantage, jusqu'à l'hiver... Attendons.

          Le 16 mai - La lutte politique et diplomatique est passionnante à Rome. Elle devient épique. Au redoutable traquenard que les neutralistes tendaient à Salandra, voici une riposte magistrale. La foule s'est soulevée frémissante et le roi, sûr de l'opinion irrésistible des plus nobles forces nationales maintient Salandra. Cette fois le duel est déplacé. Giolitti a en face de lui le Roi et tout ce qui a du sang rouge en Italie. Il lui faut ou capituler ou hasarder une révolution dynastique. Il est coulé à fond. C'est la guerre. Je sens un souffle d'espoir qui ne craint plus. Ce sera pour la fin de la semaine, la grande secousse qui amène les canons en batterie.

          Le 19 mai - On parle de la veillée des armes en Italie. C'est demain que se réunit le Parlement italien... Demain la journée décisive où la Grande Cause sera portée devant le tribunal du peuple. Quelle scène digne de l'ancienne Rome. Que décidera le peuple ?...

          A remarquer la réserve extraordinaire de la presse austro-allemande, on a l'impression qu'ils espèrent encore. Que vont-ils machiner ? Ces gens si chatouilleux il y a un an avalent sans broncher les plus fortes couleuvres. Quelle force d'âme et que cela doit leur coûter. Mais s'ils perdent la partie, quelle rage sauvage va s'emparer d'eux. Toujours est-il qu'ils restent impassibles, et malgré la certitude que l'on sent de la résolution ferme de l'Italie on en est impressionné. Justement aujourd'hui m'arrivent deux lettres de mes pessimistes inguérissables : celle de Louis et de Cheval. Louis, qui doute, qui est jaloux du traitement inégal des Français : son dévouement ne coûtera rien à l'État, rien au Trésor Public, alors dit-il que d'autres, qui n'ont pas plus de mérite ni d'intelligence touchent des soldes scandaleuses, dont ils font triste usage...

          Cheval n'a pas perdu sa philosophie amère et découragée de jeune homme fatigué avant la vie. Il est allé au feu la mort et la peur dans l'âme. Il est las au point d'avoir souhaité la balle qui délivre... Cela fait pitié et cependant il reste toujours avec sa pensée si noble et généreuse qu'on ne peut le mésestimer. Il ne s'est jamais senti la force de lutter, ni même d'espérer "sachant trop pour lutter comme tout est fatal".

          J'évoque la nature débordante de Maurice... Quel contraste, et le souvenir de ce pauvre réconforte et chasse un peu ce voile de pessimisme que les pensées sombres de Cheval laissent dans l'âme comme une buée sur une bouteille. Le soir je suis allé en tournée. J'ai trouvé une jeune femme dont le mari et les frères sont au feu. Je lui glisse insidieusement les pensées de Cheval : quelle horreur, quelle longueur, quelle misère. Ne serait-il pas préférable d'avoir cédé à l'Allemagne que d'avoir subi cet effroyable fléau ? Et elle riposte, véhémente : "Comment ? Etre Boche.

          Ah ! Non, j'aime mieux que mon mari aille à la bataille plutôt que de supporter cela". Voilà au moins une Française.

          Le 24 mai - Jour de la Pentecôte.

          L'esprit ailé des espoirs immenses est descendu. Nous avons senti le souffle divin. L'Italie mobilise. Cette fois c'est irrévocable, c'est la guerre. Le grand miracle s'est accompli. La main de Dieu s'appesantit sur les aigles noirs...  L'Allemagne est perdue. La victoire est à nous, la victoire prochaine. J'ai senti aujourd'hui ce qu'était l'allégresse et l'enthousiasme. Ô puissance magique du passé et l'idéal pour l'avenir. Tout ce qu'il y a de sublime, de débordant dans cette idée il Risorgimento m'est apparu comme un fleuve qui jaillit du sol à bouillons irrésistibles. Il Risorgimento. La magnifique continuation de l'œuvre extraordinaire de Cavour et de Garibaldi... E viva Italia, la grande Italie a pris le parti de la Belgique. La Justice sera vengée.

          Qui m'aurait vu ce matin m'aurait pris pour un fou. Je revenais de la messe, longeant le talus du chemin de fer et les grands peupliers. J'avais à la main le Journal où les phrases fatiguées étaient répétées ; je ne pouvais pas lire. Ma poitrine se soulevait avec des soubresauts prête à éclater ou à bondir. Les larmes coulaient de mes yeux et quelque chose d'irrésistible chantait en moi. J'aurais voulu avoir quelqu'un pour communier avec moi dans cette minute d'émotion extraordinaire et j'avais envie de m'adresser aux arbres aux brins d'herbe et leur crier : Frémissez donc, il se passe quelque chose de grand dans le monde : le jour de gloire est arrivé. Et il me semblait entendre comme l'immense rumeur qui court des Alpes à la Sicile et qui claironne : aux armes citoyens. La Marseillaise qui jaillissait instinctivement de ma poitrine ne m'avait jamais fait éprouver le frisson sacré qui l'inspira. Aujourd'hui je la comprends. Je l'ai sentie. Et l'Italie doit la chanter. Elle va à la guerre, résolue et enthousiaste. Vive l'Italie !

          Le 6 juin 1915 - Depuis quinze jours nous passons la journée à la va comme je te pousse ; sans savoir ce que nous faisons au juste, sans savoir ce que nous ferons demain.

          D'abord, ça a été une extension des randonnées à travers la campagne environnante à la recherche de stocks d'avoine, ce qui me permit de, le 21 mai visiter Senlis la mutilée, la malheureuse ville et les bandits : toute une rue qui devait être la plus belle n'est qu'une ruine. L'une après l'autre chaque maison a reçu sa pastille incendiaire, les Boches se sont écartés et les flammes ont achevé la destruction. J'avais le cœur oppressé et des larmes irréfoulables montaient à mes yeux.

          Aujourd'hui c'est pourtant moins triste que cela dut l'être aux premiers jours après la catastrophe quand les feuillages roussis et les ruines fumantes versaient l'horreur aux passants.

          Maintenant la nature semble s'être faite maternelle et vouloir cacher ces horreurs. Des nappes de verdure et de fleurs recouvrent d'un voile discret et plein de promesses d'avenir la plupart des brèches calcinées car les villas entourées d'arbres étaient nombreuses dans cette rue luxueuse.

          Qu'une ville soit bombardée, anéantie dans la furie du combat passe encore, mais voir cette odieuse destruction sans un frisson de colère et de dégoût, non, ce n'est pas possible.

          Le 26 mai - C'est la visite à Compiègne. Visite sommaire, pressée. Il ferait bon butiner dans la ville à la recherche des souvenirs historiques. Je n'ai vu que le merveilleux hôtel de ville et une éloquente statue de Jeanne d'Arc.

          On ne soupçonne presque pas que l'invasion a passé là. Les magasins sont aussi luxueux et les rues animées. Seules les piles du grand pont se dressent comme des moignons douloureux et accusateurs au milieu de la rivière.

          Mais par cette magnifique matinée de mai, la plus belle ville est moins émouvante que la promenade matinale à travers la magnifique forêt.

          J'en ai rarement fait de meilleure. Rien n'y manquait de ce qui rend la nature pénétrante : l'heure matinale, la route unie, roulante, la vitesse sans fatigue, l'air vif et parfumé, la lumière chantante avec mille jeux dorés sur les fûts, les muguets en abondance, les chevreuils dans les fossés, les amis aux carrefours.

          - Halte rapide à la Forte-Haie - puis l'illusion de la liberté... Ç'a été une bonne journée.

          Dès le lendemain voici les énervantes manœuvres, contre-manœuvres, et fausses alertes.

          La 2ème Section du C.V.A.D. est partie ; nous devons assurer tous ses services à Crépy. Boucherie, expéditions de paille, foin, avoine en gare. Me voilà installé à un bureau à la gare improvisé chef de service à la Compagnie du Nord ; réceptions, expéditions.

          Le 28 mai - Nous nous installons à Crépy. Il faut quitter la villa de la Tour pour un cantonnement infect, sans cuisinier, sans ordonnance.

          Mais enfin on s'organisera. Tout à coup deux ordres contradictoires, suspension de tous services. Rechargement du convoi avec départ immédiat. Une journée d'attente vaine. Deuxième ordre : déchargement du convoi le 3 juin ; le départ aura lieu vers l'avant. Bravo, la vie active va reprendre. Töpfchen manœuvre der Frauen wegen um das Bleiben (à cause des femmes, pour pouvoir rester). La moitié de la section restera, l'autre partira. C'est la dislocation. La nouvelle en est apportée de façon brutale, avec les choix qu'il a faits où se révèlent ses sympathies et ses antipathies.

Le 3 juin 1915

          Il y a une minute la grosse émotion. Je serai de ceux qui restent et cela n'a rien de séduisant, vivre avec un être sur le dos, un chef qu'on déteste parce qu'on le mésestime, avec un autre, un inférieur qui vous irrite par son ombrageuse étroitesse d'esprit et qui vous brime...

          On m'ôte Crevoisier, on me fait coucher sur la paille, manger avec les hommes, toutes choses qui ne me peinent pas en elles-mêmes, mais par la façon dont elles sont imposées...

          Qu'importe, je serai plus au-dessus de ces mesquineries et je ne les veux même pas remarquer...

          Cela m'a fait plus de peine de voir partir de vieux camarades. Même Ravenet que je détestais si cordialement et qui me le rendait bien, m'était devenu sympathique et par certaines attitudes de loyauté et d'indépendance en face de Töpfchen avait noué les premiers brins de l'amitié. Il est parti avec d'autres ; cela m'a fait de la peine et j'en ai vu dans les deux groupes plus d'un qu'on aurait cru dur et indifférent qui se cachait pour pleurer.

          Le 4 juin - Jour de la séparation, mais heureusement adoucie, entièrement noyée dans une des meilleures joies de la vie. L'avant veille, le départ de tous avait été fixé. Julien devait être à Puisieux. J'allais partit sans le revoir. J'ai eu une grande détresse. Malgré notre répugnance à mendier une permission, j'ai fait le sacrifice. Me voilà avec cinq heures de permission pour faire mes cinquante kilomètres. Qu'importe. Je suis parti avec une crainte, celle de trouver le nid vite. En effet, je n'ai pas eu à aller jusqu'au bout, à Villers-Cotterêts, l'ami Arcay m'arrête. Le 42ème est parti...

          Une poussée vers Tracy-le-Val est en préparation, et l'on a encore fait appel au 42ème. Arcay était à ma connaissance un homme énergique. Et je le vois las, las d'attendre. Il parle de la grande poussée. Elle tarde tant. Peut-être parce qu'on n'ose s'y résigner, on n'ose la tenter tant le prix en est effrayant... Et je sens qu'il a raison. Je rentre accablé même après un réconfort auprès de Morel.

          Cette lourdeur m'écrase deux jours durant jusqu'à ce que j'obtienne une seconde permission. Je sais que le 42ème est en cantonnement d'alerte à Trosly-Breuil. Le ciel est gris, mais la route est bonne. Ma fidèle machine un peu retapée m'inspire confiance ; la course est longue mais j'arrive très vite.

          Le beau sergent ne m'attendait pas et son étreinte est toute frémissante de joie et de surprise. Pauvre cher Julien. Il se sent débordant et rassuré de me revoir encore une fois avant la grande épreuve. Nous nous promenons dans une échancrure de la forêt. Nous allons la main dans la main comme deux petits frères, comme deux fillettes. A table, il me pose sa main sur l'épaule, sur les genoux comme à une fiancée. L'après-midi nous allons voir quelques amis. Pas un coup de canon dans le ciel, heureux. On ne soupçonnerait jamais que la lutte la plus furieuse est là en puissance, prête à se déchaîner. Les hommes en sont presque heureux. Ils voudraient en finir, et chacun espère, compte qu'il ne sera que blessé. Julien a "pleine confiance" m'a t'il écrit, et il me le répète en ajoutant qu'il a trois chances sur quatre. Je peux en sortir sans rien, ou être blessé ou prisonnier ou tué. Etre blessé : c'est le rêve de tous. Une toute petite blessure au bras, à la cuisse, quelle veine : Ça nous ferait trois mois dans un hôpital, bien soigné, une convalescence, et après... dans trois mois, dame, ce sera fini sans doute. Je soupe avec eux. La nuit est venue. Je rentrerai tard. Mais je ne veux pas m'en aller. Il fait si bon avec tous ces beaux jeunes gens. Il m'accompagne sur mon chemin, nous allons lentement. Je voudrais lui laisser tant de joie afin qu'elle lui porte bonheur. Malgré moi j'ai je ne sais quelle angoisse ; il me semble que c'est la dernière fois que je peux être ainsi avec lui. Je ne réussis pas à être joyeux ; c'est lui beaucoup plus que moi qui est confiant, souriant, joyeux. Mais nous sommes heureux tous les deux.

          Je rentre à Duvy, et lui s'attend à monter à Tracy-le-Val dans la nuit.

          Dimanche, je me réveille avec grande anxiété. Les canons tonnent avec la fièvre des mitrailleuses. C'est la préparation de l'attaque annoncée. Mon Dieu. Pauvre Julien, il est dans la fournaise. Je voudrais être loin pour ne pas entendre. Ce martèlement précipité me fait mal. J'entre à l'église pour prier. On chante : "Pitié mon Dieu", et moi je tremble et sanglote et prie avec ferveur. Je sors plus calme, le canon s'est tu. Les baïonnettes sont en danse sans doute, mais c'est moins terrible. On n'entend pas.

          Le 10 juin - Un mot de Julien. Il est indemne. En même temps le journal apporte le récit de leur attaque : (Guennevières). Le récit assure que la nuit du 7 fut calme, Julien est aux avant-postes ; mais le plus fort de l'orage est passé.

          Depuis deux jours, je suis installé à la boucherie. Hier je suis allé jusqu'à Mareuil-sur-Ourcq chercher un troupeau. En route - je suis né pour avoir du malheur - une aventure tragi-comique : la noyade d'une vache dans un (...une ligne illisible...).

          ... Les lettres de Mme Ramel (...?...) régulièrement. Aujourd'hui elle me confie le raccourci de sa vie douloureuse. La belle âme droite, limpide et généreuse. Pourquoi ne l'ai-je pas trouvée sur mon chemin il y a dix ans ? ou une telle. Une puissante sympathie m'incline vers cette femme que je ne connais pas, que j'ai à peine entrevue une seule fois, et dont ce que Maurice m'avait dit d'elle avait suffi à lui gagner ma confiance. J'éprouve une telle sécurité que je sens en elle un abri, un refuge de consolation que m'aurait légué le grand ami en partant.

          Pourquoi est-elle si âgée. Je n'hésiterais pas à en faire mon épouse. C'est une telle femme que j'ai toujours rêvée. Mère puissante, âme douce, simple, et se montrant intelligente, infiniment (...une ligne illisible...) âme maternelle.

          Voici un autre échantillon de femme. Bon appétit Messieurs. C'est la copie textuelle, orthographe respectée d'une lettre adressée à Herr Töpfchen par des connaissances qu'il avait faites sur la route en allant tous les 4 jours à Morienval.

- Le 8-5-15

Cher ami,

          Je prends la liberté de vous écrire car nous avont l'idée de faire une partie de plaisir dimanche à vaudram-pont alors ayait donc la bonté de faire part de ma lettre à votre ami M. Ravenet et à sont camarade Gindre (Jammer) qui la compagne dans les ravitaillements nous conton sur vous dimanche sans faute qui est le 9 nous seront toutes a vous attendre en forêt sur la route de Compiègne nous y seront a 1h/2 en attendant le plaisir de vous voir recevez cher ami mes amitiés sinser.

Melle Germaine Brun Chez Mad. Caron. Morienval. Oise.

          A dimanche sans faute. Faite en part aussi à M. George le Major.

          Voilà de quoi refaire la France.

          Ces trois numéros-là étaient venues relancer leurs amis de passage jusqu'à Duvy, certain samedi soir. C'était Ravenet et M. Georges qui les avaient régalées, car M. Henri avait déjà trouvé mieux...

          Une maîtresse de ministre, dame, c'est à cultiver. Et il s'y applique. Il a déjà décroché la fonction de gestionnaire. Je ne voudrais pas énumérer tous les moyens employés que je suppose sans savoir, mais je suis de l'avis de Rübelein qui, résumant une discussion sur l'absence de scrupules de ce triste sire disait : "C'est une crapule".

          Il sait faire la bouche en cœur aux puissants, sait se faire valoir sans paraître ramper, il sait exposer ses doléances quand elles mettent un camarade dans les torts ou l'embarras et que cela peut lui être utile. Et après coup, il s'en vante, le cynique.

          Je n'oublierai pas le jour où il osait confesser qu'il regrettait d'être marié parce qu'il trouve un plus brillant parti sur son chemin.

          Le 12 juin - Des renseignements me viennent du Q.G, là où l'on est relativement heureux l'on manque de ressort. Ces pleutres sont déprimés. Ils soupirent : "C'est long ! C'est infiniment long", et ils ajoutent pour achever la démoralisation cette réflexion corrosive : "C'est impossible. A quoi bon tant de sacrifices". Et une atmosphère lourde, accablante pèse sur les cerveaux, sur les cœurs. Ils n'ont pas la foi ; pas même la virilité des courages désespérés. Et quand la foi meurt en haut, parmi les chefs, qu'attendre des petits, des simples qui sont sacrifiés et se sacrifient souvent sans comprendre ?

          Il fait lourd dans notre ciel. C'est vrai. Aux Dardanelles notre affaire se brise, et les Russes dont les derniers succès faisaient monter de grands espoirs sont balayés par les usines allemandes. Ils reculent, reculent ; perdant leurs lignes de défenses successives, abandonnant Przemysl, et Lemberg est menacée. On nous l'annonce comme si sa chute était prochaine, inéluctable. Après les Russes "Ils" pourront faire face aux Italiens, puis à nous. Ils tiendront tête au monde, et leur énergie farouche et méthodique, si elle est incapable de terrasser l'Europe pourrait très bien la fatiguer. Et alors, nous n'aurions plus que nos deuils et nos ruines pour lot... Je me rebelle devant cette perspective lamentable.

          Les Russes. Quel peuple extraordinaire. Écrasée, mutilée, en déroute l'armée russe fait tête en retour offensif à l'heure où on la croyait en fuite ou brisée. Et la voici qui brise les crocs et les mâchoires qui croyaient déjà enserrer la Galicie. La Russie, elle est puissante et fuyante comme la mer et la fatalité. Sachons donc maîtriser nos nerfs. Pauvres Français trop sensibles.

          le 18 juin - "Un bataillon du 42ème a été anéanti pendant la contre-attaque à Guennevières". Voilà ce que je viens d'entendre dans la conversation de mes hommes. Il ne m'ont pas vu pâlir. Je questionne. Le renseignement vient en ligne droite du Q.G. Billot, le juge en vient et l'a rapporté à celui qui parle.

          Mon Dieu ! J'ai envie de courir à Duvy voir Billot. Et puis j'ai trop peur de savoir le numéro du bataillon et d'accroître mon angoisse. Non, je n'irai pas, je préfère attendre. Je vais écrire à Sara. D'ici sa réponse j'aurai peut-être des nouvelles rassurantes. Deux chances sur trois...

          Le 19 juin - Journée d'attente vaine. J'ai un fardeau sur la poitrine. Pas de nouveaux détails. L'espoir subsiste.

          Le 20 juin - Julien est blessé. Une carte arrive qui rassure et inquiète. Je pars à midi en vélo à sa recherche aux environs de Compiègne.

          Minuit. Rentrée de ma visite au blessé. Je l'ai trouvé au château de Francport. Il était sous un hangar-garage, dans un lit. Je l'ai vite reconnu dans la rangée, sa tête bandée, l'œil libre fermé. Il dort. Je m'approche. Je le touche doucement. Il entrouvre sa paupière, je vois un regard éteint, égaré qui me glace. Je crois qu'il ne me voit pas et ne me reconnaît pas. Mais il murmure : "Edouard"... et se met à sangloter pendant que je l'embrasse : "me voilà avec rien qu'un" me fait-il d'une voix étouffée par l'émotion qui l'étreint.

          Je l'apaise. Il fait un grand effort pour se surmonter. Une quinte de toux le secoue. "On l'a opéré il y a deux heures" me dit l'infirmier. Je comprends alors qu'on vient de lui ôter un œil. Pauvre gros. Je le comble de caresses. Il se met à sourire. Et je plaisante un peu sur sa belle infirmité et sa chance. Il pouvait être tué, ou mutilé plus affreusement. Cela ne l'empêchera ni de travailler ni de plaire, aimerais-tu mieux que l'obus t'ait enlevé le nez comme à Gonin, lui dis-je. Tu serais défiguré, les filles ne pourraient pas t'aimer. Tandis qu'avec ton œil en verre et la médaille tu seras un beau gars...

          Puis c'est le récit de mes anxiétés pendant ces cinq jours d'attente et de furieuse canonnade.

          "Tu croyais me retrouver la tête dans ma musette" me dit-il en plaisantant.

          Puis c'est le récit de son accident : le signal de l'attaque, la sortie de la tranchée, les bonds en avant et à cinquante mètres la secousse qui le renverse. Je n'ai pas bien su comment ça venait. Je saignais au cou et à la tête. Cela me faisait mal, je ne pouvais rester là, me faire hacher. J'ai voulu quitter le plateau, regagner la tranchée, mais là c'était encore plus intenable. Les obus y pleuvaient sur les morts. Je me suis traîné aux grottes voisines. Par bonds. Arrivé là, je ne me sentais pas grand mal. Je voyais encore clair, j'avais envie de retourner vers mes hommes sans lieutenant. Puis je me suis dit qu'il y en avait assez sans moi là-haut à se faire tuer. Je suis resté en attendant la voiture d'ambulance.

          Après cette longue causerie, je suis allé trouver le major. J'ai voulu être rassuré par lui sur la crainte d'une complication affectant l'autre œil. Le major est très doux. Il s'excuse d'avoir ôté l'œil, il a attendu autant qu'il a pu avant de s'y résigner. Mais il fallait.

          Il vient avec moi voir le blessé.

          Je t'ai proposé pour la médaille militaire dit-il. Puis quelques paroles de réconfort et la promesse de le faire transporter à Compiègne. On se sent en famille avec ce M. Maubron.

          Mais le soleil baisse à l'horizon, j'ai encore quarante kilomètres à faire ce soir et il ne faut pas fatiguer le malade. Je le quitte en promettant une nouvelle prochaine visite.

          La route du retour est longue. Je passe par Trosly-Breuil où j'étais il y a quinze jours, où j'avais trouvé le beau régiment presque heureux d'aller à la bataille tout impatient d'en finir. Je n'y retrouve que les débris effarés de toutes ces belles compagnies. On compte les survivants. Quatre-vingt-sept sont redescendus sur deux cent cinquante qui étaient montés sur le terrible plateau. Halte souper à Pierrefonds et retour dans la nuit.

          Le 24 juin - Cette fois je suis bien rassuré, j'ai trouvé le blessé souriant, gai, tout gaillard et sans souffrance qui faisait une sieste paresseuse sur un bon lit dans la caserne de Royallieu transformée en hôpital.

          C'est extraordinaire comme il souffre peu. Plusieurs de ces camarades sont là dans les salles voisines. Le fourrier, ce petit parisien aux yeux ardents, encadré de son père et de sa mère, deux braves vieux à l'air si honnête, se promène dans le couloir, tout pâle, un œil enlevé lui aussi, un bras cassé, et la capote pleine de sang brun. C'est le vieux marsouin, l'adjudant Tisserand qui a reçu quatre ou cinq éclats d'obus dans le ventre et qui raille la gueuse maladroite, puisqu'elle n'a pas su "l'amocher davantage". Et c'est le gros Dubois avec son sourire placide de bon Franc-Comtois qui sourit en disant qu'il n'a pas assez de mal, une simple blessure à la tête. Comme de coutume, nous faisons notre petite correspondance aux parents et aux intimes, puis je vais l'âme toute sereine reprendre l'auto qui m'avait amené, sur la grande place de l'Hôtel de Ville de Compiègne.

          Le 27 juin - Encore une dernière visite. C'est bel et bien la dernière. Je ne le sens pas en arrivant à l'hôpital où je trouve mon blessé à demi guéri. Nous causons et écrivons longuement comme de coutume. Nous faisons visite aux connaissances. Mais il faut que je m'en aille. Demain, il partira pour l'intérieur de la France. Nous songeons à l'avenir ; il sera quelques temps dans quelque coin paisible ; puis il va s'asseoir à la table, à Verne, et prendra place dans le chantier."Tu iras semer du bon blé pour notre retour à Louis et à moi". Tu as fait ta part ici, tu ne seras pas inutile là-bas, à soulager ceux qui nous attendent, car l'attente sera encore longue. Rentrerons-nous cette année ? Je ne le prévois pas et je n'ose pas l'espérer. Non ce sera pour l'an prochain. Que c'est long !

          Et voilà que je sens qu'il s'en va pour de bon, qu'il me quitte, qu'il me laisse seul. Une angoisse de solitude m'étreint quand je l'embrasse. Tache de revenir me dit-il.

          J'assure que je n'ai aucune crainte, aucun pressentiment de ne pas rentrer.

          - Il ne faut qu'un coup, tu sais, et à la guerre on ne sait jamais.

          - Embrasse les bien pour moi, porte leur mon espoir et mes baisers lui dis-je en l'embrassant très vite et en partant pour ne pas pleurer.

          Il me semble que tout est vide ici sur le front. Plus d'espoir d'une heure de détente, plus de souci quotidien sur les variations de la canonnade qui me semblera indifférente et lointaine. Le pauvre Julien, il tenait tant de place sur ce front de l'Aisne, pour moi. Nous nous connaissions si peu avant la guerre. Jamais nous n'avions communié ensemble dans la joie ou la tristesse ou l'inquiétude. Mais que d'heures ardentes nous avons eues durant ces dix mois. Nous voilà scellés l'un à l'autre. Il est simple et droit et peu bavard, mais il avait une façon si tranquille d'accepter les fatigues de la guerre, les dangers les horreurs de la situation souvent terrible. Un patriotisme tout limpide l'animait contre les Boches qu'il démolissait avec simplicité. Il tenait bon sans fanfaronnade et sans panache, sans fièvre et sans inquiétude en paysan. Quelle différence avec le frère d'Alsace qui se torture d'impatience et de révoltes contre le sort et les injustices ambiantes. Lui, il avait toujours le sourire serein. J'aurais aimé être dans la tranchée avec lui.

Le 2 juillet 1915

          J'ai fait aujourd'hui une longue tournée au front : une halte à Puisieux, où j'ai retrouvé le 2ème - reformé, reposé. Que d'absents ! Que de nouvelles figures. J'ai vu quelques braves garçons qui ont été heureux des nouvelles que je leur apportais des blessés.

          Vaine recherche de l'obus.  

          Une autre halte à Coeuvres où j'ai déjeuner avec Sara et compagnie. Un peu l'air du pays, l'air salubre de Montfaucon. Cela ne sent pas le Rübelein. J'ai serré la main à Louis Girard, et en route j'espère aller à Vic. A Ambleny, je m'informe de Maugras, il est en deuil, il est aux tranchées. J'irai le voir. C'est l'escalade de la colline, les boyaux, les abris. Nous le rencontrons sous bois qui se promène comme un maître dans son domaine. Il m'en fait les honneurs. Cela dure longtemps, je prends quelques vues photographiques. J'écoute le récit de son deuil ; nous trouvons les collègues Lefranc et Leine. Comme ils sont vieillis sous la longue barbe mal soignée et la capote souillée. Cette vie de tranchées est trop longue et trop rude pour ces braves vieux, qui ont peur de l'hiver prochain et cependant peu à peu se préparent à leur insu peut-être, à tenir jusque-là, jusqu'au-delà.

          La visite se prolonge. Je me suis attardé. Il est trop tard et trop dangereux pour aller voir les tombes. Je prends le chemin du retour. Je souperai à la Croix-Morel hospitalière.

          Le 9 juillet - Les premiers permissionnaires. Crépy-en-Valois.

          Dans la cour de la gare, ils sont massés, les uns assis, les autres appuyés aux grilles, d'autres accroupis, d'autres en groupes animés. Tous, l'air heureux. Et la foule de la rue contemple ces hommes aux uniformes râpés qui vont embrasser leurs êtres chers puis retourner à la bataille, peut-être pour mourir. C'est infiniment émouvant.

          Ce soir dans la rue nous croisons un capitaine qui fait sensation. "C'en est un". Il est jeune encore avec un visage bruni, l'air énergique et dégagé. Il descend la rue et croise des sous-officiers de dragons et de simples automobilistes dont les uniformes fringants insultent ce chef qui passe, qui revient du front. C'est qu'il a une tunique ancienne toute passée, elle n'est plus ni bleue, ni noire ; la pluie, la bise, la boue, le soleil ont posé là leurs teintes. Un simple et un beau rouge écarlate, la croix d'honneur se détache.

          Calot sur la tête, tout crie dans sa personne, je ne suis pas de cette garnison d'embusqués. "J'en viens", oui de là-bas, du front de bataille où l'on souffre, où l'on meurt.

          Et dans les mains qui se portent aux képis pour le saluer on sent qu'elles élèvent une muette admiration, comme un drapeau invisible, des banderoles de respect frémissent dans les cœurs qui se pavoisent spontanément sur son passage.

          Plus loin, au détour d'une rue, j'aperçois un vieux territorial qui a l'air d'être transporté par la joie. Il semble que ses pieds ne posent pas sur le sol, qu'il flotte sur de la joie. Il tient dans ses bras un tout petit bébé qu'il n'avait pas encore vu, et à côté de lui, s'efforçant joyeusement d'accélérer l'allure pour ne pas le perdre, la mère le suit, radieuse...

          Plus loin encore, c'est une toute petite vieille, au visage rose qui accompagne un grand diable de zouave en kaki fané. Des images de bonheur dans la grande horreur.

          Le 12 juillet - Excursion à la Ferté-Milon. Visite à Bedu (Section d'hospitalisation) qui me fait visiter en détail les curiosités de la vieille petite ville. Il a une âme d'archéologue, un esprit cultivé, délicat, sensible aux illusions de l'avenir comme aux vestiges du passé.

          Nous allons tout droit comme il convient aux différentes statues de Racine, la plus réputée est celle de David d'Angers, froide, inexpressive, sans âge et sans relief. On croirait très facilement que c'est un débris bien conservé de quelque temple grec. Une autre, un simple buste érigé sur le Mail, montre un Racine aux traits plébéiens, avec les cheveux coupés, on le prendrait pour un conventionnel. Celle qui a le plus de charme est une statue de Racine enfant : un petit écolier de Port-Royal, rêveur un livre à la main.

          Enfin, la maison natale. Mais quelle est la maison natale de Racine ? On ne sait pas. Et, ce qui révèle bien l'érudition timorée, tatillonne de notre époque, on a apposé une plaque sur l'une, sur celle des maisons qu'on juge le plus sûrement avoir vu naître Racine, mais on se garde bien d'affirmer : il y a cette inscription : "Cette maison appartenait en 1639 aux aïeuls de Racine".

          Ce brave Bedu s'est mis en relation avec le curé du lieu qui est un érudit archéologue, un esprit supérieur paraît-il. Celui-ci a initié mon ami à toutes les curiosités historiques de la ville. Et ainsi j'en ai profité au cours de la visite aux deux églises, très vieilles et très originales avec des vitraux rares... Puis nous avons fait l'ascension des ruines du Château, le rival de Pierrefonds, bâti sur les débris de l'ancienne ferté du IXème des chevaliers Milon, par un d'Orléans frère de Charles VI, vers 1392. Les ruines sont encore imposantes, avec de bien curieuses transitions de la forteresse au château renaissance ; les mâchicoulis transformés en ornements, par exemple.

          Après nous avons dîné en causant naturellement de la lutte que Bedu considère avec le robuste optimisme d'un Français qui a foi dans la force de résistance de la "bonne terre de France".

          Le 14 juillet - Ravenet est venu m'arracher à mon poste, m'emmenant dîner avec lui à Nanteuil-le-Hardouin. L'après-midi, longue course à cheval ; j'ai fait du galop forcené pour échapper à Ravenet qui aurait voulu me faire manquer le train, me griser. Il m'a enfin avoué que j'avais été proposé avec le n°2 pour le galon d'officier.

          Le 15 juillet - Rien de sensationnel. Une simple et salubre émotion à la lecture du magnifique discours de Poincaré aux Invalides. Comme Paris devait être grave et beau hier pour sa fête nationale.

          Ils peuvent se dire avoir assisté à une des grandes émotions de la France ceux qui ont écouté le Président dire les fortes paroles de l'heure présente. C'est une belle page, à mettre de côté avec celle du manifeste des intellectuels espagnols.

          Voyage à Mareuil-sur-Ourcq au C.B.

          Rencontré en route une vieille qui conduisait une voiturette d'enfant. La plaine dorée ondulait sous le soleil, la moisson magnifique s'étendait à perte de vue. Au ciel un biplan français passait exactement au-dessus de nos têtes lorsque je la croisai. Elle me montra du doigt le grand oiseau qui fait toujours frissonner d'orgueil et d'espoir quand on reconnaît les cocardes tricolores. Il n'y avait aucun doute possible, mais dans un esprit hanté de pressentiments sinistres, de crainte obscure, débordé dans l'incompréhension du malheur qui accable le monde elle me dit ces paroles stupéfiantes. "Ils viennent encore voler par ici pour brûler les blés !"... Je n'ai pas compris et je filais trop vite pour m'arrêter et mesurer son ignorante terreur.

          Le 16 juillet - Le cri du cœur.

          L'adjudant Gruyelle, mon camarade de lit, de pension, un employé parisien de la vraie France, intelligent, débrouillard, blagueur et brave homme dans le fond, avec de rares qualités d'ordre, d'économie, de sérieux, a reçu, selon les rites de la guerre, en cachette et avidement, la visite de sa femme. Pendant quelques jours, il a fait la navette entre le nid de passage (Auger-St-Vincent) et Crépy plusieurs fois par jour. Les nuits étaient... ce qu'elles doivent être entre gens qui sont privés depuis de longs mois et qui ont la perspective d'être séparés longtemps encore. Mais à ce régime le corps s'use, s'épuise vite, et l'âme en ressent directement le contre-coup sans doute, puisqu'au matin, vers 8 heures, rentrant dans notre chambre après avoir reconduit sa femme dans le train, il me dit en guise de bonjour : "Ah ! Enfin seul !". Mais un ah ! où il y avait une telle expression de soulagement candide que c'en était comique, surtout avec l'expression transposée qui suivait, et il ajouta en explication : "Je suis vanné ! Je vais enfin pouvoir dormir tranquille".

          Le 17 juillet - Crépy.

          Bedu, de la Ferté-Milon est venu me rendre visite. Tournée aux coins historiques.

          A l'église, deux fillettes en sortant de l'école, avant de rentrer à la maison viennent s'agenouiller et réciter un Ave Maria. Bedu, instituteur laïque sent toute la beauté de cette pratique simple, candide, et il la souligne de façon remarquable, et il en reconnaît toute la valeur morale. "Rien ne remplace l'éducation religieuse", me dit-il...

          Le 22 juillet - Voyages à Villers-Cotterêts.

          Livraison du bétail existant en écurie au T.B. du 7ème Corps.

          Le gestionnaire de ce dernier est un officier à trois galons. Encore un qui justifie le mépris que l'on a, que je professe pour les vieux galonnés. Leur tare la plus caractéristique et la plus grave est leur pusillanimité, leur peur de l'initiative.

          Pas une démarche, pas un geste, pas un mot, fût-il nécessaire au salut de la Patrie, si un règlement bien explicite ne les abrite. Pas d'histoires ! Tout, sauf cela. Et ils en ont une crainte qui agit dans leur cerveau à la façon d'une pomme gâtée dans un panier. Elle confine au gâtisme avec 4 galons, à l'imbécillité avec 5. Ceux qui n'en ont encore que 3 ne sont que froussards. Ah ! Malheureuse France gouvernée par des bureaux où pullulent ces sortes de vieilles poires. Pas étonnant que nous soyons vaincus, étranglés par l'organisation vigoureuse et hardie de la jeune Allemagne. Des hommes comme ce M. Chevassus nous en avons trop. Et ils sont placés là où il faudrait un homme. Ils ont peur. Et ils n'ont pas la foi. Que ferons-nous, me disait-il !... Pourquoi. A quoi bon. On n'en sortira pas. Elle ne finira pas (la guerre). Ah ! Nous sommes engagés dans une belle aventure.

          Et lors de la retraite de la Marne, il remontait le moral de ses hommes en se lamentant tout le jour : "Nous sommes foutus, nous sommes foutus".

          Le 23 juillet - Retour à Duvy. Installation chez M. Legrand. Lehrer (instituteur).

          Le départ de Crépy, indifférent.

          Gruyelle était un bon camarade.

          L'hôtesse, Mme Brûlé, une brave femme. Le service, intéressant et facile.

          A Duvy, c'est l'inconnu avec les possibilités de conflit entre Töpfchen und ich.

          Le 24 juillet - Journée riche en impressions. Le matin, la remise de la médaille militaire à un petit chasseur sur la place. Grand cérémonial de fête pour un simple petit chasseur à pied blessé. Beau sujet de réflexion philosophique avec épigraphe : "Ceux qui pieusement sont blessés pour la Patrie ont droit..."

          L'impressionnante exécution du Chant du Départ. C'est un souffle qui emporte les âmes.

          Autre chose, un peu plus tard, j'apprends avec preuves à l'appui que j'ai failli être tué, il y a deux jours. La bombe d'un Taube dont je riais, était bel et bien tombée à vingt mètres de moi, dans la cour voisine.

          L'après-midi, c'est une longue excursion de service à Brasseuse. Je cause avec une vieille femme qui lave devant sa porte. C'est une bûcheronne de la forêt de Laigue réfugiée ici dans la plaine. Deux de ses fils sont partis. L'un est blessé, l'autre disparu ; sa belle-fille en pays envahi. Petit à petit on glisse à la question à l'ordre du jour, à celle des permissions : et à celle qui s'y rattache : les femmes infidèles. Celles-ci sont légions. Ah ! elles s'en paient, dans ces pays-ci où il y a de la troupe. Jamais on n'aurait cru ça d'un tas de jeunes femmes. Les filles, ma foi, sont excusables, de chercher à s'amuser, mais les femmes mariées ! C'est elles les plus enragées. Ce sera du beau quand les hommes reviendront. Et comme la vieille a l'humeur joyeuse, elle ajoute : "Il y aura de tout dans le pays : des petits dragons, des petits arabes, des négrillons et des anglais ! Et c'est à Saintines ici à côté qu'il est arrivé une drôle histoire à une jeune femme. Elle était courtisée par un dragon pendant que son mari est au front. Mais le dragon dut s'en aller appelé ailleurs. Pourtant, l'amour continuait puisqu'un jour, elle devait envoyer un billet de cinq francs à son cavalier, pendant que d'autre part elle écrivait à son mari qu'elle ne pouvait rien lui envoyer. Seulement la maladroite a simplement fait la confusion des deux enveloppes. Elle a glissé dans l'enveloppe du mari la lettre et le billet destinés au dragon... Celui-là n'avait pas besoin de rentrer pour être fixé.

          Si cette histoire est un peu comique - à la Molière - en voici une autre, à la Flaubert, plus profonde et plus triste. C'est encore la vieille qui tout en bavardant me la raconte :

          A Verberie un brave artilleur père de famille obtient, parmi les premiers une permission. Il y avait un an qu'il était parti, laissant avec sa femme une fillette de deux ans. Maintenant elle en a trois, et c'est un petit diable à la langue bien pendue. Le père arrive un soir au crépuscule, le cœur gonflé de la joie d'apporter une douce surprise. Il trouve la petite devant la porte. Il l'embrasse. Elle ne le reconnaît pas. "Tu ne connais pas ton papa-soldat" - C'est toi mon papa-soldat ?

          - Mais oui, mon petit.

          - C'est drôle, tu es habillé tout comme mon autre papa!

          - ??? Ton autre papa ? Tu as un autre papa ?

          - Mais oui, celui qui vient tous les soirs.

          - Tu as un papa qui vient tous les soirs ? et qu'est ce qu'il vient faire ?

           - Pardi, y vient se coucher un moment avec la maman, et pis il s'en va.

          Le malheureux homme comprit. Un des artilleurs en cantonnement au village l'avait remplacé.

          Pâle comme un mort, il prit la petite dans ses bras, la serra de toutes ses forces, l'embrassa longuement, et lui dit: Adieu, ma pauvre petite. Tu ne reverras jamais ton papa. Et sans rentrer chez lui, sans un mot, sans une explication avec l'infidèle, il tourna le dos à sa porte et d'enfonça dans la nuit, vers la gare, vers le front.

          Le sergent Petit est rentré, lui, ce matin. Heureux d'avoir revu les siens, dans sa maison à Besançon. Il y a les mêmes scènes. Il m'a rapporté le récit d'un homme de Beure qui ayant retrouvé sa place prise, a tué sa femme d'un coup de hache...

          Le 24 juillet - J'ai eu le plaisir dans ma tournée de Brasseuse, de rencontrer un homme intelligent, le grand fermier Desvouges. Il m'a raconté ses difficultés d'exploitation de la terre.

          Il faut dire que dans cette belle plaine féconde, il met en valeur 600 hectares. Blé et betterave sont ses deux vaches laitières. Il ne peut se sauver, s'en tirer que s'il fait le travail en grand, la culture scientifique avec l'emploi des machines. De plus il faut au fermier, pour n'être pas coulé et à la merci des banques, un capital de mille francs par hectare ; avec cela on peut supporter une mauvaise récolte, une récolte nulle, et en préparer une autre et l'attendre sans sombrer, mais il faut cela au moins. Mais ainsi armé et outillé et abrité on fait de grandes affaires, de belles affaires si les saisons restent clémentes. Il m'a montré la petite ferme où vivaient ses ancêtres. C'est une ancienne bâtisse à demi féodale, abandonnée et en partie en ruines.

          Il a aujourd'hui une ferme moderne immense, bien agencée avec une distillerie et une villa d'habitation où rien ne manque.

          J'ai succédé à mon père, me dit-il, avec 200 hectares. J'en ai aujourd'hui 600. Je fais vivre tout le pays. Sans moi ils seraient incapables de faire rendre au sol de quoi les nourrir.

          Notre grosse difficulté est la main d'œuvre. Pour nos ouvriers agricoles, le patron c'est l'ennemi. De là leur manque de dévouement, leur paresse, leur jalousie, le peu de rendement qu'ils fournissent. On a accusé les habitants du Soissonnais d'être tous non pas des espions, mais des gens à vendre, et fournissant le recrutement de pas mal de vendus. C'est un fait exact, me dit-il, nous ouvriers n'ont point de patriotisme.

          Le patriotisme c'est la défense de la terre, à leurs yeux, la Patrie c'est le sol, par conséquent la défense du patron. Comme le patron c'est l'ennemi, le patriotisme est l'auxiliaire de leurs patrons. Ils se gardent bien de se faire tuer eux, que le patron soit Français ou Boche, cela leur importe peu, ils seront toujours croient-ils, exploités. Ces sentiments-là sont ceux des ouvriers français et plus encore ceux des émigrants Flamands. Il faut se rappeler que les Belges forment des colonies agricoles, tantôt sédentaires tantôt migratoires dans toute cette région du Nord de l'Aisne, de l'Oise. Ces sentiments hostiles tiennent à bien des causes. Les patrons ont leur part de torts reconnaît mon interlocuteur, mais la responsabilité en est surtout à la pratique éhontée de la surenchère électorale, de l'absurde propagande socialiste dans ces milieux prolétaires.

          On leur partagerait ma ferme je parie qu'ils font baisser le rendement de cinquante pour cent et avant vingt ans, sur trente co-partageants, il y en a vingt qui seraient redevenus prolétaires tant il y a des éléments débauchés, paresseux, imprévoyants et tant il y en a qui sont âpres au gain et au développement. Nous avons l'activité, le goût de l'expansion dans le sang, me dit-il avec une flamme dans les yeux. Et ce petit homme grisonnant et sec qui vient de descendre de sa moissonneuse est vraiment un type énergique. Je travaille deux fois plus que si j'étais ouvrier, dix fois plus que si j'étais mobilisé.

          A cela j'applaudis, et je lui affirme à sa stupéfaction : pas un patron d'une exploitation agricole pareille à la vôtre, pas un patron dont la présence est nécessaire pour assurer le fonctionnement de la vie économique d'un village ne devrait être mobilisé. Il rend, et vous rendez, j'en suis persuadé, plus de services au pays, que s'il était un des premiers soldats dans la tranchée. Plus de services indispensables j'entends. La victoire sera au pays qui pourra subsister le plus longtemps avec l'état de guerre. Or il faut faire vivre le pays en même temps que le défendre. Les deux tâches sont aussi importantes l'une que l'autre, c'est mon avis du moins.

          Il m'écoute jusqu'au bout, puis gouailleur, il objecte:

          - Et l'égalité qu'en faites-vous ?

          - Elle nous tue, elle nous tuera, vous dis-je.

          La discussion devenait politique, je la ramène au problème de la terre. J'énumère les causes de la crise. La grande propriété, la grande exploitation qui fait des paysans des mercenaires.

          Et d'abord pourquoi la grande propriété ? La configuration du sol, la richesse de cette terre, l'activité grassement récompensée de ceux qui s'y appliquent. La grande exploitation est une nécessité, un fait permanent dans la région.

          Il faut trouver des remèdes à la crise de la main d'œuvre.

          Il m'assure qu'il y a une réaction déjà commencée contre les billevesées socialistes. Et il me lance cette proposition bien inattendue de sa part :

          C'est par la coopération des patrons et des ouvriers que l'on se sauvera. Il faut les intéresser au succès de l'entreprise, leur donner leur part de bénéfices.

          - J'oriente mon jeune fils vers cela.

          - Vous n'avez qu'un fils ?

          - Oui, avec la grande propriété, si on veut qu'elle ne se morcelle pas, c'est nécessaire, nous voulons toujours que le fils continue le père.

          J'objecte que les Anglais ont un autre principe d'éducation. Le fils recommence le père, l'aîné continue le père mais les autres se débrouillent. Notre passion de l'égalitarisme nous oblige à partager. Je n'ai jamais vu une famille nombreuse s'entendant assez bien et assez longtemps pour faire prospérer une même exploitation. Le remède c'est bien la coopération. Je crois que j'y arriverai. Je leur proposerai une réduction de paiement avec un tant pour cent sur les récoltes.

          Et notez que déjà ils sont plus heureux que les petits paysans de chez vous, plus de gain, cinq francs par jour et logis, plus de repos et moins de travail.

          Le 25 juillet - L'inquiétude de l'avenir nous oppresse. Les Russes sont battus, ils vont abandonner Varsovie, évacuer toute la Pologne. La ruée germanique aura conquis encore un gage de plus en vue de la paix par épuisement qui viendra. Ensuite ce sera peut-être à notre tour de la supporter. Y pourrons nous tenir tête. Je l'espère, je n'en suis plus sûr depuis que nous nous sommes brisé les dents sur Arras. Nous souffrons du manque de patriotisme et de jeunesse de notre système gouvernemental et militaire encrassé, usé. Nous n'avons que des vieux, des racornis, des butés dans de vieilles formules creuses qu'ils ne peuvent abandonner. Des jeunes, des jeunes, voilà la révolution qu'il nous faudrait opérer pour utiliser l'arme ardente de la France qui après s'être fait tuer, verse des flots d'or sur simple appel du gouvernement. Je n'aurais pas soupçonné que le patriotisme des Français pouvait aller jusqu'à les détacher de leur or.

          Le 26 juillet 1915 - Reprise des tournées à travers la plaine pour les achats d'avoine. Ce matin Roquemont Huleux Néry de retour par Glaignes.

          Le Parc aux Dames.

          Ruines et emplacement d'une ancienne abbaye du 11ème siècle - Bénédictins - rétablie en 1202 par Eléonore de Valois (de Bouillancy), y installe des Cisterciennes - charte de Philippe Auguste. St Louis visite le monastère en 1205 - juillet, et y signe une charte en faveur de l'abbaye de Morienval et donne aux religieuses le droit de prendre dans la forêt de Retz (Villers-Cotterêts) chaque semaine 3 voitures de bois, attelées de 3 chevaux.

          Crise vers 1245 - crise de discipline (excommunication des sœurs, interdit de l'abbaye, déposition de l'abbesse). St Louis en 1244 accorde droit au passage dans la forêt.

          XIVème siècle. Abbaye dévastée, brûlée par les anglais - famine, peste, destruction des titres, communauté ruinée se relève car Henri III délivre lettre de confirmation des privilèges.

          Vers 1650 - la 35ème abbesse est une sœur de Fouquet, le surintendant: elle profite du crédit de son frère pour faire embellir les lieux : reconstruction de l'église, vitraux, cloître, nouvel autel (avec inscription du fondateur).

          En 1652, lettres patentes l'érigent en châtellerie, avec droit de haute justice à Auger St Vincent.

          Vers 1720, l'abbesse est une sœur de Pelletier premier président au Parlement de Paris (31 sœurs).

          Dernière abbesse : Suzanne de Saillant, fuit la révolution avec 19 religieuses.

          Les propriétés du Parc alors : moulin et étangs, fermes de Bouville, Rouville, St Mard, Villeneuve, Magneval. Des terres dans 6 villages voisins :

          -Des dîmes jusqu'à Verberie et Levignen.

          -Des revenus en natures jusqu'à Poudron, Thury.

          -50 cordes de bois en la forêt de Retz.

          -Des rentes sur villes d'Amiens, Boulogne, Ferté-Millon, Crépy, Retz, sur Hôtel de Paris, etc.

          Total des revenus évalués à 31000 livres.

          Bâtiments claustraux ont été presque entièrement démolis, il reste une chapelle où était inhumée Eléonore de Valois.

          Hélin gouverneur du Valois, grand ravageur de domaines, met Philippe Auguste en mouvement pour l'arrêter. Rencontre des deux armées dans plaine de Trumilly, Baron. Conférence à la Grange St Arnould près de Rully. Trêve. D'où possession du Valois fut remise à Eléonore, 1184 - une maîtresse femme. Elle eut 2 maris, et pas d'enfants. Elle aimait les lettres, gouvernait énergiquement - généreuse aux pauvres et aux églises - rétablit l'abbaye du Parc aux Dames fonde celle de Longpré, puis Haramont, dote hôpitaux et léproseries, meurt en 1214. Le Valois alors réuni au domaine royal.

          Le 27 juillet - Journée oisive, journée morne. Ciel gris. Pas de nouvelles. L'horizon reste chargé.

          Du Précis statistique du canton de Crépy en Valois.

          Chapitre sur Bethisy St Pierre.

          Les châtelains de Bethisy avaient la haute justice, l'usage de bois à brûler et à bâtir dans la forêt de Compiègne, le droit de lever quatre deniers sur chaque femme publique qui passait ou séjournait à Bethisy. On lit dans un aveu et dénombrement servi en 1376 à Blanche de France, veuve de Philippe d'Orléans que cette contribution qui rapportait anciennement dix sols parises pendant la foire, n'en valait plus que cinq, le nombre des contribuables ayant diminué. Le monde ne change pas.

          Le 29 juillet - Transport d'avoine de Glaignes à Crépy. De la ferme Thibault. Je déconcerte la fermière en lui demandant et en lui donnant quelques renseignements historiques.

          Je raconte à son fils l'histoire du lieu-dit le Champ au lièvre, où en 1649 Jean de Hangest (?) de St Michel fut tué en duel par le sieur de Javelle, blessé à mort pour un lièvre.

          Visite à la très vieille église : le porche remarquable est du XIIIème siècle, des débuts de l'ogival, les piliers ont d'originales décorations en feuilles de nénuphars et de vigne.

          Restauré à neuf en 1902 par le maître du château, M. de Chézilles, qui vient d'être tué à la guerre.

          Cueilli. Dans l'histoire de B. Palissy par Jean Dupuy ces pensées :

          "Celui-là monte le plus haut qui est parti le plus bas".

          "J'aime mieux dire la vérité en mon langage rustique que mensonges en un langage rhétorique."

          Le 30 juillet - J'ai mal dormi toute la nuit ; la retraite des Russes, l'abandon de Varsovie me tourmentent ; la puissance de nos ennemis se développe de jour en jour et s'affirme de plus en plus invincible. J'entrevois la grande paix du néant, de l'épuisement ; la paix boiteuse que refuse le Président. C'est beau de dire ce que l'on ne veut pas subir. Encore faut-il prendre des mesures en conséquence, et je ne sens pas que nous ayons agi en rapport avec nos discours.

          On ne sent pas la main ferme qui tienne le gouvernail avec la foi sacrée, l'espérance indomptable, la volonté surhumaine qu'il faudrait en présence de nos adversaires. Nous voguons au courant du fleuve magnifique de l'enthousiasme du peuple, mais sans pilote. Hélas où est le Gambetta qui nous électrise, où est le Carnot qui martèle le bloc puissant des ressources nationales et en forge une arme irrésistible.

          Viviani, l'éteignoir, Messimy et Millerand, Augagneur et Malvy ! Des baudruches ! Hélas, hélas.

          Ils n'ont pas de foi, sinon de la mauvaise. Des arrivistes et non des hommes. France, où sont donc les vrais enfants de la Patrie, ceux qui ont l'amour sacré ? Où sont-ils ? Pourquoi ne sont-ils pas au gouvernement ?

          Le 30 juillet - Transport de paille de Trumilly-Baurain à Crépy, de chez M. Ferry.

          Le propriétaire m'a fait les honneurs de son domaine et de sa ferme. C'est un vrai roi mérovingien, du moins c'est l'impression que je ressentais à voir ce beau vieillard actif montrer en connaisseur toute la plaine avec les détails, toutes les richesses de son installation. C'est une ferme magnifique.

          600 hectares - 1/4 en blé, 1/4 en avoine, 1/3 en betteraves, le reste en luzerne.

          Il a récolté jusqu'à 5000 quintaux de blé, 2000 x d'avoine. Il élève 1200 moutons à la pulpe de betteraves et aux tourteaux.

          Chacun lui rapporte 50 à 60 (?) par an. Il a 80 bœufs d'attelage, d'énormes charolais, 24 chevaux ; des étalons boulonnais. Tout le pays est à lui, terres, bois, maisons, ouvriers... un petit roi.

          La sucrerie est dans la plaine la succursale de la ferme-usine, où l'électricité règne - pour l'éclairage, pour la batteuse, pour la tonte des moutons, etc.

          Ce vieillard actif veille à tout. On sent l'œil du maître partout, du maître passionné pour son œuvre... Il a un fils - au front - l'héritier du domaine, le continuateur de l'entreprise.

          Dans la maison, il m'a fait voir des tapisseries exécutées par sa femme. Ce sont des chefs-d'œuvre, la tapisserie surtout. A distance on jurerait voir des tableaux de peinture.

          Le 31 juillet - "Nulle nature ne produit son fruit sans extrême travail, voire et douleur". B. Palissy.

          C'est samedi. Il y a un an j'arrivais le samedi soir à Verne quand la cloche et le tambour annonçaient l'effroyable nouvelle : la mobilisation... Je n'oublierai jamais les scènes d'atroce effroi des femmes, la muette anxiété des hommes. Aujourd'hui, c'est le vide morne ici, où les femmes travaillent habituées à être seules.

Le 1er août 1915

          Dimanche. Il y a un an j'étais à la messe à Verne pour la dernière fois. J'évoque aujourd'hui, dans l'église de Duvy et les scènes de l'an passé, et celles de cette année. J'attends des lettres depuis plusieurs jours. Encore rien aujourd'hui. Mon cœur se serre presque quand Moine me dit "Rien pour vous". L'après-midi, je vais à Trumilly à la recherche d'un nid... En même temps visite à l'église où il y a un bénitier qui sert de fonds baptismaux magnifique. L'instituteur, une figure énergique, belle tête plébéienne n'est pas un curieux.

          Le 2 août - Réveil sensationnel. Je suis simplement menacé de conseil de guerre pour antipatriotisme ! Moi ! Antipatriote ! O ironie du sort.

          Donc hier après-midi, j'étais passé au cantonnement. J'aperçois en train d'écrire, assis à une table, un soldat du 60ème. Le numéro de ce régiment pique une curiosité. Je m'informe. Et le jeune soldat m'expose qu'il a commis une "couennerie". Qu'il a déserté ! Je me fais exposer les détails. Il a quitté depuis trois jours Puisieux. Il comptait aller chez sa mère dans la Loire, à pied. Une pauvre tête fêlée, fouettée par le cafard. J'ai pitié de lui. Au lieu de le faire arrêter et conduire à la gendarmerie je lui conseille de regagner vivement son régiment. Aujourd'hui même, ce n'est pas difficile. Je lui trace un itinéraire.

          Mes hommes l'ont réconforté, il montre tant de sincérité dans son repentir, tant de véracité dans tous ses dires et indications, que je n'ai plus nulle défiance à son égard.

          D'ailleurs je lui montre les avantages pour lui d'échapper à la gendarmerie et par suite à toute la dureté du code ; la perspective de se faire absoudre beaucoup plus facilement par son capitaine et je lui recommande de ne rien dire sur moi qui ne suis pas assez sévère envers lui, dans son intérêt, par sympathie pour le 60ème par compassion envers un malheureux égaré.

          Paf ! Au moment où j'allais m'éloigner voici les officiers qui entrent dans la cour. Leur signaler l'homme, c'est le livrer sur l'heure aux gendarmes. Pour esquiver cette méchante action, je m'éloigne sans rendre compte ; ils le découvriront et l'interrogeront eux-mêmes s'ils le veulent. Je prétexte une course et pars à Trumilly... sans plus songer à rien.

          Le soir, Petit me raconte qu'il a donné au déserteur avec de bons conseils, une chemise propre et un paquet de tabac, et que le garçon effrayé par la distance est allé à la gendarmerie... Or, le soir ou le matin, des mouchards ont rapporté toute l'histoire à l'officier qui n'avait rien flairé l'après-midi.

          Il a ruminé les conséquences ; s'est vu chargé de questions et de responsabilités au cas d'une fuite du déserteur qu'il supposait de mauvaise foi. Alors, il s'agissait pour lui de me faire endosser toutes les responsabilités. Et comme les circonstances et mon attitude se prêtaient bien à cela, il m'a montré qu'on pouvait parfaitement me poursuivre en conseil de guerre pour avoir favorisé l'évasion d'un déserteur, pour manquement grave et conscient du devoir de tout gradé d'arrêter un déserteur, et ceci ne pouvait être expliqué que par l'antipatriotisme etc... etc. Qu'il se voyait obligé de faire un rapport et qu'il n'apercevait pas le moyen de me disculper, etc... Il fallait donc savoir si le déserteur s'était rendu à son corps ou à la gendarmerie. J'ai couru à Crépy - assez inquiet - mais où j'ai été pleinement rassuré par le maréchal des logis de gendarmerie. Mon déserteur était bel et bien de bonne foi.

          (... plusieurs lignes illisibles...)

          Ah ! j'ai pu triompher, mais que la tentation a été forte.

          Tout conspirait à me pousser nach dem C. M. J'avais un laisser-passer, j'ai un service commandé pour demain matin là-bas dans le voisinage, le bruit de notre prochain départ de la région, le vent favorable tout me disait, va, c'est propice. Et une phrase de la lettre de Georges semblait me dire si adroitement et si instamment : Venez, je vous attends.

          Mais non ! Comment pourrais-je rentrer, un jour, et mentir. Ou bien te dire qu'à l'heure où tu ne songeais qu'à moi, où tu te préparais joyeusement à la fête intime et confiante, je t'ai trahie, je t'ai oubliée. Et il m'a semblé t'entendre : "Toi, tu n'es donc plus l'Edouard loyal que je connaissais." Et comment s'approcher de celle-ci, confiante aussi, ardente et jeune, qui ne demande qu'à m'aimer, à se donner, où elle croit voir de la franchise. Et que pourrais-je donner en échange de l'amour qui attire ? Non, je ne serais plus moi.

               Je rougirais de profiter de sa candeur, d'avoir menti, d'avoir obtenu un peu d'amour par subterfuge ou dissimulation.

          Reste, reste. Ne vas pas ! Et pour résister à la tentation bien grande d'aller près de cette attirante enfant, je me suis contraint à partir en vélo vers une direction opposée. Dieu soit loué !

          Et je trouve en approbation ce passage :

          "Dans le cours de vos joies, respectez toujours la dignité humaine ; ne sacrifiez jamais à votre personnalité celle d'autrui, celle de la femme surtout qui doit être protégée contre sa propre faiblesse. Soyons sévères pour nous-même et n'oublions pas que les seuls souvenirs qui ne laissent point au fond du cœur quelque amertume ce ne sont pas ceux de nos jouissances ni de nos ambitions trop souvent empoisonnées par le regret, mais les souvenirs des services que nous avons pu rendre aux autres hommes".

          Berthelot. Discours à la jeunesse. Sorbonne 1897.

          Le 3 août - Voyage à Vauciennes pour prendre du pain de guerre.

          Il y a là un ex-simple soldat à qui l'on a collé des galons d'officier qui est gérant d'annexe. Un ingénieur, paraît-il. Mais il n'a rien de puissant, le pauvre. Sur des épaules voûtées une tête pâle affaissée s'incline. Des yeux ternes à demi sortis de l'orbite sous des paupières trop grandes élargies par force d'avoir été inclinées sur des livres. A trop vouloir gonfler la poche on en a fait une loque. Ce savant est une ruine d'homme. Aussi, quel piètre officier. Ni sang, ni flamme. Pas un souffle viril d'espoir n'anime ce fatigué. Il n'entrevoit que notre défaite, l'impossibilité de délivrer notre sol. "Il y a longtemps que je n'espère plus qu'on puisse les chasser" soupire t-il. Et dans ses yeux et dans son geste et dans sa voix, il y a une résignation bêlante d'impuissant.

          Et en fait de service, ces gens bombardés officiers par protection, parce qu'ils ont ou des relations ou de l'instruction et sans aucune considération de leur valeur en tant que chefs, ces gens sont des nullités à peu près complètes, ils sont d'une ignorance honteuse. Et j'enrage de voir qu'on refuse obstinément de l'avancement à des adjudants - voire même de l'active - et de la réserve, qui ont fait déjà toute la campagne, qui sont au courant du service jusque dans les détails pour avoir mis la main à la pâte dans toutes les circonstances. Quelques-uns uns feraient des officiers précieux, sérieux, trempés. Mais on les laisse végéter pour galonner tous ces avortons de la bourgeoisie milleranesque ; on donne les galons qui leur sont dus parce qu'ils les ont mérités à des froussards du front ou des dépôts qui sauront faire la noce élégamment avec des soldes gonflées dont on dore leur oisiveté ou leur inutilité quand ce n'est pas leur bêtise.

          Si nous sommes vainqueurs avec ce personnel là - et c'est ainsi du haut en bas de l'échelle - ce ne sera pas notre faute.

          Préparation d'un nid. Que c'est doux.

          Le soir. Ordre de charger le convoi en vue d'un départ. Ce serait pour Eméville... La nouvelle me rend tout pensif. Dois-je m'en attrister, m'en réjouir ?

          La philosophie de la noblesse de la vie et celle de " Freut euch des Lebens" vont entrer en conflit.

          Pauvre Mille. Nos beaux projets tout prêts s'écroulent. Il faudra les reconstruire et ce sera bien difficile. Il reste la permission... Attendons.

          Le 4 août - Départ pour Eméville, chez Mme Pintat.

          Le 12 août - Les jours passent vite à cause de notre active occupation. Nous travaillons dur. Je ne sais comment les hommes y peuvent tenir. Il faut ravitailler chaque jour, recharger le convoi chaque jour et les tâtonnements du début de nos deux apprentis font au moins doubler le travail par leur maladresse.

          Töpfchen "schwimmt". Der blasse Helfer kennt nichts von der Arbeit. Töpfchen ist ärgerlich und geärget. Er wagt den Wagenmeister nach T. in Privatsachen zu schiken. Der arme Mönch klugt sich sehr darüber. Die Wandergans hat nie sogar nicht gedankt, sogar nicht ein Glas angeboten... Ja. Der Kerl betrachtet die Mannschaft als seine diener Privatdiener. Hoch und hohl. Kein Herz. Keine Ehrlichkeit.

          Töpfchen est perdu. L'auxiliaire qui n'y connaît rien ! Il est énervé, et il énerve. Il ose envoyer le vaguemestre à T. pour des raisons privées. Le pauvre Morel s'en plaint amèrement. L'oiseau ne m'a même pas remercié, même pas offert un verre ! Ce type prend ses hommes pour ses propres larbins ! Gonflé mais creux ! Sans cœur ! Malhonnête...!

          J'ai reçu aujourd'hui une lettre de M. R. quelle âme étonnante : l'intelligence de Mme Bey avec un cœur digne de l'intelligence. Une femme supérieure, sans envergure intellectuelle, faute de culture, mais avec l'étoffe qui suffisait amplement. Et c'est peut-être heureux. L'esprit aurait pu se développer aux dépens du cœur, mais c'est celui-ci qui a reçu l'éducation supérieure avec des dons rares, et cela fait d'elle une femme exceptionnelle. Oh ! Heureux celui qui l'eut. Il paraît que c'était un tendre, un doux, un peu faible. Ils ont vécu sans autre passion qu'un amour réciproque, discret et ardent. Est-ce le malheur qui l'a rendue si suave. Peut-être. Mais malgré ses trente-cinq ans elle a l'âme plus vierge et plus riche que beaucoup de jeunes filles à grande prétention. Quel est donc cet archet qui m'émeut à chacune de ses pages ?...

          Le 13 août - On nous a communiqué il y a trois jours un ordre du grand Q.G. qui interdit de fermer les lettres, qui les soumet à la censure de l'un des officiers du détachement! Ainsi les secrets les plus intimes vont être jetés en pâture à un homme qui vous connaît, qui vous commande, qui n'offre d'autre garantie morale que sa ficelle dorée, et nous savons trop qu'elle est trop souvent cousue sur la manche d'un goujat. Non, j'ai peine à croire à une inquisition aussi effrontée. Si encore le salut de la Patrie avait vraiment quelque chose à y gagner, nous nous inclinerions en silence et nous ferions même ce sacrifice. Nous n'écririons plus que des bulletins de santé, et nous refoulerions dans nos cœurs les pensées chères. Jamais on n'avait poussé la discipline aussi loin. Ce n'est plus de la discipline c'est la plus odieuse compression qu'on puisse faire endurer à un soldat. Et je crains fort qu'il n'y ait dans cette mesure tout autre chose que le souci du secret de la position des troupes.

          Je flaire que les vieux pontifes qui nous commandent, qui nous morigènent depuis un an de leur suffisance creuse en nous faisant répéter par des journalistes dociles : ça va bien, de quoi vous tourmentez-vous, ça ira bien, quand l'heure sera venue. Nous saurons choisir notre heure. Et la France ardente et confiante a cru que c'étaient des conseils de patience ; elle a attendu, elle attend. Et ces vieux fatigués n'ont au bout d'un an rien à montrer de leur œuvre préparée dans le silence. Quels succès ont-ils à offrir en réconfort au pays héroïque : Rien, rien, rien. Et quel succès prochain peut-on entrevoir après un an de préparation : aucun. On nous répète toujours : le temps travaille pour nous. Attendez, ignorants, ne cherchez pas à pénétrer les secrets des Dieux.

          Nous avons respectueusement été pleins de confiance. Mais comme à la fin, vous répétez toujours la même antienne, nous finissons par croire que vous nous "bourrez le crâne" pour masquer votre impuissance. Et pour étouffer les reproches, les critiques, les plaintes, les impatiences si justifiées par votre stérilité, vous nous imposez une odieuse violation de la liberté de penser à nous citoyens de la République en l'an 1915 ! Cela dépasse les bornes.

          Tixier le gouailleur m'a résumé cette indignation par cette phrase vulgaire mais expressive : "Je crois qu'ils poussent" nos chefs, hein ?

          Oui ils poussent la plaisanterie trop loin.

          Le père Joffre et ses acolytes après avoir inspiré une grande confiance et de grands espoirs finissent par me faire songer à une bande de vieux gagas suffisants et pusillanimes. Des chefs jeunes, qui aient la foi et l'audace, de grâce.

          Le 19 août - Billot quitte le convoi. Il est affecté sur sa demande à une batterie d'artillerie lourde. C'est un type original.

          Il y a exactement un an que je l'ai connu. C'était à mon second ravitaillement, je crois. Je suivais à pied le convoi ; à travers la plaine de Haute-Alsace, les voitures s'égrenaient au long des champs d'avoine. J'étais monté sur une voiture au hasard, et j'en avais choisi une à ressorts, une jolie voiturette peinte en jaune. Et comme je suis curieux de psychologie, j'avais fait connaissance avec ce brave conducteur qui était tout simplement dans le civil juge d'instruction à Annecy ! Juge d'instruction et ici un vulgaire tringlot. Rien d'ailleurs dans son air, sa démarche, ses manières ne trahissait le juge.

          Une allure dégingandée de garçon cagneux qui faisait craindre pour son équilibre à chaque pas, un visage au premier abord peu expressif, du laisser-aller dans la tenue, un air, seulement un air nigaud et jemenfichiste, tout le déguisait. Donc il fut conducteur. Puis plus tard, sa voiture étant légère, on avait remarqué qu'elle serait bien commode pour les courses, les emplettes, à droite et à gauche, et elle fut affectée au service de la popote des officiers, le conducteur en même temps ; et c'est ainsi que Billot devint une sorte d'auxiliaire larbin de ces messieurs les officiers. Il noyait son dégoût ou son humiliation dans le vin, et prit souvent des cuites formidables qu'il distinguait finement des cuites vulgaires ou cuites crapuleuses en les nommant des cuites esthétiques !

          Je ne sais ce qui le fit abandonner ce poste plus tranquille que digne, mais quelques mois après, mon Billot donnait gravement des lavements aux chevaux malades. Affectation nouvelle, l'infirmerie des chevaux ! C'est là qu'on vint le déranger pour l'appeler à la défense d'une fournée d'accusés par le conseil de guerre. Enfin il avait trouvé un emploi - accidentel il est vrai - de ses capacités.

          Ses plaidoiries terminées, il s'en revint avec sa philosophie habituelle étriller les chevaux fatigués.

          J'arrivais à causer avec lui. C'est un type bizarre. Il manque de cette fierté ou de cette chaleur qui fait émerger et écarter hors du vulgaire un homme doué comme lui. Mais soit gaucherie, soit paresse, soit affaissement moral, il n'avait qu'un souci, se tenir "peinard" pour éviter les "tuiles". Il n'en est pas moins un esprit fin et cultivé. Il lisait quelque peu - ne pensait plus guère dans cet avachissement contagieux de la vie en campagne et en demi-caserne, pourtant il avait des idées fort précises et fort justes sur les problèmes diplomatiques. Il s'en va. C'est un vide, il caractérisait un peu un aspect du CVAD 1/7.

          Le soir. Hier la fièvre s'est renouvelée. Oh ! Je n'ose examiner la situation de ma conscience. Est-ce que nous ne nous éloignerons pas d'ici. Ce serait mon salut.

          Loin, loin de grâce, pour rester fort.