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Lorraine-contre-offensive-Somme-Aisne -
(Partie
1)
"Je
maintiendrai".
1er
janvier 1918.
Dominus
fortitudo mea Fiat mihi secundum verbum tuum.
(Seigneur,
ma forteresse, qu'il me soit fait selon ta parole)
Le 1er
janvier 1918
Miniéville.
Meurthe-et-Moselle.
Il
faut compenser l'absence par le souvenir. La mémoire est le
miroir où nous regardons les absents.
A(?).
Joubert.
Grosse
émotion à l'arrivée aujourd'hui, de ce cadeau.
Plus
grosse émotion encore en ouvrant une enveloppe où je trouve la
photo de "mon Pierrot". Quand donc ô mon Dieu,
aurai-je un fils ? "Mon fils" ? Ces deux mots
m'étreignent de joie et d'angoisse. Toute ma vie reflue vers
cet espoir. Et c'est tout le problème de mon avenir. Pour cette
année encore, tout est en suspens, il faut se battre, acquérir
le droit d'être vivant, la fierté d'être un homme.
Incident
significatif à la popote.
A
table nous arrosons les galons de notre sergent fourrier Decker.
A ses bouteilles s'ajoutent les trois bouteilles de
simili-champagne offertes en supplément du Jour de l'An par
l'Intendance. Je propose un double ban pour le fourrier et son
"Sauternes" - Il est battu.
-
Un ban pour "la République" qui nous offre ce soir un
verre de champagne !
-
A l'eau la République.
-
Alors, un ban pour le Roi ? Dis-je ? Non !
-
Eh bien, un pour la France ? Oui ! Un ban pour la France !
Le
2 janvier - Miniéville. Ciel gris,
neigeux. Quatre obus sur le village. Départ de Cugnot au C.I.D.
Arrivée du caporal Bach et huit hommes.
Rassemblement
des travailleurs pour les ouvrages de défense - Retard - Prise
de bec entre le lieutenant Pointurier et l'adjudant Faure :
-
Dites, Faure, il ne faudrait pas me prendre pour un bleu !
-
Ni vous non plus, mon lieutenant…
A
Brest-Litovsk,
les maximalistes se hâtent de préparer le traité de paix pour
assurer à leur parti l'appui de la poigne allemande. Je crois
que l'intervention des troupes allemandes dans la crise
intérieure russe devancera celle des Japonais.
Et
les Allemands ne sont pas moins pressés de traiter pour
dégager un immense front, et aussi pour mettre la main sur le
merveilleux empire colonial qui s'offre de se donner à eux…
Pauvre
Russie qui va être dépecée par ces trois larrons : les fous
bolchevikis, les Japonais, les Allemands.
Ceux-ci
étant les plus forts et les plus proches auront la part du
lion.
Les
Russes ont besoin d'hommes instruits et intelligents pour mettre
en valeur leur pays, il leur faut des moniteurs : ils vont être
servis à souhait. En un sens, Lénine n'a pas tort de
s'adresser aux allemands, ils sont assurément les plus propres
à la transformation rapide de la Russie en un pays moderne.
Seulement, à quel tarif habilement désastreux ? Nous serons
bientôt fixés…
Le
3 janvier - Miniéville.
Ciel
clair - Air vif - Au P.R.2 aspirant Jacquinot 11ème
Compagnie, 767.
Reconnaissance
du secteur à prendre prochainement. Les lignes à contre-pente
avec l'appui du bois où sont les installations d'accès, de
commandement, de réserve, de seconde assistance.
Le
Decauville court sous la futaie entrelacée de barbelés ; les
pistes avec tapis japonais se glissent dans les taillis ; ce
doit être un délicieux séjour d'été, que cette forêt où
les arbres n'ont pas été ébranchés par les obus.
L'organisation
de la première ligne est très forte, et confortable, au point
que les occupants m'ont accueilli avec cette phrase inattendue :
"Déjà
la relève !"
Ils
semblent préférer leurs abris chauffés, leurs petits postes
tranquilles aux chinoiseries harcelantes des cantonnements. Je
les comprends. En été le secteur doit de présenter sous
l'aspect d'une villégiature, offrir une cure de repos, de
silence, d'insouciance.
Devant
les lignes une belle plaine ondulée. A mille deux cents
mètres, le village de Domèvre
où l'on distingue, à la lisière, le dos de chenille des
retranchements ennemis.
Entre
eux et nous, une attirante zone de patrouilles…
Là-bas
sur la colline en face, à mi-pente, Domèvre en partie intact,
en partie incendié ou démoli. La fumée bleue montait des
cheminées…
La
marche par la neige, dans l'air vif, à allure très rapide, m'a
donné des ardeurs de chasseur.
Le
4 janvier - Miniéville.
Travaux
de défense sur la crête près du village.
Les
hommes disponibles de la Compagnie sont mis à la disposition du
génie qui organise des abris et positions pour mitrailleuses.
Réveil
6 heures. Départ 6 heures 30.
Par
le froid sibérien de ces matins-ci, - 22, c'est dur de partir
si tôt et de piocher la terre gelée toute la journée.
Les
hommes courageux, actifs, mis à la tâche achèvent pour 11
heures, sont libres l'après-midi ; les autres doivent retourner
au chantier à 13 heures et continuer parfois jusqu'à 16
heures.
Aussi,
les mauvaises volontés à être parmi les travailleurs se
manifestent-elles de la façon classique : ce matin, vingt-deux
malades ou prétendus tels à la visite.
Quinze
ne sont pas reconnus, et ont fait du maniement d'armes cet
après-midi, ordre du Capitaine.
Moi,
étant libre cet après-midi, j'ai écrit quelques lettres et
bouquiné un tantinet. L'anglais entre tout seul dans la tête.
Le
5 janvier - Miniéville. Bois Banal.
Reçu
lettre de Malblanc.
Préparatifs
de montée au secteur.
Mise
en route de la Compagnie à la nuit tombante.
Elle
monte la colline blanche dont la neige grésille sous les pas.
Elle monte d'une allure tranquille et d'une humeur insouciante
et gaie. Jamais un profane ne supposerait que cette troupe monte
aux tranchées de première ligne. Nous-mêmes n'en avons pas
l'impression.
Tout
est si calme, d'un calme si étrange à ceux qui descendent du
Chemin des Dames et de Verdun, que nous allons
"là-haut" comme pour un simple changement de
cantonnement.
Je
compare cette allure des cœurs si dégagée, si distraite, avec
cette invisible mais sensible tension nerveuse, ces cœurs crispés,
péniblement soumis à la discipline de marche en avant, quand
nous montions pour la première fois le ravin de Vendresse ou la
cote du Talou…
Le
froid ne mord pas la troupe en marche. Il s'attaquera avec plus
de force aux sentinelles. J'ai installé Faure à son C.R. et je
rentre me coucher à la sablière enfumée.
Le
6 janvier - Bois Banal.
L'air
glacé glissant par l'escalier a entrecoupé mon sommeil de
fréquents réveils.
La
fumée persistante du poêle de fortune mal agencé m'a fait
rêver d'attaque par les gaz asphyxiants…
Cet
après-midi, j'ai fait le tour du secteur. Les entrées des P.R.
avec leurs ponts-levis, leurs herses en fil barbelé et la
guette ont un aspect moyenâgeux.
A
l'une des portes, j'ai trouvé mon brave Favre. Il m'a très
gentiment souhaité la bonne année.
La
ligne est protégée par un formidable réseau.
La
ligne ennemie est dissimulée à contre-pente.
Quelques
encouragements et conseils en passant à des poilus de la 3ème
Section, une indication pour leur installation. L'un d'eux me
dit :
Oh
! si c'était vous qui soyez avec nous ça marcherait mieux
qu'avec l'adjudant P.
Le
7 janvier - Bois Banal.
Rafales
de 150 sur la forêt. Retour de l'aspirant Fourquez.
Travaux
de déblaiement des tranchées du réduit.
Pluie
et vent qui boivent la neige. Émouvante lettre de nouvel an de
M. Fourgeot où transparaît toute la limpidité de son âme
droite et la profonde sincérité de son cœur.
Lloyd
George vient de prononcer un formidable discours.
Les
"buts de guerre" des Britanniques ne sont pas
déguisés sous des phrases creuses, ni empâtés dans de vagues
et vaseuses généralités. C'est clair, c'est net, c'est
accablant pour l'ennemi, significatif pour les fous de Russie,
réconfortant pour la France mutilée et saignée, c'est
convaincant, d'une logique courageuse et loyale pour les
pacifistes, pour les vrais, ceux qui ne sont pas des pleutres
honteux.
Le
8 janvier - Bois Banal.
Réponse
de Jeanne Monniaux. Inquiétude au sujet d'Henri Gir. Journée
calme. la neige est revenue.
Le
Colonel Robert rapporte cette saisissante réflexion d'un
officier d'État-major :
"Un
chef de section qui fait son devoir est un homme mort".
Terriblement
vrai. Le massacre des élites au cours de ces quatre années en
est la preuve.
Maurice
Colin, Etevé,
Péguy
et des milliers d'autres héros de toute valeur ont payé de
leur vie l'accomplissement scrupuleux de leur service. La mort
les a frappés pour un geste consciencieux.
Mon
vieux, tu vois et tu sais ce qui t'attend ! Ce n'est pas
réjouissant. Mais la nécessité, l'impérieux devoir de
prêcher l'exemple doivent être et seront plus forts que la
crainte de la mort, je l'espère du moins à mon honneur.
J'éprouverais une brûlure de honte si certains bruits pareils
à ceux que j'entends sur Lavaux, Ducombeau et d'autres
couraient sur mon compte.
Rester
caché dans un trou pendant une attaque, uriner au fond d'un
abri dans une gamelle, commander de l'entrée d'une sape des
corvées dangereuses, envoyer aux renseignements au lieu d'y
courir soi-même, faire tuer les autres à sa place ; non, mon
Dieu, prenez plutôt ma vie.
Le
9 janvier - Bois Banal.
Lecture
du carnet de guerre d'A. Thierry.
Déchirantes sensations sur les misères, les tortures, les
hontes de la retraite en août 14. Un patriotisme admirable. En
touches discrètes il décèle qu'un grand amour donne du sens
et de l'élan à son sacrifice. Et voici que par répercussion
il me vient du fond du cœur malade comme un renvoi d'amertume
et de tristesse. Je regarde en moi, et c'est navrant. Cette
évocation d'une affection soutenant une grande âme projette
comme une lueur impitoyable dans le désert de mon cœur. J'aperçois
avec déchirement ce paysage d'herbes mortes ; je sens plus
âprement que jamais le crime envers moi-même que j'ai commis
en laissant dépérir ma fleur sans pareille. Ma pauvre
Madeleine !
Quel
air pur j'aurais pu respirer si j'avais retrouvé à temps ma
foi et ma pureté et mon amour !
Quelle
heure solennelle et fatale j'ai laissé passer lorsque mon
départ en campagne nous avait fourni l'occasion de nous
retrouver, quand j'avais ravivé ton espérance. Pourquoi, mon
Dieu, votre grâce m'a-t-elle alors manqué ! Où plutôt
pourquoi n'ai-je pas pu ou su écouter la voix profonde ?
Quel
grand souffle héroïque serait venu de toi durant ces longs
jours uniques de la campagne. De vous, ma pauvre très chère,
qui étiez la seule âme au monde à qui je puisse ouvrir
complètement la mienne. Comme vous auriez su me faire répandre
pour vous, pour notre France, pour notre foi ce que j'avais de
meilleur, de pur, de noble, et que j'ai laissé au souffle des
vents contradictoires ou malsains s'éparpiller je ne sais où.
Comme vous auriez su trouver dans votre grand cœur héroïque
les paroles qui réconfortent, qui élèvent, qui galvanisent.
Ma vie aurait un sens. J'avais ma voie toute droite, avec vous
toute blanche me précédant, et m'attirant de votre beau
sourire.
Or
je vais maintenant, sans bien savoir où. Pas une âme qui
m'entende ! Mes parents ne comprennent pas, C. reste silencieuse
avec des coins irréductibles ou hostiles ou sans écho, M.
n'arrive pas à me donner le besoin des confidences ; elle
stimule mon intelligence, elle n'ouvre pas mon cœur. Je suis
seul et triste. Mea culpa ! mea culpa… Alle Schuld rächt sich
auf Erden ! (Toute faute se paie sur terre !) Misere mei
deus, secundum magnam misecordiam tuam (Aie pitié de moi,
Mon Dieu, dans ta grande miséricorde).
Le
9 janvier - Bois Banal.
Réponse
de Melle Reculet. Retour de Than.
La
neige est revenue poser sa ouate sur la forêt. Dans le froid
stimulant du matin j'organise les corvées de déblaiement : les
équipes, la pelle à la main s'échelonnent le long des pistes,
le long du Decauville.
Le
sergent Lacaque, un grand vosgien suractif, énergique, fabrique
à grands coups de hache le bois qui enfumera l'abri.
Il
bougonne contre le gros Routhe qui laisse tomber le feu.
Homo,
pince-sans-rire lui crie au fond de l'abri : "Tu vas user
tes poches, frappe pas si fort. Tu devrais au moins faire
chauffer le manche de ta hache".
Moi,
je prépare ma page d'anglais tout en égouttant mon nez que la
fumée fait remplir de larmes.
C'est
un peu scandaleux qu'en ce secteur paisible on n'ait pas d'autre
poêle qu'un bidon de carbure pourvu d'une tôle vaguement
tordue en tuyau.
De
temps en temps, les mitrailleuses déchirent une bande.
On
ne voit ni le Capitaine, ni le lieutenant. Je suis seul à avoir
le souci de tous les travaux, des corvées et des gardes.
Une
reconnaissance est prescrite pour demain. Je demande au
lieutenant s'il veut m'inviter à la promenade.
Votre
tour viendra par ordre, me dit le Capitaine. Patientez.
Le
10 janvier - Bois Banal. P.A.
Sablière.
Tir
de harcèlement de l'artillerie et des mitrailleuses
françaises.
Bonne
et saine journée à travers la neige.
Je
suis chargé de dresser un croquis du secteur avec indication
des réseaux, de leur nature et de leur état.
A
cet effet, j'ai parcouru la zone entre la première et la
deuxième ligne. J'ai escaladé les réseaux, franchi boyaux et
tranchées ensevelies sous la neige. Ce soir, j'ai été
au-delà de la première ligne inspecter le réseau avancé et
préparer le chemin à une reconnaissance que fera le lieutenant
Carlier cette nuit avec sa section.
Le
Capitaine s'oppose à ce que j'y prenne part.
Finalement,
je suis enveloppé d'une bonne fatigue d'air vif et de marche
pénible. Durant la veillée, croquis à dessiner. Cela remplace
les lettres. Aujourd'hui pas de courrier. La neige a bloqué les
trains.
La
Politique est en travail interne. Rien ne nous arrive plus, ni
d'écœurant, ni de réconfortant.
Paresse
du troupier. Il est distribué du thé en feuilles et du sucre.
Les soldats préfèrent s'en passer que de le préparer.
Le
11 janvier - Bois Banal. P.A.
Sablière.
Le
10 janvier, 21 heures. Le courrier arrive. Et il m'apporte la
nouvelle, la certitude de la mort de notre Henri ! O mon Dieu !
Que votre main est lourde ! J'attendais ce malheur ! Henri
était trop droit, trop juste, trop bon pour être épargné.
J'avais craint plus d'une fois que vous ne l'ayez désigné à
la Mort ; puisqu'il semble écrit que vous ne laisserez pas
survivre ceux qui avaient trop de divin dans leur cœur. Je ne
puis pas encore pleurer. Je sens que tout s'ébranle en moi.
Le
11 janvier - L'idée qu'il est mort ne m'entre pas dans
l'esprit.
Toute
sa vie laborieuse tendue à l'effort pour édifier une maison
heureuse, anéantie dans cette plaine nue de Champagne, loin de
tout ce qu'il aimait !… A qui servira ce sacrifice ? Et quels
sont les desseins de la Providence ? Je ne comprends plus…
Le
12 janvier - Bois Banal. P.A.S.
Il
semble que les Allemands aient joué avec le feu en engageant
leurs pourparlers de paix avec les bolchevikis.
Les
chimères de ces illuminés jettent une lumière crue sur les
arrière-pensées et les sentiments cachés de l'Allemagne.
Sous
cette traînée de lumière où ils cherchent la paix, les
Allemands semblent tous refluer en deux courants qui vont se
heurter.
D'une
part, les fanatiques qui ne veulent qu'exploiter leur victoire
et la folie russe.
D'autre
part les affamés qui, sentant la paix disparaître si les
pangermanistes la veulent fixer ; se retournent contre ces
derniers avec, dirait-on, un geste de colère, de gens las, de
gens à bout, qui ont les moyens et l'humeur de casser les
vitres et la vaisselle de la maison si on ne les écoute…
La
paix est peut-être plus proche qu'il ne peut apparaître à nos
yeux endeuillés.
22
heures. Je rentre de patrouille de vérification de réseaux.
Pas un volontaire pour franchir le réseau extérieur.
Le
13 janvier - Bois Banal. G.C.1
Lettres
de C. (major russe) de Louis Colin sur Jeune Comté. Réponse à
C. de 23 à 24 heures.
Chaque
jour quelque gaspillage de matériel, de munitions, de vivres,
etc, choque l'un ou l'autre. Réponse toujours servie :
"T'en
fais pas ! C'est la guerre d'usure !"
Et
on continue à détruire ou à laisser gâcher, par paresse, par
insouciance, par lâcheté.
Aujourd'hui,
la même réflexion : "c'est la guerre d'usure" amena
la réplique :
-
Oui, mais c'est quand même nous qui paierons après la guerre.
-
Ben ! S'il faut encore payer après avoir souffert ! Ah ! Non !
"Il" serait mal reçu le percepteur !
Et
cette idée d'une créance sur la société que les poilus
s'attribuent avec quelque titre et quelque droit - prend dans
leur esprit une force et des racines qui pourraient bien causer
de désagréables surprises au gouvernement et à la société
d'après-guerre.
A
la tombée de la nuit, je monte avec ma 1ère Section
relever à G.C.1.
Depuis
que j'ai parcouru les réseaux de jour et de nuit le paysage et
le terrain me sont familiers.
Avant
le départ j'ai réparti mes hommes par groupe de combat, j'ai
expliqué à l'aide d'un topo sur la neige le dessin du secteur
et le rôle des groupes. Bon entrain. Les hommes espèrent être
mieux là qu'en réserve de Compagnie. Toute la soirée,
installation des postes, vérification des consignes.
Le
14 janvier - Bois Banal. G.C.1.
Nuit
sans incident. Au loin, les chiens aboient les chiens boches,
dans la nuit.
Ce
matin, une douzaine de 150 - en deux directions, celle de
droite, trop longue et trop à droite, celle de face, trop
courte. La terre jaune vole en gerbe pâteuse.
A
déjeuner, la conversation s'engage sur cette voie épineuse :
le patriotisme des genss du Midi. "Ils n'ont su faire la
guerre qu'aux curés. En face des Boches ils ont eu les
"colombins", dit Homo, et ils osaient dire qu'ils ne
savaient pas pourquoi on les amenait défendre un pays qui n'est
pas le leur".
Méric
riposte comme il peut.
Je
tâche de concilier les deux thèses en disant
qu'individuellement les Méridionaux valent les autres, mais que
leur groupement les diminue à cause d'un trop vif sentiment de
leur province.
Visite
du secteur par le Colonel.
Le
Capitaine m'annonce et me présente :
-
Ah ! C'est vous le propriétaire de ce domaine qui me paraît
très, très vaste.
-
Et bien enclos, mon Colonel.
Il
insiste avec sa bonhomie sur l'excessif développement du front
à défendre. Il visite l'abri, les hommes et leur fait dire
qu'ils aiment la soupe deux fois par jour. Chose décidée.
Le
15 janvier - Bois Banal. G.C.1.
Matin.
Pose de barbelés dans une chicane. Pendant que mes hommes
travaillent, je franchis le dernier réseau et sous la
protection de la grisaille de la première aube, je vais faire
un tour dans le "bled" ; sur la neige, traces de pas
ennemis dont je repère l'itinéraire. Pas un coup de feu.
Compte-rendu verbal au Capitaine.
Après-midi,
violent bombardement de notre artillerie sur les lignes ennemies
qui encaissent en un silence dédaigneux ou prudent.
Sur
la droite, la canonnade est plus vive encore : c'est tout un
événement dans ce secteur "pépère" où un obus est
un phénomène, presque.
22
heures. Dans ma ronde par cette nuit noire, Castay, à qui je
dis un mot cordial sur cette obscurité humide et hurlante, me
rappelle que ce n'est rien en comparaison de Verdun. Il me
dépeint leurs souffrances et privations en décembre 1916
après la grande attaque. Gel, pluie, neige, terrain bouleversé
et la faim. Ravitaillement impossible. Et humeur irascible des
lignes, encore enfiévrées par la bataille.
Le
16 janvier - Bois Banal.
Réponse
de Mme Bey. Imitation IV.9.
16
heures. La reconnaissance de la nuit dernière par le vent et le
noir n'a pu donner aucun renseignement.
Je
m'offre à aller avant la nuit jusqu'à la sablière suspecte,
et peut-être de découvrir quelque chose. Chacun autour de moi
fait des objections, prophétise la bûche, le Capitaine
m'autorise.
J'ai
demandé à trois hommes de m'accompagner. Sans hésitation
Guyaumard, le Breton, Boyard, qui par son allure autant que son
nom rappelle les guerriers du XVIème siècle, et
Richard, un grand diable brun, m'ont dit oui.
J'ai
conscience de mon imprudence ; je me rappelle l'assurance que
j'avais donnée de ne faire que mon devoir, mais, qu'ils me
pardonnent, j'ai confiance.
Nous
verrons. Les expérimentés exagèrent le danger.
20
heures. Nous nous sommes promenés dans le désert. La sablière
semble inoccupée. Nous nous sommes aventurés au delà du
premier réseau, nous avons longé la route qui ferme notre
horizon et nous n'avons rien vu, rien entendu.
Mes
trois gaillards sont allés hardiment. Nous rentrons
parfaitement amusés de notre escapade.
Le
16 janvier - Bois Banal.
Une
patrouille.
A
trois cent mètres en avant de notre tranchée de première
ligne court une route bordée de grands arbres. Vers la gauche
elle disparaît dans la déclivité d'une "sablière",
masquée par un rideau de buissons. Cette sablière est le
cauchemar du Commandement. Est-elle occupée, est-elle
organisée ? Mystère. La jumelle révèle un réseau, c'est
tout. Aussi on envoie patrouille sur patrouille de
reconnaissance qui, quand elles sont faites par un officier
froussard ou ultra prudent, se bornent à une sortie de nos fils
de fer, ou à une précautionneuse approche des barbelés
ennemis.
-
Elle est occupée, conclut un compte-rendu.
-
Elle ne l'est pas, affirme un autre.
Enfin
la nuit dernière, une troisième reconnaissance faite par
l'obscurité épaisse et grand vent n'a rien vu, rien entendu.
-
Je suis sûr que trois hommes à la tombée de la nuit en
découvriraient bien davantage que toutes les reconnaissances en
force, dis-je au Capitaine. Si vous voulez j'irai ce soir sur la
route.
Le
Capitaine ne s'y opposa pas.
L'après-midi
je fis appeler Guyaumard, le grand Breton silencieux, Richard
qui se grimerait si facilement en Touareg et Boyard, dont les
allures comme le nom rappellent les rudes guerriers du XVIème
siècle.
Je
les conduis au parapet, je leur décris le terrain, la route, le
réseau, la sablière ; j'illustre ma description avec le plan
directeur ; je leur indique les vaines tentatives des
patrouilles précédentes, les facilités d'accès au chemin et
j'ajoute, mentant un peu : le Capitaine me demande d'aller
jusqu'au coin de la sablière, à la route, là-bas, ce soir. Je
vous ai choisis. Voulez-vous venir avec moi ?
-
Oui, mon adjudant, dirent-ils sans hésitation.
-
C'est entendu pour ce soir à la tombée de la nuit, si le vent
s'apaise.
Et
quand vint l'heure chacun disait son mot :
-
Ils serront faits comme des rrats, disait Méric, avec son
accent de Toulouse.
-
Ben ! C'est pas moi qui voudrais aller faire des tournées comme
ça !
-
Ramenez-nous un Fritz par les oreilles, nous disent d'autres.
Les
poches pleines de grenades, les pistolets chargés, Boyard avec
son F.M. nous passons nos barbelés et nous marchons à vive
allure de front en suivant le fond du vallonnement. Nous
marchons comme des chiens flairant le gibier sur une piste, le
sang giclant bien du cœur à l'ardeur de la chasse. A nous, au
lieu de l'instinct du fauve à l'approche du combat, c'est la
présence du danger qui nous stimule et par contre-effet nous y
mène plus vite, s'il existe.
Nous
voici à cent mètres de la route. Il vaut mieux raser le sol,
se baisser dans le sillon - puis c'est la marche à quatre
pattes, extrêmement fatigante, puis la marche rampante sur le
chemin parsemé de flaques d'eau. Nous atteignons la route.
Rien, silence absolu ; un réseau de fils barbelés, un arbre
couché en travers.
Si
nous la franchissions ? Je songe à quelque mitrailleuse
traînant brusquement son balai de métal sur cette chaussée…
Mais non ; c'est un paysage désert. Allons. Et nous rampons
d'un fossé à l'autre. Silence. Puis une feuille morte frémit,
et le sang a un bouillonnement subit aussitôt calmé quand la
feuille continue sa danse inoffensive.
Boyard
resté en arrière vient nous rejoindre à grandes enjambées.
Je ne le reconnaissais pas tout d'abord et j'ai eu une seconde
cette pensée : un Boche ?
-
Ça va mon adjudant ? me dit-il.
-
Mais oui, il n'y a pas un chat ici.
Après
inspection d'un vallon placé devant nous il faut faire face à
la fameuse sablière où la route se plonge comme dans un grand
four. Voilà des buissons noirs avec des formes suspectes.
Inspectons. A pas de loup, à pas d'escargot presque, nous
glissons vers les formes où il y a le silence mystérieux des
choses ou bien la mort en embuscade.
Pourtant
je ne songe pas qu'une pression sur une gâchette peut s'exercer
d'une seconde à l'autre et qu'une balle tirée à bout portant
nous coucherait là et comme tant d'autres. On est absorbé par
l'observation dardante. Les regards se plantent dans chaque
masse noire comme pour l'éprouver et voir si elle réagit ou si
elle est inerte. On plante, dans les romans, des fers rouges ou
des aiguilles dans les chairs des cadavres pour s'assurer qu'ils
sont bien des cadavres. Ainsi nos yeux dans les choses. Et toute
l'attention reste accrochée là, de sorte que la peur n'a plus
un levier disponible pour nous manœuvrer. Puis le soin d'éviter,
ou d'enjamber un fil barbelé, sans bruit, c'est un art qui vous
passionne quand c'est là, pour de bon, dans les fils ennemis.
Et on s'y applique tout entier dès que vous savez que cette
masse sombre là devant vous était un genévrier du talus, une
branche cassée, une poutre abandonnée.
Et
l'on va. Et nous allions ainsi, Richard et moi. Je le rejoins
pour lui demander à l'oreille : Quoi d'anormal ? - Rien.
Y
a-t-il des pas sur les îlots de neige du fossé ?
-
Non. Je tire ma montre. Six heures moins dix. Quoi, il y a trois
quarts d'heure que nous sommes là ? Ce n'est pas possible que
le temps ait passé si vite.
Il
me vient à l'idée que Boyard resté tapi contre l'arbre à
l'entrée de la chicane, à nous attendre ne doit pas être de
notre avis.
-
Est-ce que nous allons plus loin ? fis-je à mon brave
compagnon.
-
Si vous voulez.
-
Et si nous retournions ? On va s'inquiéter de notre absence. Le
lieutenant Pointurier évaluait la durée maxima de notre
escapade à un quart d'heure ; voilà une heure que nous sommes
partis.
-
Si vous voulez.
-
Eh ! Bien rentrons.
Nous
revenons un peu moins prudemment. A cinq pas de la chicane un
brusque et à demi proféré : "Halte-là" nous cloue
sur place !
-
C'est nous, dis-je à mi-voix.
C'était
Boyard, prêt à faire feu, qui n'était pas sûr de nous
reconnaître et nous prenait pour des "Fridolins".
-
Si c'en avait été un, j'allais lui servir quelque chose, me
dit-il. Un moment j'ai cru que c'en était deux qui allaient
passer par la gauche pour vous "chauffer". Je me
disais : "Attends, vous n'aillez pas aller loin (sic). Je
vous tenais au bout de mon fusil ; un chargeur y passait…
Nous
nous retrouvions tous les quatre au coin d'arrivée sur la
route.
La
lune s'était levée ; un fin croissant faisait pâlir la
plaine. A grandes enjambées, comme au retour d'une bonne partie
de chasse, nous revenons à nos lignes. Je vérifie la direction
de la chicane à l'aide de la boussole. Les camarades nous
attendaient, gouailleurs.
Combien
en ramenez-vous, de Fritz ?… Et
la fête était passée…
Le
17 janvier - Bois Banal.
Lettre
à Malblanc sur affaire Caillaux et attitude des socialistes
s'efforçant de donner à l'instruction un caractère politique
(refaire une affaire Dreyfus).
"Il
est de clairs matins de roses se coiffant".
Est-ce
la bonne bourrasque de vie intense, de vie affrontant la mort
qui me vaut ce bon réveil calme et clair de ce matin ? Je me
sens, après quelques heures de sommeil comme pourrait se sentir
un bon moteur nettoyé à fond, tous les rouages graissés, la
pression contenue, prête à faire jouer toutes les pièces au
moindre et premier déclic…
Il
y a longtemps que je faisais ma prière du matin. Aujourd'hui,
elle est spontanée avec des élans venant des profondeurs
éveillées et joyeuses.
Cet
après-midi, le Commandant en tournée dans le secteur, m'a
félicité de ma patrouille d'hier soir, il a fait appeler mes
trois "tigres" et leur a promis de se rappeler leurs
noms à la 1ère occasion pour une citation.
Les
hommes travaillent d'arrache-pied à relever les éboulements
dans la tranchée sablonneuse. Les parapets s'écroulent comme
par enchantement ou malice.
Ce
soir, la fausse alerte.
Bordchaudy,
le portier, rend compte qu'il a laissé passer et repasser une
patrouille de trois hommes qui n'avaient pas le mot exact. Il ne
connaît pas les hommes, il ne sait pas d'où ils viennent. Ils
disaient aller au P.P. Je ne les ai pas vus.
Un
moment d'inquiétude, tout s'explique.
Le
18 janvier - Bois Banal. G.C.1.
A
quatre heures je suis allé faire une ronde dans les boyaux
écroulés, obstrués par la dégelée. Une de nos patrouilles
partie à la même heure a éveillé l'attention des Boches, et
comme des giboulées, des rafales de balles passaient sur nos
têtes, tant et si bien qu'à cinq heures lorsque j'ai voulu
faire tendre quelques barbelés dans une brèche du réseau,
j'ai pris un apéritif au cuivre avant le déjeuner du matin. Un
moment, j'ai bien cru que mes hommes, la face contre terre
allaient être fauchés, on sentait le souffle de ces furieux ta
ta ta ta nous frôler les reins.
Après-midi,
déménagement d'un abri à l'autre.
Soir,
une brassée de lettres.
De
Mme Veuve Bedu. "La pire souffrance c'est d'être seule au
monde, de vivre pour rien, de ne se dévouer pour personne, de
ne recevoir jamais une lettre attendue. Oh ! Ce facteur qui ne
vient plus, vous ne pouvez pas savoir ce que j'en ai souffert
!"
De
Melle Bisch qui s'est laissé entraîner à m'écrire
plus longuement qu'elle ne se l'était proposé, parce qu'elle
s'est retrouvée en face moi et que M. Cœurdevey n'est pas
'Monsieur Tout le Monde".
La
France est frémissante sous le coup de l'arrestation de
Caillaux et la publication des télégrammes Luxbourg et
Berenstorf.
Nous
serrons entre les dents ce cri de honte et de colère :
"Canaille !"
Je
songe aux scrupules que fit naître sa lettre ouverte à Barrès
! Comediante !
Le
19 janvier - Bois Banal. G.C.1.
Reconnaissance
du lieutenant Demais et 2ème Section à la
sablière.
2
heures du matin. Je rentre à mon abri après une ronde auprès
de mes sentinelles. Nuit douce de mars. Étoiles atténuées
dans une vapeur invisible, douces comme des regards au fond des
yeux qui ont pleuré.
Vers
l'ouest une canonnade violente, on dirait une quinte de toux qui
ne peut pas finir.
Ceux
qui ont supporté ce roulement sur leur tête anxieuse savent
quelle horreur pèse là-bas : les malheureux !… c'est le seul
mot prononcé, mais tout l'être jusqu'au tréfonds retentit de
sympathie attristée. Un seul mot, un seul coup d'archet sur une
corde et tout le violon jusqu'aux fibres invisibles du bois se
met à vibrer.
L'air
est un peu âcre, comme s'il venait du large. J'ai faim plus que
sommeil. Je croque un bout de chocolat en crayonnant ceci :
secteur calme.
Que
Dieu garde ceux qui tremblent…
20
heures. Satisfaction d'un chef : pouvoir proposer à un grade un
subordonné qui en est digne. Avoir conscience de faire mettre
un "right man on the right place" et traduire par un
acte l'estime, l'admiration, la sympathie qu'on a pour un brave.
Ai proposé ce soir : Guyaumard et Boyard.
Le
20 janvier - Bois Banal. G.C.1.
Dégusté
des bouteilles de Graves pour arroser un "colis" de
friandises.
Le
prêt a été payé hier - d'où commandes à la coopérative.
Voici la liste des denrées et objets que le caporal Robert est
chargé d'aller acheter pour la garnison de mon centre,
trente-cinq hommes et pour une seule journée.
Copie
textuelle dans son désordre.
34 litres de
vin.
16 paquets de
tabac.
Environ pour 1
franc 50 de gruyère ou roquefort.
50 boites
d'allumettes.
1 pile.
1 mètre
d'amadou.
2 peignes.
1 savonnette.
½ livre de
chocolat.
6 ½ livres de
beurre.
4 douzaines
d'huîtres.
2 paquets de
bougies.
1 camembert.
4 pochettes de
papiers à lettres.
1 toile
émeri.
1 boite de
confiture.
2 bouteilles
de Graves.
Soit
une centaine de francs de dépense pour vingt-sept hommes,
quatre caporaux, trois sergents.
Ce
soir à la tombée de la nuit ; le guet dans les hautes herbes
sèches sur la terre molle dans l'air dangereux et doux.
Un
obus tombé sans éclater brise un manche de pelle devant mes
hommes.
"Ceux
qui vivent, ce sont ceux qui luttent". Hugo.
Le
21 janvier - Bois Banal. G.C.1.
Préparatifs
de descente en réserve.
Le
Colonel Girard Commandant l'I.D. passe dans le secteur. Jette un
coup d'œil à l'horizon, cherche à découvrir à la jumelle
les lignes ennemies. N'a pas un regard sur l'organisation de la
défense - encore moins sur la fatigue ou le moral des hommes.
Il en rencontre un par hasard, qui a les oreilles repliées par
le casque : il lui redresse son casque en disant : "Tu veux
donc que les femmes ne t'aiment pas. Jamais tu ne trouveras à
te marier si tu n'as pas plus de goût que cela".
Il
passe devant d'autres qui mangent la soupe :
-
Est-elle chaude ou froide, votre soupe ?
-
Chaude, mon Général.
-
Et elle est bonne ?
-
Pas trop mauvaise. -
Qu'est-ce
que vous avez avec : de la viande, du riz - et au chocolat, s'il
vous plait ! Ça vous va ça.
Silence.
-
Allons, vous êtes des gourmands…
Il
ne se doute pas de l'effet produit par son appréciation.
Plus
loin la tranchée obstruée est boueuse.
Il
s'arrête, demande s'il y a une grande longueur de tranchée
inondée.
-
Une trentaine de mètres, mon Colonel.
-
Alors, retournons, ce n'est pas la peine de nous mouiller les
pieds et d'attraper un rhume…(sic)
Relève
par la 2ème Compagnie. Aspirant Jacquinot. Sergents
Regnault - Igier.
Le
22 janvier - Ogéviller.
Je
suis resté la nuit en secteur pour la remise des consignes. Un
dernier tour et je rejoins la Compagnie à Ogéviller. Arrivée
à midi.
Cantonnement
de repos. Depuis quatre ans bientôt on reçoit des troupes.
Tout est organisé à cet effet. Pour la première fois, je
trouve une hôtesse fâchée, non pas de céder un lit mais de
n'avoir pas de clients pour les trois lits qu'elle a préparés
dans l'attente de cette relève.
J'ai
une agréable chambrette, bien meublée, propre.
Cet
après-midi, je savoure le rare plaisir d'une toilette complète
et minutieuse.
Il
faut avoir fait seize jours de ligne sans se déshabiller pour
soupçonner le plaisir d'u linge propre sur la peau.
Depuis
plusieurs jours, l'horizon est secoué d'un bombardement continu
et lointain. On nous dit, nous pensons que c'est la préparation
de la grande offensive allemande. Je n'y crois guère. L'heure
me semble prématurée, mais j'ai une sorte d'obsession de
tristesse à la pensée que ces misérables vont anéantir notre
Nancy, le mettre dans l'état de Verdun. Toute la grandeur
morale de ces villes subsiste, que dis-je, elle est projetée à
des hauteurs inatteintes, mais dans quel état matériel !
L'invasion, le pillage n'auraient pas saccagé ces malheureuses
cités comme leur défense héroïque l'a occasionné.
Arras
- Reims - Verdun - Nancy - Belfort ! Hélas.
Le
23 janvier - Ogéviller.
Lettre
à Marie Mairey sur les projets de mariage de Marthe. Lettre à
Louis Colin sur Flamberge.
Les
députés se battent à la Chambre. Deshayes :
-
"Vous déshonorez le Parlement". M. Pugliesi-Conti
: "C'est une besogne dont il se charge lui-même".
Cette
phrase a fait hurler la Chambre. C'est cependant la seule dans
de longs débats qui traduise bien l'appréciation du public et
qui réponde à l'opinion du plus grand nombre des électeurs -
en tout cas de la quasi-unanimité des soldats.
-
Salauds ! se sont jeté à la face les députés.
-
Tas de salauds, répond un long écho courant dans les
tranchées.
Les
simples ne comprennent pas ces disputes déshonorantes, ils ne
découvrent pas les féroces appétits et intérêts qui
s'observent, s'attaquent, se heurtent.
Une
chose m'étonne, c'est qu'un permissionnaire n'ait pas encore
jeté quelques grenades au Palais Bourbon !
C'est
un projet qui est dans l'air et sur beaucoup de lèvres.
Journée
de repos complet pour moi, mais le Commandement prend déjà la
troupe pour le travail. On pousse !
Autour
de moi, le moral est ferme. Officiers et soldats ont la
tranquille assurance que si les Boches attaquent, ils avanceront
de dix kilomètres et se casseront le nez. J'ai idée que les
civils sont plus las de la guerre que les soldats. Le sens
national est plus clair ici que là-bas. Foule d'enfants
gâtés, de cœurs lâches.
Le
24 janvier - Ogéviller.
Deuxième
jour sans lettre.
Les
hommes ont fait seize jours de ligne. Ils sont descendus avec du
linge où nichent les poux. On ne leur en a pas encore donné du
propre. Ils n'ont pas pris de douche, on ne leur a pas davantage
laissé le temps de se laver ou laver eux-mêmes leur chemise :
le Commandement dès le lendemain de notre arrivée requiert
tous les hommes disponibles pour les mettre à la disposition du
Génie…
C'est
moi qui ce matin, accompagne le détachement des travailleurs.
Les
moniteurs du Génie indiquent un vague amas de terre à
l'entrée d'une sape en construction : il s'agit de le
transporter à quelques pas soit à la pelle, soit à la
brouette.
C'est
un supplice de voir ce travail ! Je mange mon sang à voir tous
ces hommes, les deux mains dans les poches, la pelle appuyée
contre leur poitrine ou jetée à terre. Ils font le cercle
autour des brouettes vides, regardent la tâche et disent des
inepties, rouspètent contre le travail, contre les poux, contre
tout.
L'un
commence-t-il à remuer une pelle, les autres lui disent :
"Tape pas si fort. Tu gâtes le métier", ou bien :
"T'auras du riz au gras, si tu fais tant de zèle".
Et
l'on reste désarmé devant cette flemme, ces bras croisés.
Nous nous promenons de long en large, et c'est encore plus
triste d'en regarder un qui soulève une pioche avec une lenteur
irritante. Lorsque l'on fixe une tâche, on obtient quelque
rendement, mais ici, les heures de présence sont imposées. Ils
sont huit heures là, mais ne travaillent pas effectivement deux
heures. Hélas.
Le
24 janvier - Ogéviller.
Aussi
longtemps que j'ai été en ligne, ma pensée a été presque
toute entière absorbée par l'intérêt que me causait le
secteur. Et j'avais la satisfaction morale d'être un des hommes
qui sont des hommes. Sans fierté outrecuidante, j'étais
content de moi, j'avais la paix intérieure par l'oubli de tout
ce qui peut me tourmenter, par l'application de tout mon être
au dangereux devoir.
Et
voilà que dès la première heure où j'ai été détaché du
fortin, dès ma première marche dans la libre forêt, j'ai
ressenti les assauts de mon cœur malheureux ; les pensées
tumultueuses m'assiègent avec entrain, le bonheur effondré se
présente à mes …
Le
25 janvier - Ogéviller.
Départ
du Capitaine Guize. C'est un coup grave pour le moral futur de
la Compagnie. Nous sommes tous comme accablés de perdre un chef
loyal et énergique, juste et capable, ce n'est pas une
bagatelle, c'est un événement grave dans la vie d'une
Compagnie.
Un
soleil paressant promet déjà le printemps. L'air est bleu, le
ciel calme, l'horizon tranquille.
On
n'a d'autre signe de la guerre que les flocons blancs semés
dans le ciel par les batteries anti-aériennes sur le sillage
des avions ennemis.
Promenade
jusqu'au cimetière. La première tombe au bout de l'allée des
platanes me fait sursauter :
"Victor
Pierson - 12ème Dragons.
Mort au champ
d'honneur
1er
avril 1915".
Je
revois le bambin allant au collège avec son frère. Deux
jumeaux aurait-on dit, je les vois bien sages, un beau col blanc
sur leur tenue bleu marine, encadrant leur mère, la jeune femme
blonde, debout devant la maison aux clématites de la rue de la
gare. Et la petite ville de Baume a donné un de ses fils à ce
cimetière de village.
Le
26 janvier - Ogéviller.
Lettre
à Sergent Galliot - 54ème R.I. sur association de
poilus, "les Sauvages, Le Fouet", d'après son article
dans "École et Vie" n°14.
Fraîcheur
matinale. Ciel pur comme un lac. La buée monte des fontaines
comme une prière.
Je
me promenais à midi.
-
Vous marchez bien vite, me dit un vieillard rencontré en
chemin.
-
Mais oui, grand-père, c'est mon habitude.
-
Moi, je ne vais plus si vite que vous, j'ai quatre-vingt
quatorze ans.
Et
la conversation s'engagea ainsi avec le vieux Martin Dupré, qui
me raconta comment en 1870 il était cocher d'un médecin-major
de Metz, lequel le fit exempter au conseil de révision de
Leintrey par un médecin de connaissance…
Si
je n'avais pas eu égard à sa vieillesse ma langue qui me
démangeait lui aurait dit :
-
Alors, vous étiez un embusqué, durant l'autre guerre ?…
Les
embusqués. Le nom est plus neuf que la chose, hélas !
Ce
soir, l'aspirant Fourquez du détachement d'Herbéviller est
venu dîner avec nous.
Grosse
gaîté. Chansons idiotes et sales. "Galeries
Lafayette", "Le tangui, tangui, tango !". Cris de
fauves. Je ne m'amuse pas. A peine puis-je faire joyeux accueil
à cette brave "Madelon". Je ne suis pas dans mon
élément.
Quelle
vie ! Quelle pitoyable conversation à ces repas de popote !
Faute d'éléments honnêtes, sérieux ? Non, faute de
"Stimmung" (esprit, ambiance). On ne fait un
semblant d'unanimité que sur les saloperies.
Le
27 janvier - Misère des vains
regrets acharnés, inévitables. L'obscur demain et ses pierres
d'achoppement. Rançon des maladresses, des aveuglements, des
fautes du passé.
Séance
récréative organisée par les "artistes" du
Bataillon !… Concours de la musique du régiment.
Chansonnettes
et monologues.
Quel
pitoyable répertoire.
Huit
morceaux sur dix ont pour thème des aventures de cocottes,
d'enjôleuses ou d'adultère. Des cochonneries, encore des
cochonneries. Et pour changer quelque chanson d'un
sentimentalisme bébête : le suicide du clown, le vaurien
patriote…
"O
solitude - ô pauvreté !"
De
toutes ces chansons de guerre, je ne trouve que "La
Madelon" qui soit une chanson française. Les autres
doivent être composées par des rastaquouères pourris qui
traînent leur avachissement dans les bars des bas-quartiers.
Où sont les fils de France à la claire et propre intelligence
?
Lettre
révoltée de Louis.
Un
nouveau Capitaine est annoncé.
Le
28 janvier - Ogéviller.
Lettre
de Mme Colin.
Reconnaissance
du secteur. Départ dès le matin, par beau ciel clair, route
gelée. Lever du soleil au bout de la grande route. Une
traînée d'or dans la forêt, des oiseaux d'argent passent
comme des éclairs.
Toujours
même organisation en îlots de résistance. Le mien sera
confortable avec un beau champ d'observation et de patrouilles
entre l'ennemi et nous.
Je
me suis attardé avec l'aspirant Bories. Faure et Fourquez m'ont
"plaqué". Retour tranquille, seul, par Miniéville.
En
route, ma pensée vagabonde s'en est allée jusqu'à Dürnstein…
Le
29 janvier - G.C.9.
J'ai
pris le commandement de mon ancienne 2ème Section ;
le lieutenant Pointurier partant demain en permission.
La
relève s'est faite en bonne humeur et en toute tranquillité,
malgré la fièvre et les oscillations de la volonté du
Commandant provisoire de notre Compagnie, le lieutenant
Ducombeau.
Je
relève l'aspirant Bories. Tout est calme, un brouillard propice
enveloppe notre mouvement. On va là-haut comme au marché.
Moi,
j'y monte comme à une retraite, ou à une station balnéaire :
une cure des souvenirs déliquescents, un bain de salubre
énergie, de saine activité, de vie sainte.
Le
30 janvier - G.C.9.
Bonne
lettre de Marthe.
Une
journée ardente, une bonne et vivante journée. Dès avant
l'aube je mettais ma garnison en alerte pour lui faire inspecter
le secteur au petit jour, la familiariser avec le terrain, les
consignes.
Puis
après le traditionnel jus avec la gniole, j'ai été faire la
liaison avec mes voisins. Le matin à droite, retour par le bled
enveloppé de givre et de brouillard. Découverte de chicanes
effrontément pratiquées dans le réseau extérieur aux abords
de l'observatoire détruit par le raid audacieux des Fritz.
Après-midi,
tournée vers la gauche avec Faure qui a des transes et Laboute
qui est intrépide et m'emmène sur la route inspectée l'autre
jour : "Si nous allions prendre un bock à Domèvre",
disait-il ?
Découverte
d'autres chicanes, de pilons abandonnés et de belles tribus de
perdreaux neutres.
Le
soir pendant que je vais indiquer le travail de fermeture des
chicanes à un sergent, mon Laboute, fouinant dans la plaine en
avant du réseau me rapporte deux fusils Mauser que nos
visiteurs avaient abandonnés. Leur culot semble arrosé de
belle frousse pour lâcher des armes sans être attaqués…
Le
31 janvier - Deux revues. (…deux
lignes barrées, illisibles…)
Encore
une journée d'activité dévorant les heures trop courtes. Je
n'ai plus le temps ni d'écrire, ni de lire, encore moins de
rêver. Tout à l'action. A l'aube inspection du réseau de
droite avec le Colonel Roby et mon brave May.
Parcours
du "bled". Nous levons un lièvre gros comme un
"petit âne", mais pas de Boches. Des traces de
ceux-ci, partout : pas sur la glaise, pilons dans l'herbe,
cisailles abandonnées dans les chicanes faites à nos réseaux…
Mais
le plus stupéfiant et le plus significatif c'est la trouvaille,
par deux de mes patrouilleurs, par sport, au mépris de la
discipline, d'une caisse à bande souple pour mitraillette,
abandonnée au poste d'embuscade à cinquante mètres de notre
réseau, devant le débouché de notre chicane de sortie !…
Malheureuse
patrouille de chez nous qui se serait le soir de cette
embuscade, aventurée dans la plaine… Elle aurait été
fauchée.
Au
G.C. de l'"Enclos", j'ai rencontré notre nouveau
Capitaine qui m'a accueilli de quelques paroles aimables.
Première
impression : sympathique.
Notes de
janvier.
Décembre
fut le mois de repos à l'arrière. Janvier aura été le mois
du secteur calme et, à mon avis, le mois du repos efficace, le
mois du vrai travail de reconstitution du moral de la troupe. La
vie de tranchée dans les secteurs agités a déprimé les âmes
plus encore qu'elle a débilité les corps. A vivre enfoui dans
une tranchée où tout pas, toute apparition hors du trou
protecteur est quasi une condamnation à mort, et expose en tout
cas au plus grave danger, on laisse rouiller ses ressorts, le
courage, l'audace, l'esprit combatif. On est écrasé par le
poids des ailes d la mort qui plane sans cesse sur vous, on se
sent envahi d'une sorte de paralysie de l'âme.
Au
repos de l'arrière qui succède à ce séjour des lignes
agitées, on se détend, on s'ébroue, on s'étire, mais la vue,
la fréquentation des civils, l'air anémiant des bistrots, les
piqures du service, tout cela et d'autres éléments
impondérables empêchent que l'âme reprenne des forces.
Le
sang rouge du vrai soldat ne se reconstitue pas là où la
guerre est oubliée.
Mais
ici dans ce secteur où l'on se sent en sécurité relative et
en danger diminué, lointain, on s'enhardit à sortir hors du
trou, on se laisse prendre à l'attirance du danger, on reprend
le goût de jouer avec la mort, car on pressent qu'ici, le jeu
nous favorise, on croit qu'elle ne peut gagner que par hasard
extraordinaire. Aussi on se sent du cran, de la hardiesse, qui
affluent, on se refait un tempérament solide.
Le 1er
février 1918
G.C.9.
Organisation
des travaux à l'intérieur de mon îlot.
Le
brouillard persiste et depuis notre arrivée nous n'avons pu
voir les lignes ennemies. Rien devant nous que le
"bled" pâle, mystérieux et attirant. C'est presque
une passion contre laquelle il faut lutter que ce dangereux
plaisir d'aller fouiller le brouillard, les buissons, les
oseraies, les hautes herbes grises affaissées et suspectes.
Visite
de mon G.C. par le Capitaine. Il s'intéresse exclusivement aux
travaux de défense, au dispositif de surveillance et de
contre-attaque. Pas un mot ni un regard pour le personnel, la
garnison qui lui est encore inconnue.
M.
Baillot m'honore d'une longue réponse. A mes indications un peu
sévères sur la mentalité de "son" personnel, il
réplique en développant cette pensée d'un poète latin :
"prima
frons decipit".
(beaucoup se laissent tromper
par l'apparence).
Il
est bon qu'un chef soit optimiste et clairvoyant et sache
"ne pas se fier aux premier aspect des choses".
Puisse-t-il voir juste.
Nouvelle
grande lettre inquiétante d'Henri. Il faut de toute urgence que
je lui fasse sentir la leçon de modestie, d'humilité, de
vérité qu'il y a dans la parabole du pharisien et du
publicain. Ses projets sont raisonnables, l'esprit dans lequel
il les prépare et les prévoit est à fouetter.
Lettre
à Marthe sur la fête de demain.
Le
2 février - G.C.9.
Ciel
clair. Premiers obus sur le secteur. Deux douzaines de 105 et
77.
Anniversaire
de ma première communion.
Le
ciel s'est décoiffé. Un beau soleil joyeux dès le matin. Je
me lève le cœur en fête.
Soyez
béni, mon Dieu de ce que vous avez permis que je me souvienne
de vous.
Je
ferme les yeux. Je revois tout : la retraite fervente, le petit
costume noir, l'arrivée au matin de la tante apportant le
brassard, la bénédiction paternelle, la fête à l'église, la
fête de famille, fête joyeuse de pauvres gens. Quels
sacrifices, quels efforts, quels calculs compliqués d'économie
de ma mère pour fêter de façon décente la première
communion du fils aîné.
Près
de moi, à la table sainte, le Gueux de Luxiol. Il est tué…
Près
de moi, à la table de famille, ma cousine Victoria, elle est
morte…
A
moi le tour. Quand ?
Et
il s'agit de bien mourir ; auparavant, il serait bien utile de
revenir à ce point de départ du 2 février 1893… Ce serait
beau et bon de retrouver la pureté de ce jour de purification ;
mais "Keine Schwalbe bringt dir zurück wonach du weinst"
(Aucune hirondelle ne te ramèneras ce que tu pleures),
hélas ! Je ne puis que soupirer et supplier :
Plus
près de toi mon dieu !
Cet
après-midi le ciel clair nous a valu quelques rafales
d'artillerie. Tout se paie. Ce soir, coups de sifflets dans le
bled.
Nuit calme.
La plaine
blessée porte un pansement de neige.
On ne voit
plus les plaies où fouillaient les obus.
Rien ne bruit.
On entend la branche qui s'allège
Remonter vers
le ciel. Les canons se sont tus.
Au loin une
fusée dans la nuit étincelle.
Insatiable et
furtif un gros rat familier
Nargue les
pieds transis et gourds des sentinelles
Et la paix
pour un soir nous a pris sous son aile.
Lorraine.
Janvier 1918
Edouard Cœurdevey.
3 février
1918. G.C.9.
Le
3 février - G.C.9.
Alerte
matinale. Bon exercice bien exécuté.
Journée
sans cachet. Les heures sont passées, je ne sais comment.
Pourtant,
un avion ennemi est venu raser le G.C.
Une
escadrille de dix-huit appareils des nôtres a franchi les
lignes au-dessous de nos têtes, nach…
Nous
saurons au communiqué après-demain à qui était destinée
cette visite en riposte à celle que l'autre nuit les aviateurs
boches on faite aux Parisiens. Deux cent cinquante victimes
!
La
nuit dernière l'ennemi a exécuté un raid audacieux et
prudent, il a franchi nos défenses, passé la première ligne,
et est allé cueillir trois sapeurs endormis dans une sape. Tout
cela, sans bruit, sans éveiller personne. Avec le dispositif
actuel du secteur, le tour de force et d'adresse n'a rien de
très définitif. Il suffit d'avoir du cran. Il en reste encore
chez nos adversaires… Das deutsche Blut (le sang allemand)
coule sans fatigue dans beaucoup de veines.
Sentinelles,
veillez.
Le
4 février - A trois heures, note
du Bataillon : "Surveillez attentivement". A trois
heures quinze, Nicolas me rend compte que Davidou a entendu du
bruit dans les réseaux… A trois heures quarante cinq il
revient et me dit : - je crois bien que les Boches sont dans nos
réseaux. J'ai fait tirer.
Je
donne l'ordre d'alerter l'abri, et cours épier. Rien. Une
demi-heure, rien. Je lance deux fusées, rien. Une heure, encore
rien, je vais me recoucher ; mais au petit jour je vérifie mon
réseau extérieur : une brèche y avait été pratiquée dans
la nuit, et poursuivie jusqu'au second réseau. Notre rafale et
nos fusées avaient interrompu le travail de nos visiteurs…
Compte-rendu
écrit au Commandement.
L'incident
a mis mes hommes en arrêt flairant le gibier, mes vrais limiers
réagissent admirablement.
C'est
Gros qui veut aller faire un tour. C'est Pinchon qui cherche un
emplacement meilleur pour sa "sauterelle". C'est
Chollet qui jure de dépit de ce qu'on "les" a
effarouchés et qu'on "les" a fait partir sans en
"choper" un.
Moi-même
je suis fort dépité. Je propose au Capitaine de laisser la
chicane ouverte, la souricière tendue : accordé.
Ce
soir, dispositions minutieuses.
Sentinelles,
veillez !
Et
la même tension des tympans et des cœurs court au long de
l'immense ligne de tranchées. Que d'hommes de cœur sont là
dépensant leur énergie et leur jeunesse à cette vallée. Et
moi, je n'en serais pas ?…
Le
5 février - Nuit calme. la chicane
n'a pas été continuée mais on en a découvert une seconde sur
le flanc droit du G.C.
La
nuit prochaine l'adjudant Feterly de la 7ème est
chargé de tendre une embuscade à nos coupeurs de fils. Ces
variétés du service de tranchée ont une grande saveur quand
on n'en abuse pas et qu'elles réussissent ; mais aujourd'hui
nous sommes sous la pénible impression d'un raid malheureux.
L'autre nuit, l'aspirant Bonnefoy (de la 7ème)
allait tendre une embuscade, il est tombé sur une patrouille
allemande. Bonnefoy a reçu une balle dans la poitrine, un
caporal a sept balles de mitrailleuse dans une jambe, un soldat
blessé…
Midi.
La musique allemande joue dans Blamont ! Honte !
20
heures. Le brouillard s'est dissipé avec le jour, les étoiles
sont pures, l'air frais. Je viens de faire une ronde et une
écoute dans notre réseau. Grand silence religieux des nuits
claires sans la lune indiscrète.
Les
journaux apportent la déclaration des alliés à la suite des
séances du conseil supérieur de guerre interallié.
C'est
un tranquille appel à la reprise du duel à mort qui est
engagé. Les épées se recroisent.
En
garde.
Caractères
saillants de la déclaration, énergie, sincérité, résolution
confiante ; le mot tranquille y reparaît à deux paragraphes
successifs.
Le
6 février - G.C.9.
L'embuscade
a échoué. L'heure choisie était en dépit du bon sens. Nos
vingt gaillards sont partis à travers le bled vers minuit
guetter le Boche. Le Boche les attendait et les a reçus à
coups de fusil. Heureusement, pas de blessés.
Fermeture
des chicanes.
Journée
calme.
Carte
de maman pour mon anniversaire du 2/2.
Moyens
défaitistes employés sur front italien :
Infiltration
dans les rangs d'agents ennemis déguisés en soldats italiens.
Invitation
faite à haute voix à se rendre.
Lancement
de billets en langue italienne dans bombes vides.
Affichage
de pancartes (en italien) incitant à rébellion.
Promesses
d'argent aux déserteurs.
Indication
des heures pendant lesquelles il était possible de traverser
avec toute sûreté les tranchées autrichiennes.
Offre
de transmettre correspondance dans pays envahis.
Des
individus dressés exprès et parlant la langue italienne
sortaient de la première ligne ennemie pour prendre contact
avec les troupes en offrant des gâteaux ou faisant échange de
marchandises.
Les
troupes ennemies se faisaient précéder par la population
civile qui invitait à ne pas tirer ou à ne pas se défendre.
Équipe
de paniqueurs déguisés en officiers et soldats français.
Journaux
falsifiés (massacres alarmistes dans réunions en faveur de la
paix, mitrailleuses françaises, anglaises). Abattre comme des
chiens les paniqueurs.
Le
7 février - G.C.9.
Note
G.Q.G. Service du moral. 577. SRA2 du 29/1/18. (Manœuvres défaitistes
à prévenir).
Le
lieutenant Ducombeau me confie avec mystère et prévenance
qu'il est question de ma proposition au grade de
sous-lieutenant. "Il" a proposé mon nom au Capitaine.
"Il" m'aurait proposé s'il était resté Commandant
de la Compagnie.
A
rapprocher de cette phrase du Capitaine lors de la première
rencontre :
-
"Le lieutenant Pointu, avant de partir m'a parlé de vous
de façon élogieuse".
-
C'est difficile mon Capitaine, mon instruction technique n'est
guère approfondie, je n'ai que ma bonne volonté, avais-je
répondu.
-
C'est l'essentiel. Le rôle du Chef de Section n'est pas si
compliqué…
De
là, à cette idée d'une proposition, il y a du champ et je
m'attendais plus tôt au gros lot qu'à cela. Surtout de
Ducombeau… que j'ai laissé royalement tomber depuis ses
maladresses de Fains, en décembre. Mais il fait si bien la
Mouche du Coche.
Officier
? Peut-être, après tout. Je n'y ai jamais bien songé, je n'ai
jamais aspiré à cet honneur. Je me contenterais sans amertume
de mon vieux galon d'adjudant que je porte depuis quatre ans en
campagne. J'ai les mêmes responsabilités qu'avec le galon d'or
; je crois que j'ai la même autorité sur mes hommes, puisque
je m'efforce de les prendre en main par ascendant moral plus que
par pouvoir disciplinaire.
Maugras
à Verdun me disait que je devrais postuler à l'épaulette. De
moins capables que vous… Mais puisque je veux rester ici par
mortification salutaire, par effort de probité, je ne recherche
pas un autre stimulant qui voilerait mon idéal. Si, en chemin,
on me croit digne de l'épaulette, pour mes fils à venir, j'y
consens.
Le
8 février - G.C.9.
Les
heures glissent comme l'eau coule. Une joyeuse sécurité, une
cordiale entente, un bon entrain remarquable nous ferons songer
plus tard aux bonnes journées de ce secteur.
Ce
matin punition portée au soldat Chabroulin pour avoir tiré
quand ses camarades en patrouille passaient devant le réseau.
Embuscade
dans la nuit, pas de gibier dans le bled. Ich habe einen
schönen Traum gehabt.
Du
warst in meinem Vaterhaus gekommen meine Liebe Entfernte ; der
Fried herscht, du bist glücklich. Deine Augen strahlen vor
Freude, und ich habe dich so lieb, so unendlich lieb. Ich fühle
gar nicht, dass du die Ausländerin seist : Die ganze Familie
empfangt mich herzlich. Und bei dieser plötzlichen samthals
benehmigung Ruhe meiner Liebe, fahren wir beide nach
Dürnstein... für Leben hinaus...
(J'ai
fait un beau rêve. Tu étais arrivée dans la maison
paternelle, ma chère lointaine. La paix règne, tu es heureuse.
Tes yeux s'illuminent de joie et je t'aime tant, d'un infini
amour. Je ne sens pas du tout que tu es l'étrangère. Toute la
famille t'accueille affectueusement. Alors, avec cette soudaine
et unanime approbation, avec cette sérénité, nous partons
tous deux vers Dürnstein… pour la vie…)
Le
9 février - G.C.9.
Le
Capitaine est venu pour l'incident Chabroulin : ou c'est très
grave ou c'est une imprudence qui ne comporte qu'une punition
pour étourderie.
"Je
n'aime pas beaucoup les punitions". Je sais par le
lieutenant Ducombeau que notre Capitaine est un
"civil", qu'il a gagné tous ses galons en campagne :
cela est une indication. Lui-même me dit ce matin :
"Ce
qu'il y a d'ennuyeux c'est que je ne connais personne à la
Compagnie. Comme c'est la troisième que je fais en deux mois
cela me décourage un peu.
C'est
un grand changement, j'étais resté trois ans à la même
Compagnie où j'ai été sergent, adjudant, sous-lieutenant,
Commandant de Compagnie. Je connaissais tout le monde, et chacun
de mes hommes, non seulement par son nom, mais comme ils se
connaissent entre eux".
Nous
avons quelque peu causé ainsi, et en partant, il me tend la
main :
-
"Ça va dans votre Q.C. - Ça marche très bien. - Je suis
content, au revoir".
-
Au revoir, mon Capitaine.
Moi
aussi j'étais content. Il y a une différence avec mon admiré
de Goÿs…
Le
10 février - G.C.9. Hablainville.
Lettre
de la Croix Morel. Toujours écrasantes pensées. Pour tenir -
Je maintiendrai.
"Il
faut passer par le feu et par l'eau avant d'entrer dans le lieu
de rafraîchissement". I.II.22.
L'histoire
du chocolat de réserve.
L'arrivée
du Capitaine.
Le
rassemblement de ma section.
La
mise en demeure. Les vingt francs des quatre.
Départ
du G.C. Je suis appelé au Conseil de guerre pour affaire
Damhet.
Dîner
à Hablainville.
Le
11 février - Baccarat.
Hablainville.
Baccarat.
En arrivant en ville, rencontre de Lajugie (2ème
Compagnie 168).
Visite
à l'aspirant Bonnefoy, l'hôpital mixte près de la Meurthe et
de l'église.
Mme
Bonnefoy à son chevet. Le pauvre garçon est livide. Une balle
de revolver lui a traversé la poitrine. Une pneumonie se
déclare.
Déjeuner
à l'Hôtel du Pont.
Ravenet
est absent de sa Compagnie cantonnée aux casernes.
L'Ukraine
a signé la paix avec l'Allemagne. L'Ukraine que nos aveugles
nous montraient la seule branche de salut, la seule partie de la
Russie restée à l'abri de la contagion des bolchevikis, la
seule région où subsistait le sentiment de fidélité aux
alliances. L'Ukraine aux ressources immenses…
Le
Matin publie sur les ressources de l'Ukraine un article inspiré
par cette désolante et honteuse habitude de mentir au public,
de lui cacher la vérité, de lui dissimuler tout ce qui est
menaçant, de nier les avantages de l'ennemi : les ressources de
cette Ukraine à présent ! Peuh ! ce n'est rien du tout. Elle
n'a que ce qui est déjà en surabondance en Allemagne : de la
houille, du fer. Ses blés, mais ils sont consommés par les
producteurs, etc.
J'ai
fait une déposition trop sincère pour qu'elle soit indulgente.
Le malheureux Damhet a récolté cinq ans de travaux publics…
hélas. Remonté à Hablainville en compagnie de M. Martin de
Saint-Affrique.
Le
12 février - Hablainville. G.C.9.
Je
remonte dès l'aube vers les lignes.
Beau
soleil printanier qui vous verse de l'énergie printanière par
les pores.
La
ruée allemande est proche. Cela se répète partout comme une
obsession.
Oui,
elle est proche. A force de l'avoir annoncée pour bluffer
"ils" vont être prisonniers de leurs menaces et
tenter l'assaut prédit. Dans l'air vif et tenace je me sens
attiré vers la prochaine mêlée. Eh ! Bien, oui, j'en serai.
Volontairement et volontiers je serai de ceux qui se dresseront
et diront : "On ne passe pas !"
J'ai
quelque inquiétude d'avoir dit la vérité, toute la brutale
vérité dans la triste affaire Damhet. Je ne croyais pas que le
conseil aurait la main si lourde ! Cinq ans de travaux publics -
c'est dur… J'aurais été moins précis qu'il aurait
peut-être été moins "salé"!…
A
la rentrée P.A. Bouleaux, le Capitaine me fait traduire l'appel
de Lénine, Trotski aux soldats allemands…
Carnaval.
L'ordinaire nous offre des "pets de nonnes". Je les
arrose d'une bouteille de St-Emilion.
Faure
et Routhe quittent le Compagnie, instructeur cl.19 !!
La
nuit ruisselle d'étoiles. Que c'est grand et beau… Dans
quelle mesure nos pauvres efforts participent-ils à cette
splendeur du ciel étoilé ?
Le
13 février - G.C.9.
Le
colis aux vingt articles surprises.
"J'aurais
trop peur de Dieu, si je croyais en lui". Marthe.
"Tu
n'es que poussière !" Poussière, mais poussière
inquiète et souffrante.
Des
rafales de mitrailleuse balaient les parapets, une alouette au
matin chante éperdument ; plus haut qu'elle, des avions
bourdonnent, et dans des hoquets énormes les 105 giclent sur le
bleu du ciel des crachats noirs.
Au
fond de l'obscur boyau, je regarde le vide, j'écoute la chanson
d'espoir et les menaces impitoyables, je songe aux mensonges qui
vêtent d'un peu d'idéal cette affreuse existence,
ensevelissant à moitié nos vies dans la terre… Tu n'es que
poussière…
Promenade
dans le bled, au petit jour pour vérifier nos réseaux. J'ai
emmené les plus couards de mes hommes : Nozière, Lafougat…
Nozière qui tremble de tous ses membres, Lafougat qui
n'oserait, par scrupule, tuer un Boche…
Et
c'était une plaisante promenade pour moi et mon
"tigre" Chollet que de voir ces froussards se serrer
autour de nous, comme les poussins autour de la mère poule.
Nozière
n'avait jamais mis les pieds dans le "no man's land".
C'était pour lui une grosse affaire de sortir des réseaux.
Pauvre Nozière ! Trois conseils de révision l'ont soupesé
avant d'en faire, à son grand effroi, un soldat ; premier
conseil : quarante-cinq kilos, deuxième quarante-sept kilos,
troisième quarante-neuf kilos et déclaré bon.
-
Tu aurais dû faire de la bicyclette, couillon, lui dit un
malin.
-
J'en faisais aussi… Avoue-t-il…
Le
14 février - G.C.9. Ogeviller.
Il
a plu toute la nuit.
Préparatifs
de relève.
Un
avion boche survole notre G.C. à cinquante mètres !
Et
pas une balle heureuse pour le punir de son effronterie !
15
heures. Je tire sur des Allemands qui descendent isolément dans
Domèvre, très tranquillement. Au loin leur musique joue dans
Blamont !
"O
rage, ô désespoir".
10
heures. Le lieutenant Boutin, 3ème Compagnie vient
prendre les consignes.
Nous
descendrons cette nuit à Ogéviller où, paraît-il, nos bons
cantonnements sont pris par des Italiens…
Dans
quelques jours, des Américains viendront prendre place au
milieu de nos Bataillons.
La
relève est faite. R.A.S.
Mais
en faisant une dernière ronde vers les baraquement, je
rencontre un soldat du 35ème R.I.
Interrogé,
il me donne des renseignements si déconcertants que je le fais
mettre au poste de police après avoir poussé la bienveillance
jusqu'à l'invraisemblable.
La
reconduite dans la nuit, sur la route de Bénaménil avec
Fourquez.
Un
soldat en défaut ou un espion ?
Je
ne sais pas - par prudence, le type est mis sous clé.
Le
15 février - Ogéviller.
Notre
espion n'était qu'un pauvre diable fourvoyé.
Premier
rassemblement de la Compagnie auquel assiste le Capitaine.
En
fait, c'est lui qui se présente à sa troupe attentive et
perspicace.
Il
veut faire une petite allocution. Discours raté. Il assiste à
la lecture du rapport. Réflexions maladroites.
Des
jeux de mots à une troupe disqualifient le chef qui les avance.
On
demande des opticiens : personne ne s'inscrit. "Ici, il y a
beaucoup d'optimistes, mais pas des opticiens !" On
recommande un accueil cordial aux travailleurs italiens qui
viennent "offrir à la France le concours de leur
bras" (et prendre à la Compagnie le seul cantonnement
confortable du village).
Le
Capitaine interrompt : "On ne vous demande pas de les
embrasser ; l'accueil cordial, c'est simplement de ne pas vous
battre avec eux. Flanquez-leur la paix et ils nous la laissent,
c'est tout ce qu'on vous demande".
Au
sergent Homo qui a le poil encore hirsute :
-
Il faudra vous raser, Homo, vous faire beau, pour faire des
conquêtes. Un bon gradé doit être amoureux.
-
Mon Capitaine, j'aime mieux une chopine qu'une femme, réplique
le vieux pince-sans-rire.
-
Sans doute, mais quand on aime le pinard on aime les femmes. Le
vin, ça émoustille.
-
Nous avons beaucoup perdu, me murmure Fourquez.
-
Nous avions un militaire, un soldat ; on nous a donné en
échange un civil, lui dis-je, et d'une douteuse valeur morale.
Il ne se respecte pas.
Le
16 février - Ogéviller.
La
bise est revenue, enragée et froide.
La
troupe a claqué des dents sous la baraque Adrian.
Tous
les disponibles sont appelés au travail.
Bolo
est condamné à mort.
A
qui le tour ?…
Ironie
des évènements et misère des prophètes… Je reçois
aujourd'hui le numéro du 5 janvier d'École et Vie. En tête
les lignes suivantes :
Notre
communiqué d'aide morale :
La
situation en Russie est-elle aussi inquiétante qu'on a pu le
faire croire il y a quelques semaines ? Non. Il est évident
que toute la région de l'Ukraine, du sud de la Russie et du
Caucase forme, à l'heure actuelle un noyau de résistance aux
manœuvres maximalistes et "pro-boches". Et c'est précisément
dans cette riche région que se trouvent les ultimes ressources
de la Russie : pays de céréales, de mines de houille, région
industrielle et dans laquelle les Cosaques et une partie de
l'armée russe sont restés fidèles aux Alliés. D'autre part,
cette région avoisine la Roumanie où se trouvent encore des
forces militaires importantes et un gouvernement qui n'a pas
signé l'armistice et sur lequel on peut fonder quelque espoir.
Oui.
Et le 10 février, l'Ukraine fidèle signait la paix séparée
avec les boches.
Le
12, les maximalistes "pro-boches" rompaient les
pourparlers de Brest.
"Des
fous conduits par des aveugles"…
Le
17 février - Ogéviller.
Dimanche
gris et froid.
Les
prétendus repos comportent plus d'ennuis que les séjours en
ligne. Mille petites querelles, mille vexations et
contrariétés s'acharnent à troubler la quiétude escomptée.
Et tout cela est inconnu à la tranchée…
Le
18 février - Ogéviller.
Reconnaissance
des emplacements d'alerte. Toute la journée, vagabondage dans
la campagne et topos au bureau. L'Agité me disait cette phrase
ineffable :
"Autant
j'aime le travail sérieux, ordonné, utile, autant j'ai horreur
de cette agitation stérile".
Voici
le tour.
Arrestation
de Ch. Humbert.
"Des
canons, des munitions".
A
qui se fier grands dieux ! Il y des Tartufes du patriotisme,
comme des bigots du sentiment religieux.
Pauvre
humanité miséreuse et bernée !
La
guerre est de nouveau déclarée à la Russie par l'Allemagne.
"Ils
demandent la paix et il n'y a point de paix".
Le
19 février - Ogéviller.
Tir
au fusil R.S.C. dans la carrière.
L'aspirant
Fourquez me raconte ses impressions de bataille : 8 septembre
1917 (Bois des Cauzières) à Verdun.
"Avant
l'attaque, je n'ai pas eu une seule minute l'impression que je
risquais d'être tué. J'avais la certitude de revenir.
Je
ne peux pas m'expliquer cet état d'âme. Et ce qu'il y a de
plus fort, c'est que j'ai puisé ma confiance dans une émotion
religieuse.
Il
y avait six ans que je n'avais pratiqué. Et là, dans la pampa,
j'ai éprouvé le besoin de prier. J'ai fait ma prière et j'ai
fait le vœu - que j'ai tenu - d'aller à confesse et de
communier.
A
ce moment là, il n'y avait plus rien de terrestre qui me
suffise, instinctivement. Je me suis mis à prier et je me suis
raccroché à ma croyance oubliée. C'est bizarre. Et après
avoir prié, je me suis senti plus fort, invulnérable. Ce n'est
qu'après la bataille, pendant les tirs de barrage abominables
qui duraient deux heures, que j'ai fait le sacrifice de ma vie
et que je me suis attendu à la mort".
Ce
soir une lettre de Fernande pose le problème religieux dans le
mariage, et pour les enfants d'une union…
Et
en même temps, un cri d'angoisse de Marthe devant la mort
menaçant sa mère gravement malade…
Le
20 février - Ogéviller.
Tirs
aux fusils-mitrailleurs R.S.C. à lunette.
Mauvaises
nouvelles de Sancey. Pourquoi me vient-il aux lèvres des
accents de "De Profundis"?
Louis
m'envoie un article d'un journal bisontin relatif aux blessures
d'amour-propre de ce crétin de Milleteau fils. "Officier
d'administration"… hélas!
Dans
sa lettre il note :
"La
légère satisfaction que ressent le pauvre poilu boueux se
grattant dans son trou, à la pensée qu'enfin le civil souffre
de la guerre ou que la panique saisit Paris à l'arrivée des
Gothas".
Le
21 février - Ogéviller.
Dispute
puis déjeuner avec le lieutenant Ducombeau.
Arrivée
du jeune sergent Stofflet.
Confidences
de F. sur les arrière-pensées, sympathies et antipathies des
gradés de la Compagnie.
Les
difficultés de conduite de ma 2ème Section
provenant de la dépréciation faite par certains sur mon
compte. B.F.
J'ai
défendu Fourquez auprès de Ducombeau. Ai-je réussi à le
détromper ! A lui montrer sous les apparences hirsutes et
bourrues le beau caractère de ce jeune homme mésestimé ?…
J'y
reviendrai. Plus je connais Fourquez plus je l'estime. Il est de
ceux qui gagnent infiniment à être vus sous la rude écorce.
Le contraire de Ducombeau qui a tout à perdre à être scruté,
sous le vernis astiqué, quel bois creux et vermoulu. Comment
celui-ci pourrait-il comprendre celui-là ? Hélas !
Clerc,
mon ancien voisin de lit au 35ème, l'homme de bronze
a été le professeur de Fourquez à Briançon.
A
la mobilisation appelé au 359ème R.I.
Secrétaire
du Colonel. A passé à l'ennemi en août 1914. Condamné à
mort par contumace.
Le
22 février - Ogeviller. C.R.B.B.
Journée
de relève. La Compagnie sera réserve de Bataillon.
Je
viens l'après-midi, prendre les consignes que me passe
l'ineffable Duthu…
Il
pleut. Ciel anxieux. Les maximalistes après avoir rompu les
négociations, font demi-tour et se mettent à genoux…
Que
sortira t-il grand Dieu de cette tourmente ?…
L'Allemagne
ne peut pas céder. Elle vaincra peut-être notre obstination
désespérée.
L'immense
Russie est réduite à merci. Non, c'est plus grave qu'un
étranglement, qu'un étouffement, qu'un écartèlement, car
dans une lutte où le fort terrasse le faible, le piétine ou le
déchire, l'âme insoumise, invincible, insaisissable peut
subsister prête aux revanches : témoin la Pologne, la Serbie…
Mais
ici la destruction, l'anéantissement sont complets. L'âme
russe a été tuée par les fous ou les traîtres qui l'ont
enivrée avant de la livrer au Prussien…
Écroulement
inouï. Le colosse russe, l'ours russe, le rouleau compresseur,
hélas ! Tout cela s'est évanoui comme ces constructions
gigantesques dont le vent certains soirs, nous menace dans le
ciel avec les nuées sombres et éphémères…
Le
23 février - Ogeviller. C.R.B.B.
Reconnaissance
du paysage, des défenses, des cheminements de contre-attaque…
Visite
au poste de la Vezouse…
Bonjour
à Feterly.
La
cloche dans la forêt - son support entre deux murs de sacs de
terre.
Une
couronne de feuillages et de fleurs de chardons autour
d'effigies ducales entre des couples de loups arc-boutés.
"Je
m'appelle Hyppolite-Hortense. J'ai pour parrain M. Alexandre
Hyppolite Coster
et
pour marraine Melle Marie-Joséphine Hortense
Henry".
Et
en bas sous un grand Christ Fonderie de A. Martin à Nancy.
De
l'autre côté :
Souscription
des habitants d'Herbevillers, l'abbé Aug. Royer étant curé,
Eug. Claudel Maire, 1876. Poids 430 kilos.
En
dessous un évêque avec un petit panier renfermant trois anges.
Et
je songe aux cloches qui faisaient chanter Lamartine, aux
cloches à l'ardente volée !… en épandant, comme un soupir
leur voix à la vallée.
Celle-ci
est muette. Et quand elle vibrera, ce sera un jour de terrible
alarme ; alerte aux gaz ! Épargnez-lui Seigneur -
épargnez-nous cette horreur.
Le
24 février - C.R.B.B.
Hier
soir, j'ai accompagné le lieutenant Ducombeau au poste de la
Vezouze.
Sa
frousse lui sort par tous les pores et toutes occasions, sous
tous prétextes.
Dimanche.
Messe dans la forêt.
Proposition
au grade d'officier. Fantaisie.
Au
poste de la Vezouse - Fourquez avec sa distraction - posant le
réseau derrière la sentinelle.
Russie,
pauvre ilote enivrée et battue.
Quand
je songe à cette rêverie que nous avions caressée d'une
grande et sainte Russie maternelle protectrice des peuples
faibles, contre la brutalité germanique, et que je me
représente la marche des divisions allemandes à travers cette
grande patrie de l'espoir, je sens quelque chose en moi qui
s'effondre…
Le
25 février - C.R.B.B.
Giboulées.
Fourquez en patrouille d'écoute devant Domèvre.
Le
sergent Stofflet raconte ses souvenirs du peloton spécial de
discipline. Beau sujet de nouvelle :
Après
le séjour dans la zone de bataille, l'arrivée au cantonnement
de repos à Mailly-Raineval.
Le
lieutenant Rabanit entrant dans la grange où sont couchés les
disciplinaires. L'ordre d'envelopper la maison de fils de fer.
Bref et violent dialogue :
-
Si on veut, grogne l'un.
-
Si on veut ! Si on ne veut pas, j'ai là de quoi vous faire
vouloir.
-
T'es trop petit pour nous faire peur.
-
Tais-toi, et lève-toi.
-
Faut pas croire que c'est ton pistolet qui me fera lever. T'es
trop lâche pour tirer, réplique-t-il en se levant.
-
Trop lâche !…
-
Oui, tire si t'es pas un fainéant…
Le
poignet du lieutenant se raidit, l'index eut une contraction
saccadée, et le disciplinaire s'effondra sur le sol comme une
masse.
Silence
sinistre. Tous les détenus se lèvent. Le cercle autour du
cadavre, les mains tendues : "Camarade, nous jurons de te
venger".
Puis
tous comme des dogues hargneux, s'étendirent à nouveau sur la
paille.
Quinze
jours après un 210 arrachait aux forçats le lieutenant Rabanit…
Le
26 février - C.R.B.B.
Lettre
de maman Letombe. Promenade par la nuit claire à la Vezouse.
La
pleine lune fait des nuits magnifiques et prépare un ciel pur
d'une douceur merveilleuse. C'est une promesse de printemps plus
suave peut-être que le printemps lui-même.
Dans
le grand bois calme et silencieux le travail de la végétation
n'a pas encore repris, et le travail de destruction fait trêve.
Pas un coup de canon, pas de coups de fusil. On oublie la guerre
dans les heures de loisir que le service laisse nombreuses dans
notre position en réserve.
Sieste
au soleil. Vol des souvenirs. 15 heures. Le Capitaine Portères
me fait appeler pour traduire le communiqué allemand capté par
le radio-télégraphiste.
C'est
le bulletin de victoires faciles en Russie, mais un bulletin
triomphal comme Napoléon lui-même n'en put pas rédiger. Ils
font leur avance là-bas, dans l'immense Russie en auto-camions
précédés d'auto-mitrailleuses…
Désastre
sans nom. Et ils proclament qu'ils sont accueillis en
libérateurs par les Russes que les maximalistes terrorisaient.
Les
villes pavoisent à l'arrivée de l'étranger. Beau résultat de
la mise en application de la doctrine qui se pique d'assurer le
bonheur universel.
C.R.B.B.
Pluie
matinale. Pluie inattendue. Journée de farniente. J'ai
bouquiné quelque peu - anglais - histoire.
Ma
Ma Ma Ma. Pourquoi m'écris-tu donc si peu, toi qui m'aimes tant
?
Pourquoi…
Toujours pourquoi. Tu me fais souffrir, tu ne me soutiens pas
moralement et je ne peux pas t'abandonner, me séparer de toi.
Car je sens et sais bien que tu m'aimes, d'un amour absolu.
Pourquoi le laisses-tu si sec. Tu pourrais me semble-t-il.
Voilà quatre ans que j'attends avec fidélité, avec patience
que tu décides à laisser ouvrir nos cœurs tout grands.
Et
ma détresse n'a fait que croître - avec la fuite de ma
jeunesse de cœur dont tu ne veux pas ou ne sais pas profiter.
Comme
j'aurais balayé, écarté tous ces fantômes qui m'assiègent,
si tu avais voulu remplir mon cœur. Je t'aurais inondée de mon
amour, je t'aurais convertie à mon idéal, je n'aurais pas à
tromper ma fringale avec des lettres de droite ou de gauche de
femmes qui voudraient m'aimer et que je ne veux et ne peux pas
aimer. J'aurais la paix du cœur si… hélas, si… mais tu ne
sais que te taire et aimer en cachette…
Le
28 février - C.R.B.B.
La
promesse de printemps s'est vite évanouie. Aujourd'hui la neige
tombe sans trouble, comme si elle était une visiteuse attendue.
A
la nuit tombante, tournée au poste de la Vezouse avec le
Capitaine. Retour dans la nuit obscure.
Nous
pataugeons dans la plaine, perdons la piste, trouvons les trous
d'obus, cela rappelle les plus mauvaises nuits de Verdun en
novembre.
Première
promesse de printemps.
La terre est
encor froide ainsi qu'une chair morte
Les flaques
d'eau figée au fond des trous d'obus
Font songer
aux yeux verts des blessés qu'on emporte
Les vieux
chaumes brisés, gisent sur les talus.
Nous avons cru
mourir de froid dans la tranchée
Nos regards
sont chargés d'un horrible décor
Des malheurs
plus affreux s'amassent en nuées
L'espoir reste
à genoux près de nos frères morts.
Pourtant voici
venir une douce journée
Le ciel bleu
nous sourit et le soleil câlin
Pose comme un
baiser la caresse dorée
Qu'il apporte
aux champs gris dans la paix du matin.
Aux alentours,
les lignes sont silencieuses
Et les fils de
la vierge argentent les genêts
Suspendant
notre rêve à la trame pieuse
Berçons
l'espoir tremblant du printemps qui renaît.
Bois Banal
26 février - 1er
mars 1918.
Le 1er
mars 1918
C.R.B.B.
Une
longue lettre de Galliot dont la forte personnalité se dessine
mieux pour moi.
Ses
paroles amères, acerbes, découragées, révoltées de Verdun,
c'était l'explosion de son clairvoyant patriotisme saignant.
Lettre intéressante - oriente recherches vers un organisme de
régénération national, vers groupement à constituer
d'hommes, de combattants à qui la guerre a servi de leçon -
qui ont en vue la lutte des intérêts généreux du pays contre
les intérêts particuliers des fonctionnaires. Questions à
revoir.
Lettre
de C. Je m'effraie des profondeurs où je sens descendre son
emprise. L'impasse. Quelles souffrances nous nous préparons
l'un à l'autre, mon Dieu ! Pourquoi prend-elle mon cœur et
cependant ne se décide pas à en ouvrir les coins les plus
riches. Pourquoi est-ce que je m'attache si profondément,
puisqu'elle est rebelle à mon idéal de vie et ne peut pas me
promettre tous les beaux enfants que je rêve désespérément.
Ah ! Si elle était chrétienne, comme elle m'aurait consolé
avec cette tendresse silencieuse et profonde, avec ce
dévouement dont elle est capable. Ah ! si elle était, si elle
avait été, si elle pouvait être une mère robuste, j'aurais
retrouvé la paix du cœur, la paix de l'âme, je ne serais pas
ici - nous serions heureux tous deux.
Le
2 mars - C.R.B.B. Miniéville.
Préparatifs
de relève.
L'officier
de la 9ème Compagnie qui vient prendre les consignes
est "bouché" à l'émeri.
Tournée
en ligne avec le Capitaine et le lieutenant Ducombeau. Aucun des
deux n'ose passer sur le bled pour éviter l'eau et la vase du
boyau.
Lettre
étonnante de Marie Mairey.
Le
souvenir de Maurice n'était pas pur. Le doute la tenaillait.
J'avais mis au point en janvier la pensée profonde de Maurice.
Elle semble apaisée par la mise au point que j'ai faite.
Ses
arrière-pensées sur l'éventuelle rupture.
Les
amours éphémères sont donc désespérées ?
Le
Capitaine Hendgrave - 11ème Compagnie, un vieux
soldat - Commandant la Compagnie "Cravache".
Plusieurs
cloches, sur son compte, plusieurs sons. En voici un beau :
La
Compagnie est rassemblée pour la montée en ligne. Les sections
déployées. Deux obus viennent tomber à une centaine de
mètres de la troupe prête à partir pour la relève.
La
plupart s'émotionnent à cette menace si proche des canons
ennemis. Alors de sa voix la plus virile et la plus calme,
Hendgrave commande :
"Compagnie
! Garde à vous ! Présentez armes !"
Puis,
reposez-armes. Et ensuite : droite et en avant.
Le
3 mars - Miniéville.
Embarqué
à Azerailles pour ma permission.
Réveil
chez une bonne vieille très sourde qui me raconte les succès
scolaires de ses petites filles algériennes : l'aînée a eu
"trois fois" son bachot, la seconde est institutrice,
elle fait la classe à quarante enfants de trois à quatre ans,
mais elle n'a pas achevé ses études, elle n'a que son… son,
la vieille ne sait plus bien, son brevet élémentaire, il lui
faut encore son brevet supérieur. La plus jeune va dans la
même école que l'aînée. C'est que le père est un homme
savant, il est conseiller technique des Ponts et Chaussées. Et
la pauvre vieille me sort une coupure jaunie d'un journal, la
liste des candidates reçues au brevet élémentaire d'Alger :
un nom (Melle Grappy) est souligné et la vieille de me dire :
-
Vous voyez que c'est vrai.
Mais
oui, bonne vieille, c'est bien vrai, votre bonne foi de Lorraine
ignorante ne connaît pas les vaniteux mensonges du monde
instruit.
Midi.
Le lieutenant Ducombeau avait pris l'initiative d'un coup de
main à exécuter sur D. (Domèvre ?).
Malgré
sa "trouille"…, il s'auto-encourageait par des
paroles sonores, des phrases qu'il trouvait heureuses, des
écoutes dans nos réseaux, des patrouilles d'étude dans le
bled, où pour "avoir ses gradés en main" il prenait
le bras à ses sergents…
Une
équipe choisie était désignée, entraînée.
On
attendait les vents propices : - vous verrez qu'avant le retour
du vent, il y aura quelqu'un qui se sera défilé, me dit
avant-hier l'aspirant. - Qui ? - Ducombeau, pardi. En effet, le
lieutenant Ducombeau est appelé à la D.I !
Le
4 mars - Seveux. Dijon. 7 heures.
La
grande cantine claire, propre, chauffée. Il y a progrès. La
guerre s'organise.
Souvenir
d'Azerailles où nous avons bu un litre de vin blanc au café
international. Les Français n'étaient pas en majorité.
Anglais,
Italiens, noirs, chantaient tous en leur langue particulière.
Tour de Babel.
16
heures. Dijon. J'ai cru gagner deux heures en prenant la ligne
Dijon. Le train escompté est supprimé… Je reste "en
carafe" toute la journée dans Dijon. Dieu que les heures
sont longues dans une grande ville où l'on ne connaît
personne, où l'on n'a rien à faire.
Déjeuner
à l'hôtel de Bourgogne. A une table voisine, une famille
nombreuse, le père, une jeune maman, trois admirables enfants.
Ce bonheur m'accable. Quelque chose pleure en moi. Et
l'obsession du bonheur gâché me revient. O souvenirs,
tristesse, deuil…
Le
train espéré est supprimé. En conséquence je dois passer la
nuit prochaine en route.
Le
5 mars - Verne.
Après
une nuit dans le baraquement de la gare de Besançon, j'arrive
à Baume, puis à Verne où il y a grand-fête. Louis, Alfred
sont là. L'on attend les amis invités. C'est grand-fête et
belle fête.
Le
gendarme apportant la Croix de guerre à Julien. Le 6 mars -
Schlafen (Dormir).
Le
7 mars - Le long et bon sommeil dans
mon lit jusqu'à onze heures.
Le
8 mars - Besançon.
Achat
de la ferme.
Maman,
Louis et moi chez Me Huot. L'affaire est réglée
vite et bien. Ce n'est pas un petit événement dans la vie de
la pauvre maison.
Orgueil
légitime de mes parents.
Satisfaction
peut-être suprême à ceux qui vont s'en aller…
Visite
à M. Mathiez.
J'en
sors atterré. Pour la première fois on me montre les indices
précurseurs d'une paix prochaine… et désastreuse. La
trahison russe va faire céder l'Angleterre qui a de beaux gages
pour discuter ; nous, nous serons les dindons de la farce, il
nous restera les yeux pour pleurer…
Mes
pauvres morts, vous êtes trahis. Malheureuse France. Et dans la
douleur du désespoir, j'entrevois que nous allons nous
entredéchirer…
Ma
foi vacille, et cette fois le sacrifice me semble absurde…
Cependant s'esquiver est indigne…
Que
devenir ? Que faire ? Je me ferai Papou, hurlait Galliot à
Verdun, Papou ! Vous-dis je, Papou. On y est moins mal que dans
ce pays de jean-foutres.
Le
9 mars - Besançon.
Départ
de Louis.
Papa
vient à Besançon.
Visite
(illisible) à Mme Mercier.
Ein
Besuch zu C. Das Gewitter ist vermeiden.. Warten. Warten. Was
werden. Mutter hasst nicht mehr Emmy. Ich weiss nicht ob ich sie
noch lieben kann... dieser grässlichen ewiger Krieg ist ein
Elend.
(Une
visite à C. L'orage est évité. Attendre. Attendre. Que
devenir. Maman ne hait plus Emmy. Je ne sais pas si je peux
l'aimer encore... Cette affreuse guerre sans fin est une
misère.)
Le
10 mars - Besançon.
Nachmittag
(après-midi) mit C.
Carmen
avec Camille Fourgeot.
Rencontre
émue de Mme Moll et sa Louisette. De Joriot, retour
d'Allemagne.
Immense
lassitude morale à voir cette salle de théâtre bondée de
civils insouciants tandis que là-haut, on souffre tant.
Le
11 mars - Journée à Baume. Maternel
accueil à Verne.
Le
12 mars - Verne. Farniente…
Le
13 mars - Verne.
J'ai
hersé ce matin les champs du Bout de Verdot et bricolé cet
après-midi à l'atelier et au jardin.
Emma
me remet des paquets de lettres de M. Je n'ai pas osé les
ouvrir.
Le
14 mars - Sancey-le-Grand.
Montée
à Sancey.
Marthe
heureuse et belle et au fond inquiète et triste.
Au
retour, fatigue physique, incertitude et lassitude.
Symbole
à la halte dans la nuit, au fond du ravin de Pont-les-Moulins
sur le bord de la route.
Le
15 mars - Verne.
Je
devais aller à Montbéliard… peut-être à Belfort. Je n'en
ai pas eu le courage. Je suis resté.
Bricole
auprès de Maman. (Regret de n'avoir pas rendu visite à Maman
Colin mais soulagement).
Le
16 mars - Verne.
Dernier
jour… Je m'enlace aux dernières petites joies de la maison.
Je fais tout lentement : lever, toilette, déjeuner aux gaudes,
causerie avec Maman qui cuisine…
Après-midi,
je roule jusqu'à Baume, via Luxiol - Fontenotte.
Ai
croisé Marthe et Adrienne T.
Le
17 mars - Besançon.
L'avenir
n'est à personne. (…Quatre lignes en allemand illisibles…)
M.
Fourgeot vient déjeuner avec Camille et moi à la Couronne.
J'ai
une émotion extraordinaire à l'arrivée du train, à revoir
mon brave vieux maître.
Le
18 mars - Besançon. En route vers le
front.
Départ
par Gray - Épinal - Blainville.
Types
de voyage.
L'aspirant
Casanova - corse - fougueux - air crâne et franc.
L'abbé
Piéri - des Pyrénées-orientales - lèvres sensuelles -
attitude paresseuse - caractère identique - âme trop grasse.
J'évoque la figure ascétique du missionnaire Prunier.
Le
soldat Bressard - mon ex-coureur du Chemin des Dames -
honnêteté conditionnelle - indélicatesse et bon cœur - ses
aventures en mer dans les ports - chez sa marraine - bon soldat
- cadet de Gascogne.
Le
mutilé jouant de la flûte dans la cantine de la gare de
Blainville.
Le
19 mars - Baccarat. Hablainville.
G.C.2.
Arrivée
lasse à Baccarat.
Rééquipement
rapide à Hablainville.
L'impolitesse
du sergent-major.
Le
mauvais moment de cafard entre la marée mourante de ma
permission et le reflux vers la ligne de feu.
Les
paquets de lettres : une de ma pauvre Emmy - Noël.
La
montée en ligne, sac au dos. Le secteur s'est gâté. Les
routes sont repérées - bombardées - ça sent le secteur
agité.
Le
salut loyal et spontané de mes deux bons soldats Barget et
Davidou. Dès l'arrivée à la tranchée, la Stimmung navrante
se dissipe. L'air redevient salubre.
Dans
la soirée, émission de gaz, les Boches semblent la traiter par
le dédain. Pas un signe de réception ni de réaction.
Les
préparatifs du génie - Sapes - Bouteilles - Tuyaux - Vent… -
de l'Infirmerie - Masques - Évacuation.
L'exécution
heure H : le crépitement des mitrailleuses. L'artillerie.
L'attente. Les fusées vertes. Les cloches là-bas. Les nuages
sur la lune. Le silence. Fin d'alerte.
Le
20 mars - G.C.2.
Lettre
de Marthe où je trouve cette phrase qui me bouleverse et
m'étreint comme une prophétie.
"Si vous
pleuriez, ce serait finalement vous qui devriez me
consoler". Le discours du Grafen Hertling est une rupture
de pont, une annonce de l'ouverture, la fameuse offensive, la
G.O.G.
Le
21 mars - G.C.2.
Nuit
calme.
Mauvaise
volonté de Bécherand.
Reste
couché après l'alerte.
Après-midi,
obus sur le boyau d'accès. Avion vérifiant résultats en
rasant le sol.
Le
22 mars - G.C.2.
Arrivée
du sergent Bracquart. Caporal Achard. Délivrance.
Toute
la nuit bombardement par obus spéciaux de nos deuxièmes
lignes. Nuit claire où bruissent les obus de passage. A quatre
heures les indices d'un coup de main contre nous se multiplient.
L'alerte.
Que
chacun porte le masque pendu au cou. Les hommes du groupe de
contre-attaque reçoivent leurs grenades.
Les
autres vont à leurs postes de combat. Repli dans les réduits.
Fermeture des portes et boyaux.
Je
prépare mon Tissot, les fusées signaux, mon revolver. Je vais
à chaque poste (Valentini au fond de la sape…).
Nous
sommes parés.
Je
me poste en écoute sur le bled. Bruits suspects…
Une
fusée, un V.B, des bruits de pas précipités. Les Boches
s'enfuient. Rafales -Silence -Le jus -Le repos -Les visites.
22
heures. Ronde silencieuse.
23
heures - Minuit. Note très grave du C.A. il faut s'attendre aux
heures tragiques. Je ne regrette pas d'être resté. Je suis
fier comme un chrétien peut l'être, de me trouver en face du
sacrifice.
Le
23 mars - G.C.2.
9
heures.
A
trois heures, encore une patrouille boche dans nos réseaux.
Quelques obus V.B. la font fuir.
A
cinq heures brusque convulsion des lignes à notre gauche -
encore mes comtois à la peine. Quelque coup de main mal reçu.
Des
pièces allemandes tirent au loin et pourtant le coup de départ
ébranle l'abri.
Visite
du Capitaine Portères.
Conseils
en cas d'attaque - Répétition de l'exercice de combat : bondir
à son poste.
La
sortie de la sape, le feu commencé en douze secondes…
"Bravo mes tigres".
Nuit
claire. Patrouille de réseau ; un volontaire : Deheurme. Les
autres iront réparer les chicanes que nous avons découvertes.
23
heures. Les Boches chantent à tue-tête dans Domèvre ??
Les
gars du 35ème dans le coup de main repoussé ce
matin ont eu un blessé. Ils ont fait cinq prisonniers Boches
sur les fils barbelés. Bravo. Ce succès encourage, réconforte
les miens, les excite à être calmes et agiles.
C'est
une question de vitesse et de sang-froid.
Le
24 mars - Miniéville. G.C.2.
Lettre
à Marthe.
Lettre
à ma Camille.
Un
dimanche radieux ; mais il faut vivre enterré près d'une
bougie que les explosions éteignent.
La
relève ce soir. Je suis content de mes hommes. Je ne les
connaissais pas. (3ème et 4ème Section
écrémées de leurs meilleurs éléments, ceux-ci réservés au
coup de main). Ils m'ont surpris par leur veille consciencieuse
et leur bonne volonté, dans l'ensemble, à faire de leur mieux.
Je
leur offre un quart de vin pour donner du jarret durant la
marche de ce soir.
A
l'entrée d'une sape, dans un rideau de soleil qui l'égaie, la
réchauffe et l'idéalise, je lis une page de mon Imitation.
Et
la bête égoïste, inquiète, avide s'est tue ; "l'hôte
inconnu" règne sans partage pour une belle heure. Je suis
content d'être à l'épreuve, d'avoir reçu, gardé une des
dernières places ; déjà je sens la joie naissante de celui à
qui on vient dire : "Montez plus haut". Étrange
nature que la nôtre qui aspire à la souffrance et au sacrifice
avec autant de force qu'à la jouissance égoïste.
Je
suis relevé par le lieutenant Mounier, de la 11ème
Compagnie. Un des rares officiers quittant un poste tranquille
pour un poste dangereux. Mounier vient de l'E.M. à la veille de
l'offensive.
Rentrée
à Miniéville par un beau clair de lune.
Le
25 mars - Miniéville.
Ironique
nuit de repos… Coucher à vingt et une heures, à minuit,
bombardement proche, explosifs et asphyxiants. Il faut se
réfugier dans un abri, le masque sur le visage, jusqu'à trois
heures. A cinq heures, furieuse canonnade. Alerte. Demande de
barrage. Il faut porter la section à la position de résistance…
et attendre que le calme revienne vers sept heures.
Les
nouvelles sont désastreuses : les Anglais attaqués sont
enfoncés.
Ahurissant
communiqué officiel annonçant le bombardement de Paris par
pièce portant à plus de cent kilomètres. Les civils sont
peut-être affolés, mais les soldats ne croient pas à ce canon
phénoménal.
Les
Boches sont vraiment d'habiles directeurs de théâtre. La
tragédie qu'ils dirigent a des surprises
"kolossales". Cependant s'ils croient nous abattre,
nous épouvanter, ils se trompent. Le vent de France sait
souffler le sursum corda plus fort que leurs diaboliques manœuvres
ne sauraient l'étouffer.
Nous
retrouvons les angoisses et les réactions d'énergie de
l'automne 1914…
Au
repas du soir, on commente les nouvelles : je bois mes larmes,
et serre les dents pour ne pas sangloter devant tout le monde.
Le
26 mars - Miniéville.
Nuit
calme. Réveil matinal afin de rassembler les hommes pour le
travail.
"sans
jus, il n'y a rien à faire", disent les poilus paresseux
sans quitter leur paille.
11
heures. Noyon serait repris ! Ma pensée reste accrochée et
saignante au paysage d'entre Somme et Oise. Quel malheur.
Le
27 mars - Miniéville.
Halte
dans le calvaire : le communiqué boche dit : "situation
sans changement". Il signale aussi l'intervention des
Français. Nous, toujours nous ! Et dire qu'il n'y a que nous
qui soyons de taille à lutter contre le Boche.
Si
on tient compte des infériorités de notre organisation, de
notre outillage, de notre tempérament insouciant, il faut bien
croire même que nous sommes des soldats incomparables.
Tout
cependant décourage le simple soldat et le petit gradé. Un
fait typique était l'avortement de ce projet de coup de main
qui avait été monté dans la Compagnie. On cherche des
volontaires, on sélectionne les types, on les prépare
physiquement, moralement à cette crise brusque où leur vie est
en jeu. Un officier, le lieutenant Ducombeau, est tout feu, tout
flamme. Il pond un projet sur le papier (parfait !) - accompagne
une écoute préparatoire, rabâche que les poilus vont gagner
la croix, lui la légion d'Honneur : il lui faut la légion
d'Honneur. Cette belle ardeur part comme une bulle de savon. Le
Monsieur attendait de jour en jour d'être appelé à l'E.M. et
cela arrive comme par hasard, la veille du coup de main.
Premier
retard. Un deuxième officier prend la direction du coup de main
projeté - (lieutenant Carlier) mais encore comme par hasard, il
tombe malade le jour où le vent devient favorable. Le coup de
main est ajourné.
Le
28 mars - Miniéville.
Mon
trente-sixième anniversaire.
Tout
m'est indifférent sous l'accablement des mauvaises nouvelles
où je crois entendre des craquements sinistres avant-coureurs
de l'effondrement de notre espoir.
Mon
sort est un grain de sable sans importance au milieu d'une
pareille tourmente.
Le
bruit court que les Allemands on pris Compiègne… j'ai les
boyaux serrés d'angoisse.
Seigneur,
ayez pitié de nous.
La
Compagnie pose du fil barbelé devant la pièce contre tanks !
Le
29 mars - Dies irae ! Dies illa !
Seigneur nous gravissons avec vous un dur Calvaire.
Ma
tête bourdonne, mon front est brûlant, il tombe une pluie
glacée, le canon hurle à la mort, les bruits sinistres
semblent les avant-coureurs de l'immense catastrophe où
sombrerait la France et l'empire britannique.
Mes
camarades insouciants ou inconscients chantonnent, plaisantent.
Je ne puis pas arracher de moi ce vêtement d'inquiétude qui me
fait grelotter d'angoisse.
La
vierge tragique et douloureuse dans la chapelle éventrée de
Miniéville.
Petite
statuette de plâtre à l'air candide, l'obus en la blessant en
a fait une femme déchirée par la souffrance et une sainte en
colère faisant le geste de la malédiction.
Le
29 mars - Contre-coup de nos revers sur ma propre destinée.
Quand
je sens la France meurtrie, défaite, je te sens plus que
lointaine ma pauvre Emmy. Je te regarde avec des yeux durs,
presque hostiles et mes lèvres murmurent tristement :
impossible !… C'est les seuls moments et le seul cas où je ne
sens plus de désir de te revoir, où je suis entraîné à me
détourner de toi.
Pâques.
J'ai fait, ma bien-aimée le rêve que tu étais arrivée à la
maison. Ma mère, mes sœurs te faisaient fête. Je souffrais
d'arriver en retard et de ne pas te trouver de suite.
Ce
matin, j'ai voulu me purifier et communier. C'est Pâques et je
vais monter en ligne. J'ai parlé de toi à l'aumônier. Il m'a
dit que la guerre n'est pas une raison valable pour renoncer à
des fiançailles, que Dieu me commande de rester fidèle -
Attentes !
Le
30 mars - Miniéville.
Les
nouvelles sont moins mauvaises. Les bleus "poilus"
sont intervenus et les Boches ont sentit aussitôt le "on
ne passe pas" de notre race irréductible.
A
l'arrière le grand danger a fait toutes les mains françaises
se serrer à nouveau. Une seule angoisse, une seule âme, un
seul ennemi.
En
1636 les Boches étaient arrivés à Corbie. Grand émoi !
Ardente union serrée autour du Cardinal peu aimé.
Aujourd'hui,
même élan autour du vieux Clémenceau que beaucoup ne peuvent
sentir. Nous sommes toujours les mêmes. Mais toujours d'un
ressort imprévu.
Les
Barbares devront rebrousser chemin.
Réseau
à placer - mais bombardement oblige aussi à rebrousser chemin.
Un
obus de la pièce à longue portée défonce une église pendant
l'office du Vendredi-Saint - soixante-quinze morts -
quatre-vingt quinze blessés - horreur !
Lettres.
La belle photo de maman.
La
plainte de Camille.
L'ennui
de Marthe.
Pensée
d'Emmy.
Le
31 mars - Miniéville.
Soir.
G.C. Siam. (N.D. de Lorette).
Nouvelle
vie.
J'ai
eu enfin le courage de fêter Pâques comme il convenait, comme
je me devais avant de monter en ligne : les dures et
réconfortantes paroles de l'aumônier.
(…une
ligne grattée, illisible…)
Émouvante
minute : "Prions, mes frères pour nos camarades qui vont
tomber aujourd'hui dans la bataille".
"Mon
Dieu ne veut pas la guerre ! Il est de la grande paix éternelle
et lumineuse. Dieu de veut pas la guerre, mais il la permet, il
laisse les hommes égarés se punir eux-mêmes !"
Sermon
de Paques, l'aumônier X… dans la sacristie de l'église
effondrée de Miniéville.
La
communion parmi ces ruines, c'est une fleur d'espoir et de
courage sous la neige…
L'horrible
…
Nous
sommes relevés par des Américains dans l'ancien secteur de
l'Avre.
Montée
en ligne vers N.D de Lorette à la nuit tombante.
Je
relève le sous-lieutenant Riquier - 2ème Compagnie
du 35ème. Un prêtre ou un artiste. Physionomie sans
cesse en mouvement. Gestes abondants. Jeu des paupières. Grande
obligeance.
Notes de mars.
Mois
de mars. Mois incertain et décevant. Mois des espoirs et des
giboulées, du soleil, du brouillard, des doutes inquiets.
J'ai
eu tout cela, et voici pour finir une fête de Pâques atroce.
Beaux
jours ensoleillés de ma permission. Détresse passagère.
Attente de l'attaque. Veille fiévreuse en première ligne.
Jours mornes sans nouvelles par temps de brume à Miniéville et
bombardement déprimant. La vie au fond des caves.
La
grande offensive déclanchée. Les nouvelles angoissantes. Le
frisson de la catastrophe. L'espoir accroché à l'armée
française. Soif de sacrifice, résolution : "Je
maintiendrai".
Le
rétablissement. Premières nouvelles meilleures.
"Es
muss doch Frühling werden".
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