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Front de l'Oise - Gournay -
(Partie
1)
"Fiat
voluntas tua"
Le 26
novembre 1916
Gournay-sur-Aronde.
Dernier dimanche après la Pentecôte. Dernier dimanche où le
prêtre porte la chasuble verte. Évangile redoutable :
"Malheur aux femmes enceintes et aux nourrices ; malheur à
celui qui sera dans son champ et retournera dans sa maison,
quand viendra le jour de la grand désolation…. Après le
tableau effarant la peinture magnifique en quelques traits
éblouissants de la libération des âmes élues, du triomphe de
Dieu, dont le règne arrive…
"
Nous avons déjà le jour de la grande désolation et le malheur
pèse sur les femmes et les ruines s'étendent sur le monde.
Mais le règne de Dieu semble s'éloigner et la guerre, après
le premier élan de ferveur dans les âmes, à force de durer,
matérialise les cœurs. Veillons à entretenir la Vie morale,
la vie religieuse, ouvrons nos âmes à l'Esprit saint.
Durant
tout l'Office j'ai regardé ma vie. Un trou noir. Des échos de
Dies Irae ; et des murmures de "Miserere mei" ou de
"De profundis clamavi at te, Domine".
Vie
stérile. Vie caillouteuse, avec des gouffres noirs. Il faut
sortir des bas-fonds. Mon Dieu, donnez-moi l'adversité, si
c'est à ce prix que je remonterai à la vie féconde, à la vie
ardente, à la vie éternelle - J'ai soif d'expiation. Oh ! Que
mon âme est lourde ! Jamais je n'ai plus ardemment accepté les
épreuves.
Je
me promets de ne pas esquiver le danger, les horreurs de la
lutte. Je ne ferai rien pour bénéficier de la circulaire qui
peut me faire mettre à l'abri.
Je
m'abandonne à la volonté divine. Si un jour on vient me dire
qu'il faut monter aux tranchées et prendre ma part, je dirai :
"Seigneur que votre sainte volonté soit faite et que votre
nom soit béni, que votre gloire mon Dieu se nourrisse des
épreuves qu'il vous plaira de m'envoyer. Pourvu que je sois
pardonné et que votre amour grandisse. Frappez donc, Seigneur,
je suis votre serviteur".
Le
27 novembre - J'ai eu la chance de
trouver dans la bibliothèque de l'hôtesse "l'Introduction
à la vie dévote"
- et celle d'avoir quelques heures cet après-midi pour m'en
régaler. J'aime ce langage hardi, du XVIème
siècle, qui a de si savoureuses expressions et une franchise
que nous avons perdues.
Les
jolies et pénétrantes pages sur les amitiés et l'amour, sur
la vraie pauvreté ! Un complément de l'Imitation. Je suis
étonné qu'un livre si sain et si intéressant soit si peu
répandu. Il y a là quelques pages que j'aurais voulu lire à
dix-huit ans, dont j'avais besoin et que je n'ai pas trouvées.
Des conseils nécessaires qui ne sont pas venus ; le courageux
et affectueux et clairvoyant auteur…
Le
28 novembre - Mon tour de
permission s'approche. Je n'en éprouve qu'une certaine
inquiétude vague. J'ai une appréhension de partir vers les
lieux chers, à la pensée que je n'y verrai pas les yeux
recherchés et que je puis y rencontrer ceux dont le regard me
sera comme un heurt sur une plaie mal guérie. Les deux Mme B.,
ni brouille ni choc entre nous, et pourtant quelle meurtrissure
que le silence.
Je
ressens presque de la haine pour cette indifférence égoïste
quand tant d'autres souffrent.
Dans
les œuvres de Saint François de Sales :
"Malheur
à celui qui a le cœur double et les lèvres trompeuses".
Le
29 novembre - Journée brumeuse.
Je suis las. Mme Perrot, du château, vient se plaindre que les
soldats lui volent son bois.
Le
28 novembre - Hier un Médecin-inspecteur a parcouru le
cantonnement en l'absence et à l'insu du Commandant. Violente
scène au brancardier qui n'a pas rendu compte.
-
Dôle est rentré de permission.
Le
sergent-major Lacomme qui l'a remplacé va me quitter. Celui-ci
est un jeune - actif, l'esprit alerte, ambitieux. Il a de
l'étoffe.
-
Maria m'envoie le livre discuté âprement "Au dessus de la
mêlée" de R. Rolland. Délicatesse sans cesse en éveil.
Intelligence limitée, mais cœur riche.
-
Lettre de ma "forêt dénudée et frissonnante". Elle
est changée. On l'a peuplée de prisonniers boches, on l'a
industrialisée. Berta me dit que :
C'est
un curieux spectacle de voir passer les locomotives essoufflées
et bruyantes sous la haute futaie autrefois si reposante et si
calme".
-
Dôle est rentré de permission… J'avais
espéré partir à son retour et c'est le Commandant qui s'en
va. Mon tour est reporté à une date ultérieure. J'aurai
attendu dix mois cette détente qui n'en sera pas une, puisque
je serai seul. Je préférerais presque ne pas partir. Seule la
perspective d'être à Noël chez nous et de donner à la table
de Verne un rayon d'espoir ce jour-là, me colore un peu la
perspective grise d'une permission sans apaisement à la
fringale qui me tenaille et m'ôte les forces…
-
Mme Perrot du Vernay est venue assurer que son voleur de bois
était l'ordonnance d'un lieutenant. "Je ne puis penser que
mes fils se conduisent ainsi", me dit-elle.
La
chapardise habituelle à la troupe, la paresse incroyable des
troupiers, le gaspillage en pain, en vêtements, tout cela fait
souffrir cette brave femme. Sa fille, une grosse enfant blonde,
massive au point de faire supposer qu'elle descend des bords de
la Sprée, donne en consolation le premier commandement du
soldat.
"Aujourd'hui
le travail ne feras qui demain sur ton camarade retombera".
Les
boches menacent Bucarest… Cette retraite douloureuse des
Roumains me fait plus souffrir que l'invasion insoupçonnée de
la France au mois d'août. Je suis accablé de tristesse et
d'inquiétude. Est-ce qu'on prendra les mesures nécessaires à
l'étouffement de ce Dragon monstrueux du Germanisme en furie ?
Le 1er
décembre 1916
Le
Commandant est parti en permission à midi, comme un sanglier,
selon son habitude.
Pas
le temps de soigner les pièces, pas le temps d'entendre Mme
Perrot, la châtelaine. Ce m'est une occasion d'être aimable
envers cette brave femme qui venait se plaindre du vol de son
bois de chauffage par la troupe. Enquête faite, elle vient,
indignée, dénoncer l'ordonnance d'un officier comme l'auteur
du larcin et l'officier comme le vrai coupable.
Nous
causons de Gournay ; de fil en aiguille on en arrive à
l'historique du château et à l'offre toute spontanée de sa
part, de mettre sa bibliothèque à ma disposition.
Quelle
aubaine !
J'en
viens. Tous les genres. Un choix énorme d'ouvrages. En restant
ici je pourrais presque continuer ou plutôt reprendre mes
études.
Je
rentre avec une brassée de livres :
Histoire
de la région Compiègne-Noyon.
La
politique allemande de Von Bülow.
L'avant-guerre
de Daudet.
Aus
einer kleinen Garnison, von Bilse.
Le
livre de Job.
Les
foules de Lourdes d'Huysmans.
Le
livre de mes fils de Doumer.
Je
suis heureux comme un roi.
Le
2 décembre - Le chef de Bataillon
Satger du 417ème remplace le Commandant de Goÿs.
Autre tempérament, moins nerveux, moins volontaire, presque
papa. Laisse l'initiative pour les détails du service.
20
heures. Oh ! Mon Dieu, quelle émotion. Le lieutenant Malderet,
rentrant de permission nous raconte au sujet d'un bruit qui
court sur la chute de Briand qu'un cabinet Caillaux va prendre
la succession !
Caillaux
! Comme à la mort d'Henri IV on pourrait s'écrier : "La
France va tomber en d'étranges mains". Caillaux ! Mon sang
n'a fait qu'un tour, j'ai senti mes intestins se nouer
d'angoisse.
Caillaux
! J'ai encore cette honte atroce éprouvée autrefois en Hanovre
pendant la crise d'Agadir,
quand il négociait pour céder à l'Allemagne un morceau de
notre chair,
lorsque je lisais dans les feuilles de là-bas, in "der
Käseblättern", cet éloge qui m'est resté comme la
cicatrice d'une brûlure : "Herr Caillaux ist ein sehr
ehrlicher Mann". On l'opposait au "Delcassé und sa
clique"…
Ah
! Que cet éloge de notre homme d'État par eux m'avait fait mal
et honte. Je le sens encore aujourd'hui, et j'en ai peur… La
France serait perdue. C'est l'acceptation de la défaite.
A
table nous en avons causé. On a discuté des éventualités
politiques. On cherche l'homme de la situation, on ne le trouve
pas, on ne le voit pas, du moins on sait qu'il n'existe pas dans
le monde politique. Tous ceux venant de cette source sont
contaminés… La belle occasion si les royalistes avaient un
homme, autre chose que cet oripeau de Philippe.
Berton
et un autre sous-officier ont prononcé le nom d'Albert 1er.
Ç'a été pour moi un éblouissement… Je n'y avais jamais
songé. Oui, c'est cela. Ecce homo, ecce vir, pour assurer la
permanence de la France éternelle… Quel coup d'air pur après
la bouffée Caillaux.
3
décembre - Toute la nuit, j'ai été poursuivi par les
deux émotions d'hier : Caillaux la honte, et la blonde Mlle
Perrot qui m'a lu délicieusement une page de Loti, dans
l'Illustration qui est le développement artistique de ce que
j'avais pris en note le 22 juillet et le 29 septembre.
Oh
! Cette jeune femme blonde sous l'abat-jour mauve avec sa voix
suave m'a donné la nostalgie d'un foyer…
L'hôtesse,
Mme Lef. Chr. est venue veiller auprès de moi hier au soir pour
me tenter. J'ai peur d'elle et de moi. Seigneur, venez à mon
aide que je ne succombe pas, si bas…
Le
Commandant Satger rencontré a la porte de l'église me serre la
main… L'aumônier divisionnaire a officié - en violet -
sermon démonstration. Ce genre est irrémédiablement froid. La
religion nécessaire, Dieu inévitable : un créateur, un père,
un bienfaiteur - oui, c'est incontestable, mais il ne suffit pas
que cela apparaisse incontestable pour pouvoir prier avec
ferveur, il faut une température spéciale du cœur, une
émotion ardente et avide que les raisonnements glacent.
Mon
dieu, je vous aime tout simplement.
Ravenet
m'emmène auprès de Durand à Moyenneville. Toujours le même
accueil cordial et loyal.
Discussion
épique à midi avec Grandclaude qui rabâche les vieux clichés
sur l'iniquité des conquêtes coloniales et justifie ou paraît
vouloir justifier l'agression allemande par ces antécédents
immoraux dont nous nous étions rendus coupables envers les
races dites inférieures - il approuve l'Allemagne d'avoir voulu
se donner du large puisque nous lui avions fermé tous les
débouchés : Maroc, Bagdad, etc.
"Si
Caillaux avait été au ministère nous n'aurions pas eu la
guerre". Phrase impie. Les journaux ne soufflent pas mot de
ces rumeurs…
Le
5 décembre - Toute la nuit le souvenir de Mad. m'a
hanté ! J'étais marié à une autre femme qui me semblait
étrangère, presque hostile, alors que tout le flot de mes
forces d'affections coulait vers l'élue de la première heure,
vers l'unique, vers celle qui était vraiment le complément de
ma vie, celle qui aurait pu et dû être l'épouse et la Mère
incomparables… Oh ! Mon Dieu, pourquoi ne nous avez-vous pas
réunis à l'heure propice, pourquoi avez-vous jeté par deux
fois l'écueil sur notre route : une première fois
l'Autrichien, une deuxième fois cette pauvre petite ?…
Pourquoi…
Le
5 décembre - 22 heures - J'ai été heurté encore une
fois à midi par l'effrontée paresse de Ravenet.
Coup
des voitures et du bois de chauffage. Ce soir Durand et Lambert
viennent s'inviter à dîner - obligatoirement chez Ravenet -
obligatoirement je dois aller dîner avec ce sinistre loustic
malgré mon irritation intérieure.
Durand
nous a chanté de sa voix chaude et émouvante "Le
Toréador". Évocation des beaux jours de Pierrefonds.
Après dîner Ravenet éprouve le besoin de nous entraîner à
son lupanar habituel - Judicelli et le commerce des cartes
pornographiques.
Le
Commandant Satger me laisse la bride sur le cou pour toutes les
questions de détail, alors que de Goÿs centralise
impérieusement tout et tout, jusqu'aux détails les plus
mesquins. Pourtant la forte poigne du maître, du chef manque
déjà ; cela se sent.
Le
6 décembre - Temps gris. Anxiété au sujet de ces
pauvres Roumains.
Les
Boches ont voté la loi sur la mobilisation de la population
civile.
On
peut en dire ce que l'on voudra, mais la mesure est inouïe.
C'est plus que grand. Effort immense d'un peuple innombrable qui
ne veut pas céder ni déchoir, encore moins mourir. Effort d'un
peuple formidable et forcené qui s'entête à développer sa
croissance au-delà de la mesure. Qu'était en comparaison ce
que la fameuse levée en masse de 92 a donné. Que les
prescriptions de leur loi impérieuse seront plus efficaces que
les discours même enflammés de Saint-Just. Qu'est-ce que nous
opposerons à cette sauvage énergie : le graisseux Joffre, le
mielleux Briand, les décors séniles de nos Ribot, Bourgeois et
autres braves gens qui n'ont que le tort et le défaut criminels
aujourd'hui d'être fatigués ou usés - ou dilettantes…
L'Angleterre
semble elle, en alarme. Lloyd George casse la vaisselle et
claque la porte. J'espère qu'il va revenir avec une équipe et
les énergies des temps héroïques, maître écouté et obéi.
Le salut est là.
L'Europe
est en péril, et nous avons ces honteux spectacles - pour nous
- de la Grèce en révolte et de la Roumanie égorgée - par
notre faute, à nous Alliés…
Une
scène de bureau.
Mme
Bourbier a demandé et obtenu l'autre jour une équipe
d'ouvriers agricoles. Quelques jours plus tard, je vais lui
demander une voiture à emprunter, elle m'oppose un refus fondé
sur une raison si peu vraisemblable qu'elle éprouve le besoin
de me dire qu'elle ne ment pas…
Hier,
nouvelle demande de batteurs pour une journée - accordée. Mais
quand le travail est en train, elle vient rectifier les termes
de sa demande, disant que c'est par malentendu qu'elle a
demandé les hommes pour un jour, lundi, qu'elle voulait dire :
à partir de lundi pour la semaine.
Je
lis son jeu, et je me souviens de son refus. J'ai la malice de
lui faire payer un peu cela : je lui dis qu'il y a une
différence énorme entre une semaine et un jour, que ce sera
très difficile à obtenir du Commandant, bref je grossis les
difficultés et ne montre aucune bonne volonté spéciale à
seconder sa démarche. Elle me devine je crois, ou se rappelle
le refus d'un léger service qu'elle m'a fait essuyer, car toute
humble, et confuse un peu, elle me chuchote :
"Oh
! Dites Monsieur, insistez auprès du Commandant, je vous en
serai reconnaissante, je vous donnerai un poulet si cela vous
fait plaisir".
Alors
méchant et vaincu tout à la fois je lui dis : Madame, vous me
faites une injure que je ne croyais pas avoir méritée. Je
transmettrai votre demande de mon mieux, ce n'est que mon simple
devoir.
Elle
est devenue rouge comme une pivoine. Elle a eu ses hommes.
Visite
au château. Mme Perrot me reçoit avec son affabilité
coutumière, me présente à son mari, chef d'escadron
d'Artillerie en permission - un beau masque - de la belle race.
Je
ne sais où elle a deviné cela, mais elle dit au cours de la
conversation : "Tu sais, M. Cœurdevey est très
"Action française". Un professeur d'histoire qui sert
la bonne cause…"
7
décembre - 18 heures 30. Bucarest est pris. Rodzianko,
Asquith,
Lloyd George démissionnent, en France au Parlement, on bavarde.
Je viens de l'église. Les "Kyrie eleison" avaient un
accent tragique. Toute l'horreur des premiers temps où l'homme
effaré sentait peser la main de Dieu…
Que
d'horreurs. Mon Dieu, je vois les hordes allemandes faire du pas
cadencé dans les rues de cette grande ville, les magasins hier
brillants, aujourd'hui pillés, de pauvres gens apeurés,
terrés dans les caves pendant que les bottes font trembler les
escaliers, j'aperçois les bataillons découragés, débandés,
poursuivis par les uhlans, et puis surtout ce rideau de fer qui
s'avance à travers cette plaine roumaine et isole de
l'humanité des familles et encore des familles de tout ce qui
faisait leur vie morale. Les hommes fuient, reculent, les
femmes, les enfants, les vieillards restent noyés dans
l'invasion et les voilà séparés pour combien de temps de leur
mari, de leurs frères, de leurs fils ?
J'ai
achevé hier au soir le "Livre de mes fils" - rien de
transcendant, mais une haute inspiration morale - ouvrage
laïque. Pas un mot de la vie religieuse.
Des
sujets ardus, des chapitres ingrats, où la pensée forte n'a
pas l'expression toujours brillante.
Un
livre utile. Un bon livre pour les jeunes gens. A lire avec
fruit quand on a dix-huit ans.
La
première phrase est une profession de foi d'une belle jeunesse.
Sache vouloir, fais ce que dois.
J'ai
cueilli : "Un homme n'est grand que s'il a vu la mort de
près et l'a regardée en face, froid et impassible".
Et
cette citation de Michelet que les Allemands connaissent bien :
"Avec elle, la France, rien n'est fini, c'est toujours à
recommencer".
Idées
saines sur le Mariage, la dépopulation, la Guerre.
Indications
"sur l'historique de chaque famille".
Ce
soir, lecture de "La Politique allemande" du prince de
Bülow.
Quelle
œuvre cauteleuse ! Qu'il s'agisse du livre ou de l'œuvre
diplomatique. On dirait la bête fauve qui avec l'air de
s'étirer nonchalamment pose ses griffes et ses crocs sur la
victime.
L'exposé
est clair, net, avec le visible souci d'amadouer et de faire en
même temps étalage d'une force prête à se déchaîner.
Les
grandes lignes sont nettes et justes. Il dégage bien les causes
profondes de l'encombrante expansion allemande : l'accroissement
de la population et la volonté de se faire une place toujours
plus grande au soleil - après l'Europe, le monde.
La
politique mondiale est fille des mères allemandes.
L'éloge
de la France laisse percer la secrète jalousie, et
l'inquiétude aussi haineuse que tenace de l'Allemagne à notre
égard.
Conclusion
du livre : "Celui-là seul mérite la liberté et la vie,
qui est forcé de les conquérir tous les jours" (Goethe).
9
décembre - A. me dit que l'espoir est tremblant comme
une veilleuse…
Le
Commandant de Goÿs est rentré ce soir, je ne l'ai pas vu.
Je
somnole. Je n'ai pas ou peu de goût à rien. Depuis quatre
jours je n'ai pas écrit une lettre.
Histoire
de Compiègne - Noyon - Pierrefonds et la Région par P. Cochet,
inspecteur primaire de Compiègne.
Compiègne
- Decelle Éditeur 1912.
Petit
manuel intéressant d'histoire locale. (A examiner de près pour
traité d'histoire locale).
Le
10 décembre - Téléphone -
douches - pluie - Pleurs de Camille - Cafard de Dôle.
Je
vais "fouiner" à la bibliothèque. Pas une heure de
paix pour lire. Sergent Chognard du 55-8ème
Compagnie remonte aux tranchées. Un type - de la jeunesse
catholique moderne. Personnalité vigoureuse. Âme chaude, sang
rouge. Français et Franc-Comtois.
De
Goÿs laisse échapper que nous sommes menés par une bande de
"jean-foutres".
"On
se paie de mots".
Lui
ne se paie pas de mots. Oh ! Non. Des faits. De la poigne.
La
négligence chez nous n'a pas de mesure. Quand on songe que ce
secteur ultra-sensible de ce coin-ci est resté à peu près tel
quel depuis la ruée acharnée et sanglante de septembre 1914,
c'est inouï et impardonnable. Les Boches devraient être à
Paris s'ils l'avaient voulu. Ici, ils n'auraient pas besoin de
pousser, simplement d'appuyer sur cette ligne frêle et fragile.
Ils
ont été fous d'attaquer à Verdun. Ici le chemin était plus
court et plus facile à balayer.
Ne
va-t-on pas bientôt changer de gouvernement, changer de
méthode, changer d'âme. Faut-il donc que la France meure avant
de ressusciter ? Sans doute ?
Le
19 décembre - Voilà dix jours
de surmenage où pas une heure de paix et de recueillement n'a
pu être cueillie au vol. Pourtant que d'événements d'une
portée encore inconnue et imprévisible dans cette semaine
historique :
La
prise de Bucarest, l'émeute d'Athènes
en noir sombre,
Le
désarroi des gouvernements alliés couleur linge sale,
La
reconstitution des ministères, russe, anglais, français : là
du terne ici du plâtre mal gâché, au milieu le rouge limon
gallois : que sortira-t-il de tout ce bourbier qu'on remue si
fort ?
Est-ce
le merle blanc que les Boches viennent de faire envoler par le
monde, le bel oiseau de Noé annonçant la paix !
Ah
! La paix ! Quelle ironie !
Dimanche
soir, jour du prêt, dans l'obscurité complice des poilus
éméchés y croyaient : ils chantaient à tue-tête la
Carmagnole, puis se sont mis à brailler avec des voix
éraillées :
La
Paix, La Paix, La Paix…
C'est
un beau coup d'épée, un coup droit que les Germains ont lancé
là. Mais je crois qu'il n'y a que les femmes et les fous pour
croire que la paix est possible actuellement. Les Boches le
savent mieux que quiconque. Mais ils veulent se donner le beau
rôle, et démoraliser leurs adversaires, peut-être les
diviser.
A
leurs propositions de paix le ministre russe répond par un
discours qui brûle les vaisseaux, les Français répondent par
un coup de massue à Verdun : onze mille prisonniers, cent
quinze canons.
"A
leurs hypocrites ouvertures, la France a répondu par la gueule
de nos canons et par la pointe de vos baïonnettes, vous avez
été les bons ambassadeurs de la République, elle vous
remercie", dit Mangin à ses troupes ; et les soldats qui
voulaient la Paix, s'écrasent à la porte du marchand de
journaux pour s'arracher les feuilles qui leur annoncent ainsi
et une victoire et une recrudescence de la guerre.
Nous
avons réorganisé nos services : Grand Quartier Général où
l'on met Nivelle. Grand Ministère d'où l'on écarte tous les
vieux oripeaux décoratifs mais où l'on conserve de petits
chiffons pas très propres.
Et
toujours Briand le souple.
Il
y a, il est vrai, Lyautey et Herriot, mais il y a Métin et
Malvy.
Nous
avons un ministère, mais pas encore de gouvernement.
Samedi
le Commandant Ciambelli est venu au Dépôt.
Ce
vieux gaga, qui s'est découvert une indisposition subite la
veille de l'attaque du 20 juillet, et s'était fait évacuer
d'urgence n'était pas très haut côté. Je l'ai remonté très
haut quand je l'ai vu accompagné de son fils de la classe 17,
et de son neveu, de la même classe.
Ces
deux enfants encadrant le vieillard galonné le remettent en
valeur morale.
Il
m'a dit en bégayant :
-
Quand quand est-ce que vous monterez vers vers nous là-haut ?
-
Quand on m'appellera, mon Commandant.
-
On ne vous connaît pas, on ne vous appellera jamais.
-
J'espère que si, mon Commandant…
Hier
soir, furieuse apostrophe du Commandant de Goÿs aux
sergent-majors du 404ème.
Le
404ème ! Pauvre enfant mal vu de la Division du
Dépôt Divisionnaire. Avec quel dédain les
"Chasseurs" prononcent ce mot : 404ème!
Parce
qu'il y a quelques apaches et quelques fortes têtes, mal
dirigées, mal tenues en main on jette la pierre à tout le
régiment.
Cependant
c'est au 404ème qu'un petit paysan a trouvé quatre
billets de cinq francs sur la route et les a apportés au
bureau. Est-ce que tous les Chasseurs en auraient fait autant ?
Verne
- Soir de Noël.
Je
suis au nid sûr pour quelques jours où je fais et ferai
provision d'émotions saines et reposantes.
J'ai
pris congé du Commandant de Goÿs le 21 au soir. Il m'a dit en
me serrant la main :
"Je
vous remercie de votre collaboration. J'espère que nous la
reprendrons à votre retour. En attendant profitez bien de ces
quelques jours, que ce soit une vraie détente".
Et
je me suis rendu à Moyenneville par le courrier.
Un
employé de la gare avec qui j'avais blagué me fait monter en
première. Nous voyageons avec un lieutenant de spahis qui avait
perdu son détachement de "biquos".
Arrivée
tardive à Crépy. La nuit dans le wagon en première. Bon
sommeil. Départ - arrivée à Paris-Nord. Un saut à Paris-Est.
Il était moins une. Un express sifflait pour Belfort. Je saute
dans un wagon. En route.
Mes
compagnons de voyage : les aides-major, le lieutenant au 174, le
percepteur de Vesoul. Déjeuner au wagon-restaurant.
Arrivée
à Belfort à 16 heures. La ville fermée, morne, ravagée…
Je
saute au bureau de la Place. Appel téléphonique à Charrière.
Il va venir à 8 heures. En l'attendant que faire ?
J'hésite.
Je vais vers la Poste. La poste a été changée. Dois-je faire
un pas de plus ? Un grand trouble et une réaction virile. Je
vais à la gare. Je m'informe des départs des trains. J'ai un
train à 9 heures. Je n'ai donc que deux heures d'arrêt. Ce
n'est pas dangereux. Je puis affronter le danger. Je vais à la
nouvelle poste.
Sie
ist schon fort. Ich gehe nach ihrer Wohnung, Strassburgstrasse
wo ich erst René finde. Ich warte mit ihm eine Stunde auf sie.
Sie kommt endlich. Ich esse schnell, da ich zum Banhof gehen
soll. Sie begleitet mich. Ach! Das ist schrecklich gefährlich.
Sie will ich bleibe die ganze Nacht. Sie ist ganz verrückt, und
möchte dass ich verspreche ihr ein Mädchen zu machen. Das kann
ich nicht ; das will ich nicht. Nein. Nein. Wir gehen beide nach
dem Banhof wo wir Charrière finden. Charrière begleitet mich
bis Montbéliard wo wir die Nacht verbringen werden. Das ist
freilich eine Rettung.
(Elle
est déjà partie. Je vais chez elle rue de Strasbourg, j'y
trouve d'abord René. Durant une heure je l'attends avec lui.
Elle arrive enfin. Je me dépêche de manger car je dois aller
à la gare. Elle m'accompagne. Ah ! C'est tellement dangereux.
Elle veut que je reste toute la nuit. Elle est complètement
excitée et voudrait que je promette de lui faire un enfant, une
fille. Je ne le peux pas, je ne le veux pas. Non, non. Nous nous
rendons ensemble à la gare où nous retrouvons Charrière.
Charrière m'accompagne jusqu'à Montbéliard où nous devons
passer la nuit. Cela me sauve vraiment de cette situation.)
(Lettre
jointe)
Scecy-en-Varais,
jour de Pâques
Mon cher ami,
C'est
hier que votre lettre est venue me trouver ici, dans mon
ermitage où j'ai eu tout le loisir d'évoquer les jours
d'antan, dans ce castel que j'avais tant rêvé de vous faire
admirer un jour.
J'étais
assise au bord de ce miroir que vous aviez, un jour de
dilettantisme, trouvé si beau ! Je lisais, et tout en
parcourant les lignes et les pages, je pensais à la phrase par
laquelle débutait ma lecture : "on ne choisit pas ses
souvenirs". Je n'avais jamais pensé à cela et je me
demandais si Bourget était bien sûr qu'on ne choisit pas ses
souvenirs - quand tout à coup Ginette et votre lettre sont
venues d'un coup bouleverser ma rêverie et m'apporter un autre
désarroi.
Bourget
n'avait sûrement pas pensé à cela en écrivant Antigone. J'ai
été vraiment troublée en lisant votre lettre, d'autant plus
troublée que cette lettre, c'est l'histoire fidèle de mes
propres sentiments. Avions-nous donc des âmes si pareilles ?
Tout
ce que vous avez éprouvé, je l'ai éprouvé moi-même, tout ce
que vous avez ressenti, je l'ai ressenti.
Mes
sensations ont seulement devancé les vôtres ; c'est d'ailleurs
le seul avantage que je jouisse d'avoir sur vous. Eh ! Bien, mon
cher ami, puisque nous n'avons pas mieux triomphé de nous,
reprenons nos relations amicales à l'endroit où nous les avons
laissées et ne revenons plus jamais sur ces trois années
maudites ; ne nous expliquons rien, nous nous égarerions ; dans
tous les cas, vous êtes à cent lieues du
"leit-motif".
Je
vous écrirai, je tâcherai de retrouver ma verve envolée - je
suis devenue si mélancolique ! - Vous m'écrirez aussi, et
peut-être que, à la chaleur de votre pensée, mon âme se
réveillera.
Comment
cette lettre vous parviendra-t-elle ? Je n'en n'ai aucune idée,
car je ne connais plus votre adresse ? Quel bon génie viendra
peut-être à mon secours. Je vous souhaite tout ce qu'on peut
souhaiter à un à un "poilu du front" et je vous
envoie l'expression de ma fidèle et inaltérable amitié.
A
Montbéliard, maman Colin nous fait l'accueil maternel que nous
pouvions attendre. Nous blaguons jusqu'à minuit passé.
A
l'aube M. Charrière reprend le train, le cœur serré.
Je
reviens voir la maman. Je ferai ensuite mes visites.
C'est
fait.
Mais
je me promets bien de ne plus m'infliger jamais (et donc plus
m'exposer jamais) une pareille épreuve. Vraiment j'abuse de ma
volonté.
Mme
R.A. s'est conduite avec une habileté supérieure. Au lieu des
reproches que j'étais en droit d'attendre pour les avoir
mérités largement et auxquels j'étais prêt à répondre de
façon catégorique et décisive. Elle a été d'une douceur
grisante. Les caresses de la lionne à sa proie.
J'ai
joué serré. Mais elle avait trop causé. Mme C. m'avait dit
les arrière-pensées de cette maîtresse femme vraiment trop
supérieure pour ma simple étoffe.
Je
n'avais pour moi que ma volonté arrêtée et inébranlable de
rester chaste et de ne pas me livrer. J'ai réussi.
J'ai
dit adieu. Un au revoir est impossible. Si A. y compte c'est le
coup de couteau qui déchirera le voile.
Arrivée
à Baume à 20 heures.
La
première question de la tante est de savoir si je veux coucher
et si j'ai des poux. J'affirme que oui.
Par
conséquence elle me dit qu'elle ne veut pas me prêter son lit.
Je vais coucher à l'hôtel Cachot.
Le
matin, soleil radieux pour monter la Boussenotte. C'est toute
une jeunesse qui se joue dans la brume qui monte du sol. Dès
Autechaux j'entrevois le Bout de Verdot.
Ah
! ce Bout de Verdot. Je revois là-haut presque toutes les
étapes de mon enfance et de mon adolescence.
A
quatre ans, mes parents m'y emmenaient. Tandis qu'ils piochaient
l'argile grasse, je jouais caché dans les lignes de pommes de
terre avec les courtilières et les sauterelles. Le soir, je
redescendais la côte sur les épaules du Père.
Plus
tard j'allais maladroit et tremblant devant les grands bœufs de
chez Germain ; et je retrouve mes hésitations sur la direction
qu'il fallait prendre quand la maman criait : Djà Rêmé, Djà.
Poumé…
J'ai
cueilli dans les "barres" qui enfermaient le champ mes
premières noisettes.
A
dix ans, en automne tout en regardant les vaches dans le
sainfoin j'ai entendu les premières polissonneries que Cabotte
disait au Chenôt de Jean Pignot.
Je
me retrouve à quinze ans, adolescent rêveur. J'avais coupé la
"barre" et par les matins de février-mars, je
pleurais l'école abandonnée par force. Je croyais réparer
cette malchance par des études accidentelles et dérobées. Je
m'efforçais de boucler en vitesse le nombre de fagots qu'un
ouvrier fabrique normalement dans sa matinée. J'arrivais ainsi
à gagner une heure de sieste à midi que j'employais à
l'étude après avoir tout en lisant, mangé ma tartine de lard
ou mon "œuf cuit dur". Je me rappelle avoir appris là-bas,
ainsi par un jour humide et gris les propriétés du triangle
rectangle. J'espérais avec cela me bâtir un avenir…
Pauvre
fou…
Et
tout en songeant à cela j'ai gagné les Combes, la Rape, lou
Prâ Bouërey où les alluvions ont comblé "les
baignoires". J'ai remonté la Liette avec Henri qui était
venu à ma rencontre.
Cette
fois c'est Verne, c'est la ferme où tout sourit. Maman,
toujours jeune, Augusta maigre et mélancolique, Berthe a son
bon sourire, Julien sort sa médaille, Madeleine pince les
lèvres et reluit de santé, de force.
Papa
a vieilli. Il a souffert en silence. Zizi ne me reconnaît pas,
il flaire la voiture, les vêtements, il se souvient de façon
imprécise, il hésite, s'éloigne, revient, on devine l'effort
laborieux qu'il fait pour reclasser ce souvenir. Il est devenu
sourd, ne peut reconnaître ma voix. Puis tout à coup comme une
intuition soudaine, électrique, il a retrouvé, il se met à me
fêter comme un fou. Il a des gestes furibonds de bonheur. Ce
n'est pas lui le moins émouvant.
Puis
c'est la visite au grenier, à la cave, à l'écurie. Il faut
voir les poulains, les veaux, les lapins, le tas de blé, celui
d'avoine.
Toute
la maison, quoi…
Les
voisins, ce sera pour le soir.
Nous
avons fait une petite tournée chez les intimes, Julien et moi.
Ce
soir c'est Noël, mais un Noël sans prêtre, sans office, sans
Te Deum ni enfant Jésus, sans le Minuit chrétiens. Plus rien
de solennel. Il faut se coucher avec le seul bonheur d'être
réunis…
Lundi.
Je
suis allé à la messe de l'abbé Deray… mais je ne l'ai pas
vu. Je n'ai vu que ma vieille et chère église. Aucune n'est
aussi belle, aucune n'a une statuette de la Vierge aussi
émouvante. Cette belle madone avec sa grande écharpe bleue,
ses yeux candides, ses mains ferventes me racontent tant
d'élans de mon âme…
Mardi.
En
route pour les pays pleins de souvenirs. Les vallées de Rognon,
de l'Ognon, de la Linotte…
Je
dis bonjour à Fernande en passant à Avilley - je visite la
chère maman en deuil.
Je
ne puis éviter la grande ferme de Munans, une prière au
cimetière, un recueillement à l'église de Guiseuil.
Puis
c'est mon arrivée à Aubertans (?). L'accueil est une
déception. Il n'a pas la chaude quiétude d'une occasion
solennelle. Il y manque un je ne sais quoi qui lie, qui remue
les entrailles. J'étais annoncé, je ne suis pas attendu. Cela
se sent à des petits riens. La journée cependant reste bonne.
Au retour attardé je rencontre Jeanne M. Nous nous sommes
tutoyés comme autrefois quand nous nous taquinions. J'étais
trop jeune. Trop enfant. Quel dommage. J'aurais eu une vie
normale…
Mercredi.
Journée
vécue avec les souvenirs. J'ai mis en ordre ma bibliothèque,
mes notes de Faculté. J'ai retrouvé comme des roses refermées
pour la nuit toutes ces fleurs cueillies dans les livres.
J'avais l'illusion de me retrouver cinq ans plus jeune.
Jeudi.
Une
course à Fontenelle pour voir Alfred et l'Oncle.
Je
n'ai pas voulu quitter ce pays autrefois, une sorte de paradis
envié, sans saluer le marronnier immense, sans prier un peu au
cimetière ou repose cette jeune Victoria fauchée à dix-huit
ans. Ma tante en est morte. Elle n'imaginait pas de malheur
au-dessus de celui-là.
Oncle
a pleuré en me voyant partir.
Vendredi.
Journée
pieuse. J'ai rangé les bribes matérielles de mes pauvres
amours harassées. Un portrait de Mad, une carte comme un appel
désespéré. Puis la série des souvenirs du Danube. Depuis le
fameux poème du Trompeter von Sakkingen.
Es
ist ein Leben hässlich eingerichtet. (C'est une vie de
chien).
Jusqu'au
caillou du Château de Dürnstein, tout criait l'infinie
tristesse de la guerre…
Le
soir. Visites à Fontenotte, à Luxiol. Les plus affectés de
tous ceux que j'ai vus en deuil sont les Zani ; leur fils en
effet, un garçon modèle, et c'est encore une victime de cette
cruelle recherche des meilleurs par la Mort.
J'ai
causé avec la "Philo", la vieille Philo, qui aurait
été sorcière en d'autres temps, à cause de sa laideur. Elle
n'a pas voulu que je l'embrasse. "Non, m'a-t-elle dit. Je
ne veux pas que les jeunes gens embrassent les vieilles femmes
comme moi".
Elle
est très émue, comme tout le monde dans la région, simples et
avertis, par la menace d'invasion par la Suisse. "J'ai vu
l'armée de Bourbaki en 70 me dit-elle. Ils racontaient qu'ils
allaient chasser les Prussiens. Ce n'était pas vrai. Bazaine
avait trahi, et les Prussiens étaient derrière eux.
Aujourd'hui c'est la même chose. Nous sommes trahis il y a
longtemps. Tous ces soldats (elle montrait les troupes
cantonnées pour la première fois au pays depuis la guerre),
ça ne me dit rien de bon. Tiens, veux-tu que je te dise, eh !
ben, ils se sauvent des Prussiens".
C'est
le ton presque général de la foule dans ce coin de
Franche-Comté exposé aux premiers coups d'une offensive par
l'Est.
Samedi.
Voyage
à Besançon.
Il
faut partir avant l'aube, par la pluie. Le voyage m'effraie. Je
sais qu'il me fera mal. Si je n'avais pas écrit à Maria P. je
ne me serais pas mis en route.
Je
vais d'abord voir Mme Boibessat en deuil. Mais à mi-chemin Mme
Besançon qui devait me guetter pour me si bien rencontrer
m'accompagne de son importune amitié.
Visite
à M. Droz qui me passe en revue tous les anciens camarades de
cours. Il est naturellement mais avec sa prudence oratoire
habituelle, belliqueux… "jusqu'au boutiste".
Il
tient compte des racontars de commères sur l'offensive par la
Suisse… Après lui, M. Fourgeot, mais il est absent.
Je
frappe à la porte du Maître, du terrible Maître - Mathiez.
Il
m'accueille avec un mouvement joyeux, empressé, puis tout de
suite la question politique :
-
"Est-ce que les soldats ne se révoltent pas bientôt ?
Qu'est-ce qu'ils disent de toute cette foutaise. Voient-ils
maintenant qu'on les a bernés.
Ils
sont las, ils sont résignés, ils ne disent rien.
Ils
devraient menacer leurs députés. Ceux-ci sont si lâches ; ils
auraient peur. Il n'y a que la peur qui les fasse agir. C'est
par peur qu'ils soutiennent le ministère, c'est par peur qu'ils
se taisent.
Jusqu'ici
la bourgeoisie n'avait pas été exposée directement à la
guerre, aussi elle était indépendante, mais cette fois-ci,
elle a tremblé pour ses fils, elle les a embusqués et pour les
sauver elle a accepté tous les crimes du gouvernement sans
broncher - mais les soldats du peuple devraient se révolter.
-
Les soldats ? fis-je, étonné. Les soldats ? Et pourquoi eux,
qui sont enchaînés ? Mais les civils, il me semble que ce sont
eux qui devraient changer le gouvernement…
-
Les civils, non, ils ne peuvent pas bouger ; l'armée est toute
puissante, tant que l'armée ne bougera pas, les civils ne
diront rien… Mais plus tard, gare…
Plus
tard ? fis-je, sceptique. Plus tard, quand la guerre sera finie,
non, ce sera assez.
Peut-être
bien, oui, si on ne nous sort pas du pétrin, il y aura des
comptes à rendre, mais si la guerre se termine de façon
satisfaisante…
Et
chez cette homme violent cette phrase coupa net le sentiment de
la réalité, arrêta le fil normal des idées, le flux
régulier des sentiments. Il eut dans l'esprit un de ces
étouffements, de ces arrêts brusques où une flamme de folie
couvre tout, une sorte "d'à-coup" dans la machine
cérébrale quelque chose comme le retour de flamme d'un foyer,
de sa voix faussée par l'émotion il me cria : "Est-ce que
vous êtes assez bête pour croire encore à la victoire ? Si
vous êtes si bête que cela vous n'avez pas besoin de venir me
voir…"
Je
me levai. Il comprit, se ressaisit et d'une voix radoucie et
sensée il continua.
-
Asseyez-vous. Non, mon cher Cœurdevey, la victoire est
impossible tant que nous aurons au pouvoir ces gens-là qui se
sont montrés au-dessous de tout.
Comment
voulez-vous que nos généraux aient la victoire, ils ne sont
pas républicains. Il n'y en a qu'un qui ait fait quelque chose
et encore dans quelles conditions : c'est Sarrail (91ème).
Les autres sont des cancres. Ils attendent un secours de la
Providence. Comment voulez-vous qu'un général qui croit au Bon
Dieu, qui croit aux miracles puisse battre les allemands… Ils
s'imaginent qu'il faut des prières. Croiriez-vous que cet
imbécile de Castelnau a osé dire à ce sinistre Poincaré que
pour remporter des succès il fallait des prières publiques.
Oui, il a osé dire cela. Et on ne l'a pas destitué
sur-le-champ ! On ne l'a pas fusillé !…
Mais
patience, le ministre ne vivra pas longtemps. Jamais il n'a eu
une hostilité, une opposition aussi ardente, aussi décidée.
Les cent soixante voix d'opposition comportent tout ce qu'il y a
de républicain et d'intelligent à la Chambre. Le Comité
d'action nationale groupe ce qu'il y a encore de sain au
Parlement. Mais les socialistes !… Ce sont eux les plus
coupables. Eux qui prétendaient être républicains, ils ont
couvert toutes les infamies de la bande qui nous gouverne ; ils
ont toléré la censure, qui est la plus grave défaillance de
l'esprit républicain et la source de tous nos maux, celle qui a
empêché qu'on chasse les Boches. Le salut était dans la
vérité. Il fallait dire la vérité au peuple. Publier toutes
les fautes pour les châtier sans pitié, au lieu de les cacher
pour les excuser. Si on avait fusillé tout général incapable,
si on avait guillotiné tout fonctionnaire ou fournisseur
malhonnête la France serait sauvée. Il fallait une mentalité
de révolutionnaire pour remporter la victoire, on n'a eu que
des procédés d'élection, des moyens de politicien…
Et
que dites-vous de cette élévation de Joffre au maréchalat.
C'est une honte. Ou il en est digne et doit rester à la tête
des armées, ou il en est indigne et il mérite la destitution.
Nous ne serions pas où nous en sommes si on avait changé plus
tôt notre pitoyable grand état-major qui faisait la guerre
dans les bureaux et non pas sur le terrain. Si nos généraux
avaient vu ce qui se passait en première ligne il y a longtemps
que nous aurions percé. D'ailleurs nous avons percé plusieurs
fois, à Vimy notamment. J'ai eu le rapport de Pétain entre les
mains. Si le trop fameux d'Urbal avait voulu s'en rendre compte,
les Allemands ne seraient plus chez nous.
Vous
pensez que le sort de la guerre était lié à une audace ou à
une timidité de manœuvre de détail ? Non, en 1915 nous
n'étions pas de taille à bousculer les allemands. La victoire
dans un conflit pareil est une résultante ; elle se dégage du
concours de tous les efforts d'une nation, et ne dépend que peu
de l'habileté d'un général. La guerre d'autrefois est morte.
C'est faux. On peut percer. Tant que nous ne changerons pas de
méthode, tant que les état-majors désigneront des objectifs
limités aux troupes on ne fera rien. Il faut de l'audace. Il
faut aller de l'avant. Sacrifier cent mille hommes peut-être
mais passer. On le doit et on le peut.
-
Oui s'il n'y avait pas en arrière de l'artillerie et des
mitrailleuses… et il n'en faut pas beaucoup pour briser
l'élan des plus fougueux.
-
Il n'y a pas toujours des mitrailleuses derrière…
…Cette
stratégie sénile ou puérile me faisait de la peine et
diminuait la valeur des réflexions sensées qui précédaient.
J'ai
changé le fil de la discussion en disant : Et Nivelle ? Le
connaissez-vous, qu'en pensez vous ?
Nivelle
est un protestant. On l'a choisi pour satisfaire à la fois la
chèvre et le chou, il est jeune, il a des qualités militaires,
il peut rassurer l'armée, d'autre part il est protestant et
cela doit servir à rassurer l'opposition républicaine
inquiète des progrès des jésuites. Mais Nivelle est trop
jeune, ou du moins on a eu le tort de choisir un homme qui
n'était que lieutenant-colonel au début de la guerre. Cela
fera des jaloux, cela éveillera des jalousies, des rancunes, à
moins qu'on ne renvoie tous les vieux généraux plus anciens
que lui. Rappelez-vous Bonaparte à l'armée d'Italie, Augereau,
Masséna grognaient et Bonaparte n'a su s'imposer, se faire
accepter que parce qu'il avait du génie. Nivelle a-t-il du
génie ? D'autre part il est très souple, il sait trop bien manœuvrer
sa barque. Cela m'inquiète. Ce n'est pas un caractère…
Et
puis la conversation s'est éparpillée sur le gaspillage, sur
Métin, sur Maurice Bernard, etc…
Je
l'ai quitté sur cette invitation qu'il me fit : "quand la
guerre sera finie, il faudra veiller pour sauver la
République"…
Déjeuner
avec Maria P. qui m'a fait le brave et cordial accueil d'une
brave fille qu'elle est.
L'après-midi
j'ai esquivé Madame Garnier. Je ne suis pas allé aux Vieilles
Perrières. Je suis passé devant le 5. J'avais le cœur trop
gros, je n'ai pas pu passer sans frapper à la porte que je
savais close pourtant.
Et
je suis remonté en gare comme un pauvre chien qui est sans
maître.
J'avais
heureusement Mme Basset, la jeune femme de notre hôte, une
lyonnaise à ramener ; cela m'a distrait de mon cafard.
Et
le dimanche était jour de départ. Marcellin déjeune chez
nous, la maison est animée, sans tristesse. Je m'attarde, je ne
peux pas m'arracher à tout cela.
Pourtant
il le faut. J'arrive en retard à Baume. Tante me gronde mais
déjà je ne suis plus là.
A
Belfort, j'ai deux grandes heures d'arrêt. De 9 à 11 heures 30
du soir.
La
ville est morne, la ville est noire, il pleut… Madame Bez m'a
enfin écrit mais c'est trop tard. Je ne veux pas, je ne peux
pas lui consacrer ces heures que mon cœur redoute et attend.
Malgré
moi, je descends jusqu'à Granvelle. Sur le trottoir désert,
sous mon capuchon dans la pluie fine et froide, j'attends…
j'ai attendu longtemps.
Puis
enfin, la douleur attendue, cherchée est passée comme une
trombe de neige qui vous glace et vous aveugle. Cela m'a fait
bien mal. Mais quand même j'ai préféré ainsi - au moins
la voir, l'apercevoir un peu (rajouté au crayon)…
En
route pour l'inconnu.
Halte
(à Paris) de la journée.
Augusta
absente.
Invitation
de la famille Sourisseau. Déjeuner solitaire au restaurant de
Notre-Dame.
Au
moins avoir le réconfort du drapeau, aux Invalides, du drapeau
pris par Maurice. Mais non. Pas même cela. La salle est
fermée. Après une courte prière à la Madeleine, j'étais
heureux de m'asseoir dans le wagon en gare du Nord.
Ma
permission était achevée.
Ce
serait la meilleure sans la douloureuse lacune… J'ai revu
presque tous les plus chers. Les civils ne valent ni plus ni
moins que je pensais, leur moral est comme celui de la troupe :
la résignation.
A
la maison, le calme et la prospérité.
Dehors,
l'ignorance ou la bêtise.
Pas
de privations insupportables. La réplique de l'Entente à
l'Allemagne trouve l'approbation presque unanime.
Va
pour la guerre…
Mais
au nom des Dieux, faites-la, faites-la bien, faites-la vite.
Au
retour ici, tout en ordre. La bienvenue sous forme de lettre de
Mme Letombe à son "tiot adjudant".
Le 7
janvier 1917
Le
naufrage de la Roumanie se continue, s'achève, sinistre ; et
nos pensées, après l'angoisse du début de la catastrophe,
sont redevenues presque indifférentes. Pour nous, c'est une
question liquidée, et la distance est trop grande, la
répercussion trop lointaine pour que nous puissions souffrir
longtemps par sympathie. Pourtant l'horreur de l'invasion
s'étend, se répète toujours semblable.
Nous
avons maintenant d'autres préoccupations et de graves. Les
offres de paix ont été repoussées, donc la lutte prochaine,
un nouveau corps à corps, plus farouche que les précédents.
Chacun s'y prépare. Les hôpitaux du front se dégarnissent.
Les malades sont renvoyés soit en convalescence soit vers le
Centre ou le Midi, au loin, pour faire place à proximité des
lignes à d'autres corps pantelants.
Dans
les gares régulatrices on voit passer sans fin des trains de
matériels et de troupes. On procède à des regroupements de
forces, les obus et les canons s'accumulent en certains points
sensibles…
Où
sera le nouveau champ d'horreur ? C'est le secret des E.M…. et
ceux-ci doivent être bien embarrassés. Les nôtres attendent
avec quelque anxiété sans doute pour être fixés sur les
intentions allemandes, afin de savoir où porter la riposte.
L'E.M.
allemand doit être assez perplexe. Lequel des adversaires
faut-il étreindre et jeter pantelant sur le carreau, pour se
retourner ensuite sur l'autre ou les autres. Jusqu'ici toutes
les manœuvres de ce genre ont échoué, pourtant il faudrait en
finir avec l'un ou l'autre si on veut sortir de l'impasse. Mais
lequel choisir. Le Russe est immense ; pour l'étreindre à bras
le corps il faudrait avoir au moins les deux mains libres, ce
n'est pas le cas. Se jeter sur l'Erbfeind, le Français
méprisé. Dame, ce n'est pas engageant après les deux passes
sauvages de la Marne et de Verdun. Il y a bien l'Anglais
détesté. Mais… mais c'est bien tard, il est outillé,
aguerri maintenant et il n'éprouve aucune lassitude et puis ce
moucheron de Français viendrait sans doute se piquer dans l'œil
du lion pendant le duel avec le dogue britannique…
Mes
impressions de permission se clarifient.
J'ai
eu en famille un des séjours les plus reposants que j'ai
trouvés.
Pas
de ces scènes mesquines, pas de ces paroles maladroites qui
heurtent comme un coup de pied contre la porte du cœur et la
font se refermer brutalement. Pas trop de ces économies de bout
de chandelle qui ensevelissent sous leur couche malpropre le cœur
et sa force d'affection. J'ai réellement senti durant cette
semaine la présence de la joie à la maison.
La
plupart de mes amis et des lieux aimés ont été revus, et
c'est un apaisement.
Mieux
encore, j'en senti s'en aller comme tombe l'importune coiffe
coriace d'une jeune feuille épanouie au printemps,
l'encombrante affaire de Mont…(M(?) R.) C'est sans
douleur, sans trouble que j'ai senti s'en aller cette
végétation parasite dans mon cœur s'en aller et j'étais
résolu à parler net dès mon retour. C'est fait depuis deux
jours.
Coïncidence
étrange : après avoir fait cet effort de probité et
d'énergie morale j'ai trouvé en ouvrant mon Imitation le chap.
IX du livre II :
"Et
vous aussi, apprenez donc à quitter l'ami le plus cher et le
plus intime".
Il
le fallait. Cette pauvre femme s'était trop attachée à moi,
d'un amour platonique c'est vrai, mais que j'aurais dû
décourager plus tôt, puisqu'il y a longtemps que je me suis
aperçu que trop de différences nous tiendraient éloignés
l'un de l'autre. J'aurais dû la rencontrer à vingt-cinq ans
-maintenant c'est trop tard - elle a une trop grande fille, elle
a trop d'expérience pour ma jeunesse. Elle a osé me dire que
c'était être "nigaud" que s'abstenir quand on est
libre… Mon Dieu ! Quel coup ! La vie a trop usé sa valeur
morale, elle ne saurait plus être mère, ni épouse chaste ;
elle est sceptique ou protestante. Avec le renouveau de ma vie
religieuse c'est inconciliable…
Continuer
davantage aurait été de la lâcheté, de la duplicité.
J'aurais eu "le cœur double, les lèvres trompeuses"
selon l'expression de St-François de Sales. J'ai reconquis la
franchise et la droiture. Aucune autre considération ne doit
prévaloir contre ce redressement.
Il
n'y a que mon vieux Besançon qui m'ait causé de la peine.
Je
n'ai pas voulu m'imposer la capitulation hypocrite d'aller aux
Vieilles Perrières… Mais à mon retour à Verne, une lettre
de Mme Bey m'attendait et m'a causé un grand embarras.
Je
suis confus de cette humiliation qu'elle s'est infligée, de
l'affront que j'ai commis et je suis gêné par cette confession
où je ne sens pas assez de sincérité.
Maintenant
le refus de C. me pèse étrangement. A certaines heures je
crois sentir tout les poids d'un temple effondré qui m'écrase.
Son silence, son laconisme, sa prudence me semblent remplis de
signification douloureuse… Et j'ai toujours cette fringale
inassouvie…
Les
idées du Maître elles aussi, me poursuivent.
Ce
républicanisme intransigeant, haineux, irrémédiablement
brouillé avec l'idée religieuse m'inquiète.
Il
a comme une phobie du parti catholique, des Jésuites dont il
aperçoit partout la main ténébreuse. Avec Galliéni qu'il
accuse d'avoir préparé un complot contre la République avec
Lyautey, l'élève des Pères, avec Castelnau, le jésuite
botté, contre Sarrail l'… que Roques et Painlevé ont sauvé.
Ces
rancunes, ces ombrageuses hostilités promettent la guerre
civile après la guerre étrangère :
"Les
couteaux sont aiguisés", me clamait-il en février 1916.
"Il
faut que les républicains serrent les rangs et veillent s'ils
ne veulent pas être égorgés par le parti prêtre", me
disait-il cette fois-ci, et il ajoutait : "mais ils ont l'œil
ouvert et sont prêts aux exécutions".
Je
suis avec lui dans la poursuite des infamies, mais je ne les
vois pas toutes à droite.
Je
suis avec lui contre la censure meurtrière de l'esprit public
et les vérités salutaires.
Je
suis avec lui contre cet outrage à la grande France sublime :
l'avoir traitée en petit garçon à qui l'on raconte que les
bébés poussent dans les choux et la Victoire dans les discours…
Je
suis avec lui pour réclamer une galvanisation des énergies
républicaines dit-il, je rectifie et je dis : françaises.
Mais
je ne le suivrai pas dans sa guerre à l'esprit religieux ; il
ne peut pas voir que ceux qui font le mieux leur devoir dans
l'ensemble, ce sont les croyants, ceux qu'une foi vivante
soutient. Je concède que croire c'est déraisonnable, mais il
ne sait pas lui que c'est un besoin de l'humanité d'être par
certains côtés, déraisonnable.
Qui
veut faire l'ange fait la bête.
Et
ces grands-prêtres de la Raison conduiront la nation
irréligieuse à sa ruine morale. Il n'y a de progrès que par
l'individu. Seule la religion incite l'individu à l'effort
nécessaire. Je suis revenu de ce sophisme d'une morale sans
croyance. Quant à son espoir de voir les soldats chasser leurs
officiers, c'est simplement une folie et un crime.
Le
8 janvier - Ravenet m'a accaparé
hier tour l'après-midi - déjeuner - dîner.
Rien
que boire et plaisanter et taquiner. C'est sa vie. Vie étiolée
dans une atmosphère de viveur. Quel air dessèchant.
De
Péguy ce jugement sur nos hommes politiques très intelligents,
trop intelligents :
"Un
homme qui est si bien doué pour expliquer tout est mûr pour
toutes les capitulations".
Une
capitulation est essentiellement une opération par laquelle on
se met à expliquer au lieu d'agir. Et les lâches sont des gens
qui regorgent d'explications".
Très
bien.
Bonne
nouvelle. Louis est en France. Je soutenais à mes parents qu'il
aurait une prochaine convalescence en France et à ce moment
même il était en route.
Le
9 janvier - Bonne nouvelle encore.
La lettre tant attendue de C… C'est du baume et des forces
morales pour résister ici.
Le
Commandant part en permission de vingt-quatre heures. Où ? Il
est trop hautain sans doute pour le dire.
Cet
après-midi je me suis régalé des pages vivantes et profondes
de Péguy. Quelle critique impitoyable du langage parlementaire,
de la métaphysique gouvernementale, de la vanité des efforts
des historiens…
Un
auteur robuste et sain.
Le
10 janvier - De quelques coups de
pouce donnés à l'ancienne mobilisation opérée de façon
démocratique et idiote :
C'était
la levée en masse pour jeter des millions de poitrines au
devant du torrent menaçant. Chaque Français anxieux, pacifiste
ou patriotard en juillet 1914 retrouvant d'instinct le sens de
la race avait éprouvé un frisson du danger et ressenti une
impulsion intérieure, intime le poussant vers la frontière,
obscurément. La France entière, le peuple de France comprenait
que la mobilisation générale et la lutte c'était un effort
brusque, court, violent, intense, immense de tout un peuple,
toutes affaires cessant, comme une masse, légion de cariatides
surchargées, tendant tous leurs muscles, retenant leur
respiration pour soutenir le temple sacré que la fatalité ou
la malédiction divine écrase et fait craquer.
C'était
beau. Beau moralement, beau pour les philosophes, et pour
l'édification des générations futures qui étudieront et
s'enthousiasmeront sans nul doute de cet élan on peut dire
instinctif de tout un grand peuple qui pressent la catastrophe
et ne veut pas mourir.
C'était
beau et c'était maladroit.
Nos
hommes de guerre, notre état-major, les professeurs de nos
officiers et la plupart de nos officiers d'active pensaient, -
ceux qui pensaient - comme le peuple, comme ceux qui n'avaient
que le temps de vivre et non de penser. Ils avaient étudié la
guerre en romantiques.
En
outre tout un concours de mensonges ou préjugés, ou courants
politiques avait renforcé cette opinion dangereuse sur le
meilleur moyen de sauver la Patrie.
L'égalitarisme
à outrance, dans les discours, les articles et un peu les actes
gouvernementaux préparait, imposait cette solution simpliste et
néfaste : tout le monde, tous les hommes valides aux
frontières.
Personne
n'avait réfléchi sérieusement, efficacement aux conditions de
la guerre prochaine, du conflit unique qui se préparait et
s'annonçait fatal.
Étourderie,
niaiserie, paresse, nonchalance, fatuité ? Tout cela un peu.
Donc
tout le monde fut appelé à tout quitter, à courir sus à
l'ennemi et à se faire massacrer, égalitairement,
étourdiment, sans considération aucune de la valeur des
hommes, ni de la durée de la guerre, ni du sort du pays.
Les
résultats. Trente mois de luttes vaines nous l'ont appris,
montrés.
La
France ayant cessé de respirer, de se nourrir, de se refaire
allait s'épuisant et s'effondrer inanimée, paralysée. Il a
fallu refaire ou mieux défaire la première mobilisation,
rechercher, rappeler tous ceux qui n'auraient pas dû partir et
qui étaient encore vivants ; on l'a fait à regrets tant on
tient à ses erreurs, on l'a fait maladroitement, à tâtons,
par à coups. Et nous avons la plaie des embusqués, j'appelle
ainsi ceux qui ne sont pas à une place avantageuse qui ne
convient pas à leurs forces, à leurs aptitudes, à leurs
efforts, à leurs utilité sociale : notaires tourneurs d'obus,
célibataires garçons de bureau ou plantons, paysans n'ayant
jamais tenu que le manche de la charrue assis au volant d'une
auto, cancres boiteux officiers d'administration, avocats
commissaires de gare, etc…etc…
Après
bien des tâtonnements, des grincements de dents, des
hérissements de mauvaise volonté on semble s'y mettre
délibérément.
En
ces deux derniers mois on a fait recenser et pour la plupart
rappeler :
Les
métallurgistes, les mineurs, les automobilistes, les inscrits
maritimes, les paveurs, les interprètes en langue anglaise, les
étudiants en médecine, les gendarmes, les hommes d'origine
syrienne, tunisienne, arménienne, les fonctionnaires coloniaux,
les pères de familles nombreuses, les agents des contributions
directes, que sais-je encore…
Mais
encore dans tout cela on a procédé maladroitement. On ne sent
pas se décider à faire la guerre sérieusement, à prendre des
mesures de guerre, en n'ayant que le seul souci de sauver le
pays.
On
fait intervenir des facteurs de sensiblerie déplacée en de
telles circonstances : ainsi on garde au front des pères de
trois ou quatre enfants de vingt-cinq à trente ans,
spécialistes, et on renvoie des mineurs célibataires parce
qu'ils ont plus de trente-cinq ans, pour peut-être tout
simplement pousser une brouette ; on garde aux tranchées des
ajusteurs, des automobilistes de première valeur parce qu'ils
ont trente-quatre ans et non pas trente-cinq et on renvoie un
bourgeois de trente-six ans qui a son permis de conduire sa
voiturette ; on refuse aux ateliers, aux services techniques de
jeunes spécialistes et on y case des vieux ou des auxiliaires
pour faire plaisir aux bonnes femmes et aux mauvaises langues
envieuses.
Voici
un exemple de ce que cela peut coûter. On a fait
l'apprentissage d'un vieux territorial à qui l'on apprit à
conduire les camions ; on lui en confie un, on l'envoie au
front, une lourde machine entre ses mains vacillantes et
maladroites. En deux jours, il a embouti dans les arbres de la
route nationale deux voitures = coût : vingt-huit mille francs…
Il
y a également une hypocrisie révoltante dans certaines
mesures. On crie, on discourt pour affirmer : les jeunes au
front, les vieux à l'arrière.
Oui,
mais si tous les jeunes spécialistes des classes populaires
sont résolument, impitoyablement, ruineusement gardés au front
dangereux, on ne se gêne pas pour faire une entorse au principe
quand il s'agit des fils précieux de la bourgeoisie. On vient
bel et bien de faire renvoyer d'urgence, des unités
d'infanterie, dans les sections d'infirmerie les étudiants en
médecine des classes 14-15-16 et même 17, qui ont deux
inscriptions. Quand on sait ce que représentent de préparation
médicale deux inscriptions, quand le dernier cancre pourvu d'un
bachot peut avoir cela on comprend ce qu'il y a de grotesque et
d'hypocrite dans cette mesure…
Le
11 janvier - J'ai aujourd'hui un
planton de premier ordre. Un petit garçon de la Charente,
classe 15 - bachelier - il a un moral admirable ce petit garçon
: il me dit toute sa fatigue, sa lassitude, ses malchances de la
guerre.
-
"Mais ce n'est pas une raison pour me soustraire à mon
devoir. Je ne suis pas aussi à plaindre d'ailleurs qu'un
matérialiste qui n'a d'autre idéal que ses aises. Oh ! Je ne
veux pas dire que je suis heureux d'être dans la misère, de
souffrir, mais enfin je suis résigné, j'accepte les épreuves
sans révolte.
-
Il y en a tant maintenant qui déraisonnent. Ils sont toute la
journée à râler, pour des riens. Ils répètent des âneries
qu'ils ont entendues : "c'est les capitalistes qui font la
guerre, c'est les curés, etc. sans comprendre que malgré eux,
malgré nous, on est bien obligé de ne pas faire la paix. Et
puis ce qu'il y a de plus révoltant c'est les plus rouspéteurs
qui sont les plus plats, les plus soumis quand un chef, un
gradé arrive.
Des
fois, je ne peux pas m'empêcher de leur dire :
-
Eh ! Bien puisque tu en as si marre, que tu veux tout balancer,
pourquoi ne le fais-tu pas, pourquoi restes-tu là ? Tu veux
faire la peau à celui-ci, à celui-là, il était là tout de
suite, pourquoi n'as-tu rien dit ?…
Ainsi
encore, hier à la porte de l'infirmerie quand j'attendais, un
de mes voisins me montre une inscription : il y avait "Vive
Brizon, A bas la guerre". Ceux qui étaient se le disaient
entre eux, Ça c'est bien. C'est
très bien.
-
Est-ce que c'est signé, leur dis-je.
-
Penses tu, il aurait attrapé de la tôle.
-
Là n'est pas la question, s'il a tant raison, il aurait dû
signer. Moi quand j'écris quelque chose et je crois avoir
raison, je signe.
Le
Français oui est très rouspéteur, mais aussi il est lâche,
ou du moins il exagère constamment. Les paroles dépassent
toujours sa pensée et ses sentiments.
J'explique
au petit soldat comment les étrangers, les Boches surtout
s'étaient mis le doigt dans l'œil sur notre compte à cause de
ce défaut national. Il nous pigeaient sur la foi de nos
discours, à la lettre… Peuple polisson, peuple pourri, peuple
fini…
Cependant
le moral baisse terriblement depuis l'astucieuse manœuvre de
paix des Allemands. Le petit soldat intelligent qui est au
milieu du troupier est à même de le remarquer sur le vif.
Jamais
je n'en avais encore autant entendu que ces temps-ci, me dit-il.
Nulle part. Et je crois bien qu'il y en a plus de la moitié qui
déraisonne totalement. Les vieux encore plus que les jeunes.
Le
12 janvier - Ordre d'interdire
Beauvais aux militaires de tous grades, sauf aux
permissionnaires de sept jours. Cela vient ce matin.
Pourquoi
? Énigme. Maladies contagieuses ? Non, ce serait fermé surtout
aux permissionnaires. Il doit y avoir une affaire de femmes, ou
de bagarre par là-dessous. C'est la conclusion.
A
16 heures, clé de l'énigme : le G.Q.G. n'est plus à Chantilly…
Le
choix de cette résidence me paraît bizarre - d'après les
idées que j'avais sur les projets de notre riposte aux propos
de paix allemands. Tout au moins inattendu. Qu'est-ce que cela
signifie. Beauvais ? L'axe de la lutte est toujours près du cœur
de la France.
Rapprocher
les travaux de défense exécutés fébrilement ici dès
l'avènement du Nouveau Maître, de Nivelle. Emplacement de
batteries lourdes, voies ferrées doublées ou créées en deux
semaines, trains blindés en position, canalisation des
communications téléphoniques, afflux des munitions…
Cependant peu de troupes.
Est-ce
ici le prochain champ de lutte ? Je le crains, je le crois.
Je
le crains parce que ce n'est pas là qu'il faut et qu'on peut
frapper l'Allemagne, mais à Briey - aus Verdun hin… Je le
crains parce que c'est là qu'il faut frapper la France. Calcul
boche. C'est à ce point sensible que j'attendais l'attaque en
janvier février 1916. Ils avaient préféré Verdun. Ça ne
leur a pas réussi et je crois que cette fois ils choisiront le
coin sensible dédaigné en 1916. Trop tard. Ces préparatifs
seraient donc une précaution pour la parade. Je le crains. Ils
sont déjà bien tardifs. Je le crois, car les Boches seront
encore une fois les premiers prêts, et je le crains
anxieusement, car si l'on se bat cela signifiera que les
Allemands sont les premiers prêts, que les Allemands reviennent
à la charge sur nous pour en finir "endlich einmal mit
diesen Kecken Franzosen" (enfin une fois pour toutes
avec ces sacrés Français). Je les entends ricaner. Ils
savent qu'ils ne passeront pas, mais ils comptent bien que cette
fois nous serons épuisés, finis, foutus. Et si la France
"en a marre" eh ! bien, eh ! mais la victoire est
acquise, la guerre est finie. Nul autre adversaire n'est de
taille à tenir trois mois sans la France…
Oui,
hélas, c'est infernal cette situation, c'est diabolique, ce
calcul.
"Si
l'on voulait entasser tout ce que la France a dépensé de sang
et d'or pour les choses désintéressées qui ne devaient servir
qu'au monde la pyramide de la France irait montant jusqu'au
ciel.
Et
la vôtre, ô nations… ô la vôtre…"
Quel
exemple éperdu il y a aujourd'hui encore dans ce "oh la
vôtre"…
Un
mot heureux de maman débordée de bonheur…
Je
ne sais pourquoi j'ai peur de ce moment de bénédiction qui
tombe sur notre famille. J'ai peur que la main de Dieu
s'appesantisse cette fois au moment où nous commençons à
être heureux.
Le
13 janvier - Gournay-sur-Aronde.
Un
spectacle lamentable. A notre popote. La jeune femme vit
maritalement avec le cuisinier… Quand il a fini de nous
servir, il passe dans la chambre à coucher faire sa toilette…
Il sort tout fringant, les cheveux lissés, pommadés, les
moustaches en fleur, l'air bête et heureux ; elle, au fond de
la cuisine, alanguie comme une chatte lasse, attend que le mâle
revienne servir leur table… Au mur un bel artilleur, le
portrait agrandi d'un bel artilleur regarde avec douceur toute
cette tristesse…
Ce
qu'il y a de plus triste encore c'est d'entendre
"Pinet" le cuisinier et amant tancer les enfants, un
garçonnet et une fillette de cinq à six ans ; quelques fois
pour les calmer, les faire taire s'ils crient ou se taquinent,
il se permet de leur administrer des taloches… Dieu ! Si les
pauvres petits savaient, que ces taloches leur feraient mal…
Que
les femmes sont donc monstrueuses.
Voir
la scène du 15 janvier.
Les
promotions d'officiers ont été parfois d'odieuses gaffes,
peut-être des brimades au bon sens, a la probité, à la
réputation de l'armée française, à la France même.
Ainsi
celle de ce sinistre Laffont du 404ème : un ancien
rempilé de la Coloniale à qui les secours du hasard ont fait
accorder l'épaulette.
Un
rempilé de la Coloniale. Quand on sait tout ce qu'il y a de
bassesse, de dégradation, d'affaissement, d'avilissement dans
ces cinq mots, on sent bien l'injure faite à la France, à
l'armée française.
Un
rempilé de la Coloniale ! Avoir été rempilé c'était neuf
fois sur dix avoir eu non pas un, mais plusieurs poils dans la
main et une solide épaisseur des méninges. Avoir été
rempilé, c'est avoir mené des années durant cette vie oisive,
creuse, idiote, déprimante, et si souvent vile du sous-off.
Mais
rempilé de la coloniale, c'est tout cela et encore pis ; c'est
avoir traîné son corps, son cœur, son âme pendant des
années à travers la crasse des contingents coloniaux, les
avoir énervés dans les privations du désert ou de la jungle
pour ne les retremper que dans la boue des bouibouis et des
lupanars, des bas quartiers des ports métropolitains ou
coloniaux.
Un
rempilé de la Coloniale. Ah ! Oui. Laffont n'a rien qui efface
cette tare, mais tout ce qu'il faut pour la confirmer.
Le
14 janvier - Gournay. Hier soir le
Capitaine Girard - encore un ancien rempilé - a bavardé avec
Dôle et moi jusqu'à 23 heures !
Il
a causé politique, rapport des officiers avec la politique.
Pour lui, pour sa pauvre intelligence simpliste aller à la
messe c'était faire de la politique réactionnaire, lire le
Matin ou l'Humanité c'était faire de la politique
gouvernementale - prudente. Quel horizon !
Tactique
suivie : être insignifiant, neutre, incolore, ne pas aller à
la messe malgré sa femme pour n'être pas remarqué du Colonel
franc-maçon, lire le Petit Parisien, pour n'être pas
révolutionnaire. Entre insignifiant, ça ne devait pas être
inaccessible à ses moyens…
Je
reviens de la messe. C'est extraordinaire cet ébranlement,
cette vibration qui me saisit, qui me prend comme un bassin
paisible serait bu et emporté par un grand fleuve ; ou encore
j'ai l'impression d'être à l'église, d'abord comme une
feuille au repos et qui peu à peu, à mesure que la brise puis
un grand souffle s'élèvent, se met à vibrer et à frissonner
au gré de chaque onde qui passe.
Au
fur et à mesure que le sacrifice se développe son magistral
enchaînement me soulève, m'élève et me porte vers les
régions élevées d'une réelle émotion religieuse.
J'entends
les anathèmes, les vigoureuses menaces et les dédains aveugles
de mon maître Mathiez contre les hommes religieux, l'esprit
religieux. Et cela me semble petit, petit, mesquin, étroit,
aveugle, insensé.
Nier,
dédaigner, ignorer, mépriser cette force qui a secoué et
secouera les âmes, quelle maladresse, quelle ignorance, quelle
étroitesse. Vouloir combattre, supprimer l'esprit religieux
d'une société, l'émotion religieuse, c'est pure folie,
tentative vaine, impuissante. Vouloir enlever à l'humanité ces
émotions religieuses si grisantes et si élevées, vouloir
tarir cette source si pure, c'est mettre sa main sur l'ouverture
d'où s'échappe un torrent et supposer qu'on va l'obstruer, le
refouler, le supprimer. Vouloir éteindre ces éblouissements,
cette lumière c'est souffler contre les rayons bleus des
étoiles.
Nous
sommes d'une étrange génération et notre situation est peu
banale en face du problème religieux :
Nous
avons eu une éducation qui s'est appliquée à nous donner la
foi religieuse, à nous enseigner une croyance, à nous faire
goûter par l'éclat des rites l'émotion supérieure par
laquelle l'homme oublie pour quelques instants qu'il est une
créature de chair, de faiblesse et de souffrance.
Puis
dès l'adolescence tout a conspiré pour nous faire perdre
croyances et aspirations religieuses.
Les
penseurs à la mode ont critiqué les articles de la foi, les
demi-ignorants ont dénigré, ridiculisé les rites.
A
tout ce que nos corps ont de tendances irréligieuses, la
société a tendu des appâts provocateurs.
A
toutes les contradictions que les sociétés et les habitudes
sociales ont en face de la loi religieuse et rendent celle-ci
déconcertante, les lois civiles, toutes les forces d'opinion et
de gouvernement se sont coalisées pour détruire les croyances
et les pratiques et les émotions religieuses.
Rien
qui vienne soutenir ou réconforter le croyant : Comment
convaincre un jeune homme pieux qu'il ne se fourvoie pas
lorsqu'il entend l'appel de la jeunesse, de vie ardente, de tout
ce que la société a de vigoureux, de vivant, d'intelligent et
qu'alors regardant autour de soi il ne compte dans les grandes
églises vides que quelques vieilles filles bigotes, des enfants
ignorants et un bedeau, pauvre hère, simple d'esprit, sans rate
ni cerveau. Et des curés qui dans leurs sermons glacials
répètent les cours diffus de leur professeur de théologie…
rien qui réchauffe. De l'eau bénite glacée, une odeur morte
de sacristie fermée.
Pour
rester pieux, il fallait opter entre la vie sociale
indifférente, irréligieuse ou areligieuse et ces milieux
catholiques sentant le renfermé, le moisi, la sacristie et se
répéter que c'était bien ces vieilles filles stériles, ce
sacristain eunuque, ces bonnes vieilles grands-mères simplettes
qui seuls avaient gardé le flambeau sacré de la meilleure vie…
Quel
jeune homme aurait pu n'être pas ébranlé, troublé ?
Hésitant, non seulement sur le meilleur chemin à prendre pour
bien vivre, ou mieux pour vivre bien, et pour être dans la
vraie voie…
Non
seulement hésitant. Mais il était presque impossible,
raisonnablement de s'écarter du courant le plus abondant, le
plus ardent, le plus vivant. Par conséquent la foi mourait dans
nos pensées, dans nos cœurs, dans nos vies.
Mais
la guerre est venue. Avec elle la séparation d'avec la vie
bruyante, ensorceleuse de la société contemporaine. Les hommes
se sont trouvés face à face avec la mort et avec eux-mêmes
dans l'austérité des cantonnements, des tranchées, dans le
silence des nuits et des longues veilles solitaires ; la
séduction que la vie du siècle exerçait sur le jeune homme en
temps de paix faisait place aux mystérieux attrait de la Mort,
de l'Inconnu et des énigmes du monde. Les problèmes les plus
graves de la vie morale s'inscrivaient dans les âmes sans que
l'éblouissant reflet de la civilisation contemporaine les
efface. De là, trouble, réflexions. Points d'interrogation. Et
puis, la politique a disparu avec ces taxations méprisantes pur
les croyants. Le respect humain s'est effacé, atténué sous la
tolérance généreuse qui s'est instaurée dans l'armée
combattante. Beaucoup sont retournés à la messe occasionnelle,
à l'église ouverte par hasard, pour trouver un délassement à
la grossièreté ambiante, une distraction à la vie monotone,
un remède à l'affaissement et à l'isolement des cœurs, un
spectacle ayant un peu de tenue dans l'avilissement et l'horreur
environnants, un coin de silencieux dans l'assourdissant
tumulte, un peu de paix dans la guerre.
Et
c'est alors que j'ai senti peu à peu revenir le besoin de
croire, la douceur de prier, la soif des larmes douces. Et de
plus en plus il apparaît évident que la ferveur religieuse des
premières années devient le soutien de ma vie ; c'est elle qui
doit redevenir la maîtresse souveraine de la vie intérieure.
L'émotion religieuse retrempe et élève seule, elle donne la
force et la raison de souffrir, de lutter, d'accepter les
sacrifices. La foi donne un sens à nos vies précaires.
Arrière à ceux qui voudraient la combattre ou l'entraver.
Pendant
le souper, une scène inouïe. Du Zola en action.
Pinet
porte dans la chambre un cruchon bien chaud - il va donc
préparer le lit…
-
C'est officiel, alors ? fis-je doucement à mon voisin de table.
-
Plus qu'officiel, public…
Un
moment après la jeune femme passe de la cuisine dans la chambre
à coucher par notre salle à manger. Les enfants la suivent. Au
bout de quelques moments, elle les chasse, et ferme violemment
la porte.
Les
enfants s'en vont, tournent autour de nous, vont à nouveau dans
la chambre à coucher. Elle leur crie de s'en aller. Pinet va
les chercher, ferme soigneusement la porte et ramène les deux
marmots à la cuisine. Et tout à coup le bambin, quatre ans, se
met à crier :
"Maman
pend une indestion ! Maman pend une indestion !"
Veux-tu
te taire, morveux, fit Pinet violemment.
Et
toute la table éclate de rire en se regardant.
Moi,
distrait, je n'avais pas compris l'exclamation du gosse qui
malgré l'ordre du nourricier, répétait pour passe-temps :
Maman
pend une indestion !
Je
compris et ne put réprimer une rougeur et une souffrance.
Pauvres enfants ! Tant de cynisme de la part de cette femme à
l'air candide, aux yeux calmes, à la démarche lente… Quelle
horreur ! Et chacun riait de l'indiscrétion du gamin.
Elle-même,
quand elle repassa dans notre salle, quelques instants après,
souriait… Elle alla tout droit au petit bavard, lui appliqua
deux gifles retentissantes, lui qui ne pensait plus et n'avait
jamais pensé à mal, lui dit avec un étonnement douloureux :
"Pourquoi
que tu me fous des gifles ?"
Le
16 janvier - Un trait de caractère
du Commandant :
"Quatre
jours d'arrêt au sergent Prouin adjudant au major de
cantonnement", a commandé une voiture de corvée sans en
rendre compte à son officier.
Commentaire
: "Il faut remettre à leur place les gens qui veulent
faire les importants ; j'entends qu'on exécute ma
pensée, je ne tolère pas qu'on l'interprète".
Le
17 janvier - On persiste à
s'inquiéter de la frontière suisse… Les bavards, les
ignorants, les journaux, les hommes de guerre et ceux de
gouvernement… Les premiers font des racontars fabuleux :
"quatre corps d'armée à Lyon", les autres prennent
des mesures : construction de tranchées dans notre dur calcaire
de Comté - les Suisses mobilisent une Division d'infanterie
supplémentaire.
L'attaque
par la Suisse que la politique, la prudence, la géographie, la
stratégie démentent à longs cris, je n'y crois pas. Une
feinte oui, pour nous faire expédier nos divisions disponibles
dans ce cul-de-sac de Belfort, tandis que le choc essentiel,
principal unique se prépare et se fera sur l'Oise, au point de
suture entre Français et Anglais.
Barrès
fait des articles avec des lettres de soldats, qu'il fait suivre
de quelque phrase exclamative et artiste… ou d'une paraphrase
fumeuse qui obscurcit, qui embrume le texte clair et rempli de
confidences individuelles.
Il
m'écœure avec son sadisme intellectuel. J'associe souvent sa
personnalité à la silhouette de Viotte, le vieux beau trop
connu des bisontines…
Quel
sens, au nom des Dieux, je vous prie, quel sens y a-t-il dans
quelques coupures glanées çà et là parmi les lettres de
millions de soldats, glanées par une main partiale, et
arrangées en vue d'idées préconçues, d'un système sans
âme, sans apôtre.
Ah
! Si la foi patriotique du Président de la Ligue des Patriotes
avait été assez intense pour lui faire prendre un fusil, et
s'en aller, soldat de 2ème classe écrire ses
articles dans les cagnas humides et dangereuses, oui, ils
auraient une portée singulière.
Mais
M. Maurice Barrès se retranche prudemment derrière ses
cinquante ans. La grande âme de Déroulède doit souffrir de la
couardise de son pâle et sybarite successeur à la chevelure et
aux ongles trop soignés. Ah ! Grand Déroulède ! Aurait-il eu
quatre vingt-ans qu'il se fût engagé et qu'il aurait
"tenu".
Tandis
que Barrès préfère dire selon la très rosse manchette de
l'Oeuvre :
"Allez,
enfants de la Patrie"…
Donc,
il cite un passage d'un "penseur" de dix-neuf ans :
"J'ai
toujours cru pour moi à la nécessité d'une élite, mais d'une
élite vraiment digne de ce nom, pénétrée de ses devoirs,
agissante et éducatrice de la masse. Cette élite en ce moment
est tenace, est vaillante. Elle conduit la guerre et saura la
mener à bonne fin".
Pauvre
petit ! Il a de la chance de découvrir une élite tenace et
vaillante autour de lui. Je la cherche en vain. D'abord avec ce
régime la Patrie a peut-être un culte, a sans doute un culte
et des fidèles, mais elle n'a pas de prêtres, pas de prophète…
Sur quelle grande figure, pareille à un phare les yeux des
pauvres naufragés dans la misère que sont les innombrables
soldats peuvent-ils se guider, vers qui se tourner qui les
réconforte et les ranime ?
Nous
n'avons que de bas politiciens à la proue, hommes intelligents,
très intelligents, trop intelligents, mais tous plus ou moins
tarés, moralement. Pas un qui ait une vie pure et qui s'impose.
Et comme leur élévation aux plus hautes fonctions ne les
grandit pas aux yeux irrespectueux d'une démocratie qu'ils ont
stylée à mépriser tous les dieux et toutes les grandeurs,
comme ils sont discutés, combattus dans ce peuple à la logique
intelligente et impitoyable, ils n'exercent aucune influence
morale sur la nation.
Les
Allemands ont un Kaiser qui n'a pas craint de s'adjoindre une
idole militaire pour personnifier complètement la Patrie.
Personne chez nous qui soit digne ou qui puisse représenter la
France. L'envie, ce chancre jamais guéri de toute démocratie,
est l'obstacle principal. Nous avions Déroulède qui est mort
trop tôt et qui avait voulu faire de la politique.
Notre
Sorbonne ! Pitié. Notre Académie Française ! Grâce. Oui nous
aurions bien Richepin qui pourrait faire des conférences sur la
repopulation et le respect de la Mère, de l'Épouse, de la
jeune fille, des temples, etc… ce serait la contre-partie des
Blasphèmes…
Il
y aurait Rostand dont le fils ferait de beaux vers héroïques
pour les Annales…
On
pourrait aussi demander de la foi à M. Joseph Caillaux, à Mme
Poincaré… Pauvre France, tu tâtonnes aux ténèbres.
Et
à des échelons moins élevés, où sont les flambeaux à
défaut du Phare ? Où sont les guides pour les pauvres poilus
de 2ème classe, pour les obscurs, les sans grades,
pour ceux qu'on soigne ou qu'on règle avec des
"Taisez-vous"?
Leurs
officiers ? Nos officiers ?
J'ai
déjà noté leur origine, leur niveau ; leur influence est à
la mesure de leur étoffe.
Des
rempilés dont quatre-vingt-dix-huit pour cent auraient fini
leur carrière, sans la catastrophe, dans le gâtisme des
adjudants du temps de paix, qui sont un peu ahuris de leur
élévation imprévue au grade d'officier, qui en tous cas sont
totalement incapables de concevoir, à plus forte raison de
remplir leur rôle d'officiers. Des galons poussés à
l'improviste, ils n'ont vu que le reflet doré, l'augmentation
de solde, le moyen d'offrir à leur femme plus de luxe de
mauvais goût, pour ceux qui sont mariés - les facilités d'une
"nouba" mieux soutenue pour les célibataires noceurs,
pour tous un point d'appui plus ferme, pour établir leur
autorité discutée sur les simples soldats et les subordonnés.
Après
les "rempilés" le pourcentage le plus fort dans la
caste des officiers subalternes, est fourni par les instituteurs…
De ces gens qui ont de si grandes qualités qu'elles constituent
de réelles vertus, et aussi des défauts professionnels
poussés jusqu'à être des vices redoutables, insupportables de
ces gens - qui, au fond sont de braves gens - mais qui
"croient si souvent que c'est arrivé", qui ont une si
haute idée de leur valeur, de leur rôle, de leur
infaillibilité, de leur toute puissance. Ils font en général
des chefs peu aimés, plutôt redoutés. Ils ont pris si
longtemps, pour la plupart, dans la vie civile, l'attitude de
ces doublures de potentats régionaux qu'étaient les
conseillers généraux bien en cours. Ils se sont sentis
autrefois, tant de fois, le dos appuyé au comité radical du
canton ou à la préfecture, et en face d'eux une population
plus docile, plus craintive, plus soumise que leurs élèves,
qu'ils se sont imaginés vraiment être des forces sociales.
Aujourd'hui le galon d'or remplace la Préfecture,
avantageusement, et leur infatuation pédante et autoritaire n'a
fait que s'accroître. Avec leur horizon emmuré, leur féroce
égoïsme plébéien, leur inconsciente morgue, Dieu, le pauvre
réconfort moral pour leurs hommes, pour le soldat que ces deux
catégories d'officiers, de parvenus…
Il
y avait autrefois des officiers d'active qui avaient de
l'étoffe. Soit Saint-Cyriens à la culture générale étendue,
soit Saint-Maxentais de culture moindre mais d'énergie et
d'intelligence certaines, rompus à une seule discipline,
connaissant leur règlement, droits et devoirs.
Ils
sont morts, ils sont tués ; l'espèce en est si rare qu'on ne
les rencontre plus dans les unités. Quelques uns, les
survivants de la grande tuerie, ont été promus aux grades
supérieurs ou appelés dans les États-majors. Il y avait parmi
eux, des cancres assurément, des noceurs, mais beaucoup moins
qu'on ne le disait et beaucoup d'hommes austères,
professionnels aveugles d'un Devoir absolu, qu'on ne
soupçonnait pas : Piedfort, De Goÿs. Mais ceux-là sont trop
hauts, trop rares pour constituer une élite agissante. La
grande ruche a été dépeuplée, les butineuses sont mortes à
la peine. On a appelées pour continuer le miel des bourdons
stériles. Ils font aussi belle contenance que les ouvrières,
mais leur rayons restent vides.
Des
élites ?… Des guides ?…
Non,
je n'en vois pas. Je ne reconnais pour tout soutien de ce pauvre
peuple de France que son instinct immuable, son clair bon sens
qui le convainquent sans phrase, sans idéal qu'il est prudent
de "tenir", d'arrêter l'orage, de se défendre bien
au risque de sombrer.
Chacun
sent cela plus ou moins nettement. Et c'est ce qui fait tolérer
la sottise des uns, l'orgueil des autres, les misères de toute
sorte, tous ont la conviction d'être plus ou moins bien, mais
sûrement les artisans de la même œuvre.
Les
catholiques y vont pour Dieu, les habiles par intérêt, les
sceptiques par républicanisme, tous pour la France éternelle.
Mais
maintenant beaucoup, beaucoup d'humbles soldats et toute la
foule des égoïstes de tout temps ne voient plus que leurs
misères toujours renouvelées, interminables ; le but, la
raison de souffrir s'obscurcit à leurs yeux, disparaît
totalement de leur vie intérieure. Personne pour leur essuyer
les yeux, les enthousiasmer à nouveau pour la cause sacrée, si
lumineuse en août 1914. Il y a bien un certain souci en haut
lieu de l'adoucissement du sort des simples soldats, mais cela
se traduit par des circulaires mortes. Il faudrait des cœurs
agissants que l'on voit, que l'on sent pour ranimer ces hommes
accablés. Des chefs qui s'intéressent de façon dévouée aux
misères quotidiennes. Or à l'étroitesse de l'intelligence des
officiers, les nouveaux ajoutent l'étroitesse du cœur et
l'ignorance ou la maladresse. Manque de cœur, manque de
conscience professionnelle par ascension trop subite, manque de
tact dans la conduite du troupier.
Je
cherche l'officier auquel un souci actif de ses hommes fait
consacrer une heure par jour à leur bien-être.
Le
matin ils se lèvent pour aller à l'exercice - ou restent
couchés s'il y a repos, ils rentrent à la popote, repartent à
l'exercice, passent dix minutes au bureau pour la signature des
pièces journalières, puis vont à la popote confortable,
jouent aux cartes ou courent les femmes et se couchent dans le
coin le meilleur. Le soldat peut claquer des dents dans un
grenier. On fait si peu ou rien pour le réchauffer
physiquement, moralement. Il est seul.
Je
suis arrivé à haïr la guerre tout en la faisant avec
énergie.
A. de Vigny.
Le
18 janvier - J'ai beaucoup médit
de mes compatriotes, de mes contemporains, de ces officiers
d'accident…
Je
viens de relire "Servitude et Grandeur Militaires",
où il y a tant de romantisme, tant de lassitude, de
découragement, d'isolement et de sévérité excessive envers
cette époque.
Il
est fort probable que mes critiques acerbes sont tout aussi peu
fondées, tant nous sommes exigeants et de courte vue quand il
s'agit de nos contemporains, tant nous sommes indulgents et
d'esprit plus large et plus équitable quand nous apprécions
les anciens.
Les
Grecs et les Romains, les Hébreux sont grands parce qu'ils sont
éloignés de nous, dans le temps. Leurs tares et leurs
petitesses sont tombées dans l'oubli, il ne reste dans nos
mémoires, dans nos jugements que l'essence purifiée par le
temps de leur grandeur. D'où notre admiration pour des vies,
des caractères qui en réalité ne dépassaient pas les
nôtres.
Je
songe, pour étayer cette conclusion aux calomnies découragées
et décourageantes des romantiques sur leur époque vidée,
prosaïque ; sur l'affaissement moral de leur époque…
Elle
fut suivie par l'explosion d'idéalisme de 1848.
A
toutes les dissertations sur la dissolution des mœurs et des
caractères sous la troisième République répond l'innombrable
et immense sacrifice de dix générations pendant trois années
d'une guerre aux épreuves inouïes par leur intensité, leur
multiplicité et leur durée.
Quelles
que soient les croyances, les règles de vie, les principes
d'une époque, d'un peuple, d'une civilisation, il y a dans
chaque homme une masse constante de vertu et de vice, de
grandeur et de bassesse à l'état potentiel et qui se révèle,
soit en bien soit en mal selon les circonstances, quelles que
soient les apparences habituelles de la vie quotidiennes, au
jour le jour.
L'humanité
à travers les siècles est un peu comme ces grands nuages qui
défilent dans le ciel sous la lente poussée du vent. Ce sont
des constructions et des écroulements, puis des reconstructions
suivies d'écroulements. Toujours la même masse aux formes
changeantes et toujours renouvelées.
Le
19 janvier - Les bulletins de
renseignements et les journaux et les lettres des prisonniers,
des évacués, etc, s'accordent à dire que l'Allemagne souffre
de la faim.
Deux
cent cinquante grammes de pain par jour.
Trois
livres de pommes de terre par semaine avec cent grammes de
viande, seraient la base de l'alimentation de ces millions de
ventres. C'est pousser bien loin l'endurance, le stoïcisme, si
loin que je reste quelque peu sceptique sur la Faim allemande.
J'accorde
volontiers qu'on ne doit pas trouver tout ce qu'on veut.
En
France, grâce à la mer et à notre incurie - avec de l'argent
on trouve tout ce qu'on veut.
Un
permissionnaire rentrant donnait sans le savoir une comique
définition des privations que la guerre impose : "En
arrière disait-il, on ne peut plus rien trouver maintenant. Il
faut 8 francs pour avoir un litre de rhum à 20°, et douze
francs un mauvais jeu de carte… Tu parles."
Le
19 janvier - M. Barrès donne son dernier article sur les
"diverses familles spirituelles de la France". Il se
nomme modestement "le secrétaire de la France".
La
conclusion et la conséquence de son enquête c'est qu'"il
s'agit de libérer et d'approfondir la vie spirituelle en
France". Les moyens : par la collaboration étroite du
prêtre, de l'officier et de l'instituteur… Pauvre de lui !
Pauvre de nous !
A
mon bureau, hier soir, un catholique, un juif, un indifférent
discutaient sur l'avenir de la France. Leur conviction à tous
trois - intelligents de bourgeoisie moyenne - c'est qu'avant la
guerre nous étions un "peuple foutu". Preuves :
1
- Avant la guerre notre vie économique pâlote, routinière,
anémique.
2
- La guerre a tué ou mutilé tout ce qu'il y avait de jeune,
tous les mâles capables d'engendrer, de produire pour le
relèvement du pays.
3
- Après la guerre, la grande loi sera d'être égoïste à
outrance. Il y en a tant qui auraient eu assez de misère durant
trois années pour ne pas charger leur vie de la servitude d'une
famille.
Il
y en a tant qui voyant ce qu'on fait des hommes ne veulent pas
et ne voudront pas avoir d'enfants.
Il
y aura une baisse sans pareille de la natalité ; non seulement
du fait de la disparition des hommes jeunes, mais encore du fait
de la volonté des survivants.
C'est
ce qui nous empêchera de nous relever. Nous sommes un peuple
foutu…
Du
moins c'est leur avis.
Pour
ma part, je sais que beaucoup d'hommes du peuple qui devraient
tout ignorer des pratiques malthusiennes se promettent bien de
n'avoir pas d'enfants : peur, égoïsme, appétit de jouissance,
etc.
Le
commerce honteux, le petit commerce infâme ne perd pas ses
droits, même au front.
Un
artilleur confectionne des cartes postales pornographiques…
qu'un sergent-major revend avec gros bénéfice.
Ce
même, Judi, nous racontait hier les profits sans pareils de la
vente des "noisettes" - (préservatifs enfermés dans
une noisette)…
Hélas
! Où est la saine ignorance de nos paysans d'autrefois, de ceux
qui ne savaient pas éviter les enfants - la brutalité de leur
sang se répercutait peut-être parfois sur les mœurs, mais c'était
propre, malgré tout. La nation armée, c'est la nation en voie
de perdition morale…
Le
19 janvier - La voix énorme des grosses pièces a
recommencé aujourd'hui à midi. Qu'est-ce que cela signifie. Il
y a plusieurs mois que les monstres n'avaient pas rugi dans ce
coin.
Le
20 janvier - Noireil insiste à
table sur ce point que c'est un signe de crétinisme, de
jobardisme, de "maboulisme" d'être encore patriote,
de vouloir "bouffer du boche" après trente mois de
guerre. Ceci à propos d'un vieil engagé volontaire de
cinquante ans, qui est à la Compagnie et qui redemande à
partir au front.
"Des
gens comme lui, des gens "marteau à ce point", on
devrait les conduire d'urgence à Charenton".
A
l'appui de sa thèse il a deux arguments tangibles :
1
- A l'arrière, "le poilu", le rôle de poilu est fort
mal porté. Du "héros" dont on a fait quelque mois
par snobisme des gorges chaudes, on a soupé… Le poilu, le
rôle du poilu actuellement pour le civil, c'est
"rasoir".
Un
poilu actuellement c'est un rustre, une brute, un type qui a eu
des poux, du linge sale, et s'est changé en rustre qui a perdu
toute civilité, qui se saoule la figure et qui à toute
occasion vous rase avec ses tranchées, ses marmites, ses
attaques.
A
la paix, au bout de six mois de paix, l'embusqué qui aura
conservé son corps en bon état, sa peau bien lisse, son
cerveau en forme, aura tous les succès dans la vie civile,
tandis que le pauvre malheureux qui aura une manche vide sera un
manchot, celui qui traînera un éclat d'obus dans le genou un
bancal, et celui qui aura le système nerveux dévissé qui s'en
ira avec un tic ou une "gueule d'empeigne" amusera les
gosses et fera pitié aux femmes. Et s'il vient à protester, à
se plaindre, à faire du chambard parce qu'il est un glorieux
blessé, un noble mutilé, le type resté costaud l'houspillera,
il lui dira : "les tranchées… ben quoi, on sait ce que
c'est, j'y suis allé moi aussi". Qui prouvera le contraire
?
Et
que pourra faire le pauvre diable, "il sera toujours le c…".
2ème
argument.
Tout
ce qui a une valeur sociale quelconque est à présent à
l'abri. Il ne reste plus pour de battre que les paysans, la
racaille, les imbéciles, les petits commerçants.
A
tous les autres on a tendu la perche discrètement pour les
embusquer. Tu vois les ouvriers, les artistes, les étudiants en
médecine, les notaires, les députés, les curés, les
journalistes, tout cela a trouvé la gâche adroite, le filon :
Même
les officiers de carrière ont été casés. Tu n'en trouveras
plus dans les formations combattantes. Ils sont officiers de
détail, officiers d'État-major, etc…
Qui
est-ce que tu trouves maintenant comme officiers exposés au
danger : des petits fonctionnaires et des rempilés à qui on a
donné des galons pour les encourager à bouffer du Boche et à
se faire casser la figure…
En
haut lieu, c'est une tactique, une méthode voulue, arrêtée,
habilement conduite de mettre à l'abri tous ceux qui sont assez
intelligents pour se "barrer". C'est pourquoi il faut
être fou à lier pour garder le feu sacré…
C'est
terriblement exact ce que dit Noireil. Il y a longtemps que cela
éclate aux yeux les plus myopes.
Et
pourtant, en quoi ces roueries et ces bassesses humaines
altèrent-elles le caractère moral du conflit ? Et
minimisent-elles le mérite du vrai soldat et de la cause
défendue ?
Le
21 janvier - Dimanche soir.
Dôle
est allé en permission à Paris. Durant mon après-midi
paisible j'ai lu quelques pages du livre de Ferrero : la Guerre
européenne.
La
préface est une révélation. Elle pose un problème que je
n'avais pas aperçu avec cette netteté, ni sous cet éclairage.
Il
y a longtemps que je tâchais de démontrer par a+b que la cause
profonde de la guerre actuelle, la cause morale, la cause
capitale du conflit : c'est l'orgueil national des peuples
germaniques, l'orgueil maladif, inquiet et agressif des
pangermanistes. Toute une grande nation contaminée, perdue par
ce vice. Et comme conséquence, l'humanité presque entière
entraînée dans la catastrophe causée par l'orgueil allemand.
Je sentais bien que chaque nation avait un peu péché aussi.
Mais
ce que je n'avais pas aperçu c'est que ce vice est une
fatalité historique, une conséquence directe, inéluctable
presque de la conception moderne des fins de l'homme.
Toutes
les philosophies, tous les systèmes philosophiques, toutes les
conceptions depuis deux siècles reposent sur l'idée de progrès,
et cette idée de progrès - vague, confuse - part de ce
principe que l'homme est bon, perfectible. Révolution profonde
qui s'élabore depuis deux siècles, qui est l'essence de la
civilisation moderne, qui oriente l'humanité dans un sens
diamétralement opposé à celui que celle-ci suivait depuis des
siècles. Les civilisations antiques et chrétienne surtout
considéraient qu'il fallait s'en défier et lui mettre des
entraves. La civilisation moderne repose sur cette idée que
l'homme est bon et tend à se perfectionner sans cesse, qu'il
faut le libérer des entraves du passé.
Tout
changement est un pas en avant ; toute audace, toute nouveauté
un perfectionnement. Le but de la vie autrefois était
d'atteindre un idéal de perfection, aujourd'hui de faire du
nouveau, de plus en plus.
Civilisation
qualitative remplacée par civilisation quantitative.
La
civilisation moderne, l'idée de progrès stimulent l'audace,
l'activité, l'orgueil. Les Allemands depuis cinq ans ont fait,
plus que les autres, une débauche d'audace, d'activité : d'où
"leur progrès" mais aussi leur orgueil qui a rompu
l'équilibre moral de l'humanité.
L'idée
de progrès est comme un torrent qui ne connaît pas d'obstacle.
Sur son courant, lutte, impuissant le radeau, craquant,
disloqué où pâlissent les anciens idéaux de perfection de
l'humanité : justice, charité, honneur.
Arrêter
le torrent ? Il n'y faut pas songer. D'ailleurs il a de beaux
côtés, ses avantages, ses forces, on voit ce qu'il peut donner
de grandeurs à l'humanité actuelle.
Le
remède est de lui imposer des limites. Déterminer la part
dangereuse de l'idée de progrès… l'écarter… Des phrases
creuses.
Le
23 janvier - Dans un document
allemand, je trouve l'indication que la proportion des
instituteurs parmi les officiers de complément est de vingt
pour cent dans l'armée allemande.
Hum
! Les instituteurs ! Ils ont du succès dans toutes les armées
!
Il
est vrai que leur éducation primaire les prédispose
merveilleusement aux servitudes et exigence du commandement.
Les
journaux nous apportent sans crier gare une copieuse douche du
Président Wilson. Sa déclaration au Sénat de Washington est
un monument d'insolence ou de bêtise, de la part d'un homme
d'État ; "Une Paix sans victoire".
Il
est loufoque ! Il nous la copiera celle-là, Wilson ! Ce
phénomène manquait à la ménagerie Barnum. Il est l'homme
unique, dit-il, comme les frères siamois le couple unique. La
liberté des mers ! Il viendra dire aux Anglais de quitter
Gibraltar et Malacca et Suez. A quoi on lui demandera poliment
ou impertinemment pourquoi les U.S.A. se sont tant pressés
d'installer des canons à Panama. Le désarmement ! Il ira prier
Krupp de lui faire cadeau de ses stocks de Bertha. Il sera hué,
le pauvre Wilson, comme un hibou parmi les aigles. Car toute sa
rêvasserie humanitaire n'est pas plus désintéressée que les
appétits rapaces des divers belligérants.
Ah
! Oui, M. Wilson, vous demandez le désarmement des forteresses
et la suppression des cuirassés comme une utile précaution
pour l'Amérique gavée d'or. Il vous serait en effet
désagréable d'être obligés de protéger la colossale fortune
qui vous chut d'Europe comme une bénédiction inattendue. Les
canons, les cuirassés, les sous-marins de l'Europe vous
inquiéteront quand ils se seront un peu reposés et cela
pourrait troubler le calme de vos nuits dorées.
La
paix sans victoire ! Je vous comprends… S'il y a victoire d'un
côté il y a défaite de l'autre. S'il y a salut pour l'un, il
y a catastrophe, écroulement, ruine pour l'autre. Et comme tous
les belligérants sont vos débiteurs, vous vous dites qu'une
partie de vos créances, avec la défaite de l'un des groupes,
va tomber à rien ; la moitié de vos traites seraient l'objet
d'un protêt, d'une liquidation dont vous supporteriez les
frais. Et comme il s'agit de dizaine de milliards, n'est-ce pas
? cela vaut bien un peu de zèle moralisant, humanitaire. Ce
serait en effet une opération beaucoup plus sûre et habile de
maintenir chacun de vos débiteurs dans le pétrin. Si l'un en
sort non seulement une grosse partie de vos avances serait
compromise, mais le débiteur victorieux serait un rival. Tout
à perdre, tout à craindre. Distribuez donc en effet de la
pitié, donnez la paix à ce monde féroce qui s'entretue et qui
ne peut plus vous enrichir davantage : oui, c'est très beau,
c'est très grand. Donner la paix au monde ! La garantir pour
l'avenir. Mission bénie. Mission divine. Les peuples vous
dresseraient des temples et peut-être des autels, M. Wilson,
mais il fallait vous y prendre le 24 juillet 1914…
Aujourd'hui,
vous avez les mains sales, la conscience pas très propre. Nous
vous remercions. La Paix, la délivrance des peuples : nous
tâcherons de les édifier, de les consolider avec l'entassement
de nos sacrifices. Cela forme un soubassement plus solide que
vos piles de pièces d'or…
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