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- Front de l'Oise - Gournay -

(Partie 1)

 

"Fiat voluntas tua"

Le 26 novembre 1916

          Gournay-sur-Aronde. Dernier dimanche après la Pentecôte. Dernier dimanche où le prêtre porte la chasuble verte. Évangile redoutable : "Malheur aux femmes enceintes et aux nourrices ; malheur à celui qui sera dans son champ et retournera dans sa maison, quand viendra le jour de la grand désolation…. Après le tableau effarant la peinture magnifique en quelques traits éblouissants de la libération des âmes élues, du triomphe de Dieu, dont le règne arrive…

          " Nous avons déjà le jour de la grande désolation et le malheur pèse sur les femmes et les ruines s'étendent sur le monde. Mais le règne de Dieu semble s'éloigner et la guerre, après le premier élan de ferveur dans les âmes, à force de durer, matérialise les cœurs. Veillons à entretenir la Vie morale, la vie religieuse, ouvrons nos âmes à l'Esprit saint.

          Durant tout l'Office j'ai regardé ma vie. Un trou noir. Des échos de Dies Irae ; et des murmures de "Miserere mei" ou de "De profundis clamavi at te, Domine".

          Vie stérile. Vie caillouteuse, avec des gouffres noirs. Il faut sortir des bas-fonds. Mon Dieu, donnez-moi l'adversité, si c'est à ce prix que je remonterai à la vie féconde, à la vie ardente, à la vie éternelle - J'ai soif d'expiation. Oh ! Que mon âme est lourde ! Jamais je n'ai plus ardemment accepté les épreuves.

          Je me promets de ne pas esquiver le danger, les horreurs de la lutte. Je ne ferai rien pour bénéficier de la circulaire qui peut me faire mettre à l'abri.

          Je m'abandonne à la volonté divine. Si un jour on vient me dire qu'il faut monter aux tranchées et prendre ma part, je dirai : "Seigneur que votre sainte volonté soit faite et que votre nom soit béni, que votre gloire mon Dieu se nourrisse des épreuves qu'il vous plaira de m'envoyer. Pourvu que je sois pardonné et que votre amour grandisse. Frappez donc, Seigneur, je suis votre serviteur".

          Le 27 novembre - J'ai eu la chance de trouver dans la bibliothèque de l'hôtesse "l'Introduction à la vie dévote" - et celle d'avoir quelques heures cet après-midi pour m'en régaler. J'aime ce langage hardi, du XVIème siècle, qui a de si savoureuses expressions et une franchise que nous avons perdues.

          Les jolies et pénétrantes pages sur les amitiés et l'amour, sur la vraie pauvreté ! Un complément de l'Imitation. Je suis étonné qu'un livre si sain et si intéressant soit si peu répandu. Il y a là quelques pages que j'aurais voulu lire à dix-huit ans, dont j'avais besoin et que je n'ai pas trouvées. Des conseils nécessaires qui ne sont pas venus ; le courageux et affectueux et clairvoyant auteur…

          Le 28 novembre - Mon tour de permission s'approche. Je n'en éprouve qu'une certaine inquiétude vague. J'ai une appréhension de partir vers les lieux chers, à la pensée que je n'y verrai pas les yeux recherchés et que je puis y rencontrer ceux dont le regard me sera comme un heurt sur une plaie mal guérie. Les deux Mme B., ni brouille ni choc entre nous, et pourtant quelle meurtrissure que le silence.

          Je ressens presque de la haine pour cette indifférence égoïste quand tant d'autres souffrent.

          Dans les œuvres de Saint François de Sales :

          "Malheur à celui qui a le cœur double et les lèvres trompeuses".

          Le 29 novembre - Journée brumeuse. Je suis las. Mme Perrot, du château, vient se plaindre que les soldats lui volent son bois.

          Le 28 novembre - Hier un Médecin-inspecteur a parcouru le cantonnement en l'absence et à l'insu du Commandant. Violente scène au brancardier qui n'a pas rendu compte.

          - Dôle est rentré de permission.

          Le sergent-major Lacomme qui l'a remplacé va me quitter. Celui-ci est un jeune - actif, l'esprit alerte, ambitieux. Il a de l'étoffe.

          - Maria m'envoie le livre discuté âprement "Au dessus de la mêlée" de R. Rolland. Délicatesse sans cesse en éveil. Intelligence limitée, mais cœur riche.

          - Lettre de ma "forêt dénudée et frissonnante". Elle est changée. On l'a peuplée de prisonniers boches, on l'a industrialisée. Berta me dit que :

          C'est un curieux spectacle de voir passer les locomotives essoufflées et bruyantes sous la haute futaie autrefois si reposante et si calme".

          - Dôle est rentré de permission… J'avais espéré partir à son retour et c'est le Commandant qui s'en va. Mon tour est reporté à une date ultérieure. J'aurai attendu dix mois cette détente qui n'en sera pas une, puisque je serai seul. Je préférerais presque ne pas partir. Seule la perspective d'être à Noël chez nous et de donner à la table de Verne un rayon d'espoir ce jour-là, me colore un peu la perspective grise d'une permission sans apaisement à la fringale qui me tenaille et m'ôte les forces…

          - Mme Perrot du Vernay est venue assurer que son voleur de bois était l'ordonnance d'un lieutenant. "Je ne puis penser que mes fils se conduisent ainsi", me dit-elle.

          La chapardise habituelle à la troupe, la paresse incroyable des troupiers, le gaspillage en pain, en vêtements, tout cela fait souffrir cette brave femme. Sa fille, une grosse enfant blonde, massive au point de faire supposer qu'elle descend des bords de la Sprée, donne en consolation le premier commandement du soldat.

          "Aujourd'hui le travail ne feras qui demain sur ton camarade retombera".

          Les boches menacent Bucarest… Cette retraite douloureuse des Roumains me fait plus souffrir que l'invasion insoupçonnée de la France au mois d'août. Je suis accablé de tristesse et d'inquiétude. Est-ce qu'on prendra les mesures nécessaires à l'étouffement de ce Dragon monstrueux du Germanisme en furie ?

Le 1er décembre 1916

          Le Commandant est parti en permission à midi, comme un sanglier, selon son habitude.

          Pas le temps de soigner les pièces, pas le temps d'entendre Mme Perrot, la châtelaine. Ce m'est une occasion d'être aimable envers cette brave femme qui venait se plaindre du vol de son bois de chauffage par la troupe. Enquête faite, elle vient, indignée, dénoncer l'ordonnance d'un officier comme l'auteur du larcin et l'officier comme le vrai coupable.

          Nous causons de Gournay ; de fil en aiguille on en arrive à l'historique du château et à l'offre toute spontanée de sa part, de mettre sa bibliothèque à ma disposition.

          Quelle aubaine !

          J'en viens. Tous les genres. Un choix énorme d'ouvrages. En restant ici je pourrais presque continuer ou plutôt reprendre mes études.

          Je rentre avec une brassée de livres :

          Histoire de la région Compiègne-Noyon.

          La politique allemande de Von Bülow.

          L'avant-guerre de Daudet.

          Aus einer kleinen Garnison, von Bilse.

          Le livre de Job.

          Les foules de Lourdes d'Huysmans.

          Le livre de mes fils de Doumer.

          Je suis heureux comme un roi.

          Le 2 décembre - Le chef de Bataillon Satger du 417ème remplace le Commandant de Goÿs. Autre tempérament, moins nerveux, moins volontaire, presque papa. Laisse l'initiative pour les détails du service.

          20 heures. Oh ! Mon Dieu, quelle émotion. Le lieutenant Malderet, rentrant de permission nous raconte au sujet d'un bruit qui court sur la chute de Briand qu'un cabinet Caillaux va prendre la succession !

          Caillaux ! Comme à la mort d'Henri IV on pourrait s'écrier : "La France va tomber en d'étranges mains". Caillaux ! Mon sang n'a fait qu'un tour, j'ai senti mes intestins se nouer d'angoisse.

          Caillaux ! J'ai encore cette honte atroce éprouvée autrefois en Hanovre pendant la crise d'Agadir, quand il négociait pour céder à l'Allemagne un morceau de notre chair, lorsque je lisais dans les feuilles de là-bas, in "der Käseblättern", cet éloge qui m'est resté comme la cicatrice d'une brûlure : "Herr Caillaux ist ein sehr ehrlicher Mann". On l'opposait au "Delcassé und sa clique"…

          Ah ! Que cet éloge de notre homme d'État par eux m'avait fait mal et honte. Je le sens encore aujourd'hui, et j'en ai peur… La France serait perdue. C'est l'acceptation de la défaite.

          A table nous en avons causé. On a discuté des éventualités politiques. On cherche l'homme de la situation, on ne le trouve pas, on ne le voit pas, du moins on sait qu'il n'existe pas dans le monde politique. Tous ceux venant de cette source sont contaminés… La belle occasion si les royalistes avaient un homme, autre chose que cet oripeau de Philippe.

          Berton et un autre sous-officier ont prononcé le nom d'Albert 1er. Ç'a été pour moi un éblouissement… Je n'y avais jamais songé. Oui, c'est cela. Ecce homo, ecce vir, pour assurer la permanence de la France éternelle… Quel coup d'air pur après la bouffée Caillaux.

          3 décembre - Toute la nuit, j'ai été poursuivi par les deux émotions d'hier : Caillaux la honte, et la blonde Mlle Perrot qui m'a lu délicieusement une page de Loti, dans l'Illustration qui est le développement artistique de ce que j'avais pris en note le 22 juillet et le 29 septembre.

          Oh ! Cette jeune femme blonde sous l'abat-jour mauve avec sa voix suave m'a donné la nostalgie d'un foyer…

          L'hôtesse, Mme Lef. Chr. est venue veiller auprès de moi hier au soir pour me tenter. J'ai peur d'elle et de moi. Seigneur, venez à mon aide que je ne succombe pas, si bas…

          Le Commandant Satger rencontré a la porte de l'église me serre la main… L'aumônier divisionnaire a officié - en violet - sermon démonstration. Ce genre est irrémédiablement froid. La religion nécessaire, Dieu inévitable : un créateur, un père, un bienfaiteur - oui, c'est incontestable, mais il ne suffit pas que cela apparaisse incontestable pour pouvoir prier avec ferveur, il faut une température spéciale du cœur, une émotion ardente et avide que les raisonnements glacent.

          Mon dieu, je vous aime tout simplement.

          Ravenet m'emmène auprès de Durand à Moyenneville. Toujours le même accueil cordial et loyal.

          Discussion épique à midi avec Grandclaude qui rabâche les vieux clichés sur l'iniquité des conquêtes coloniales et justifie ou paraît vouloir justifier l'agression allemande par ces antécédents immoraux dont nous nous étions rendus coupables envers les races dites inférieures - il approuve l'Allemagne d'avoir voulu se donner du large puisque nous lui avions fermé tous les débouchés : Maroc, Bagdad, etc.

          "Si Caillaux avait été au ministère nous n'aurions pas eu la guerre". Phrase impie. Les journaux ne soufflent pas mot de ces rumeurs…

          Le 5 décembre - Toute la nuit le souvenir de Mad. m'a hanté ! J'étais marié à une autre femme qui me semblait étrangère, presque hostile, alors que tout le flot de mes forces d'affections coulait vers l'élue de la première heure, vers l'unique, vers celle qui était vraiment le complément de ma vie, celle qui aurait pu et dû être l'épouse et la Mère incomparables… Oh ! Mon Dieu, pourquoi ne nous avez-vous pas réunis à l'heure propice, pourquoi avez-vous jeté par deux fois l'écueil sur notre route : une première fois l'Autrichien, une deuxième fois cette pauvre petite ?… Pourquoi…

          Le 5 décembre - 22 heures - J'ai été heurté encore une fois à midi par l'effrontée paresse de Ravenet.

          Coup des voitures et du bois de chauffage. Ce soir Durand et Lambert viennent s'inviter à dîner - obligatoirement chez Ravenet - obligatoirement je dois aller dîner avec ce sinistre loustic malgré mon irritation intérieure.

          Durand nous a chanté de sa voix chaude et émouvante "Le Toréador". Évocation des beaux jours de Pierrefonds. Après dîner Ravenet éprouve le besoin de nous entraîner à son lupanar habituel - Judicelli et le commerce des cartes pornographiques.

          Le Commandant Satger me laisse la bride sur le cou pour toutes les questions de détail, alors que de Goÿs centralise impérieusement tout et tout, jusqu'aux détails les plus mesquins. Pourtant la forte poigne du maître, du chef manque déjà ; cela se sent.

          Le 6 décembre - Temps gris. Anxiété au sujet de ces pauvres Roumains.

          Les Boches ont voté la loi sur la mobilisation de la population civile.

          On peut en dire ce que l'on voudra, mais la mesure est inouïe. C'est plus que grand. Effort immense d'un peuple innombrable qui ne veut pas céder ni déchoir, encore moins mourir. Effort d'un peuple formidable et forcené qui s'entête à développer sa croissance au-delà de la mesure. Qu'était en comparaison ce que la fameuse levée en masse de 92 a donné. Que les prescriptions de leur loi impérieuse seront plus efficaces que les discours même enflammés de Saint-Just. Qu'est-ce que nous opposerons à cette sauvage énergie : le graisseux Joffre, le mielleux Briand, les décors séniles de nos Ribot, Bourgeois et autres braves gens qui n'ont que le tort et le défaut criminels aujourd'hui d'être fatigués ou usés - ou dilettantes…

          L'Angleterre semble elle, en alarme. Lloyd George casse la vaisselle et claque la porte. J'espère qu'il va revenir avec une équipe et les énergies des temps héroïques, maître écouté et obéi. Le salut est là.

          L'Europe est en péril, et nous avons ces honteux spectacles - pour nous - de la Grèce en révolte et de la Roumanie égorgée - par notre faute, à nous Alliés…

          Une scène de bureau.

          Mme Bourbier a demandé et obtenu l'autre jour une équipe d'ouvriers agricoles. Quelques jours plus tard, je vais lui demander une voiture à emprunter, elle m'oppose un refus fondé sur une raison si peu vraisemblable qu'elle éprouve le besoin de me dire qu'elle ne ment pas…

          Hier, nouvelle demande de batteurs pour une journée - accordée. Mais quand le travail est en train, elle vient rectifier les termes de sa demande, disant que c'est par malentendu qu'elle a demandé les hommes pour un jour, lundi, qu'elle voulait dire : à partir de lundi pour la semaine.

          Je lis son jeu, et je me souviens de son refus. J'ai la malice de lui faire payer un peu cela : je lui dis qu'il y a une différence énorme entre une semaine et un jour, que ce sera très difficile à obtenir du Commandant, bref je grossis les difficultés et ne montre aucune bonne volonté spéciale à seconder sa démarche. Elle me devine je crois, ou se rappelle le refus d'un léger service qu'elle m'a fait essuyer, car toute humble, et confuse un peu, elle me chuchote :

          "Oh ! Dites Monsieur, insistez auprès du Commandant, je vous en serai reconnaissante, je vous donnerai un poulet si cela vous fait plaisir".

          Alors méchant et vaincu tout à la fois je lui dis : Madame, vous me faites une injure que je ne croyais pas avoir méritée. Je transmettrai votre demande de mon mieux, ce n'est que mon simple devoir.

          Elle est devenue rouge comme une pivoine. Elle a eu ses hommes.

          Visite au château. Mme Perrot me reçoit avec son affabilité coutumière, me présente à son mari, chef d'escadron d'Artillerie en permission - un beau masque - de la belle race.

          Je ne sais où elle a deviné cela, mais elle dit au cours de la conversation : "Tu sais, M. Cœurdevey est très "Action française". Un professeur d'histoire qui sert la bonne cause…"

          7 décembre - 18 heures 30. Bucarest est pris. Rodzianko, Asquith, Lloyd George démissionnent, en France au Parlement, on bavarde. Je viens de l'église. Les "Kyrie eleison" avaient un accent tragique. Toute l'horreur des premiers temps où l'homme effaré sentait peser la main de Dieu…

          Que d'horreurs. Mon Dieu, je vois les hordes allemandes faire du pas cadencé dans les rues de cette grande ville, les magasins hier brillants, aujourd'hui pillés, de pauvres gens apeurés, terrés dans les caves pendant que les bottes font trembler les escaliers, j'aperçois les bataillons découragés, débandés, poursuivis par les uhlans, et puis surtout ce rideau de fer qui s'avance à travers cette plaine roumaine et isole de l'humanité des familles et encore des familles de tout ce qui faisait leur vie morale. Les hommes fuient, reculent, les femmes, les enfants, les vieillards restent noyés dans l'invasion et les voilà séparés pour combien de temps de leur mari, de leurs frères, de leurs fils ?

          J'ai achevé hier au soir le "Livre de mes fils" - rien de transcendant, mais une haute inspiration morale - ouvrage laïque. Pas un mot de la vie religieuse.

          Des sujets ardus, des chapitres ingrats, où la pensée forte n'a pas l'expression toujours brillante.

          Un livre utile. Un bon livre pour les jeunes gens. A lire avec fruit quand on a dix-huit ans.

          La première phrase est une profession de foi d'une belle jeunesse. Sache vouloir, fais ce que dois.

          J'ai cueilli : "Un homme n'est grand que s'il a vu la mort de près et l'a regardée en face, froid et impassible".

          Et cette citation de Michelet que les Allemands connaissent bien : "Avec elle, la France, rien n'est fini, c'est toujours à recommencer".

          Idées saines sur le Mariage, la dépopulation, la Guerre.

          Indications "sur l'historique de chaque famille".

          Ce soir, lecture de "La Politique allemande" du prince de Bülow.

          Quelle œuvre cauteleuse ! Qu'il s'agisse du livre ou de l'œuvre diplomatique. On dirait la bête fauve qui avec l'air de s'étirer nonchalamment pose ses griffes et ses crocs sur la victime.

          L'exposé est clair, net, avec le visible souci d'amadouer et de faire en même temps étalage d'une force prête à se déchaîner.

          Les grandes lignes sont nettes et justes. Il dégage bien les causes profondes de l'encombrante expansion allemande : l'accroissement de la population et la volonté de se faire une place toujours plus grande au soleil - après l'Europe, le monde.

          La politique mondiale est fille des mères allemandes.

          L'éloge de la France laisse percer la secrète jalousie, et l'inquiétude aussi haineuse que tenace de l'Allemagne à notre égard.

          Conclusion du livre : "Celui-là seul mérite la liberté et la vie, qui est forcé de les conquérir tous les jours" (Goethe).

          9 décembre - A. me dit que l'espoir est tremblant comme une veilleuse…

          Le Commandant de Goÿs est rentré ce soir, je ne l'ai pas vu.

          Je somnole. Je n'ai pas ou peu de goût à rien. Depuis quatre jours je n'ai pas écrit une lettre.

          Histoire de Compiègne - Noyon - Pierrefonds et la Région par P. Cochet, inspecteur primaire de Compiègne.

          Compiègne - Decelle Éditeur 1912.

          Petit manuel intéressant d'histoire locale. (A examiner de près pour traité d'histoire locale).

          Le 10 décembre - Téléphone - douches - pluie - Pleurs de Camille - Cafard de Dôle.

          Je vais "fouiner" à la bibliothèque. Pas une heure de paix pour lire. Sergent Chognard du 55-8ème Compagnie remonte aux tranchées. Un type - de la jeunesse catholique moderne. Personnalité vigoureuse. Âme chaude, sang rouge. Français et Franc-Comtois.

          De Goÿs laisse échapper que nous sommes menés par une bande de "jean-foutres".

          "On se paie de mots".

          Lui ne se paie pas de mots. Oh ! Non. Des faits. De la poigne.

          La négligence chez nous n'a pas de mesure. Quand on songe que ce secteur ultra-sensible de ce coin-ci est resté à peu près tel quel depuis la ruée acharnée et sanglante de septembre 1914, c'est inouï et impardonnable. Les Boches devraient être à Paris s'ils l'avaient voulu. Ici, ils n'auraient pas besoin de pousser, simplement d'appuyer sur cette ligne frêle et fragile.

          Ils ont été fous d'attaquer à Verdun. Ici le chemin était plus court et plus facile à balayer.

          Ne va-t-on pas bientôt changer de gouvernement, changer de méthode, changer d'âme. Faut-il donc que la France meure avant de ressusciter ? Sans doute ?

          Le 19 décembre - Voilà dix jours de surmenage où pas une heure de paix et de recueillement n'a pu être cueillie au vol. Pourtant que d'événements d'une portée encore inconnue et imprévisible dans cette semaine historique :

          La prise de Bucarest, l'émeute d'Athènes en noir sombre,

          Le désarroi des gouvernements alliés couleur linge sale,

          La reconstitution des ministères, russe, anglais, français : là du terne ici du plâtre mal gâché, au milieu le rouge limon gallois : que sortira-t-il de tout ce bourbier qu'on remue si fort ?

          Est-ce le merle blanc que les Boches viennent de faire envoler par le monde, le bel oiseau de Noé annonçant la paix !

          Ah ! La paix ! Quelle ironie !

          Dimanche soir, jour du prêt, dans l'obscurité complice des poilus éméchés y croyaient : ils chantaient à tue-tête la Carmagnole, puis se sont mis à brailler avec des voix éraillées :

          La Paix, La Paix, La Paix…

          C'est un beau coup d'épée, un coup droit que les Germains ont lancé là. Mais je crois qu'il n'y a que les femmes et les fous pour croire que la paix est possible actuellement. Les Boches le savent mieux que quiconque. Mais ils veulent se donner le beau rôle, et démoraliser leurs adversaires, peut-être les diviser.

          A leurs propositions de paix le ministre russe répond par un discours qui brûle les vaisseaux, les Français répondent par un coup de massue à Verdun : onze mille prisonniers, cent quinze canons.

          "A leurs hypocrites ouvertures, la France a répondu par la gueule de nos canons et par la pointe de vos baïonnettes, vous avez été les bons ambassadeurs de la République, elle vous remercie", dit Mangin à ses troupes ; et les soldats qui voulaient la Paix, s'écrasent à la porte du marchand de journaux pour s'arracher les feuilles qui leur annoncent ainsi et une victoire et une recrudescence de la guerre.

          Nous avons réorganisé nos services : Grand Quartier Général où l'on met Nivelle. Grand Ministère d'où l'on écarte tous les vieux oripeaux décoratifs mais où l'on conserve de petits chiffons pas très propres.

          Et toujours Briand le souple.

          Il y a, il est vrai, Lyautey et Herriot, mais il y a Métin et Malvy.

          Nous avons un ministère, mais pas encore de gouvernement.

          Samedi le Commandant Ciambelli est venu au Dépôt.

          Ce vieux gaga, qui s'est découvert une indisposition subite la veille de l'attaque du 20 juillet, et s'était fait évacuer d'urgence n'était pas très haut côté. Je l'ai remonté très haut quand je l'ai vu accompagné de son fils de la classe 17, et de son neveu, de la même classe.

          Ces deux enfants encadrant le vieillard galonné le remettent en valeur morale.

          Il m'a dit en bégayant :

          - Quand quand est-ce que vous monterez vers vers nous là-haut ?

          - Quand on m'appellera, mon Commandant.

          - On ne vous connaît pas, on ne vous appellera jamais.

          - J'espère que si, mon Commandant…

          Hier soir, furieuse apostrophe du Commandant de Goÿs aux sergent-majors du 404ème.

          Le 404ème ! Pauvre enfant mal vu de la Division du Dépôt Divisionnaire. Avec quel dédain les "Chasseurs" prononcent ce mot : 404ème!

          Parce qu'il y a quelques apaches et quelques fortes têtes, mal dirigées, mal tenues en main on jette la pierre à tout le régiment.

          Cependant c'est au 404ème qu'un petit paysan a trouvé quatre billets de cinq francs sur la route et les a apportés au bureau. Est-ce que tous les Chasseurs en auraient fait autant ?

          Verne - Soir de Noël.

          Je suis au nid sûr pour quelques jours où je fais et ferai provision d'émotions saines et reposantes.

          J'ai pris congé du Commandant de Goÿs le 21 au soir. Il m'a dit en me serrant la main :

          "Je vous remercie de votre collaboration. J'espère que nous la reprendrons à votre retour. En attendant profitez bien de ces quelques jours, que ce soit une vraie détente".

          Et je me suis rendu à Moyenneville par le courrier.

          Un employé de la gare avec qui j'avais blagué me fait monter en première. Nous voyageons avec un lieutenant de spahis qui avait perdu son détachement de "biquos".

          Arrivée tardive à Crépy. La nuit dans le wagon en première. Bon sommeil. Départ - arrivée à Paris-Nord. Un saut à Paris-Est. Il était moins une. Un express sifflait pour Belfort. Je saute dans un wagon. En route.

          Mes compagnons de voyage : les aides-major, le lieutenant au 174, le percepteur de Vesoul. Déjeuner au wagon-restaurant.

          Arrivée à Belfort à 16 heures. La ville fermée, morne, ravagée…

          Je saute au bureau de la Place. Appel téléphonique à Charrière. Il va venir à 8 heures. En l'attendant que faire ?

          J'hésite. Je vais vers la Poste. La poste a été changée. Dois-je faire un pas de plus ? Un grand trouble et une réaction virile. Je vais à la gare. Je m'informe des départs des trains. J'ai un train à 9 heures. Je n'ai donc que deux heures d'arrêt. Ce n'est pas dangereux. Je puis affronter le danger. Je vais à la nouvelle poste.

          Sie ist schon fort. Ich gehe nach ihrer Wohnung, Strassburgstrasse wo ich erst René finde. Ich warte mit ihm eine Stunde auf sie. Sie kommt endlich. Ich esse schnell, da ich zum Banhof gehen soll. Sie begleitet mich. Ach! Das ist schrecklich gefährlich. Sie will ich bleibe die ganze Nacht. Sie ist ganz verrückt, und möchte dass ich verspreche ihr ein Mädchen zu machen. Das kann ich nicht ; das will ich nicht. Nein. Nein. Wir gehen beide nach dem Banhof wo wir Charrière finden. Charrière begleitet mich bis Montbéliard wo wir die Nacht verbringen werden. Das ist freilich eine Rettung.

          (Elle est déjà partie. Je vais chez elle rue de Strasbourg, j'y trouve d'abord René. Durant une heure je l'attends avec lui. Elle arrive enfin. Je me dépêche de manger car je dois aller à la gare. Elle m'accompagne. Ah ! C'est tellement dangereux. Elle veut que je reste toute la nuit. Elle est complètement excitée et voudrait que je promette de lui faire un enfant, une fille. Je ne le peux pas, je ne le veux pas. Non, non. Nous nous rendons ensemble à la gare où nous retrouvons Charrière. Charrière m'accompagne jusqu'à Montbéliard où nous devons passer la nuit. Cela me sauve vraiment de cette situation.)

 

(Lettre jointe)

Scecy-en-Varais, jour de Pâques

Mon cher ami,

          C'est hier que votre lettre est venue me trouver ici, dans mon ermitage où j'ai eu tout le loisir d'évoquer les jours d'antan, dans ce castel que j'avais tant rêvé de vous faire admirer un jour.

          J'étais assise au bord de ce miroir que vous aviez, un jour de dilettantisme, trouvé si beau ! Je lisais, et tout en parcourant les lignes et les pages, je pensais à la phrase par laquelle débutait ma lecture : "on ne choisit pas ses souvenirs". Je n'avais jamais pensé à cela et je me demandais si Bourget était bien sûr qu'on ne choisit pas ses souvenirs - quand tout à coup Ginette et votre lettre sont venues d'un coup bouleverser ma rêverie et m'apporter un autre désarroi.

          Bourget n'avait sûrement pas pensé à cela en écrivant Antigone. J'ai été vraiment troublée en lisant votre lettre, d'autant plus troublée que cette lettre, c'est l'histoire fidèle de mes propres sentiments. Avions-nous donc des âmes si pareilles ?

          Tout ce que vous avez éprouvé, je l'ai éprouvé moi-même, tout ce que vous avez ressenti, je l'ai ressenti.

          Mes sensations ont seulement devancé les vôtres ; c'est d'ailleurs le seul avantage que je jouisse d'avoir sur vous. Eh ! Bien, mon cher ami, puisque nous n'avons pas mieux triomphé de nous, reprenons nos relations amicales à l'endroit où nous les avons laissées et ne revenons plus jamais sur ces trois années maudites ; ne nous expliquons rien, nous nous égarerions ; dans tous les cas, vous êtes à cent lieues du "leit-motif".

          Je vous écrirai, je tâcherai de retrouver ma verve envolée - je suis devenue si mélancolique ! - Vous m'écrirez aussi, et peut-être que, à la chaleur de votre pensée, mon âme se réveillera.

          Comment cette lettre vous parviendra-t-elle ? Je n'en n'ai aucune idée, car je ne connais plus votre adresse ? Quel bon génie viendra peut-être à mon secours. Je vous souhaite tout ce qu'on peut souhaiter à un à un "poilu du front" et je vous envoie l'expression de ma fidèle et inaltérable amitié.

 

          A Montbéliard, maman Colin nous fait l'accueil maternel que nous pouvions attendre. Nous blaguons jusqu'à minuit passé.

          A l'aube M. Charrière reprend le train, le cœur serré.

          Je reviens voir la maman. Je ferai ensuite mes visites.

          C'est fait.

          Mais je me promets bien de ne plus m'infliger jamais (et donc plus m'exposer jamais) une pareille épreuve. Vraiment j'abuse de ma volonté.

          Mme R.A. s'est conduite avec une habileté supérieure. Au lieu des reproches que j'étais en droit d'attendre pour les avoir mérités largement et auxquels j'étais prêt à répondre de façon catégorique et décisive. Elle a été d'une douceur grisante. Les caresses de la lionne à sa proie.

          J'ai joué serré. Mais elle avait trop causé. Mme C. m'avait dit les arrière-pensées de cette maîtresse femme vraiment trop supérieure pour ma simple étoffe.

          Je n'avais pour moi que ma volonté arrêtée et inébranlable de rester chaste et de ne pas me livrer. J'ai réussi.

          J'ai dit adieu. Un au revoir est impossible. Si A. y compte c'est le coup de couteau qui déchirera le voile.

          Arrivée à Baume à 20 heures.

          La première question de la tante est de savoir si je veux coucher et si j'ai des poux. J'affirme que oui.

          Par conséquence elle me dit qu'elle ne veut pas me prêter son lit. Je vais coucher à l'hôtel Cachot.

          Le matin, soleil radieux pour monter la Boussenotte. C'est toute une jeunesse qui se joue dans la brume qui monte du sol. Dès Autechaux j'entrevois le Bout de Verdot.

          Ah ! ce Bout de Verdot. Je revois là-haut presque toutes les étapes de mon enfance et de mon adolescence.

          A quatre ans, mes parents m'y emmenaient. Tandis qu'ils piochaient l'argile grasse, je jouais caché dans les lignes de pommes de terre avec les courtilières et les sauterelles. Le soir, je redescendais la côte sur les épaules du Père.

          Plus tard j'allais maladroit et tremblant devant les grands bœufs de chez Germain ; et je retrouve mes hésitations sur la direction qu'il fallait prendre quand la maman criait : Djà Rêmé, Djà. Poumé…

          J'ai cueilli dans les "barres" qui enfermaient le champ mes premières noisettes.

          A dix ans, en automne tout en regardant les vaches dans le sainfoin j'ai entendu les premières polissonneries que Cabotte disait au Chenôt de Jean Pignot.

          Je me retrouve à quinze ans, adolescent rêveur. J'avais coupé la "barre" et par les matins de février-mars, je pleurais l'école abandonnée par force. Je croyais réparer cette malchance par des études accidentelles et dérobées. Je m'efforçais de boucler en vitesse le nombre de fagots qu'un ouvrier fabrique normalement dans sa matinée. J'arrivais ainsi à gagner une heure de sieste à midi que j'employais à l'étude après avoir tout en lisant, mangé ma tartine de lard ou mon "œuf cuit dur". Je me rappelle avoir appris là-bas, ainsi par un jour humide et gris les propriétés du triangle rectangle. J'espérais avec cela me bâtir un avenir…

          Pauvre fou…

          Et tout en songeant à cela j'ai gagné les Combes, la Rape, lou Prâ Bouërey où les alluvions ont comblé "les baignoires". J'ai remonté la Liette avec Henri qui était venu à ma rencontre.

          Cette fois c'est Verne, c'est la ferme où tout sourit. Maman, toujours jeune, Augusta maigre et mélancolique, Berthe a son bon sourire, Julien sort sa médaille, Madeleine pince les lèvres et reluit de santé, de force.

          Papa a vieilli. Il a souffert en silence. Zizi ne me reconnaît pas, il flaire la voiture, les vêtements, il se souvient de façon imprécise, il hésite, s'éloigne, revient, on devine l'effort laborieux qu'il fait pour reclasser ce souvenir. Il est devenu sourd, ne peut reconnaître ma voix. Puis tout à coup comme une intuition soudaine, électrique, il a retrouvé, il se met à me fêter comme un fou. Il a des gestes furibonds de bonheur. Ce n'est pas lui le moins émouvant.

          Puis c'est la visite au grenier, à la cave, à l'écurie. Il faut voir les poulains, les veaux, les lapins, le tas de blé, celui d'avoine.

          Toute la maison, quoi…

          Les voisins, ce sera pour le soir.

          Nous avons fait une petite tournée chez les intimes, Julien et moi.

          Ce soir c'est Noël, mais un Noël sans prêtre, sans office, sans Te Deum ni enfant Jésus, sans le Minuit chrétiens. Plus rien de solennel. Il faut se coucher avec le seul bonheur d'être réunis…

          Lundi.

          Je suis allé à la messe de l'abbé Deray… mais je ne l'ai pas vu. Je n'ai vu que ma vieille et chère église. Aucune n'est aussi belle, aucune n'a une statuette de la Vierge aussi émouvante. Cette belle madone avec sa grande écharpe bleue, ses yeux candides, ses mains ferventes me racontent tant d'élans de mon âme…

          Mardi.

          En route pour les pays pleins de souvenirs. Les vallées de Rognon, de l'Ognon, de la Linotte…

          Je dis bonjour à Fernande en passant à Avilley - je visite la chère maman en deuil.

          Je ne puis éviter la grande ferme de Munans, une prière au cimetière, un recueillement à l'église de Guiseuil.

          Puis c'est mon arrivée à Aubertans (?). L'accueil est une déception. Il n'a pas la chaude quiétude d'une occasion solennelle. Il y manque un je ne sais quoi qui lie, qui remue les entrailles. J'étais annoncé, je ne suis pas attendu. Cela se sent à des petits riens. La journée cependant reste bonne. Au retour attardé je rencontre Jeanne M. Nous nous sommes tutoyés comme autrefois quand nous nous taquinions. J'étais trop jeune. Trop enfant. Quel dommage. J'aurais eu une vie normale…

          Mercredi.

          Journée vécue avec les souvenirs. J'ai mis en ordre ma bibliothèque, mes notes de Faculté. J'ai retrouvé comme des roses refermées pour la nuit toutes ces fleurs cueillies dans les livres. J'avais l'illusion de me retrouver cinq ans plus jeune.

          Jeudi.

          Une course à Fontenelle pour voir Alfred et l'Oncle.

          Je n'ai pas voulu quitter ce pays autrefois, une sorte de paradis envié, sans saluer le marronnier immense, sans prier un peu au cimetière ou repose cette jeune Victoria fauchée à dix-huit ans. Ma tante en est morte. Elle n'imaginait pas de malheur au-dessus de celui-là.

          Oncle a pleuré en me voyant partir.

          Vendredi.

          Journée pieuse. J'ai rangé les bribes matérielles de mes pauvres amours harassées. Un portrait de Mad, une carte comme un appel désespéré. Puis la série des souvenirs du Danube. Depuis le fameux poème du Trompeter von Sakkingen.

          Es ist ein Leben hässlich eingerichtet. (C'est une vie de chien).

          Jusqu'au caillou du Château de Dürnstein, tout criait l'infinie tristesse de la guerre…

          Le soir. Visites à Fontenotte, à Luxiol. Les plus affectés de tous ceux que j'ai vus en deuil sont les Zani ; leur fils en effet, un garçon modèle, et c'est encore une victime de cette cruelle recherche des meilleurs par la Mort.

          J'ai causé avec la "Philo", la vieille Philo, qui aurait été sorcière en d'autres temps, à cause de sa laideur. Elle n'a pas voulu que je l'embrasse. "Non, m'a-t-elle dit. Je ne veux pas que les jeunes gens embrassent les vieilles femmes comme moi".

          Elle est très émue, comme tout le monde dans la région, simples et avertis, par la menace d'invasion par la Suisse. "J'ai vu l'armée de Bourbaki en 70 me dit-elle. Ils racontaient qu'ils allaient chasser les Prussiens. Ce n'était pas vrai. Bazaine avait trahi, et les Prussiens étaient derrière eux. Aujourd'hui c'est la même chose. Nous sommes trahis il y a longtemps. Tous ces soldats (elle montrait les troupes cantonnées pour la première fois au pays depuis la guerre), ça ne me dit rien de bon. Tiens, veux-tu que je te dise, eh ! ben, ils se sauvent des Prussiens".

          C'est le ton presque général de la foule dans ce coin de Franche-Comté exposé aux premiers coups d'une offensive par l'Est.

          Samedi.

          Voyage à Besançon.

          Il faut partir avant l'aube, par la pluie. Le voyage m'effraie. Je sais qu'il me fera mal. Si je n'avais pas écrit à Maria P. je ne me serais pas mis en route.

          Je vais d'abord voir Mme Boibessat en deuil. Mais à mi-chemin Mme Besançon qui devait me guetter pour me si bien rencontrer m'accompagne de son importune amitié.

          Visite à M. Droz qui me passe en revue tous les anciens camarades de cours. Il est naturellement mais avec sa prudence oratoire habituelle, belliqueux… "jusqu'au boutiste".

          Il tient compte des racontars de commères sur l'offensive par la Suisse… Après lui, M. Fourgeot, mais il est absent.

          Je frappe à la porte du Maître, du terrible Maître - Mathiez.

          Il m'accueille avec un mouvement joyeux, empressé, puis tout de suite la question politique :

          - "Est-ce que les soldats ne se révoltent pas bientôt ? Qu'est-ce qu'ils disent de toute cette foutaise. Voient-ils maintenant qu'on les a bernés.

          Ils sont las, ils sont résignés, ils ne disent rien.

          Ils devraient menacer leurs députés. Ceux-ci sont si lâches ; ils auraient peur. Il n'y a que la peur qui les fasse agir. C'est par peur qu'ils soutiennent le ministère, c'est par peur qu'ils se taisent.

          Jusqu'ici la bourgeoisie n'avait pas été exposée directement à la guerre, aussi elle était indépendante, mais cette fois-ci, elle a tremblé pour ses fils, elle les a embusqués et pour les sauver elle a accepté tous les crimes du gouvernement sans broncher - mais les soldats du peuple devraient se révolter.

          - Les soldats ? fis-je, étonné. Les soldats ? Et pourquoi eux, qui sont enchaînés ? Mais les civils, il me semble que ce sont eux qui devraient changer le gouvernement…

          - Les civils, non, ils ne peuvent pas bouger ; l'armée est toute puissante, tant que l'armée ne bougera pas, les civils ne diront rien… Mais plus tard, gare…

          Plus tard ? fis-je, sceptique. Plus tard, quand la guerre sera finie, non, ce sera assez.

          Peut-être bien, oui, si on ne nous sort pas du pétrin, il y aura des comptes à rendre, mais si la guerre se termine de façon satisfaisante…

          Et chez cette homme violent cette phrase coupa net le sentiment de la réalité, arrêta le fil normal des idées, le flux régulier des sentiments. Il eut dans l'esprit un de ces étouffements, de ces arrêts brusques où une flamme de folie couvre tout, une sorte "d'à-coup" dans la machine cérébrale quelque chose comme le retour de flamme d'un foyer, de sa voix faussée par l'émotion il me cria : "Est-ce que vous êtes assez bête pour croire encore à la victoire ? Si vous êtes si bête que cela vous n'avez pas besoin de venir me voir…"

          Je me levai. Il comprit, se ressaisit et d'une voix radoucie et sensée il continua.

          - Asseyez-vous. Non, mon cher Cœurdevey, la victoire est impossible tant que nous aurons au pouvoir ces gens-là qui se sont montrés au-dessous de tout.

          Comment voulez-vous que nos généraux aient la victoire, ils ne sont pas républicains. Il n'y en a qu'un qui ait fait quelque chose et encore dans quelles conditions : c'est Sarrail (91ème). Les autres sont des cancres. Ils attendent un secours de la Providence. Comment voulez-vous qu'un général qui croit au Bon Dieu, qui croit aux miracles puisse battre les allemands… Ils s'imaginent qu'il faut des prières. Croiriez-vous que cet imbécile de Castelnau a osé dire à ce sinistre Poincaré que pour remporter des succès il fallait des prières publiques. Oui, il a osé dire cela. Et on ne l'a pas destitué sur-le-champ ! On ne l'a pas fusillé !…

          Mais patience, le ministre ne vivra pas longtemps. Jamais il n'a eu une hostilité, une opposition aussi ardente, aussi décidée. Les cent soixante voix d'opposition comportent tout ce qu'il y a de républicain et d'intelligent à la Chambre. Le Comité d'action nationale groupe ce qu'il y a encore de sain au Parlement. Mais les socialistes !… Ce sont eux les plus coupables. Eux qui prétendaient être républicains, ils ont couvert toutes les infamies de la bande qui nous gouverne ; ils ont toléré la censure, qui est la plus grave défaillance de l'esprit républicain et la source de tous nos maux, celle qui a empêché qu'on chasse les Boches. Le salut était dans la vérité. Il fallait dire la vérité au peuple. Publier toutes les fautes pour les châtier sans pitié, au lieu de les cacher pour les excuser. Si on avait fusillé tout général incapable, si on avait guillotiné tout fonctionnaire ou fournisseur malhonnête la France serait sauvée. Il fallait une mentalité de révolutionnaire pour remporter la victoire, on n'a eu que des procédés d'élection, des moyens de politicien…

          Et que dites-vous de cette élévation de Joffre au maréchalat. C'est une honte. Ou il en est digne et doit rester à la tête des armées, ou il en est indigne et il mérite la destitution. Nous ne serions pas où nous en sommes si on avait changé plus tôt notre pitoyable grand état-major qui faisait la guerre dans les bureaux et non pas sur le terrain. Si nos généraux avaient vu ce qui se passait en première ligne il y a longtemps que nous aurions percé. D'ailleurs nous avons percé plusieurs fois, à Vimy notamment. J'ai eu le rapport de Pétain entre les mains. Si le trop fameux d'Urbal avait voulu s'en rendre compte, les Allemands ne seraient plus chez nous.

          Vous pensez que le sort de la guerre était lié à une audace ou à une timidité de manœuvre de détail ? Non, en 1915 nous n'étions pas de taille à bousculer les allemands. La victoire dans un conflit pareil est une résultante ; elle se dégage du concours de tous les efforts d'une nation, et ne dépend que peu de l'habileté d'un général. La guerre d'autrefois est morte. C'est faux. On peut percer. Tant que nous ne changerons pas de méthode, tant que les état-majors désigneront des objectifs limités aux troupes on ne fera rien. Il faut de l'audace. Il faut aller de l'avant. Sacrifier cent mille hommes peut-être mais passer. On le doit et on le peut.

          - Oui s'il n'y avait pas en arrière de l'artillerie et des mitrailleuses… et il n'en faut pas beaucoup pour briser l'élan des plus fougueux.

          - Il n'y a pas toujours des mitrailleuses derrière…

          …Cette stratégie sénile ou puérile me faisait de la peine et diminuait la valeur des réflexions sensées qui précédaient.

          J'ai changé le fil de la discussion en disant : Et Nivelle ? Le connaissez-vous, qu'en pensez vous ?

          Nivelle est un protestant. On l'a choisi pour satisfaire à la fois la chèvre et le chou, il est jeune, il a des qualités militaires, il peut rassurer l'armée, d'autre part il est protestant et cela doit servir à rassurer l'opposition républicaine inquiète des progrès des jésuites. Mais Nivelle est trop jeune, ou du moins on a eu le tort de choisir un homme qui n'était que lieutenant-colonel au début de la guerre. Cela fera des jaloux, cela éveillera des jalousies, des rancunes, à moins qu'on ne renvoie tous les vieux généraux plus anciens que lui. Rappelez-vous Bonaparte à l'armée d'Italie, Augereau, Masséna grognaient et Bonaparte n'a su s'imposer, se faire accepter que parce qu'il avait du génie. Nivelle a-t-il du génie ? D'autre part il est très souple, il sait trop bien manœuvrer sa barque. Cela m'inquiète. Ce n'est pas un caractère…

          Et puis la conversation s'est éparpillée sur le gaspillage, sur Métin, sur Maurice Bernard, etc…

          Je l'ai quitté sur cette invitation qu'il me fit : "quand la guerre sera finie, il faudra veiller pour sauver la République"…

          Déjeuner avec Maria P. qui m'a fait le brave et cordial accueil d'une brave fille qu'elle est.

          L'après-midi j'ai esquivé Madame Garnier. Je ne suis pas allé aux Vieilles Perrières. Je suis passé devant le 5. J'avais le cœur trop gros, je n'ai pas pu passer sans frapper à la porte que je savais close pourtant.

          Et je suis remonté en gare comme un pauvre chien qui est sans maître.

          J'avais heureusement Mme Basset, la jeune femme de notre hôte, une lyonnaise à ramener ; cela m'a distrait de mon cafard.

          Et le dimanche était jour de départ. Marcellin déjeune chez nous, la maison est animée, sans tristesse. Je m'attarde, je ne peux pas m'arracher à tout cela.

          Pourtant il le faut. J'arrive en retard à Baume. Tante me gronde mais déjà je ne suis plus là.

          A Belfort, j'ai deux grandes heures d'arrêt. De 9 à 11 heures 30 du soir.

          La ville est morne, la ville est noire, il pleut… Madame Bez m'a enfin écrit mais c'est trop tard. Je ne veux pas, je ne peux pas lui consacrer ces heures que mon cœur redoute et attend.

          Malgré moi, je descends jusqu'à Granvelle. Sur le trottoir désert, sous mon capuchon dans la pluie fine et froide, j'attends… j'ai attendu longtemps.

          Puis enfin, la douleur attendue, cherchée est passée comme une trombe de neige qui vous glace et vous aveugle. Cela m'a fait bien mal. Mais quand même j'ai préféré ainsi - au moins la voir, l'apercevoir un peu (rajouté au crayon)

          En route pour l'inconnu.

          Halte (à Paris) de la journée.

          Augusta absente.

          Invitation de la famille Sourisseau. Déjeuner solitaire au restaurant de Notre-Dame.

          Au moins avoir le réconfort du drapeau, aux Invalides, du drapeau pris par Maurice. Mais non. Pas même cela. La salle est fermée. Après une courte prière à la Madeleine, j'étais heureux de m'asseoir dans le wagon en gare du Nord.

          Ma permission était achevée.

          Ce serait la meilleure sans la douloureuse lacune… J'ai revu presque tous les plus chers. Les civils ne valent ni plus ni moins que je pensais, leur moral est comme celui de la troupe : la résignation.

          A la maison, le calme et la prospérité.

          Dehors, l'ignorance ou la bêtise.

          Pas de privations insupportables. La réplique de l'Entente à l'Allemagne trouve l'approbation presque unanime.

          Va pour la guerre…

          Mais au nom des Dieux, faites-la, faites-la bien, faites-la vite.

          Au retour ici, tout en ordre. La bienvenue sous forme de lettre de Mme Letombe à son "tiot adjudant".

Le 7 janvier 1917

          Le naufrage de la Roumanie se continue, s'achève, sinistre ; et nos pensées, après l'angoisse du début de la catastrophe, sont redevenues presque indifférentes. Pour nous, c'est une question liquidée, et la distance est trop grande, la répercussion trop lointaine pour que nous puissions souffrir longtemps par sympathie. Pourtant l'horreur de l'invasion s'étend, se répète toujours semblable.

          Nous avons maintenant d'autres préoccupations et de graves. Les offres de paix ont été repoussées, donc la lutte prochaine, un nouveau corps à corps, plus farouche que les précédents. Chacun s'y prépare. Les hôpitaux du front se dégarnissent. Les malades sont renvoyés soit en convalescence soit vers le Centre ou le Midi, au loin, pour faire place à proximité des lignes à d'autres corps pantelants.

          Dans les gares régulatrices on voit passer sans fin des trains de matériels et de troupes. On procède à des regroupements de forces, les obus et les canons s'accumulent en certains points sensibles…

          Où sera le nouveau champ d'horreur ? C'est le secret des E.M…. et ceux-ci doivent être bien embarrassés. Les nôtres attendent avec quelque anxiété sans doute pour être fixés sur les intentions allemandes, afin de savoir où porter la riposte.

          L'E.M. allemand doit être assez perplexe. Lequel des adversaires faut-il étreindre et jeter pantelant sur le carreau, pour se retourner ensuite sur l'autre ou les autres. Jusqu'ici toutes les manœuvres de ce genre ont échoué, pourtant il faudrait en finir avec l'un ou l'autre si on veut sortir de l'impasse. Mais lequel choisir. Le Russe est immense ; pour l'étreindre à bras le corps il faudrait avoir au moins les deux mains libres, ce n'est pas le cas. Se jeter sur l'Erbfeind, le Français méprisé. Dame, ce n'est pas engageant après les deux passes sauvages de la Marne et de Verdun. Il y a bien l'Anglais détesté. Mais… mais c'est bien tard, il est outillé, aguerri maintenant et il n'éprouve aucune lassitude et puis ce moucheron de Français viendrait sans doute se piquer dans l'œil du lion pendant le duel avec le dogue britannique…

          Mes impressions de permission se clarifient.

          J'ai eu en famille un des séjours les plus reposants que j'ai trouvés.

          Pas de ces scènes mesquines, pas de ces paroles maladroites qui heurtent comme un coup de pied contre la porte du cœur et la font se refermer brutalement. Pas trop de ces économies de bout de chandelle qui ensevelissent sous leur couche malpropre le cœur et sa force d'affection. J'ai réellement senti durant cette semaine la présence de la joie à la maison.

          La plupart de mes amis et des lieux aimés ont été revus, et c'est un apaisement.

          Mieux encore, j'en senti s'en aller comme tombe l'importune coiffe coriace d'une jeune feuille épanouie au printemps, l'encombrante affaire de Mont…(M(?) R.) C'est sans douleur, sans trouble que j'ai senti s'en aller cette végétation parasite dans mon cœur s'en aller et j'étais résolu à parler net dès mon retour. C'est fait depuis deux jours.

          Coïncidence étrange : après avoir fait cet effort de probité et d'énergie morale j'ai trouvé en ouvrant mon Imitation le chap. IX du livre II :

          "Et vous aussi, apprenez donc à quitter l'ami le plus cher et le plus intime".

          Il le fallait. Cette pauvre femme s'était trop attachée à moi, d'un amour platonique c'est vrai, mais que j'aurais dû décourager plus tôt, puisqu'il y a longtemps que je me suis aperçu que trop de différences nous tiendraient éloignés l'un de l'autre. J'aurais dû la rencontrer à vingt-cinq ans -maintenant c'est trop tard - elle a une trop grande fille, elle a trop d'expérience pour ma jeunesse. Elle a osé me dire que c'était être "nigaud" que s'abstenir quand on est libre… Mon Dieu ! Quel coup ! La vie a trop usé sa valeur morale, elle ne saurait plus être mère, ni épouse chaste ; elle est sceptique ou protestante. Avec le renouveau de ma vie religieuse c'est inconciliable…

          Continuer davantage aurait été de la lâcheté, de la duplicité. J'aurais eu "le cœur double, les lèvres trompeuses" selon l'expression de St-François de Sales. J'ai reconquis la franchise et la droiture. Aucune autre considération ne doit prévaloir contre ce redressement.

          Il n'y a que mon vieux Besançon qui m'ait causé de la peine.

          Je n'ai pas voulu m'imposer la capitulation hypocrite d'aller aux Vieilles Perrières… Mais à mon retour à Verne, une lettre de Mme Bey m'attendait et m'a causé un grand embarras.

          Je suis confus de cette humiliation qu'elle s'est infligée, de l'affront que j'ai commis et je suis gêné par cette confession où je ne sens pas assez de sincérité.

          Maintenant le refus de C. me pèse étrangement. A certaines heures je crois sentir tout les poids d'un temple effondré qui m'écrase. Son silence, son laconisme, sa prudence me semblent remplis de signification douloureuse… Et j'ai toujours cette fringale inassouvie…

          Les idées du Maître elles aussi, me poursuivent.

          Ce républicanisme intransigeant, haineux, irrémédiablement brouillé avec l'idée religieuse m'inquiète.

          Il a comme une phobie du parti catholique, des Jésuites dont il aperçoit partout la main ténébreuse. Avec Galliéni qu'il accuse d'avoir préparé un complot contre la République avec Lyautey, l'élève des Pères, avec Castelnau, le jésuite botté, contre Sarrail l'… que Roques et Painlevé ont sauvé.

          Ces rancunes, ces ombrageuses hostilités promettent la guerre civile après la guerre étrangère :

          "Les couteaux sont aiguisés", me clamait-il en février 1916.

          "Il faut que les républicains serrent les rangs et veillent s'ils ne veulent pas être égorgés par le parti prêtre", me disait-il cette fois-ci, et il ajoutait : "mais ils ont l'œil ouvert et sont prêts aux exécutions".

          Je suis avec lui dans la poursuite des infamies, mais je ne les vois pas toutes à droite.

          Je suis avec lui contre la censure meurtrière de l'esprit public et les vérités salutaires.

          Je suis avec lui contre cet outrage à la grande France sublime : l'avoir traitée en petit garçon à qui l'on raconte que les bébés poussent dans les choux et la Victoire dans les discours…

          Je suis avec lui pour réclamer une galvanisation des énergies républicaines dit-il, je rectifie et je dis : françaises.

          Mais je ne le suivrai pas dans sa guerre à l'esprit religieux ; il ne peut pas voir que ceux qui font le mieux leur devoir dans l'ensemble, ce sont les croyants, ceux qu'une foi vivante soutient. Je concède que croire c'est déraisonnable, mais il ne sait pas lui que c'est un besoin de l'humanité d'être par certains côtés, déraisonnable.

          Qui veut faire l'ange fait la bête.

          Et ces grands-prêtres de la Raison conduiront la nation irréligieuse à sa ruine morale. Il n'y a de progrès que par l'individu. Seule la religion incite l'individu à l'effort nécessaire. Je suis revenu de ce sophisme d'une morale sans croyance. Quant à son espoir de voir les soldats chasser leurs officiers, c'est simplement une folie et un crime.

          Le 8 janvier - Ravenet m'a accaparé hier tour l'après-midi - déjeuner - dîner.

          Rien que boire et plaisanter et taquiner. C'est sa vie. Vie étiolée dans une atmosphère de viveur. Quel air dessèchant.

          De Péguy ce jugement sur nos hommes politiques très intelligents, trop intelligents :

          "Un homme qui est si bien doué pour expliquer tout est mûr pour toutes les capitulations".

          Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d'agir. Et les lâches sont des gens qui regorgent d'explications".

          Très bien.

          Bonne nouvelle. Louis est en France. Je soutenais à mes parents qu'il aurait une prochaine convalescence en France et à ce moment même il était en route.

          Le 9 janvier - Bonne nouvelle encore. La lettre tant attendue de C… C'est du baume et des forces morales pour résister ici.

          Le Commandant part en permission de vingt-quatre heures. Où ? Il est trop hautain sans doute pour le dire.

          Cet après-midi je me suis régalé des pages vivantes et profondes de Péguy. Quelle critique impitoyable du langage parlementaire, de la métaphysique gouvernementale, de la vanité des efforts des historiens…

          Un auteur robuste et sain.

          Le 10 janvier - De quelques coups de pouce donnés à l'ancienne mobilisation opérée de façon démocratique et idiote :

          C'était la levée en masse pour jeter des millions de poitrines au devant du torrent menaçant. Chaque Français anxieux, pacifiste ou patriotard en juillet 1914 retrouvant d'instinct le sens de la race avait éprouvé un frisson du danger et ressenti une impulsion intérieure, intime le poussant vers la frontière, obscurément. La France entière, le peuple de France comprenait que la mobilisation générale et la lutte c'était un effort brusque, court, violent, intense, immense de tout un peuple, toutes affaires cessant, comme une masse, légion de cariatides surchargées, tendant tous leurs muscles, retenant leur respiration pour soutenir le temple sacré que la fatalité ou la malédiction divine écrase et fait craquer.

          C'était beau. Beau moralement, beau pour les philosophes, et pour l'édification des générations futures qui étudieront et s'enthousiasmeront sans nul doute de cet élan on peut dire instinctif de tout un grand peuple qui pressent la catastrophe et ne veut pas mourir.

          C'était beau et c'était maladroit.

          Nos hommes de guerre, notre état-major, les professeurs de nos officiers et la plupart de nos officiers d'active pensaient, - ceux qui pensaient - comme le peuple, comme ceux qui n'avaient que le temps de vivre et non de penser. Ils avaient étudié la guerre en romantiques.

          En outre tout un concours de mensonges ou préjugés, ou courants politiques avait renforcé cette opinion dangereuse sur le meilleur moyen de sauver la Patrie.

          L'égalitarisme à outrance, dans les discours, les articles et un peu les actes gouvernementaux préparait, imposait cette solution simpliste et néfaste : tout le monde, tous les hommes valides aux frontières.

          Personne n'avait réfléchi sérieusement, efficacement aux conditions de la guerre prochaine, du conflit unique qui se préparait et s'annonçait fatal.

          Étourderie, niaiserie, paresse, nonchalance, fatuité ? Tout cela un peu.

          Donc tout le monde fut appelé à tout quitter, à courir sus à l'ennemi et à se faire massacrer, égalitairement, étourdiment, sans considération aucune de la valeur des hommes, ni de la durée de la guerre, ni du sort du pays.

          Les résultats. Trente mois de luttes vaines nous l'ont appris, montrés.

          La France ayant cessé de respirer, de se nourrir, de se refaire allait s'épuisant et s'effondrer inanimée, paralysée. Il a fallu refaire ou mieux défaire la première mobilisation, rechercher, rappeler tous ceux qui n'auraient pas dû partir et qui étaient encore vivants ; on l'a fait à regrets tant on tient à ses erreurs, on l'a fait maladroitement, à tâtons, par à coups. Et nous avons la plaie des embusqués, j'appelle ainsi ceux qui ne sont pas à une place avantageuse qui ne convient pas à leurs forces, à leurs aptitudes, à leurs efforts, à leurs utilité sociale : notaires tourneurs d'obus, célibataires garçons de bureau ou plantons, paysans n'ayant jamais tenu que le manche de la charrue assis au volant d'une auto, cancres boiteux officiers d'administration, avocats commissaires de gare, etc…etc…

          Après bien des tâtonnements, des grincements de dents, des hérissements de mauvaise volonté on semble s'y mettre délibérément.

          En ces deux derniers mois on a fait recenser et pour la plupart rappeler :

          Les métallurgistes, les mineurs, les automobilistes, les inscrits maritimes, les paveurs, les interprètes en langue anglaise, les étudiants en médecine, les gendarmes, les hommes d'origine syrienne, tunisienne, arménienne, les fonctionnaires coloniaux, les pères de familles nombreuses, les agents des contributions directes, que sais-je encore…

          Mais encore dans tout cela on a procédé maladroitement. On ne sent pas se décider à faire la guerre sérieusement, à prendre des mesures de guerre, en n'ayant que le seul souci de sauver le pays.

          On fait intervenir des facteurs de sensiblerie déplacée en de telles circonstances : ainsi on garde au front des pères de trois ou quatre enfants de vingt-cinq à trente ans, spécialistes, et on renvoie des mineurs célibataires parce qu'ils ont plus de trente-cinq ans, pour peut-être tout simplement pousser une brouette ; on garde aux tranchées des ajusteurs, des automobilistes de première valeur parce qu'ils ont trente-quatre ans et non pas trente-cinq et on renvoie un bourgeois de trente-six ans qui a son permis de conduire sa voiturette ; on refuse aux ateliers, aux services techniques de jeunes spécialistes et on y case des vieux ou des auxiliaires pour faire plaisir aux bonnes femmes et aux mauvaises langues envieuses.

          Voici un exemple de ce que cela peut coûter. On a fait l'apprentissage d'un vieux territorial à qui l'on apprit à conduire les camions ; on lui en confie un, on l'envoie au front, une lourde machine entre ses mains vacillantes et maladroites. En deux jours, il a embouti dans les arbres de la route nationale deux voitures = coût : vingt-huit mille francs…

          Il y a également une hypocrisie révoltante dans certaines mesures. On crie, on discourt pour affirmer : les jeunes au front, les vieux à l'arrière.

          Oui, mais si tous les jeunes spécialistes des classes populaires sont résolument, impitoyablement, ruineusement gardés au front dangereux, on ne se gêne pas pour faire une entorse au principe quand il s'agit des fils précieux de la bourgeoisie. On vient bel et bien de faire renvoyer d'urgence, des unités d'infanterie, dans les sections d'infirmerie les étudiants en médecine des classes 14-15-16 et même 17, qui ont deux inscriptions. Quand on sait ce que représentent de préparation médicale deux inscriptions, quand le dernier cancre pourvu d'un bachot peut avoir cela on comprend ce qu'il y a de grotesque et d'hypocrite dans cette mesure…

          Le 11 janvier - J'ai aujourd'hui un planton de premier ordre. Un petit garçon de la Charente, classe 15 - bachelier - il a un moral admirable ce petit garçon : il me dit toute sa fatigue, sa lassitude, ses malchances de la guerre.

          - "Mais ce n'est pas une raison pour me soustraire à mon devoir. Je ne suis pas aussi à plaindre d'ailleurs qu'un matérialiste qui n'a d'autre idéal que ses aises. Oh ! Je ne veux pas dire que je suis heureux d'être dans la misère, de souffrir, mais enfin je suis résigné, j'accepte les épreuves sans révolte.

          - Il y en a tant maintenant qui déraisonnent. Ils sont toute la journée à râler, pour des riens. Ils répètent des âneries qu'ils ont entendues : "c'est les capitalistes qui font la guerre, c'est les curés, etc. sans comprendre que malgré eux, malgré nous, on est bien obligé de ne pas faire la paix. Et puis ce qu'il y a de plus révoltant c'est les plus rouspéteurs qui sont les plus plats, les plus soumis quand un chef, un gradé arrive.

          Des fois, je ne peux pas m'empêcher de leur dire :

          - Eh ! Bien puisque tu en as si marre, que tu veux tout balancer, pourquoi ne le fais-tu pas, pourquoi restes-tu là ? Tu veux faire la peau à celui-ci, à celui-là, il était là tout de suite, pourquoi n'as-tu rien dit ?…

          Ainsi encore, hier à la porte de l'infirmerie quand j'attendais, un de mes voisins me montre une inscription : il y avait "Vive Brizon, A bas la guerre". Ceux qui étaient se le disaient entre eux, Ça c'est bien. C'est très bien.

          - Est-ce que c'est signé, leur dis-je.

          - Penses tu, il aurait attrapé de la tôle.

          - Là n'est pas la question, s'il a tant raison, il aurait dû signer. Moi quand j'écris quelque chose et je crois avoir raison, je signe.

          Le Français oui est très rouspéteur, mais aussi il est lâche, ou du moins il exagère constamment. Les paroles dépassent toujours sa pensée et ses sentiments.

          J'explique au petit soldat comment les étrangers, les Boches surtout s'étaient mis le doigt dans l'œil sur notre compte à cause de ce défaut national. Il nous pigeaient sur la foi de nos discours, à la lettre… Peuple polisson, peuple pourri, peuple fini…

          Cependant le moral baisse terriblement depuis l'astucieuse manœuvre de paix des Allemands. Le petit soldat intelligent qui est au milieu du troupier est à même de le remarquer sur le vif.

          Jamais je n'en avais encore autant entendu que ces temps-ci, me dit-il. Nulle part. Et je crois bien qu'il y en a plus de la moitié qui déraisonne totalement. Les vieux encore plus que les jeunes.

          Le 12 janvier - Ordre d'interdire Beauvais aux militaires de tous grades, sauf aux permissionnaires de sept jours. Cela vient ce matin.

          Pourquoi ? Énigme. Maladies contagieuses ? Non, ce serait fermé surtout aux permissionnaires. Il doit y avoir une affaire de femmes, ou de bagarre par là-dessous. C'est la conclusion.

          A 16 heures, clé de l'énigme : le G.Q.G. n'est plus à Chantilly…

          Le choix de cette résidence me paraît bizarre - d'après les idées que j'avais sur les projets de notre riposte aux propos de paix allemands. Tout au moins inattendu. Qu'est-ce que cela signifie. Beauvais ? L'axe de la lutte est toujours près du cœur de la France.

          Rapprocher les travaux de défense exécutés fébrilement ici dès l'avènement du Nouveau Maître, de Nivelle. Emplacement de batteries lourdes, voies ferrées doublées ou créées en deux semaines, trains blindés en position, canalisation des communications téléphoniques, afflux des munitions… Cependant peu de troupes.

          Est-ce ici le prochain champ de lutte ? Je le crains, je le crois.

          Je le crains parce que ce n'est pas là qu'il faut et qu'on peut frapper l'Allemagne, mais à Briey - aus Verdun hin… Je le crains parce que c'est là qu'il faut frapper la France. Calcul boche. C'est à ce point sensible que j'attendais l'attaque en janvier février 1916. Ils avaient préféré Verdun. Ça ne leur a pas réussi et je crois que cette fois ils choisiront le coin sensible dédaigné en 1916. Trop tard. Ces préparatifs seraient donc une précaution pour la parade. Je le crains. Ils sont déjà bien tardifs. Je le crois, car les Boches seront encore une fois les premiers prêts, et je le crains anxieusement, car si l'on se bat cela signifiera que les Allemands sont les premiers prêts, que les Allemands reviennent à la charge sur nous pour en finir "endlich einmal mit diesen Kecken Franzosen" (enfin une fois pour toutes avec ces sacrés Français). Je les entends ricaner. Ils savent qu'ils ne passeront pas, mais ils comptent bien que cette fois nous serons épuisés, finis, foutus. Et si la France "en a marre" eh ! bien, eh ! mais la victoire est acquise, la guerre est finie. Nul autre adversaire n'est de taille à tenir trois mois sans la France…

          Oui, hélas, c'est infernal cette situation, c'est diabolique, ce calcul.

          "Si l'on voulait entasser tout ce que la France a dépensé de sang et d'or pour les choses désintéressées qui ne devaient servir qu'au monde la pyramide de la France irait montant jusqu'au ciel.

          Et la vôtre, ô nations… ô la vôtre…"

          Quel exemple éperdu il y a aujourd'hui encore dans ce "oh la vôtre"…

          Un mot heureux de maman débordée de bonheur…

          Je ne sais pourquoi j'ai peur de ce moment de bénédiction qui tombe sur notre famille. J'ai peur que la main de Dieu s'appesantisse cette fois au moment où nous commençons à être heureux.

          Le 13 janvier - Gournay-sur-Aronde.

          Un spectacle lamentable. A notre popote. La jeune femme vit maritalement avec le cuisinier… Quand il a fini de nous servir, il passe dans la chambre à coucher faire sa toilette… Il sort tout fringant, les cheveux lissés, pommadés, les moustaches en fleur, l'air bête et heureux ; elle, au fond de la cuisine, alanguie comme une chatte lasse, attend que le mâle revienne servir leur table… Au mur un bel artilleur, le portrait agrandi d'un bel artilleur regarde avec douceur toute cette tristesse…

          Ce qu'il y a de plus triste encore c'est d'entendre "Pinet" le cuisinier et amant tancer les enfants, un garçonnet et une fillette de cinq à six ans ; quelques fois pour les calmer, les faire taire s'ils crient ou se taquinent, il se permet de leur administrer des taloches… Dieu ! Si les pauvres petits savaient, que ces taloches leur feraient mal…

          Que les femmes sont donc monstrueuses.

          Voir la scène du 15 janvier.

          Les promotions d'officiers ont été parfois d'odieuses gaffes, peut-être des brimades au bon sens, a la probité, à la réputation de l'armée française, à la France même.

          Ainsi celle de ce sinistre Laffont du 404ème : un ancien rempilé de la Coloniale à qui les secours du hasard ont fait accorder l'épaulette.

          Un rempilé de la Coloniale. Quand on sait tout ce qu'il y a de bassesse, de dégradation, d'affaissement, d'avilissement dans ces cinq mots, on sent bien l'injure faite à la France, à l'armée française.

          Un rempilé de la Coloniale ! Avoir été rempilé c'était neuf fois sur dix avoir eu non pas un, mais plusieurs poils dans la main et une solide épaisseur des méninges. Avoir été rempilé, c'est avoir mené des années durant cette vie oisive, creuse, idiote, déprimante, et si souvent vile du sous-off.

          Mais rempilé de la coloniale, c'est tout cela et encore pis ; c'est avoir traîné son corps, son cœur, son âme pendant des années à travers la crasse des contingents coloniaux, les avoir énervés dans les privations du désert ou de la jungle pour ne les retremper que dans la boue des bouibouis et des lupanars, des bas quartiers des ports métropolitains ou coloniaux.

          Un rempilé de la Coloniale. Ah ! Oui. Laffont n'a rien qui efface cette tare, mais tout ce qu'il faut pour la confirmer.

          Le 14 janvier - Gournay. Hier soir le Capitaine Girard - encore un ancien rempilé - a bavardé avec Dôle et moi jusqu'à 23 heures !

          Il a causé politique, rapport des officiers avec la politique. Pour lui, pour sa pauvre intelligence simpliste aller à la messe c'était faire de la politique réactionnaire, lire le Matin ou l'Humanité c'était faire de la politique gouvernementale - prudente. Quel horizon !

          Tactique suivie : être insignifiant, neutre, incolore, ne pas aller à la messe malgré sa femme pour n'être pas remarqué du Colonel franc-maçon, lire le Petit Parisien, pour n'être pas révolutionnaire. Entre insignifiant, ça ne devait pas être inaccessible à ses moyens…

          Je reviens de la messe. C'est extraordinaire cet ébranlement, cette vibration qui me saisit, qui me prend comme un bassin paisible serait bu et emporté par un grand fleuve ; ou encore j'ai l'impression d'être à l'église, d'abord comme une feuille au repos et qui peu à peu, à mesure que la brise puis un grand souffle s'élèvent, se met à vibrer et à frissonner au gré de chaque onde qui passe.

          Au fur et à mesure que le sacrifice se développe son magistral enchaînement me soulève, m'élève et me porte vers les régions élevées d'une réelle émotion religieuse.

          J'entends les anathèmes, les vigoureuses menaces et les dédains aveugles de mon maître Mathiez contre les hommes religieux, l'esprit religieux. Et cela me semble petit, petit, mesquin, étroit, aveugle, insensé.

          Nier, dédaigner, ignorer, mépriser cette force qui a secoué et secouera les âmes, quelle maladresse, quelle ignorance, quelle étroitesse. Vouloir combattre, supprimer l'esprit religieux d'une société, l'émotion religieuse, c'est pure folie, tentative vaine, impuissante. Vouloir enlever à l'humanité ces émotions religieuses si grisantes et si élevées, vouloir tarir cette source si pure, c'est mettre sa main sur l'ouverture d'où s'échappe un torrent et supposer qu'on va l'obstruer, le refouler, le supprimer. Vouloir éteindre ces éblouissements, cette lumière c'est souffler contre les rayons bleus des étoiles.

          Nous sommes d'une étrange génération et notre situation est peu banale en face du problème religieux :

          Nous avons eu une éducation qui s'est appliquée à nous donner la foi religieuse, à nous enseigner une croyance, à nous faire goûter par l'éclat des rites l'émotion supérieure par laquelle l'homme oublie pour quelques instants qu'il est une créature de chair, de faiblesse et de souffrance.

          Puis dès l'adolescence tout a conspiré pour nous faire perdre croyances et aspirations religieuses.

          Les penseurs à la mode ont critiqué les articles de la foi, les demi-ignorants ont dénigré, ridiculisé les rites.

          A tout ce que nos corps ont de tendances irréligieuses, la société a tendu des appâts provocateurs.

          A toutes les contradictions que les sociétés et les habitudes sociales ont en face de la loi religieuse et rendent celle-ci déconcertante, les lois civiles, toutes les forces d'opinion et de gouvernement se sont coalisées pour détruire les croyances et les pratiques et les émotions religieuses.

          Rien qui vienne soutenir ou réconforter le croyant : Comment convaincre un jeune homme pieux qu'il ne se fourvoie pas lorsqu'il entend l'appel de la jeunesse, de vie ardente, de tout ce que la société a de vigoureux, de vivant, d'intelligent et qu'alors regardant autour de soi il ne compte dans les grandes églises vides que quelques vieilles filles bigotes, des enfants ignorants et un bedeau, pauvre hère, simple d'esprit, sans rate ni cerveau. Et des curés qui dans leurs sermons glacials répètent les cours diffus de leur professeur de théologie… rien qui réchauffe. De l'eau bénite glacée, une odeur morte de sacristie fermée.

          Pour rester pieux, il fallait opter entre la vie sociale indifférente, irréligieuse ou areligieuse et ces milieux catholiques sentant le renfermé, le moisi, la sacristie et se répéter que c'était bien ces vieilles filles stériles, ce sacristain eunuque, ces bonnes vieilles grands-mères simplettes qui seuls avaient gardé le flambeau sacré de la meilleure vie…

          Quel jeune homme aurait pu n'être pas ébranlé, troublé ? Hésitant, non seulement sur le meilleur chemin à prendre pour bien vivre, ou mieux pour vivre bien, et pour être dans la vraie voie…

          Non seulement hésitant. Mais il était presque impossible, raisonnablement de s'écarter du courant le plus abondant, le plus ardent, le plus vivant. Par conséquent la foi mourait dans nos pensées, dans nos cœurs, dans nos vies.

          Mais la guerre est venue. Avec elle la séparation d'avec la vie bruyante, ensorceleuse de la société contemporaine. Les hommes se sont trouvés face à face avec la mort et avec eux-mêmes dans l'austérité des cantonnements, des tranchées, dans le silence des nuits et des longues veilles solitaires ; la séduction que la vie du siècle exerçait sur le jeune homme en temps de paix faisait place aux mystérieux attrait de la Mort, de l'Inconnu et des énigmes du monde. Les problèmes les plus graves de la vie morale s'inscrivaient dans les âmes sans que l'éblouissant reflet de la civilisation contemporaine les efface. De là, trouble, réflexions. Points d'interrogation. Et puis, la politique a disparu avec ces taxations méprisantes pur les croyants. Le respect humain s'est effacé, atténué sous la tolérance généreuse qui s'est instaurée dans l'armée combattante. Beaucoup sont retournés à la messe occasionnelle, à l'église ouverte par hasard, pour trouver un délassement à la grossièreté ambiante, une distraction à la vie monotone, un remède à l'affaissement et à l'isolement des cœurs, un spectacle ayant un peu de tenue dans l'avilissement et l'horreur environnants, un coin de silencieux dans l'assourdissant tumulte, un peu de paix dans la guerre.

          Et c'est alors que j'ai senti peu à peu revenir le besoin de croire, la douceur de prier, la soif des larmes douces. Et de plus en plus il apparaît évident que la ferveur religieuse des premières années devient le soutien de ma vie ; c'est elle qui doit redevenir la maîtresse souveraine de la vie intérieure. L'émotion religieuse retrempe et élève seule, elle donne la force et la raison de souffrir, de lutter, d'accepter les sacrifices. La foi donne un sens à nos vies précaires. Arrière à ceux qui voudraient la combattre ou l'entraver.

          Pendant le souper, une scène inouïe. Du Zola en action.

          Pinet porte dans la chambre un cruchon bien chaud - il va donc préparer le lit…

          - C'est officiel, alors ? fis-je doucement à mon voisin de table.

          - Plus qu'officiel, public…

          Un moment après la jeune femme passe de la cuisine dans la chambre à coucher par notre salle à manger. Les enfants la suivent. Au bout de quelques moments, elle les chasse, et ferme violemment la porte.

          Les enfants s'en vont, tournent autour de nous, vont à nouveau dans la chambre à coucher. Elle leur crie de s'en aller. Pinet va les chercher, ferme soigneusement la porte et ramène les deux marmots à la cuisine. Et tout à coup le bambin, quatre ans, se met à crier :

          "Maman pend une indestion ! Maman pend une indestion !"

          Veux-tu te taire, morveux, fit Pinet violemment.

          Et toute la table éclate de rire en se regardant.

          Moi, distrait, je n'avais pas compris l'exclamation du gosse qui malgré l'ordre du nourricier, répétait pour passe-temps :

          Maman pend une indestion !

          Je compris et ne put réprimer une rougeur et une souffrance. Pauvres enfants ! Tant de cynisme de la part de cette femme à l'air candide, aux yeux calmes, à la démarche lente… Quelle horreur ! Et chacun riait de l'indiscrétion du gamin.

          Elle-même, quand elle repassa dans notre salle, quelques instants après, souriait… Elle alla tout droit au petit bavard, lui appliqua deux gifles retentissantes, lui qui ne pensait plus et n'avait jamais pensé à mal, lui dit avec un étonnement douloureux :

          "Pourquoi que tu me fous des gifles ?"

          Le 16 janvier - Un trait de caractère du Commandant :

          "Quatre jours d'arrêt au sergent Prouin adjudant au major de cantonnement", a commandé une voiture de corvée sans en rendre compte à son officier.

          Commentaire : "Il faut remettre à leur place les gens qui veulent faire les importants ; j'entends qu'on exécute ma pensée, je ne tolère pas qu'on l'interprète".

          Le 17 janvier - On persiste à s'inquiéter de la frontière suisse… Les bavards, les ignorants, les journaux, les hommes de guerre et ceux de gouvernement… Les premiers font des racontars fabuleux : "quatre corps d'armée à Lyon", les autres prennent des mesures : construction de tranchées dans notre dur calcaire de Comté - les Suisses mobilisent une Division d'infanterie supplémentaire.

          L'attaque par la Suisse que la politique, la prudence, la géographie, la stratégie démentent à longs cris, je n'y crois pas. Une feinte oui, pour nous faire expédier nos divisions disponibles dans ce cul-de-sac de Belfort, tandis que le choc essentiel, principal unique se prépare et se fera sur l'Oise, au point de suture entre Français et Anglais.

          Barrès fait des articles avec des lettres de soldats, qu'il fait suivre de quelque phrase exclamative et artiste… ou d'une paraphrase fumeuse qui obscurcit, qui embrume le texte clair et rempli de confidences individuelles.

          Il m'écœure avec son sadisme intellectuel. J'associe souvent sa personnalité à la silhouette de Viotte, le vieux beau trop connu des bisontines…

          Quel sens, au nom des Dieux, je vous prie, quel sens y a-t-il dans quelques coupures glanées çà et là parmi les lettres de millions de soldats, glanées par une main partiale, et arrangées en vue d'idées préconçues, d'un système sans âme, sans apôtre.

          Ah ! Si la foi patriotique du Président de la Ligue des Patriotes avait été assez intense pour lui faire prendre un fusil, et s'en aller, soldat de 2ème classe écrire ses articles dans les cagnas humides et dangereuses, oui, ils auraient une portée singulière.

          Mais M. Maurice Barrès se retranche prudemment derrière ses cinquante ans. La grande âme de Déroulède doit souffrir de la couardise de son pâle et sybarite successeur à la chevelure et aux ongles trop soignés. Ah ! Grand Déroulède ! Aurait-il eu quatre vingt-ans qu'il se fût engagé et qu'il aurait "tenu".

          Tandis que Barrès préfère dire selon la très rosse manchette de l'Oeuvre :

          "Allez, enfants de la Patrie"…

          Donc, il cite un passage d'un "penseur" de dix-neuf ans :

          "J'ai toujours cru pour moi à la nécessité d'une élite, mais d'une élite vraiment digne de ce nom, pénétrée de ses devoirs, agissante et éducatrice de la masse. Cette élite en ce moment est tenace, est vaillante. Elle conduit la guerre et saura la mener à bonne fin".

          Pauvre petit ! Il a de la chance de découvrir une élite tenace et vaillante autour de lui. Je la cherche en vain. D'abord avec ce régime la Patrie a peut-être un culte, a sans doute un culte et des fidèles, mais elle n'a pas de prêtres, pas de prophète… Sur quelle grande figure, pareille à un phare les yeux des pauvres naufragés dans la misère que sont les innombrables soldats peuvent-ils se guider, vers qui se tourner qui les réconforte et les ranime ?

          Nous n'avons que de bas politiciens à la proue, hommes intelligents, très intelligents, trop intelligents, mais tous plus ou moins tarés, moralement. Pas un qui ait une vie pure et qui s'impose. Et comme leur élévation aux plus hautes fonctions ne les grandit pas aux yeux irrespectueux d'une démocratie qu'ils ont stylée à mépriser tous les dieux et toutes les grandeurs, comme ils sont discutés, combattus dans ce peuple à la logique intelligente et impitoyable, ils n'exercent aucune influence morale sur la nation.

          Les Allemands ont un Kaiser qui n'a pas craint de s'adjoindre une idole militaire pour personnifier complètement la Patrie. Personne chez nous qui soit digne ou qui puisse représenter la France. L'envie, ce chancre jamais guéri de toute démocratie, est l'obstacle principal. Nous avions Déroulède qui est mort trop tôt et qui avait voulu faire de la politique.

          Notre Sorbonne ! Pitié. Notre Académie Française ! Grâce. Oui nous aurions bien Richepin qui pourrait faire des conférences sur la repopulation et le respect de la Mère, de l'Épouse, de la jeune fille, des temples, etc… ce serait la contre-partie des Blasphèmes…

          Il y aurait Rostand dont le fils ferait de beaux vers héroïques pour les Annales…

          On pourrait aussi demander de la foi à M. Joseph Caillaux, à Mme Poincaré… Pauvre France, tu tâtonnes aux ténèbres.

          Et à des échelons moins élevés, où sont les flambeaux à défaut du Phare ? Où sont les guides pour les pauvres poilus de 2ème classe, pour les obscurs, les sans grades, pour ceux qu'on soigne ou qu'on règle avec des "Taisez-vous"?

          Leurs officiers ? Nos officiers ?

          J'ai déjà noté leur origine, leur niveau ; leur influence est à la mesure de leur étoffe.

          Des rempilés dont quatre-vingt-dix-huit pour cent auraient fini leur carrière, sans la catastrophe, dans le gâtisme des adjudants du temps de paix, qui sont un peu ahuris de leur élévation imprévue au grade d'officier, qui en tous cas sont totalement incapables de concevoir, à plus forte raison de remplir leur rôle d'officiers. Des galons poussés à l'improviste, ils n'ont vu que le reflet doré, l'augmentation de solde, le moyen d'offrir à leur femme plus de luxe de mauvais goût, pour ceux qui sont mariés - les facilités d'une "nouba" mieux soutenue pour les célibataires noceurs, pour tous un point d'appui plus ferme, pour établir leur autorité discutée sur les simples soldats et les subordonnés.

          Après les "rempilés" le pourcentage le plus fort dans la caste des officiers subalternes, est fourni par les instituteurs… De ces gens qui ont de si grandes qualités qu'elles constituent de réelles vertus, et aussi des défauts professionnels poussés jusqu'à être des vices redoutables, insupportables de ces gens - qui, au fond sont de braves gens - mais qui "croient si souvent que c'est arrivé", qui ont une si haute idée de leur valeur, de leur rôle, de leur infaillibilité, de leur toute puissance. Ils font en général des chefs peu aimés, plutôt redoutés. Ils ont pris si longtemps, pour la plupart, dans la vie civile, l'attitude de ces doublures de potentats régionaux qu'étaient les conseillers généraux bien en cours. Ils se sont sentis autrefois, tant de fois, le dos appuyé au comité radical du canton ou à la préfecture, et en face d'eux une population plus docile, plus craintive, plus soumise que leurs élèves, qu'ils se sont imaginés vraiment être des forces sociales. Aujourd'hui le galon d'or remplace la Préfecture, avantageusement, et leur infatuation pédante et autoritaire n'a fait que s'accroître. Avec leur horizon emmuré, leur féroce égoïsme plébéien, leur inconsciente morgue, Dieu, le pauvre réconfort moral pour leurs hommes, pour le soldat que ces deux catégories d'officiers, de parvenus…

          Il y avait autrefois des officiers d'active qui avaient de l'étoffe. Soit Saint-Cyriens à la culture générale étendue, soit Saint-Maxentais de culture moindre mais d'énergie et d'intelligence certaines, rompus à une seule discipline, connaissant leur règlement, droits et devoirs.

          Ils sont morts, ils sont tués ; l'espèce en est si rare qu'on ne les rencontre plus dans les unités. Quelques uns, les survivants de la grande tuerie, ont été promus aux grades supérieurs ou appelés dans les États-majors. Il y avait parmi eux, des cancres assurément, des noceurs, mais beaucoup moins qu'on ne le disait et beaucoup d'hommes austères, professionnels aveugles d'un Devoir absolu, qu'on ne soupçonnait pas : Piedfort, De Goÿs. Mais ceux-là sont trop hauts, trop rares pour constituer une élite agissante. La grande ruche a été dépeuplée, les butineuses sont mortes à la peine. On a appelées pour continuer le miel des bourdons stériles. Ils font aussi belle contenance que les ouvrières, mais leur rayons restent vides.

          Des élites ?… Des guides ?…

          Non, je n'en vois pas. Je ne reconnais pour tout soutien de ce pauvre peuple de France que son instinct immuable, son clair bon sens qui le convainquent sans phrase, sans idéal qu'il est prudent de "tenir", d'arrêter l'orage, de se défendre bien au risque de sombrer.

          Chacun sent cela plus ou moins nettement. Et c'est ce qui fait tolérer la sottise des uns, l'orgueil des autres, les misères de toute sorte, tous ont la conviction d'être plus ou moins bien, mais sûrement les artisans de la même œuvre.

          Les catholiques y vont pour Dieu, les habiles par intérêt, les sceptiques par républicanisme, tous pour la France éternelle.

          Mais maintenant beaucoup, beaucoup d'humbles soldats et toute la foule des égoïstes de tout temps ne voient plus que leurs misères toujours renouvelées, interminables ; le but, la raison de souffrir s'obscurcit à leurs yeux, disparaît totalement de leur vie intérieure. Personne pour leur essuyer les yeux, les enthousiasmer à nouveau pour la cause sacrée, si lumineuse en août 1914. Il y a bien un certain souci en haut lieu de l'adoucissement du sort des simples soldats, mais cela se traduit par des circulaires mortes. Il faudrait des cœurs agissants que l'on voit, que l'on sent pour ranimer ces hommes accablés. Des chefs qui s'intéressent de façon dévouée aux misères quotidiennes. Or à l'étroitesse de l'intelligence des officiers, les nouveaux ajoutent l'étroitesse du cœur et l'ignorance ou la maladresse. Manque de cœur, manque de conscience professionnelle par ascension trop subite, manque de tact dans la conduite du troupier.

          Je cherche l'officier auquel un souci actif de ses hommes fait consacrer une heure par jour à leur bien-être.

          Le matin ils se lèvent pour aller à l'exercice - ou restent couchés s'il y a repos, ils rentrent à la popote, repartent à l'exercice, passent dix minutes au bureau pour la signature des pièces journalières, puis vont à la popote confortable, jouent aux cartes ou courent les femmes et se couchent dans le coin le meilleur. Le soldat peut claquer des dents dans un grenier. On fait si peu ou rien pour le réchauffer physiquement, moralement. Il est seul.

          Je suis arrivé à haïr la guerre tout en la faisant avec énergie.

A. de Vigny.

          Le 18 janvier - J'ai beaucoup médit de mes compatriotes, de mes contemporains, de ces officiers d'accident…

          Je viens de relire "Servitude et Grandeur Militaires", où il y a tant de romantisme, tant de lassitude, de découragement, d'isolement et de sévérité excessive envers cette époque.

          Il est fort probable que mes critiques acerbes sont tout aussi peu fondées, tant nous sommes exigeants et de courte vue quand il s'agit de nos contemporains, tant nous sommes indulgents et d'esprit plus large et plus équitable quand nous apprécions les anciens.

          Les Grecs et les Romains, les Hébreux sont grands parce qu'ils sont éloignés de nous, dans le temps. Leurs tares et leurs petitesses sont tombées dans l'oubli, il ne reste dans nos mémoires, dans nos jugements que l'essence purifiée par le temps de leur grandeur. D'où notre admiration pour des vies, des caractères qui en réalité ne dépassaient pas les nôtres.

          Je songe, pour étayer cette conclusion aux calomnies découragées et décourageantes des romantiques sur leur époque vidée, prosaïque ; sur l'affaissement moral de leur époque…

          Elle fut suivie par l'explosion d'idéalisme de 1848.

          A toutes les dissertations sur la dissolution des mœurs et des caractères sous la troisième République répond l'innombrable et immense sacrifice de dix générations pendant trois années d'une guerre aux épreuves inouïes par leur intensité, leur multiplicité et leur durée.

          Quelles que soient les croyances, les règles de vie, les principes d'une époque, d'un peuple, d'une civilisation, il y a dans chaque homme une masse constante de vertu et de vice, de grandeur et de bassesse à l'état potentiel et qui se révèle, soit en bien soit en mal selon les circonstances, quelles que soient les apparences habituelles de la vie quotidiennes, au jour le jour.

          L'humanité à travers les siècles est un peu comme ces grands nuages qui défilent dans le ciel sous la lente poussée du vent. Ce sont des constructions et des écroulements, puis des reconstructions suivies d'écroulements. Toujours la même masse aux formes changeantes et toujours renouvelées.

          Le 19 janvier - Les bulletins de renseignements et les journaux et les lettres des prisonniers, des évacués, etc, s'accordent à dire que l'Allemagne souffre de la faim.

          Deux cent cinquante grammes de pain par jour.

          Trois livres de pommes de terre par semaine avec cent grammes de viande, seraient la base de l'alimentation de ces millions de ventres. C'est pousser bien loin l'endurance, le stoïcisme, si loin que je reste quelque peu sceptique sur la Faim allemande.

          J'accorde volontiers qu'on ne doit pas trouver tout ce qu'on veut.

          En France, grâce à la mer et à notre incurie - avec de l'argent on trouve tout ce qu'on veut.

          Un permissionnaire rentrant donnait sans le savoir une comique définition des privations que la guerre impose : "En arrière disait-il, on ne peut plus rien trouver maintenant. Il faut 8 francs pour avoir un litre de rhum à 20°, et douze francs un mauvais jeu de carte… Tu parles."

          Le 19 janvier - M. Barrès donne son dernier article sur les "diverses familles spirituelles de la France". Il se nomme modestement "le secrétaire de la France".

          La conclusion et la conséquence de son enquête c'est qu'"il s'agit de libérer et d'approfondir la vie spirituelle en France". Les moyens : par la collaboration étroite du prêtre, de l'officier et de l'instituteur… Pauvre de lui ! Pauvre de nous !

          A mon bureau, hier soir, un catholique, un juif, un indifférent discutaient sur l'avenir de la France. Leur conviction à tous trois - intelligents de bourgeoisie moyenne - c'est qu'avant la guerre nous étions un "peuple foutu". Preuves :

          1 - Avant la guerre notre vie économique pâlote, routinière, anémique.

          2 - La guerre a tué ou mutilé tout ce qu'il y avait de jeune, tous les mâles capables d'engendrer, de produire pour le relèvement du pays.

          3 - Après la guerre, la grande loi sera d'être égoïste à outrance. Il y en a tant qui auraient eu assez de misère durant trois années pour ne pas charger leur vie de la servitude d'une famille.

          Il y en a tant qui voyant ce qu'on fait des hommes ne veulent pas et ne voudront pas avoir d'enfants.

          Il y aura une baisse sans pareille de la natalité ; non seulement du fait de la disparition des hommes jeunes, mais encore du fait de la volonté des survivants.

          C'est ce qui nous empêchera de nous relever. Nous sommes un peuple foutu…

          Du moins c'est leur avis.

          Pour ma part, je sais que beaucoup d'hommes du peuple qui devraient tout ignorer des pratiques malthusiennes se promettent bien de n'avoir pas d'enfants : peur, égoïsme, appétit de jouissance, etc.

          Le commerce honteux, le petit commerce infâme ne perd pas ses droits, même au front.

          Un artilleur confectionne des cartes postales pornographiques… qu'un sergent-major revend avec gros bénéfice.

          Ce même, Judi, nous racontait hier les profits sans pareils de la vente des "noisettes" - (préservatifs enfermés dans une noisette)…

          Hélas ! Où est la saine ignorance de nos paysans d'autrefois, de ceux qui ne savaient pas éviter les enfants - la brutalité de leur sang se répercutait peut-être parfois sur les mœurs, mais c'était propre, malgré tout. La nation armée, c'est la nation en voie de perdition morale…

          Le 19 janvier - La voix énorme des grosses pièces a recommencé aujourd'hui à midi. Qu'est-ce que cela signifie. Il y a plusieurs mois que les monstres n'avaient pas rugi dans ce coin.

          Le 20 janvier - Noireil insiste à table sur ce point que c'est un signe de crétinisme, de jobardisme, de "maboulisme" d'être encore patriote, de vouloir "bouffer du boche" après trente mois de guerre. Ceci à propos d'un vieil engagé volontaire de cinquante ans, qui est à la Compagnie et qui redemande à partir au front.

          "Des gens comme lui, des gens "marteau à ce point", on devrait les conduire d'urgence à Charenton".

          A l'appui de sa thèse il a deux arguments tangibles :

          1 - A l'arrière, "le poilu", le rôle de poilu est fort mal porté. Du "héros" dont on a fait quelque mois par snobisme des gorges chaudes, on a soupé… Le poilu, le rôle du poilu actuellement pour le civil, c'est "rasoir".

          Un poilu actuellement c'est un rustre, une brute, un type qui a eu des poux, du linge sale, et s'est changé en rustre qui a perdu toute civilité, qui se saoule la figure et qui à toute occasion vous rase avec ses tranchées, ses marmites, ses attaques.

          A la paix, au bout de six mois de paix, l'embusqué qui aura conservé son corps en bon état, sa peau bien lisse, son cerveau en forme, aura tous les succès dans la vie civile, tandis que le pauvre malheureux qui aura une manche vide sera un manchot, celui qui traînera un éclat d'obus dans le genou un bancal, et celui qui aura le système nerveux dévissé qui s'en ira avec un tic ou une "gueule d'empeigne" amusera les gosses et fera pitié aux femmes. Et s'il vient à protester, à se plaindre, à faire du chambard parce qu'il est un glorieux blessé, un noble mutilé, le type resté costaud l'houspillera, il lui dira : "les tranchées… ben quoi, on sait ce que c'est, j'y suis allé moi aussi". Qui prouvera le contraire ?

          Et que pourra faire le pauvre diable, "il sera toujours le c…".

          2ème argument.

          Tout ce qui a une valeur sociale quelconque est à présent à l'abri. Il ne reste plus pour de battre que les paysans, la racaille, les imbéciles, les petits commerçants.

          A tous les autres on a tendu la perche discrètement pour les embusquer. Tu vois les ouvriers, les artistes, les étudiants en médecine, les notaires, les députés, les curés, les journalistes, tout cela a trouvé la gâche adroite, le filon :

          Même les officiers de carrière ont été casés. Tu n'en trouveras plus dans les formations combattantes. Ils sont officiers de détail, officiers d'État-major, etc…

          Qui est-ce que tu trouves maintenant comme officiers exposés au danger : des petits fonctionnaires et des rempilés à qui on a donné des galons pour les encourager à bouffer du Boche et à se faire casser la figure…

          En haut lieu, c'est une tactique, une méthode voulue, arrêtée, habilement conduite de mettre à l'abri tous ceux qui sont assez intelligents pour se "barrer". C'est pourquoi il faut être fou à lier pour garder le feu sacré…

          C'est terriblement exact ce que dit Noireil. Il y a longtemps que cela éclate aux yeux les plus myopes.

          Et pourtant, en quoi ces roueries et ces bassesses humaines altèrent-elles le caractère moral du conflit ? Et minimisent-elles le mérite du vrai soldat et de la cause défendue ?

          Le 21 janvier - Dimanche soir.

          Dôle est allé en permission à Paris. Durant mon après-midi paisible j'ai lu quelques pages du livre de Ferrero : la Guerre européenne.

          La préface est une révélation. Elle pose un problème que je n'avais pas aperçu avec cette netteté, ni sous cet éclairage.

          Il y a longtemps que je tâchais de démontrer par a+b que la cause profonde de la guerre actuelle, la cause morale, la cause capitale du conflit : c'est l'orgueil national des peuples germaniques, l'orgueil maladif, inquiet et agressif des pangermanistes. Toute une grande nation contaminée, perdue par ce vice. Et comme conséquence, l'humanité presque entière entraînée dans la catastrophe causée par l'orgueil allemand. Je sentais bien que chaque nation avait un peu péché aussi.

          Mais ce que je n'avais pas aperçu c'est que ce vice est une fatalité historique, une conséquence directe, inéluctable presque de la conception moderne des fins de l'homme.

          Toutes les philosophies, tous les systèmes philosophiques, toutes les conceptions depuis deux siècles reposent sur l'idée de progrès, et cette idée de progrès - vague, confuse - part de ce principe que l'homme est bon, perfectible. Révolution profonde qui s'élabore depuis deux siècles, qui est l'essence de la civilisation moderne, qui oriente l'humanité dans un sens diamétralement opposé à celui que celle-ci suivait depuis des siècles. Les civilisations antiques et chrétienne surtout considéraient qu'il fallait s'en défier et lui mettre des entraves. La civilisation moderne repose sur cette idée que l'homme est bon et tend à se perfectionner sans cesse, qu'il faut le libérer des entraves du passé.

          Tout changement est un pas en avant ; toute audace, toute nouveauté un perfectionnement. Le but de la vie autrefois était d'atteindre un idéal de perfection, aujourd'hui de faire du nouveau, de plus en plus.

          Civilisation qualitative remplacée par civilisation quantitative.

          La civilisation moderne, l'idée de progrès stimulent l'audace, l'activité, l'orgueil. Les Allemands depuis cinq ans ont fait, plus que les autres, une débauche d'audace, d'activité : d'où "leur progrès" mais aussi leur orgueil qui a rompu l'équilibre moral de l'humanité.

          L'idée de progrès est comme un torrent qui ne connaît pas d'obstacle. Sur son courant, lutte, impuissant le radeau, craquant, disloqué où pâlissent les anciens idéaux de perfection de l'humanité : justice, charité, honneur.

          Arrêter le torrent ? Il n'y faut pas songer. D'ailleurs il a de beaux côtés, ses avantages, ses forces, on voit ce qu'il peut donner de grandeurs à l'humanité actuelle.

          Le remède est de lui imposer des limites. Déterminer la part dangereuse de l'idée de progrès… l'écarter… Des phrases creuses.

          Le 23 janvier - Dans un document allemand, je trouve l'indication que la proportion des instituteurs parmi les officiers de complément est de vingt pour cent dans l'armée allemande.

          Hum ! Les instituteurs ! Ils ont du succès dans toutes les armées !

          Il est vrai que leur éducation primaire les prédispose merveilleusement aux servitudes et exigence du commandement.

          Les journaux nous apportent sans crier gare une copieuse douche du Président Wilson. Sa déclaration au Sénat de Washington est un monument d'insolence ou de bêtise, de la part d'un homme d'État ; "Une Paix sans victoire".

          Il est loufoque ! Il nous la copiera celle-là, Wilson ! Ce phénomène manquait à la ménagerie Barnum. Il est l'homme unique, dit-il, comme les frères siamois le couple unique. La liberté des mers ! Il viendra dire aux Anglais de quitter Gibraltar et Malacca et Suez. A quoi on lui demandera poliment ou impertinemment pourquoi les U.S.A. se sont tant pressés d'installer des canons à Panama. Le désarmement ! Il ira prier Krupp de lui faire cadeau de ses stocks de Bertha. Il sera hué, le pauvre Wilson, comme un hibou parmi les aigles. Car toute sa rêvasserie humanitaire n'est pas plus désintéressée que les appétits rapaces des divers belligérants.

          Ah ! Oui, M. Wilson, vous demandez le désarmement des forteresses et la suppression des cuirassés comme une utile précaution pour l'Amérique gavée d'or. Il vous serait en effet désagréable d'être obligés de protéger la colossale fortune qui vous chut d'Europe comme une bénédiction inattendue. Les canons, les cuirassés, les sous-marins de l'Europe vous inquiéteront quand ils se seront un peu reposés et cela pourrait troubler le calme de vos nuits dorées.

          La paix sans victoire ! Je vous comprends… S'il y a victoire d'un côté il y a défaite de l'autre. S'il y a salut pour l'un, il y a catastrophe, écroulement, ruine pour l'autre. Et comme tous les belligérants sont vos débiteurs, vous vous dites qu'une partie de vos créances, avec la défaite de l'un des groupes, va tomber à rien ; la moitié de vos traites seraient l'objet d'un protêt, d'une liquidation dont vous supporteriez les frais. Et comme il s'agit de dizaine de milliards, n'est-ce pas ? cela vaut bien un peu de zèle moralisant, humanitaire. Ce serait en effet une opération beaucoup plus sûre et habile de maintenir chacun de vos débiteurs dans le pétrin. Si l'un en sort non seulement une grosse partie de vos avances serait compromise, mais le débiteur victorieux serait un rival. Tout à perdre, tout à craindre. Distribuez donc en effet de la pitié, donnez la paix à ce monde féroce qui s'entretue et qui ne peut plus vous enrichir davantage : oui, c'est très beau, c'est très grand. Donner la paix au monde ! La garantir pour l'avenir. Mission bénie. Mission divine. Les peuples vous dresseraient des temples et peut-être des autels, M. Wilson, mais il fallait vous y prendre le 24 juillet 1914…

          Aujourd'hui, vous avez les mains sales, la conscience pas très propre. Nous vous remercions. La Paix, la délivrance des peuples : nous tâcherons de les édifier, de les consolider avec l'entassement de nos sacrifices. Cela forme un soubassement plus solide que vos piles de pièces d'or…