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Front de l'Oise - Gournay -
(Partie
2)
Le
24 janvier - Gournay.
-
Il y a trois mois aujourd'hui que nous sommes ici, fait Dôle.
-
Trois mois ! Comme cela passe. Tout de même malgré tout. Et je
songe puis j'ajoute !
-
Quelle différence entre deux pays ! Nous sommes restés moins
longtemps à Chelles et l'on s'y était autrement attachés…
-
Moi, fait Dôle, je ne m'attache nulle part, ni à personne. Pas
plus dans le civil que dans le militaire. Il y a quatorze ans
que je suis dans le même poste, et j'y achèverai sans doute ma
carrière, cela ne me tient pas plus que s'il y avait deux jours
que j'y sois.
Et
je songe à part moi que les épines ne sont pas du lierre…
Journées
moroses. Il fait un froid de loup et je ne reçois pas de
lettres…
Le
25 janvier - Froid de loup ! De la
glace dans ma cuvette. Pauvres sentinelles.
Noireil
et Savineau candidats à l'emploi d'interprètes dans les
armées britanniques font de l'anglais toute la journée au
bureau de la Compagnie, à table, partout.
A
table variantes. Les thèmes habituels :
De la bêtise
et de la bassesse des "juteux".
Des
diverses qualités de café supra.
De
la bougie trouée.
Des
phénomènes d'extériorisation de l'hypnose et du magnétisme.
Des
coups d'épingle ou des pavés qui passent "du Nord"
contre "le Midi" et du Midi au Nord.
Du
pourcentage des Croix de guerre méritées ; 5%. (Cassagne
piqué - La malice du rustre Lens).
Le
27 janvier - Choisy-la-Victoire.
Hier
toute la journée nous avons attendu des ordres de départ qui
ne sont pas venus…
A
8 heures du soir l'ordre de départ est enfin arrivé : ordre de
se tenir prêt à partir à 7 heures du matin. Un beau
remue-ménage toute la nuit.
Aujourd'hui
arrivée après une marche sous une bise folle et froide à
Choisy-la-Victoire. Dôle est resté là-bas… Je fais
l'installation seul… La tête lourde.
Le
28 janvier - Pour la première fois
le Commandant se déride et me dit une parole qui ne soit pas
une parole de service.
Je
rends compte que Ravenet, rentré à minuit à couché auprès
de moi : "Il a pu vous tenir chaud, quoiqu'une jolie femme
aurait mieux fait l'office, mais c'est la guerre…"
Et
il s'en est allé en riant.
Dôle
a oublié de faire charger à Gournay le matériel
téléphonique. Il souffre orgueilleusement de cette étourderie…
Le
29 janvier - Les journaux annoncent
en titre d'événement que les "Services de l'aéronautique
sont confiés au Général Guillemin" ou "le Général
Guillemin devient directeur de l'aviation"…
Suivent
des indications dithyrambiques sur le rôle qu'il est appelé à
jouer, sur les services qu'on peut attendre de cet officier
général qui est "l'un des partisans de ce qu'on pourrait
appeler l'école de guerre industrielle et moderne"…
Hélas,
cela me fait mal, et me fait sentir combien nous sommes bas, et
combien nous sommes loin d'être sauvés, d'être dirigés vers
la victoire.
Cette
vieille guenille de Guillemin qui commandait une division
d'infanterie sur le front - servir d'oripeau pour une tâche
aussi énorme, quelle détresse !
Je
me souviens encore de juillet dernier. Il était à la tête de
notre division et n'était que la cinquième roue d'une voiture
: pusillanime, faible, affaibli, défaillant ; effarouché par
la tâche et la responsabilité à assumer dans la bataille
prochaine, il se fit évacuer quelques jours avant les grands
jours…
Il
se défilait… quoi, prétextant une maladie, peut-être
réelle.
Et
c'est à cette défroque que l'on confie la réorganisation d'un
service où il faudrait une volonté claire et dure ; c'est sur
ce mannequin que l'on colle des étiquettes flamboyantes, c'est
sur ces épaules flasques que l'on pose une tâche énorme et
des espoirs immenses…
Résultat
inévitable : une déception de même taille, dans quelques
temps. On continue, quoi, la guerre sans confiance, la guerre
sans foi sacrée. Et pourquoi choisit-on ce vieux dada ! Songez
: "il a été sous-chef de cabinet de M. Messimy…"
Suffit. Fermez le ban, il est de la clique…
Le
30 janvier - Quatorze degrés
au-dessous de zéro. Pauvres poilus dans la tranchée, pauvres
diables sous les tuiles des greniers.
Plus
profond est l'abîme, plus ardent est le désir du ciel.
Michelet - L'amour.
Quatorze
degrés au-dessous de zéro. Un cuistre d'une salle bien
chauffée s'en est aperçu et a trouvé que le moyen le plus
efficace pour préserver de la "froidure au pied"
était de changer de chaussettes chaque jour.
Et
il prescrit - aujourd'hui 30 janvier - que les hommes des
tranchées, et ceux-là seulement seront dotés de trois paires
au lieu de deux.
"Adresser
sans délai les demandes aux magasins d'habillement dans la
forme ordinaire".
Et
quand on sait que ces demandes exigent dans la forme ordinaire
six semaines à deux mois avant d'être satisfaites on ne peut
s'empêcher, en lisant d'aussi effrontées prescriptions, à
pareille date et pareille bise, de murmurer : "Cochons ! Va
! ".
Cela
servira, sinon à préserver les poilus gelés, du moins à
démontrer dans un discours officiel ou un rapport étincelant
que toutes mesures utiles ont été prises :
Références
: voir notes de service du G.Q.G. n°9142/DA du 11 décembre 16
et 6276/DA du 23 janvier.
De
même ces autres paperasses sinistres et féroces dans leur
froide ironie, allouant tant de grammes pour la cuisson des
aliments, tant de grammes pour le chauffage de la soupe, tant
pour la salle de douches, tant pour les salles de réunions,
tant pour les infirmeries… Tout cela, c'est du langage
parlementaire, électoral. Deux fois sur trois, le R.Q. amène
une demi-ration, la troisième elle n'amène aucun combustible,
c'est l'accident que la seule ration normale pour cuisson des
aliments.
Fiche
de consolation, une nouvelle paperasse bourreuse de crânes,
invite à réquisitionner le bois dans les localités. Oui. Mais
il n'y a pas de marchands de bois, pas de bois à
réquisitionner.
Le
31 janvier - Choisy.
21
heures 30. Message de la D.I. demandant deux cents travailleurs
pour le parc d'A.L.G.P.
Le Commandant donne tous les ordres de détail pour constitution
du détachement de travailleurs.
Tandis
que je m'empresse de prévenir tout le monde pour demain matin
arrive un planton du Détachement d'A.L.G.P. cantonné à cinq
cents mètres d'ici, à Avrigny. Il apporte le double du message
que j'ai reçu. J'indique par une note que s'il arrive d'autres
ordres de détail dans la nuit ou demain matin, on les apporte
en communication au bureau du Commandant, afin que l'officier du
D.D. désigné puisse en prendre connaissance avant 7 heures.
-
Oh ! Il ne viendra rien, me fait remarquer naïvement le
planton, le téléphone va fermer à 10 heures et le bureau
n'ouvre le matin qu'à 8 heures…
Ô
! A.L.G.P. Artillerie lourde pour gens pistonnés. Pauvres
fantassins héroïques qui montez la garde jour et nuit dans les
tranchées glaciales et meurtrières, consolez-vous, les héros
de l'A.L.G.P. quittent tout souci de 10 heures à 8 heures du
matin…
Le 1er
février 1917
Nouvel
indice d'une menace allemande par la vallée de l'Oise. Le D.D.
doit fournir un détachement de deux cents travailleurs pour
être mis à la disposition de l'A.L.G.P. Il s'agit des travaux
d'installation d'un immense dépôt de munitions…
Rapprochons
les travaux poussés avec fièvre devant Lassigny, les coups de
main, coups de sonde de l'ennemi dans ce secteur. Noter
l'énorme amoncellement de matériaux dans les gares de la
région… les agrandissements des H.O.E.
des environs, l'échelonnement des D.I., les emplacements de
batteries…
Journées
d'attente, journées mornes, l'esprit lourd, l'esprit vide. On
ne sait plus où l'on va, ni pourquoi l'on est encore en guerre,
à attendre, semble-t-il, une impossible victoire. La haine de
l'envahisseur s'atténue, c'est comme une plaie qui n'est pas
guérie, mais qui ne fait plus mal et qu'on accepte faute de
remède. La France a l'état d'âme que doivent avoir ces
pauvres mutilés de la guerre, qui repartent en avant pour la
vie avec une jambe difforme, un membre torturé, un morceau de
chair manquant… Parfois il vient comme un désir de mourir
plutôt que de continuer cette vie diminuée. Mais la vie vous
traîne et vous avancez, heure à heure, morne et triste.
Le
2 février - Choisy-la Victoire.
Le
2 février. (rajouté au crayon : 1893) Le doux
anniversaire. Je m'étais proposé hier au soir et ce matin de
trouver quelques instants de liberté et de solitude pour me
recueillir. Cela ne m'a pas été accordé. Ce soir même, il
est 10 heures, le bureau n'a pas retrouvé le calme habituel des
soirées. Des importuns vont, viennent, disent des calembours
idiots, posent des questions, interpellent, se taquinent.
Je
tâche de faire le silence en mon cœur et d'écouter chanter le
souvenir comme les feuillages du sous-bois quand la bise
irritante secoue les feuilles des sommets.
J'évoque
la retraite, la fête, les puérils scrupules, la ferveur, les
espoirs, les résolutions, la confiance candide en face de
l'horizon.
Que
d'étapes, de heurts, de faux-pas. Quand retrouverai-je ma jeune
pureté d'âme, quand repartirai-je, confiant vers l'avenir ?
Comme en 1893…
Souvent
je me sens comme accablé de ne pas savoir pourquoi je vis,
pourquoi faire je survis à cette tuerie générale.
Hier
au soir, je considérais ces deux adorables fillettes de notre
popote, et j'étais triste à pleurer.
Que
sont les joies énervées de l'amour auprès des espoirs suaves
d'un orgueil paternel ?
Le
2 février - Une date redoutable. Hier je me plaignais que
les jours se succédaient, mornes et obscurs, à partir
d'aujourd'hui il y a de l'avenir qui apparaît, de l'avenir
effrayant, effroyable, sauvage.
Les
Allemands déclarent le blocus de leurs adversaires - cela
équivaut à une déclaration de guerre aux neutres. Mettons à
part ce que la menace a d'angoissant pour nous, il reste encore
dans cette déclaration quelque chose de plus formidable : la
menace aux neutres. Comment ceux-ci vont-ils réagir ?
Ou
ils déclareront la guerre à l'Allemagne, ou ils imposeront la
paix aux belligérants. Ceci plutôt que cela… Ils tenteront
sûrement ceci et c'est sans doute dans cet espoir que les
Allemands font cette menace de déments.
Mais
les neutres peuvent-ils venir retirer aux Alliés l'espoir d'un
succès prochain et les bénéfices ou les réparations attendu.
Les neutres en ont-ils les moyens ?
Toute
la question est là. Si les Alliés se sentent assez forts pour
dire aux neutres : "nous pouvons nous passer de vous six
mois, laissez-nous régler nos comptes", les Allemands sont
perdus, car les neutres ne peuvent déclarer la guerre aux
Alliés en cas de refus par ceux-ci de poser les armes, tandis
qu'ils sont contraints de se mettre contre l'Allemagne si
celle-ci persiste dans son projet de blocus par les torpillages
à outrance.
Alors
?… voilà l'avenir enflé de points d'interrogation. La guerre
deviendra-t-elle universelle ou bien la paix sera-t-elle plus
prochaine qu'on ne pense ?
Car
les Allemands, pour tenter cette manœuvre doivent être aux
abois : ils veulent faire imposer la paix parce qu'ils sont au
bout de leurs ressources ou s'ils n'ont pas la paix ils veulent
sauver la face, l'orgueil germanique, en ne paraissant
s'effondrer que sous le poids de l'univers, et, ainsi, ils
seront, quand même, moralement vainqueurs. L'âme allemande,
l'esprit allemand sera intact, que dis-je, renforcé par cette
orgueilleuse défaite.
En
tous cas, je déduis de cet indice que l'Allemagne ne peut
attendre la récolte prochaine et qu'ainsi d'une façon comme de
l'autre la guerre sera finie en juillet… Hier je ne l'aurais
pas supposé.
Le
quart d'heure du général japonais semble arrivé…
Français,
tenons bon. Est-ce la connaissance la situation économique de
l'Allemagne qui a permis à Briand de rédiger ces réponses
étonnantes aux propositions de paix de Berthmann et de Wilson ?…
Si
c'est la faim qui fait hurler la Paix à l'Allemagne, "y a
bon", diraient les poilus. Les
"jusqu'au-boutistes" auront raison.
Le
3 février - Une carte de mon
admirable Maugras. Une simple carte, quelques lignes, toutes
simples, à l'apparence banale et pourtant c'est comme une
bouffée d'air pur, de robuste probité, de foi tenace,
invincible, de sérénité impassible même après trois années
de terrible campagne.
Le
4 février - 6 heures du soir.
J'écrivais une lettre à Marthe S., un coup de sonnette
m'interrompt. Je saute à l'appareil : - "Allô ! Allô !
Prenez message.
-
J'écoute ! : "les relations diplomatiques entre les
États-Unis et l'Allemagne sont rompues ; le faire connaître
aux troupes".
Donc
l'Allemagne se suicide pour en finir plus vite. Il n'y a plus de
doute. La guerre sera terminée en juillet. Et l'Allemagne à
merci.
Le
5 février - Les journaux sont
pleins de la rupture entre les États-Unis et l'Allemagne.
Wilson a donné à son geste une solennité grandiose par la
mise en scène et le discours prononcé. Jamais roi
tout-puissant n'a dit au monde des avertissements d'une telle
portée, d'un tel poids.
Le
monde entier attendait : il a entendu. Et ces avertissements
incisifs, résolus, virils après les incroyables patiences et
scrupules et hésitations de cet homme, ont une signification
terrible pour l'Allemagne. La paix surgit à l'horizon,
triomphale.
Le
8 février - Toujours
Choisy-la-Victoire.
Noircel
adjudant passé interprète.
Savineau
sergent-major passé interprète.
Bloc
sergent-fourrier passé interprète.
Sacré
sous-lieutenant passé au service des renseignements.
Gozlan
cycliste, bachelier, appelé aux radio-télégraphes avec douze
autres soldats plus ou moins électriciens.
Cassagne
adjudant, Boudet sous-lieutenant candidats observateurs d'avion.
Caillavet
adjudant candidat conducteur d'auto…
Tel
est le lot de "gens intelligents" qui se sont
défilés ont tenté de se défiler en dix jours dans ce simple
Dépôt Divisionnaire. Vraiment, on retire du combat quiconque
est un peu intelligent. Il ne restera pour les prochains chocs
que les paysans, les imbéciles des autres classes et les fous
de toutes provenances, ceux qui le sont assez pour rester
fidèles à l'idée de Patrie et de Devoir.
J'ai
demandé au Commandant la permission de quarante-huit heures
nécessaires pour aller voir mon frère Louis et faire encore
une fois la table ronde chez nous. J'ai demandé cette faveur en
faisant remarquer qu'elle était subordonnée aux nécessités
du service, et que si elle m'était accordée il y avait une
latitude de quinze jours pour le choix du jour le moins
défavorable au service.
-
Voilà le fouette-cul qui reparaît en plein, me glisse Ravenet,
railleur.
Je
n'avais pas une vue nette de l'attitude, mais le sarcasme de
Ravenet cingla mon jugement, et je me suis répondu :
-
Non, ce n'est pas le "fouette-cul", c'est pire, c'est
le larbin...
Il
est dur et difficile de dépouiller le vieil homme ; toute une
éducation de servilité oblitère la notion de la dignité.
Servilité
du pauvre diable et servilité du fonctionnaire s'additionnaient
en moi, à mon insu. La servitude militaire est sur un autre
clavier. La transposition a fait remarquer les discordances.
Des
juges impitoyables et clairvoyants et effrontés comme Ravenet
rendent sans s'en douter, un service de libération.
Philosophie
de lettres.
"Ce
que je sais c'est qu'un jour succède à l'autre et que tous
sont pareils". Mag... (illisible).
"Mais
voilà, on pense d'une façon et on sent d'une autre".
Marthe.
Tentations.
Des
yeux chauds - Se pencher - Se reculer - Puis avancer - Songer à
l'heure qui fuit - Songer au passé - Songer à l'avenir -
Remords - Regrets - Penser à elle - Promesses faites à
soi-même - et à elle et excitations de la chair - Attirance -
un pas en avant, puis un pas en arrière - Désirer - Ne pas
vouloir - Désirer - Ne pas vouloir - Refuser - Etre tenté,
être bouleversé une minute. Puis se repentir et se reprendre.
Etre maître de soi, et ne l'être pas de ses paroles, de ses
yeux - Se dire qu'on a été fort et chaste aux époques
fougueuses, et qu'il est trop tard pour changer de méthode et
pourtant se sentir glisser vers les eaux troubles, vers les yeux
troublants, vers les bras accueillants des femmes - Avoir
frémissant aux lèvres le mot décisif, la phrase qui engage,
qui entraîne vers l'abîme, la retenir, craindre, attendre.
Enfin l'ordre arrive de quitter le cantonnement dangereux,
d'éloigner les yeux qui sont appelés, d'écarter les bras
prêts à se tendre… C'est la délivrance… Et c'est
l'histoire de mes "conquêtes" en campagne.
Le
9 février - Incendie à la ferme
où loge le 417ème. Préparatifs généraux.
Le
10 février - Préparatifs du
matin. Dôle reste à Choisy.
En
route :
La
colonne de brigade.
Les
à-coups.
Le
passage du pont provisoire.
Pont-Sainte-Maxence.
La
ruelle obstruée dans la vieille petite ville encore
médiévale.
La
halte dans la forêt de Halatte.
L'étape
avec mon cousin Cœurdevey.
L'étape
avec le Commandant, causerie familière. Soleil réchauffé.
La
Forêt. Les embusqués de la scierie : se sont (prisonniers
boches…) les réflexions du Commandant.
Passage
dans faubourgs de Senlis.
Arrivée
tardive à Mont-l'Evêque.
Mont-l'Evêque
- ex-résidence épiscopale. C'est une reconnaissance que je
fais avec le village. Dommage que nous y restions si peu. Dîner
tardif - Ravenet malade. Les sept couvertures et plusieurs
capotes que je lui mets sur le dos le réchauffent enfin. La
vieille soubrette maquillée qui n'ose allumer le feu avec du
papier - crainte d'incendie. Je mets de la paille dans son
fourneau. Le seigneur du Château, maire du pays. Au réveil.
Départ fixé à 7 heures 30.
Le
Commandant a "gelé" dans sa chambre somptueuse de M.
de Montalba.
Au
départ le Maire vient faire le décompte des allocations dues.
Il
fait rectifier le décompte du Commandant pour trois hommes -
771 au lieu de 768 !…
Le
11 février - En route à travers
la forêt d'Ermenonville par un matin givré. Le Commandant
mains nues, à cheval.
-
"Avez-vous perdu vos gants, mon Commandant ?
-
Je n'en mets jamais, je trouve que cela cause des engelures. Il
n'y a que les premiers moments. La réaction se produit ensuite,
c'est affaire d'habitude". Dur aux autres, mais dur à
lui-même.
Arrivée
à Plailly.
Cette
fois nous sommes en pays civilisé. Le capitaine Bertrand du 404ème
qui a fait le cantonnement m'assigne pour bureau la salle de
billard d'une maison de campagne - la villa d'un M. Bouchard,
industriel parisien. La vieille cuisinière gérante me donne
une chambre coquette. Mais c'est une glacière que toute cette
maison aux plafonds surélevés.
Le
12 février - Je crois que je
mourrai de froid ici. J'ai plus froid même que sur le canapé
de Choisy et que sur les chaises du bureau de Mont-l'Evêque.
Va-et-vient
d'installation.
Le
13 février - Expédition des
affaires courantes. Le soir, je me hasarde à demander ma
permission. Départ immédiat.
Le
14 février - Cette fois la grande
joie inespérée est une réalité : ma mère m'a embrassé en
pleurant de joie et en m'attirant dans les bras de Louis. Nous
nous sommes ainsi embrassés à trois.
Je
suis parti de Survilliers à 18 heures 22. A Paris à 17 heures
- Tout Paris est déjà éteint, magasins fermés. Je passe en
garde de l'Est - personne. Je saute dans le métro. Je tombe
chez M. Sourisseau même avec l'oubli du numéro - Accueil
affectueux. Gare de Lyon à 22 heures 20.
Gare
de Baume, 7 heures 20.
La
tante - La poste - (Dépêche à Mme Ravenet). Henri monte à ma
rencontre jusqu'au "Poutot". La fête à Verne. La
table au complet. C'est une joie sans mélange.
Après
dîner visites avec Louis à travers le pays :
-
Voiqui la Djosette, dit la Roussotte, en voyant Louis.
Le
père Bouvresse - l'ancêtre.
Le
soir. Dîner tardif. Maman gronde mais la sérénité revient
vite.
La
visite de la (barré) de (barré).
Les
taquineries.
La
provocation. "Tchangie d'viande beille appétit".
Mon
Dieu, est-ce possible que pauvre humanité soit si misérable.
Heureusement que je suis retenu par l'enveloppement des miens.
Je couche avec Louis. Dieu soit loué. Réveil trop matinal.
Le
15 février - En route pour Baume.
Besançon. Il y a deux trains express. Je prendrai le second.
Louis est invité chez Maria - Julien au Plateau. Mme B. de
Bregille à la gare à cette heure matinale ! Le diable la tient
donc.
Julien
chez la Civette. Pas reconnu. Mme B. y entre. La bavarde.
Visite
à l'Aca : il m'a l'air bien désabusé - pas trop vieilli.
Je
rentrerai sans doute dans l'enseignement, moi, mais combien
seront morts, ou usés, ou retenus par les gros traitements à
l'armée.
Il
compte qu'on pourra relever les petits traitements par la
réduction des gros, après la guerre.
-
Cela ne s'est jamais vu, Monsieur l'Inspecteur, dans aucune
société, à aucune époque. Et la nôtre, pendant la guerre ne
donne pas l'exemple des vertus désintéressées… fis-je.
-
C'est vrai, hélas, on voit tant d'abus qui se sont développés
pendant la guerre ou qui sont nés de la guerre, qu'on se dit
qu'ils ne seront pas tolérés par ceux qui rentreront,
qu'après la guerre il y aura du changement…
-
Je n'y crois guère.
Questions
pédagogiques : étude intéressante de la réforme du C.E.P.
Nos conclusions sont peut-être quelque peu timides. Elles se
ressentent de la prédominance de l'élément ancien. Il
manquait l'élément actif, l'élément jeune qui aurait
peut-être des propositions plus hardies à soutenir. Enfin on
verra - après la guerre.
Pendant
la guerre, l'école va bien - de façon très satisfaisante. Les
épreuves du C.E.P. ont donné un pourcentage normal, même
au-dessus de la moyenne, dans certains cantons.
-
Et la discipline, M. L'Inspecteur :
Elle
est un peu relâchée. C'est la faute des mères de famille.
Dans les localités où la troupe a séjourné, c'est
déplorable. Elles sont impuissantes contre l'école
buissonnière. Puis les mères ont pris de déplorables
habitudes. Elles se sont mises à vendre à boire, à boire
elles-mêmes, puis tout ce qui s'ensuit. Ce sont des villages
pourris, perdus. Mais dans la partie saine du
département, dans les cantons de la montagne, jamais la
fréquentation n'a été aussi bonne, les progrès, le travail
meilleurs.
(Je
retiens ce jugement du grand Chef : "la partie saine du
département, les cantons de la montagne").
Eh
! oui, M. l'Inspecteur, la partie saine, c'est les cantons
réactionnaires, les cantons mal vus, les cantons malmenés, les
cantons persécutés, brimés, décriés, injuriés, c'est le
pays des cafards, des bigots, des ignorantins, de l'obscurité.
Tandis que d'autres sont les cantons de la lumière, du
progrès, de la pourriture.
Avez-vous
réfléchi, M. l'Inspecteur aux conséquences administratives
que comporte votre appréciation sur les cantons de la Montagne
!
Nous
en reparlerons…
Déjeuner
chez Maria avec Louis. Accueil simple et cordial. Au cours de la
conversation un mot d'elle pourtant m'inquiète : "Bah !
fit-elle d'un cri désabusé et sceptique, les sentiments, ce
n'est que du bluff".
Il
faudra que je lui fasse tirer au clair cette expression…
Après
dîner, nous descendons au quai. Tout est au complet dans le
personnel. Madame, ses filles et… Non ce n'est pas là que je
voulais la revoir.
De
5 à 7 heures. Chez nous.
Je
monte à la Citadelle. M. Fourgeot est absent.
Aller
où ? Cette fois.
Mme
Bey. Non, je ne veux pas la revoir. Cousine Berthe est une
égoïste, consolée de son Octave, sûrement.
Je
m'arrête chez Cœurdevey au 6, rue Pasteur. Je fais une courte
visite à Berthe. Thé, chez Maria.
Je
dois prendre à 10 heures 30 Mme Ravenet. Elle n'a pu venir.
L'attente
en gare. La grande clameur "Vive la France" à
l'arrivée d'un train. La musique éclate en accents de
Marseillaise. Le Préfet est sur le quai, des femmes, des
enfants descendent en foule des wagons, les curieux se pressent
sur les quais : c'est un train de rapatriés…
Et
un grand frisson court sous ce hall tout voilé de nuit et
d'inconnu.
Puis
c'est le défilé vers la sortie, défilé triste, émouvant de
toutes ces femmes lasses, de ces enfants hébétés de fatigue,
de ces vieillards accablés.
Et
tous au passage, dans l'espoir d'éveiller l'attention de
quelque parent égaré, de quelque ami perdu, disaient aux
groupes penchés vers eux :
-
De Maurepas ? De Combles, de Bouchavesne, de Valenciennes, de
Saint-Quentin…
Et
aux soldats, les femmes jetaient :
Allez-y,
tuez les tous ces sales Boches.
Et
l'express de minuit arriva bondé. A peine un coin de couloir
où je me suis étendu pendant quelques heures.
Paris
- on traverse la gare en courant. On s'enfonce dans le Métro.
J'arrive
dans la famille Sourisseau.
Bon
accueil. Le gendre est un lettré, un poète, un historien.
Je
reviendrai.
Arrivée
à Plailly. Le Commandant à la sortie du village, partant en
permission à son tour.
Seize
heures de sommeil me font oublier ma fatigue et retrouver ma
joie.
La
joie douce, apaisante inonde mon être. J'ai revu toute la
maisonnée ; c'est une promesse pour le retour heureux, le
retour final.
J'ai
revu les yeux aimés, le village cher, mes sœurs heureuses, et
ma Camille retrouvée.
L'espoir
renaît. En avant pour une nouvelle étape.
Le
17 février - Une lettre émue de
Mme Bedu.
Le
18 février - Pas une heure de
paix, va-et-vient. Ce soir, sale histoire : un chasseur s'est
fait piquer en gare avec une fausse permission portant le cachet
du Commandant et une signature imitée…
Le
19 février - C'est un planton de
service qui a profité de notre absence pour ….
Le
20 février - Plailly.
Avant
les batailles prochaines, une indication comparative sur la
Somme et Verdun.
Total
des DI engagées devant Verdun du 1/2/16 au 1/2/17 :
76
DI ½ allemandes.
Total
des DI engagées sur la Somme par les Allemands du 1er
juillet au 1er février :
149
divisions, (dont 28, 2 fois - 46, 3 fois).
Le
22 février - Je m'impose la
corvée d'aller prendre un repas à Montmélian avec Ravenet et
d'entendre le récit de ses aventures…
Il
est cynique avec persistance. Il expose les avantages de la
visite de sa femme quand je m'étonne qu'il ait dépensé vingt
francs pour la prévenir (il a envoyé un exprès poster un
télégramme à Paris).
-
Tu me comprends, fait-il ?
Eh
! Bien, si elle vient, premièrement, elle m'achètera à Paris
un manteau de caoutchouc que j'aurais dû acheter moi-même cent
francs.
Bénéfice
quatre-vingt francs. Deuxièmement, je coucherai avec elle huit,
dix, quinze jours gratis et j'espère bien qu'elle ne s'en ira
pas sans me laisser un billet de cent francs. 100+80=180. Et tu
crois que pour gagner cent quatre-vingt francs je n'en puis pas
avancer vingt ?…
Il
y a bien une chose qui m'embête, c'est ma maîtresse, mais je
vais la passer à Faure pour la durée du séjour de ma femme
ici… Il nous faudra voir ça Faure, hein, si ça peut marcher
la combinaison ?
A
la petite Chapelle de Montmélian, contre l'énorme pilier cette
inscription :
Soldat
chrétien
Souviens
toi que tu as
Ton
Dieu à servir
Tes
camarades à aimer
Ta
consigne à garder
Ton
foyer à protéger
Ton
drapeau à glorifier
Ta
patrie à venger.
Ruines
de Montmélian visitées le 23 après-midi. Trois murs de
l'ancien donjon sont encore debout… la bâtisse a grand air au
sommet de la colline déserte.
A
mi-côte, l'ancien cimetière et la petite chapelle avec un
énorme pilier disproportionné à l'édifice. Les détails des
ornements des chapiteaux ont une
ressemblance frappante avec ceux de l'église de Plailly -
(celle-ci, du gothique naissant, avec trace d'influences
byzantines, monument classé, très original avec son clocher
semé de corbeaux).
Pas
de lettres. Le Petit Comtois et la Dépêche me sont envoyés
par Mme B. pour me mettre sous les yeux la citation de mon
frère.
Les
mesures restrictives pleuvent sur la France. Enfin, on prend des
mesures de guerre et les civils se mettent à la
"Stimmung" de la patrie en danger.
Le
24 février - Lloyd George a dit
hier aux Communes : "si la nation n'est pas disposée à
accepter ces mesures rigoureuses (restriction du commerce
d'importation) je n'hésite pas à dire que nous courons
au désastre"…
"Une
bonne partie de notre tonnage a été coulée ou sera coulée.
D'où
trois ordres de mesures :
1
Mesures à prendre par l'Amirauté.
2
Construction de navires de commerce.
3
Limitation du tonnage par la suppression de tout ce qui n'est
pas essentiel, et par la production en Grande-Bretagne poussée
au maximum, de toutes les denrées nécessaires à la vie".
Ce
discours est courageux. Ce n'est ni du Viviani, ni du Briand ;
mais du William Pitt.
Le
menace des sous-marins apparaît beaucoup plus grave qu'on ne le
laisse comprendre au public. L'Angleterre court vraiment le
risque d'être affamée, et les usines alliées paralysées.
"Nous
courons au désastre", dit-on en Angleterre. "La
victoire est certaine", "ils manquent de tout",
glapissent nos danseurs de corde.
Non
la fin de la guerre n'est pas proche et on se demande vers quel
gouffre l'humanité frénétique se rue, les yeux aveuglés de
colère destructive.
J'ai
eu hier soir après dîner avec Ravenet une reprise de
conversation sur les instituteurs.
Elle
a été amenée je ne sais plus au juste par quelle phrase de
pitié et de dédain du personnel politique de la Haute-Saône
que Ravenet tout libertin et coureur et viveur qu'il était,
étudiait, jugeait. A part Jeanneney et Morel tout le reste est
au-dessous de tout - un troupeau, fis-je - oui, mené par les
instituteurs qui en sont les chiens et les conseillers
généraux les bergers, les mauvais bergers ; répliqua Ravenet.
Et
il ajouta : je me représente mal la politique après la guerre.
Elle était tellement bête avant ; il me semble qu'il est
impossible qu'elle reprenne la même marche, la même forme. Je
ne vois pas ce que cela sera, pas du tout, mais j'ai idée
qu'elle sera autrement ; qu'il y aura quelque chose de changé
ou bien…
-
Crois-tu que la guerre aura supprimé la bêtise ? Or la
politique vit de la bêtise des foules, c'est pourquoi elle est
éternelle l'exploitation des jobards par les habiles. Et il y
aura encore des instituteurs politiciens…
-
Heureusement. Je t'ai déjà dit bien des fois que je ne pouvais
plus les sentir. Je les ai vus de trop près : bêtes, plats,
mouchards.
Quand
je songe qu'on leur a demandé leur avis sur la question de leur
nomination par les préfets ou les recteurs, et qu'il s'en est
trouvé parmi eux une majorité pour marcher dans le sens des
indications de la Préfecture, c'est tout dire.
Ils
se croient très malins et on les fait "marcher" comme
on veut.
Leur
éducation primaire d'ailleurs les prépare bien à cela. Ils
ont appris vite, beaucoup, sans réfléchir. On leur a dit :
telle chose est ; ils ont retenu, ils répètent.
On
ne leur a pas fait voir que dans tout problème il pouvait y
avoir plusieurs solutions - plusieurs solutions bonnes - non, on
leur a dit : voilà la solution. Tout ce qui n'est pas conforme
à la solution indiquée est donc faux. Là est leur vice
professionnel ; et ils sont par suite d'un dogmatisme effréné
qui en fait de merveilleux agents électoraux.
Et
par dessus le marché comme ce sont des gagne-petits, ils
tremblent pour leur place. Quiconque est puissant, quiconque les
menace est à respecter. Pour éviter un déplacement, ils
laisseraient pendre leur père. Pour un sou, ils feraient des
crasses à rougir ; pour une indemnité supplémentaire à
maintenir ou à se faire accorder, ils se foutent à plat ventre
devant le premier venu.
Et
ce qui me dégoûte surtout en eux c'est qu'ils sont mouchards ;
et ils mouchardent bêtement.
D'un
instituteur on peut tout savoir ce qui se passe dans un village.
A la préfecture on le sait bien et on s'en sert. D'ailleurs si
l'un d'eux voulait se rebiffer on le balancerait dans un trou
quelconque. Et les bons postes sont réservés aux meilleurs
agents électoraux… C'est pourquoi les instituteurs tiennent
tant à leur nomination par le Préfet.
-
Eh ! Tout ce que tu dis là, mon pauvre, je l'ai vu. Je le
reconnais, c'est lamentablement vrai, un peu poussé au noir,
mais vrai.
Tiens,
l'autre jour, pendant ma perm une de mes collègues et amies, me
racontait la dernière réunion pédagogique.
Quand
Monsieur l'Inspecteur a ôté son pardessus, quatre courtisans
se sont précipités pour tenir une manche, et il ne l'a pas
remis sans une aide encore plus empressée…
-
"Fouette-culs, lèche-culs".
-
Je ne sais pas ce que je ferai après la guerre, je ne me vois
guère instituteur à nouveau, et je ne vois pas davantage ce
que je pourrai faire d'autre, mais si je me retrouve dans la
corporation, je me promets de remuer un peu mes collègues et
les "bouliguer" comme on dit en franc-comtois.
J'entrevois
la fondation d'une revue que je pourrais intituler "Le
Fouet" ou Le "Cilice". Une feuille de
mortification rédigée par des instituteurs et adressée aux
instituteurs. Une revue mi-pédagogique mi-satirique.
On
mettrait sur la sellette les vices professionnels, on montrerait
du doigt tout collègue défaillant que se soit dans le domaine
pédagogique ou le domaine politique. On combattrait les
nominations scandaleuses, les manœuvres cauteleuses, on
imposerait à l'administration les sanctions qu'elle n'a pas le
courage de prendre. Au lieu de la conspiration du silence, nous
tâcherions de guérir le mal par la lumière, nous ne
tolérerions pas parmi nous des instituteurs de probité
équivoque (comme ce fut le cas de ceux de la Bretenière) ni
d'instituteurs d'une immoralité notoire (comme Mlle Fougeroux)
sur le chapitre des mœurs, ni de collègue à quelque sexe et
secte qu'ils appartiennent qui s'enivrent publiquement au fond
de la classe par-dessus la cuisse. Puisque l'Administration
manque de poigne, de caractère, nous en aurions. Nous
combattrions la paresse, nous demanderions la suppression des
classes d'été dans les villages où il n'y a qu'un élève où
pas d'élève, nous demanderions la réduction de ces trop
longues vacances, et surtout des vacances intempestives qui
arrivent pour un oui, pour un non, et n'ont d'autre résultat
que de désorienter maîtres et élèves, et de bouleverser les
programmes. Nous voudrions contraindre les maîtres à être les
artisans de la richesse pédagogique d'une école, au lieu d'un
travail égoïste qu'emporte chaque maître en ses
déménagements.
Il
y a une adaptation de l'enseignement qui devrait être propre à
chaque école, à chaque commune : histoire, géographie,
arithmétique, arpentage, bibliothèque. Partout ce travail -
énorme - devrait être fait, et rester propriété de l'école.
Il
y aurait à s'opposer à cette désastreuse habitude de changer
de commune selon le caprice des maîtres ou des maires. La
stabilité de l'éducateur est la condition première d'une
bonne éducation.
Le
25 février - Plailly.
Messe
à la très vieille église de Plailly. Le regret du passé sans
résultats précis, l'inquiétude au sujet de l'avenir indécis.
Comment organiserai-je ma vie ?
Je
l'ai ratée en n'épousant pas Madeleine à vingt-cinq ans.
J'aurais dû avoir plus de ténacité et de décision. Je
l'aurais décidée.
Je
me sens poursuivi par des souvenirs qui se succèdent comme les
tableaux d'un film cinématographique :
Le
"home français" - Am Ring - La terre de France -
Mariakirsche - Schönbrunn - La Ménagerie - Am Bahnhof, der
erste Küss… Six mois après "la Montée de la
Boussenotte à Noël" - A Pâques…
Il
était encore temps… Puis ce heurt douloureux. Cette amnésie
et cette insensibilité morales aux jours où il fallait sentir
et vouloir.
Les
chutes. Les angoisses. L'attente, la paralysie, puis l'agonie de
cet amour…
Et
pourtant, je crois que seule, elle pouvait me rendre heureux,
m'aider à avoir une vie qui ait un sens… Maintenant, nos cœurs
sont las, la guerre est longue, elle a vieilli ; elle s'est jetée
en désespoir vers un veuf…
Das
ist ein Leben hässlich eingerichtet. (C'est une vie de
chien).
Et
ma C. qui s'est insérée à notre insu, dans ma vie… Nous
nous aimons sans savoir où nous allons, dans une impasse.
Lettres
de Maman, de Louis, d'Henri… Et toutes me font de la peine.
Ravenet
a tué le coq de Mme Dupuy : vingt francs. Beau coup de gosse
avec sa carabine.
Le
26 février - Plailly.
Le
Capitaine Bertrand est évacué. Type original du civil devenu
militaire malgré lui.
Voix
douce - visage amène - yeux rêveurs, étonnés d'avoir mission
d'être durs. Poète, architecte, dessinateur, temporisateur,
indécis, scrupuleux, flegmatique. Paresseux. Très belle
attitude au feu paraît-il. Pince-sans-rire, et surtout heureux
de vexer les officiers d'active subordonnés. Ils ont eu assez
de mépris pour l'officier de réserve, autrefois. A mon tour de
prendre ma revanche. Au reste chanceux garçon et déplorable
Commandant de Compagnie.
Départ
de Fougerolles au 352ème.
Autre
type. Le rempilé grossier devenu officier. Sale type et
excellent Commandant de Compagnie.
Insolent,
indiscret, il sait ce que c'est que la discipline, se chefs
l'aiment, ses subordonnés le détestent.
Les
Allemands cherchent querelle à la Hollande. Torpillage brutal
de leurs bateaux. L'invasion de la Hollande, en effet, aurait de
multiples avantages.
Ravenet
et moi avons une situation stable, enviée, "un filon"
de premier ordre. Comme le filon ne s'épuise pas, cela irrite
les candidats, c'est à dire les adjudants du D.D., notamment
ceux de notre régiment. Jalousie fondée. Plus anciens, plus
éprouvés, plus dignes d'intérêt que nous, cela leur fait mal
de nous voir rester au D.D. alors qu'ils attendent chaque jour
l'ordre de remonter au danger. Cela s'explique. Nos postes sont
enviables. Mais à notre place qui nous est chue du Ciel sans
aucune intrigue, ils ne feraient aucune démarche assurément
pour prendre le tour de départ d'un camarade inconnu. Nous
attendons qu'on nous rappelle…
L'irritation
doit être vive, la jalousie énergique, puisque l'un d'eux a
écrit pour l'Oeuvre et à la Guerre Sociale (non, la Victoire)
un entrefilet : "Peut-on dire qu'au D.D. de la n° DI il y
a deux adjudants et … que le Colonel Mauriot ferait bien de
rappeler… (c'était fin décembre).
Un
autre cancan est revenu à jour. L'un des jaloux aurait dit :
"Ce
n'est pas parce que Ravenet développe les pellicules
photographiques du Commandant qu'il faut qu'il reste embusqué
jusqu'à la fin de la guerre".
Le
26 février - Plailly, au soir.
Bruits
de départ de Plailly. Nous allons quitter ce coin coquet de
l'Île de France. Je l'ai peu vu, peu connu.
Terrain
de déblaiement des sables tertiaires des grandes forêts
voisines. La Butte de Montmélian est toute de sable fin et de
marne. Terre sans la couche de limon du Valois. La culture
semble anémique. Pays de villas. Et puis l'industrie l'a déjà
contaminée. Il y a à Survilliers, village voisin, une fabrique
de cartouches - mille cinq cents femmes, un pour cent
d'honnêtes, dit-on. Le soir les "cartouchières" sont
attendues par des soldats à la sortie de l'usine, le soir les
femmes chantent dans les rues, bras dessus bras dessous, au
hasard des couples, ou bien ce sont les rendez-vous dans toute
leur vulgaire crudité et indécence au long des routes…
Il
doit y avoir quelque différence de mentalité entre les
habitants actuels et ceux qui ont élevé le pittoresque
clocher, au temps de la reine Blanche de Castille, l'hôtesse
fréquente de ce coin de France, la dévote de Montmélian.
Dôle
part en permission. Je le fais sauter en lui disant :
"Ça
n'est pas chié de me "plaquer" la veuille d'un
déménagement"…
Le
sergent-major Depardon du 55ème remplacera Dôle.
Le
27 février - Plailly.
Préparatifs
d'un départ pour demain à 9 heures.
Le
village coquet n'a rien eu qui me le fasse regretter.
Le
28 février - Plailly.
Le
Commandant s'est levé du mauvais côté. L'incident du cycliste
André et du fourrier Mellin.
Départ
10 heures.
Traversée
de la forêt d'Ermenonville, traversée du village - tout à
fait coquet. Est-ce une idée préconçue, mais il m'a l'air
ancienne France avec ses vieilles enseignes, sa rue à pic, ses
maisons moussues, tout imprégnées de l'humidité de la forêt.
Le
parc, la cascade, le Château vus de la route donnent un cachet
aristocratique vieille noblesse française.
A
une croisée de route la muse de pierre protège le Promeneur
solitaire assis, rêveur sur un bloc orné de lierre.
Je
marche en tête avec un sergent du 404ème. Il pose
à l'esprit fort. Je flaire l'instituteur… Il maugrée contre
la discipline de marche qui n'a pas permis d'aller voir quel
était ce monument.
Comme
il avait laissé entrevoir quelque culture, je fis :
-
C'est pour rire, vous l'avez bien reconnu.
-
Mais non. Vous savez qui c'est, vous ?
-
Assurément.
-
Vous avez pu lire l'inscription ?
-
Oh ! Non, je n'en ai pas vu, mais cela n'est pas nécessaire. Il
est vrai qu'il faut être un peu… un peu spécialiste pour
reconnaître ce type-là. Il n'est pas nécessaire que chacun
connaisse l'histoire littéraire de la France.
-
Cependant c'est un peu ma partie, et je suis de la région.
-
Cette fois, je ne comprends plus. Vous n'avez pas reconnu
Rousseau ? C'est ici qu'il est mort et enterré. C'est dans ces
allées de la forêt qu'il a pensé, rêvé, écrit ses
Rêveries d'un Promeneur solitaire, je crois.
Et
je raconte en quelques mots les dernières années du
misanthrope à l'Ermitage. Vous êtes de la région,
demanda-t-il. Oh ! non.
-
C'est drôle, fit-il, on sait mieux l'histoire des autres
provinces que la sienne propre. Mais je vois, vous êtes de la
partie, dit-il lorsque je lui indique quelques détails de
l'histoire du Valois, des ruines intéressantes que l'on y
pouvait rencontrer.
Non,
pas tant que cela, ce que j'en sais c'est par curiosité, depuis
la guerre. J'ai été longtemps dans la région et j'ai mis la
main sur quelques vieux bouquins pour me distraire.
Je
voulais le mettre un peu à l'épreuve. J'ai eu beau jeu avec
mes souvenirs de la thèse de Demangeon. Finalement je lui ai
demandé quelle était sa profession :
-
Je suis dans l'enseignement… primaire.
Je
me gardai bien de lui dire que moi aussi j'étais du bâtiment…
car je lui en voulais pour ses sophismes et paradoxes à la
Brizon. Il m'avait sorti entre autres :
-
On ne sait plus pourquoi on se bat.
-
Chacun des belligérants a commis des crimes contre le droit.
Briand déclame contre l'Allemagne, il dit que nous combattons
pour le Droit, la Civilisation, l'Humanité, mais les soldats
français ont pillé tout comme les soldats allemands - on l'a
vu - et si nous étions allés en Allemagne ils n'auraient pas
moins incendié, volé, violé. Sans doute davantage. N'avons
nous pas fait nos preuves dans le ravage du Palatinat.
-
La guerre sous-marine ! Eh bien qu'est-ce qu'il y a dire. La
guerre c'est la guerre. Il n'y a qu'à ne pas s'y exposer. En
quoi est-ce qu'il est plus inhumain de couler des navires que
d'affamer un peuple ?…
Et
d'autres sophismes de la même force qui ne se réfutent même
pas, mais qu'il est douloureux d'entendre dans la bouche d'un
Français, d'un soldat, et de régions envahies, s'il vous
plait.
Mais
c'est un esprit fort ! Un instituteur… Je n'ai discuté qu'à
peine, juste pour l'amorcer, le faire parler.
Je
l'ai vite délaissé pour écouter les saillies d'un loustic,
mais un loustic de premier ordre. J'ai lu "Gaspard" de
René Benjamin. Eh ! bien, Gaspard ne monte pas à la cheville
du pied de Pioger.
Pioger
: le vrai soldat français qui ne comprend pas qu'on n'en ait
pas "marre", qui flanquerait son poing sur la figure
de qui serait patriote un peu intempérant, mais qui a eu du
cran dans la Somme, qui ne cale jamais en route, qui fera la
plus dure étape en ronchonnant au début quand les autres sont
gais, et en gouaillant quand vient la fatigue et la mauvaise
humeur parmi ses camarades.
On
rencontre un artilleur des batteries anti-aériennes.
-
Dis donc, le frangin, t'as le filon avec ton télescope.
On
passe devant une ferme où souffle un moteur à pétrole dont la
fumée monte par hoquets au-dessus du toit.
-
Tiens, voilà la machine que je me procure après la guerre :
une machine à refouler le boulot.
On
parle d'une note des journaux annonçant la réquisition de tous
objets en cuivre sauf les ustensiles de cuisine en cuivre rouge.
-
Alors, la musique du 404ème, comme c'est pas un
instrument de cuisine, elle va être réquisitionnée aussi ?
C'qu'il
en va faire un nez, le colon.
-
Et dire que j'aurais dû y entrer à la musique du 404ème.
Tu sais pas comme quoi, Anatole ? Ben, comme trombone à
rouleaux. Tu connais pas ça, hein. C't instrument rare. C'est
ça qui vous ondule les sons !
-
Sais-tu qui est-ce qui fait réquisitionner les cuivres, demanda
l'instituteur ?
-
Pardi, c'est la "mouise". C'est la "mouise"
qui fait qu'on pousse à l'économie sur tout.
-
Allons, fais donc attention, dit-il à son voisin, de marcher
sur les pavés et non pas sur la terre, au bord de la route.
-
Pourquoi ?
-
Parce qu'il faut pas user de la terre inutilement. En marchant
sur la pierre, t'en économiseras. Y faut bien durer.
Arrivée
à Péroy-les-Gombries
vers 15 heures.
Je
loge au Château. La
bonne est une charmante petite d'Haramont qui me reconnaît
après explications.
Dommage
qu'on ne couche ici qu'une nuit. Au salon, sur le sofa…
La
voiture de réquisition chez Mme Villot, ma fournisseuse
d'avoine de mai ou juin 1915 ! Nous renouons connaissance.
Le 1er
mars 1917
Péroy-les-Gombries.
Départ
de Péroy-les-Gombries à 8 heures.
Nous
traversons la grande plaine de Nanteuil à Betz ; ces grands
champs ondulés où vint se briser la vague furieuse de
l'invasion en septembre 1914. A travers la plaine les tombes
éparses témoignent de l'acharnement épique de ces journées
immortelles.
Marche
silencieuse avec Duhard.
Je
lis et médite une lette de Mme R. qui vient à la rescousse
pour me reprendre la paix presque retrouvée.
Cuvergnon
!
La
mare aux Vaches.
Pays
tout plein de mes souvenirs de 1915. C'est l'abattoir de Crépy,
c'est le TB. de Mareuil-sur-Ourcq, c'est les adjudants Lepeuve,
Gruyelle, c'est mon ami Bedu qui reviennent à ma pensée…
Mon
bureau est à la Mairie.
L'instituteur,
M. Moulin est d'une obligeance agréable.
Je
n'ai pas encore écrit à maman ni à Henri, ni à Louis les
pensées que je traîne avec moi depuis la réception de leurs
lettres.
Situation
générale : les Allemands se replient devant les Anglais sur la
Somme. C'est une retraite préparée. Que cache-t-elle ? Je
crains un traquenard.
-
Les États-Unis glissent peu à peu vers la guerre.
-
Les Allemands ne brusquent pas les choses, ils ont laissé
passer le Rochester et l'Orléans, les deux cargos américains
annoncés.
-
Wilson dévoile des intrigues allemandes au Mexique et au Japon
contre les États-Unis. Il prépare l'"union sacrée",
semble-t-il.
Le
4 mars - Cuvergnon. Par Betz.
Popote
chez Mme Denaw.
Pauvre
chère petite femme, dont le mari a été tué en Wöevre.
Elle
reste là, toute jeune, avec un fils dont elle fait un enfant
terrible, qui la battra et la fera pleurer.
Mme
Quentin, sa mère, nous a accueilli, avec la cordialité simple
et droite des pauvres gens.
A
4 heures du soir. Premier ordre : déplacement du D.D. de
Cuvergnon à Antilly à 8 heures. Contre-ordre : ce ne sera pas
Antilly, mais Boissy-Fresnoy.
Le
5 mars - Boissy-Fresnoy.
Quand
je suis allé dire au revoir à Mme Denaw, elle s'est mise à
pleurer comme une Madeleine…
Pourtant
rien dans son attitude ni dans ma conduite n'a pu l'émouvoir,
ou lui inspirer des larmes de regrets à mon départ, à moins
qu'elle n'ait soupçonné la tentation violente qui m'agitait et
me faisait me dire hier soir :
Es-tu
chrétien ? Dans ce cas pourquoi avoir le désir d'imiter ceux
qui ne recherchent que les bonnes fortunes ? Tu ne peux les
suivre ou alors renonce à tes principes qui prescrivent la
lutte contre les impulsions de la chair. Pourquoi être obsédé
par ces projets de conquête quand toutes les idées crient :
non.
Boissy-Fresnoy.
Bureau chez M. Ambroise Coulon. Salles inhabitées, inachevées,
glacées. Différence sensible avec la somptueuse demeure de M.
Bouchard à Plailly.
Village
enseveli dans le limon de la plaine. Il n'a pour le sauver de sa
dure chaussée, que sa vieille église du 15ème
siècle. Traces nombreuses de la bataille. Trous d'obus dans les
murs, tuiles cassées par les balles, maisons incendiées par
les Boches, tombes dans les champs.
Le
7 mars - Revoir dans les journées
d'hier le "discours du Capitole"
de Wilson. Un document pour l'histoire de l'évolution du droit
des gens, pour l'organisation de la nouvelle société des
nations. Il me fait songer à St-Louis.
La
lutte reprend à Verdun.
Ce
soir j'ai mis à jour une partie de ma correspondance
négligée.
Paisible
et heureuse lettre à mes parents - à cause d'Henri.
Le
8 mars - La neige est tombée en
tourmente. Il y en a vingt centimètres ce matin. A midi, elle
reprend.
Les
journaux sont pleins du texte des discours prononcés à une
certaine Manifestation de foi patriotique qui eut lieu hier à
la Sorbonne… et que nos journalistes qualifient de
"grandiose".
Hervé
trouve que "c'est une bonne idée qu'ont eue les
organisateurs", "toute la France debout pour la
Victoire du Droit" a proclamé l'Éteigneur d'étoiles.
Les
civils tiennent.
C'est
extraordinaire le manque de tact qu'ont les personnages
officiels. Ils n'ont guère de flair et se font d'étranges
illusions quant à l'effet de leurs discours sur les âmes
populaires, sur les cœurs plébéiens, sur les véritables
défenseurs de la France, les poilus de deuxième classe…
Cependant
ce fut un curieux concert que celui où se mêlèrent les
pensées et les voix d'un archevêque, du grand rabbin, de
l'imam.
Un
débat à la Chambre sur la crise des approvisionnements - une
vue très juste de M. Long sur la mentalité des sphères
officielles jusqu'à ces derniers temps.
"La
grande faute aura été de vouloir rendre la guerre agréable et
populaire. C'est une erreur économique qui nous a coûté cher,
une erreur de morale et de politique".
Tous
en France ont cherché à faire la guerre à la paresseuse, avec
le moindre effort ; la même confiance béate, propice au j'm'en
fichisme, résumé en cette phrase si courante : "T'en fais
pas, on les aura".
Le
gouvernement par défiance et ignorance du peuple. Il n'a pas
soupçonné l'extraordinaire résistance et l'infinie docilité
de ce peuple
Le
peuple, par ignorance de l'effort à fournir, par contagion de
notre pourriture en mœurs politiques, où chacun aide un autre
à se défiler.
Le
9 mars - Traits de caractère du
Commandant.
1
- La Comparution du caporal Bertheau du 352ème.
"Il
m'est profondément pénible de constituer un dossier en conseil
de guerre contre un soldat tel que vous".
2
- La délivrance de permission à un homme puni de prison.
Si
son père est gravement malade, j'estime qu'une peine de prison
ne doit pas …
Départ
du Commandant en permission de détente (29, rue Rousselet.
Paris).
Le
Cerf.
De
l'emploi éventuel des Annamites et des mitrailleuses.
Dimanche
soir. Nostalgie. Lassitude. Inquiétude. Tout cela est fouetté,
bousculé par ordre subit annonçant départ pour le 12.
Je
me suis couché à 11 heures, sans ordre.
A
1 heure du matin il faut se relever, aller réquisitionner une
voiture chez M. Bahu.
Pluie
torrentielle dans la nuit. Le Capitaine a de la lumière toute
la nuit dans sa chambre... Dôle est allé communiquer. On ne
l'a pas laissé entrer.
Départ
le matin au petit jour pour Rocquemont.
Traversée
nouvelle de ce Valois sillonné en tous sens déjà les années
précédentes. Je revois presque tous les détails de mes
allées et venues avec une précision inattendue de ma mémoire
lasse. Levignen - et la scène de pillage - Crépy - Duvy - (vu
Mme Lesot). M. Legrand est déplacé.
Cantonnement
à Rocquemont à la maison commune.
Il
y a là une pauvre institutrice suppléante avec un manteau à
bon marché et si râpé, si fripé qu'elle m'a fait songer
aussitôt aux belles années de pauvreté où je traînais mon
pauvre pardessus à vingt-cinq francs, au temps où je faisais
des économies quand je touchais cinquante-deux francs
soixante-cinq par mois !
O
heureuse pauvreté de mes vingt ans et mes yeux rêveurs
bourrés d'illusion. La petite, ici, a un air bizarre avec ses
yeux noirs de passion, et cette mise appauvrie…
Réquisition
d'une voiture..
Départ
de Rocquemont fixé pour le 13.
Rédaction
laborieuse des ordres à minuit, lassitude.
Départ
dans la boue par Verrine, Nery, Vaucelle, Saintines - où je
vois cette brave petite hôtesse de décembre 1915 - Verberie.
Grande
halte sur la route à l'entrée de Chevrières.
Bagdad
est pris - Surprise.
Le
13 mars - Chevrières.
Arrivée.
Mme veuve Cartelier.
Oh
! Il est du 417ème ? Non, alors je ne veux pas. Je
veux du 404ème ! Du régiment de mon mari !
C'est
ainsi qu'elle m'a accueilli quand je me suis présenté chez
elle où l'on m'avait indiqué que serait le bureau du
Commandant.
Elle
a fini par me tolérer, me laisser entrer, car elle ne voulait
absolument pas que j'entre !…
C'est
une pauvre petite veuve de soldat. Trois enfants, le dernier -
six mois - n'a pas été vu par le père, tué dans la Somme.
Elle
m'explique que c'est le "fruit" de trois heures de
grand-halte, quand le régiment passait en décembre 1915 pour
la marche (fameuse dans la DI) sur Crèvecœur. Son mari avait
quitté le rang, à l'entrée du village, et dans la hâte
fiévreuse de ce revoir en passant avait noué ce petit être
aux yeux sombres qu'elle tient sur ses genoux.
Elle
me raconte cela dès mon entrée à la maison. Elle m'a dit son
abandon, sa désespérance : ni père, ni mère, ni frère, ni sœur,
seule avec ses trois enfants, pas de ressources - elle vit sans
savoir pourquoi.
Tout
m'est égal, dit-elle. La guerre ou non ! Qu'importe - je
souhaite même qu'elle dure le plus possible - comme je
sursaute, elle reprend : oui, je n'ai plus qu'à perdre avec la
paix ; le jour de la paix on me mettra à la porte de ce
logement (de valet de ferme), on me remplacera par une maigre
pension l'allocation d'aujourd'hui, c'est tout ce que j'ai à
attendre.
Quelques
instants après moi, entre un sergent : c'est le sergent de son
mari, il apporte à la veuve le témoignage d'une sympathie
émue. Elle lui fait un accueil cordial qui n'est pas
déchirant, car la blessure est cicatrisée, la résignation est
venue ; j'ai même l'impression que je puis ajouter : la
consolation, et je crois entendre derrière son exclamation :
"j'en veux un du 404ème, du régiment qu'était
mon mari" une sorte de sous-entendu encourageant.
Peut-être.
Encore
une tentation, mon Dieu ! Elle se précise à mesure que le
bavardage me fait connaître qu'une amie à elle est
accueillante aux soldats, surtout à ceux qui ne restent qu'un
jour ou deux… (motif spécial)
Je
m'en vais faire des courses. Je vois le Capitaine Girard tourner
autour de son hôtesse…
Réquisition
d'une voiture. Renvoi de Pierre à Paul. Réquisition de paille.
C'est la même chose. Ah ! Ces manœuvres des paysans pour
échapper aux servitudes de la troupe.
Je
vais dîner. Ravenet a installé la popote au café de la Gare.
La jolie bonne. La vieille tenancière d'hôtel discret… Son
récit des deux amants au rendez-vous hebdomadaire pendant
dix-huit années…
Ravenet
songe qu'il faut fêter l'anniversaire de son passage dans
l'infanterie : une bouteille de Beaune. J'en ajoute une aussi.
Ravenet
a de l'espoir pour la nuit ; il veut écarter la fatigue : une
bouteille de mousseux. Cela n'empêche pas l'aiguille de tourner
et là-bas au bureau je crois que le petit Depardon doit
m'attendre avec impatience. Voici un planton qui vient me
chercher de la part du Capitaine.
J'arrive.
Je subis "l'engueulade" la plus idiote que j'ai jamais
reçue. Le "Chef" avait abandonné le bureau. Le
Capitaine était venu, n'avait trouvé que mon hôtesse…
D'abord,
il a attendu, puis s'est impatienté et m'envoie chercher.
C'est
le vieux juteux qui reparaît tout entier. Il est très monté -
"Wütend" dirait-on en allemand.
J'ai
commis à rester deux heures pour dîner, une faute grave, une
faute très grave. Cela mérite la cassation ! J'ai baissé
singulièrement dans son estime ! Je n'ai même pas une idée de
la portée de ma faute : "Les Boches peuvent faire une
attaque brusquée et le Dépôt Divisionnaire recevoir l'ordre
de se replier précipitamment. Voyez la situation. Je serais
prévenu quand puisqu'il n'y a personne au bureau", etc,
etc. Vous ne vous doutez pas que nous sommes en guerre ! Vous
vous croyez encore l'instituteur qui fait son petit service bien
régulièrement. Vous vous trompez, mon ami. Vous avez les
avantages d'un poste tranquille, il faut en accepter les
inconvénients. Pendant que vous preniez deux heures pour
dîner, vous avez des camarades qui se font trouer la peau…
etc.
Dans
huit jours vous serez aux tranchées. Je rendrai compte au
Commandant de Goÿs.
Cela
mérite une sanction. Et déjà il avait rédigé avant mon
arrivée une lettre où avait coulé sa rage envieuse. J'en
tirerai plusieurs enseignements. Cherchez la femme.
(lettre
jointe collée)
Capitaine
Girard à adjudant Cœurdevey.
Je
suis venu au bureau à 20 heures 30 et j'ai constaté qu'il n'y
avait ni vous ni votre sergent pour recevoir les ordres, qui,
pendant la période actuelle sont fréquents et urgents.
Je
suis resté au bureau pendant plus d'une heure et toujours
absence complète du personnel.
En
conséquence je ne peux passer cette faute qui est des plus
graves et j'inflige huit jours d'arrêts de rigueur à celui qui
aurait dû être présent.
Le
13-3-17.
Le Capitaine
Girard.
A
partir d'aujourd'hui l'adjudant Cœurdevey aura quarante cinq
minutes pour prendre son repas du matin et quarante cinq minutes
pour prendre son repas du soir.
En
dehors de ces heures il devra être présent au bureau.
Ce
sous-officier préviendra le Commandant du D.D. dès qu'il ira
prendre ses repas.
Girard.
Le
14 mars - Choisy-la-Victoire.
Le
matin, le Capitaine ne va guère mieux après moi, il s'en est
pris au sergent de garde qu'il a puni de quatre jours d'arrêts
sans motif plausible.
"Tout
le monde s'en fout", me dit-il en guise de bonjour.
Le
D.D. fait mouvement. Départ 8 heures pour Choisy-la-Victoire.
La
grand-mère Tricotel m'avait bien dit quand nous partions la
première fois que tous leurs soldats repassaient au pays une
deuxième fois.
Mon
bureau est à l'école, à cette école fameuse où exercent la
veuve joyeuse et la parisienne incendiaire. Celle qui m'avait
sauté au cou quand j'ai le premier annoncé la rupture entre
États-Unis et Allemagne.
Je
demande de ses nouvelles.
-
Elle est partie depuis quatre jours.
Changée
? - Non.
Malade
? - Non.
Il
y a donc vacances maintenant ? - Non...
J'ai
trop insisté déjà. Je me tais. Cette éducatrice fait une
fugue de mi-carême…
Les
institutrices modern style !
On
en apprend de bonnes sur leur compte. Celle-ci est donc partie
sans prévenir avec un artilleur.
Celle
de Boissy - que j'ai seulement entrevue - a aussi de l'étoffe.
On raconte à mots couverts une belle histoire propre :
Un
sergent du 45ème a été attiré par ses beaux yeux
noirs et hier pendant la marche le sang coulait au long de ses
cuisses. Il refuse de se faire évacuer. D'autre part il paraît
que deux officiers ont marchandé la petite… Que le Capitaine
grâce à un louis a été heureux une nuit. Ne serait-ce pas le
premier souvenir de ce bonheur qui l'a mis dans un tel état
avant-hier soir ?… Tout s'explique.
Les
États-Unis ont notifié aux Puissances l'armement de leurs
navires de commerce.
Ils
glissent à la guerre inévitablement cette fois.
La
colère de Dieu s'étend à l'Allemagne. Qu'a donc fait la
malheureuse humanité ?
Je
comprends maintenant pourquoi l'Église a placé l'orgueil au
premier rang des sept péchés capitaux.
Je
comprends la première faute d'Adam.
Le
15 mars - Repos d'un jour à
Choisy-la-Victoire.
Note
secrète : le Général en chef fait connaître que le rapport
de la Censure des lettres, révèle un fléchissement
inquiétant du moral des troupes.
"La
faute en incombe au commandement", dit carrément Nivelle.
Et
il invite les généraux à secouer l'officier "qui
s'imagine à tort avoir assez fait lorsqu'il a strictement
assuré son service, lorsqu'il a obtenu de sa troupe un ordre et
une discipline extérieures, lorsqu'il a manifesté à
l'occasion son courage personnel".
Nivelle
ajoute : la cause principale du découragement chez les hommes
doit être cherchée dans l'indifférence qu'un trop grand
nombre d'officiers témoigne à l'égard du bien-être matériel
et de la bonne tenue morale de leurs hommes… "Le doute et
la désaffection se marquent dans certaines
correspondances".
Tristes
et pénibles vérités… Dure réalité, difficile à modifier.
On
ne fait pas sortir de la farine d'un sac de charbon, on ne fait
pas des entraîneurs d'hommes avec ces anciens rempilés
vaniteux que l'épaulette inattendue a grisés. Ils voient dans
le galon d'or, pour la très grande majorité un moyen d'imposer
le respect, de séduire les femmes et de se payer les
satisfactions basses de la table et du plumage.
Et
puis, l'espoir d'une paix prochaine rend les hommes prudents ;
"ce
serait une sale blague de se faire casser la figure au moment
où la paix va venir", disent-ils avec raison.
Aussi
les hommes résolus, à cran, sont-ils de plus en plus rares.
Une longue expérience a appris aux plus téméraires le sort
fatal des audacieux.
Hier,
Bergeot me parlait des précautions de police dans les villes.
Un
échec quelconque serait une sale affaire.
La
moindre émeute à Paris aurait une répercussion redoutable
dans l'armée et si jamais un geste violent de révolte se
produisait, en l'état actuel du moral de la troupe, il aurait
l'effet d'une traînée de poudre allumée sur une mine.
D'autre
part, le moindre succès encourageant, sérieux, retremperait
vite la troupe.
A
Petersbourg, dans toute la Russie urbaine il semble que la
révolution a éclaté.
Bonne
affaire pour les Boches.
Lyautey
démissionne.
Jours
pleins de brouillards malsains.
Le
16 mars - Choisy-la-Victoire.
Travail
acharné jusqu'à minuit. Vers 11 heures du soir, Girard me dit
:
-
Vous savez, il ne faut pas trop faire attention à ce que je
vous ai dit hier soir.
-
Hier soir ?
-
Oui, est-ce hier ou avant-hier que je vous ai un peu attrapé ?
-
C'était avant-hier mon Capitaine.
-
Je sais bien que vous êtes un garçon consciencieux…
Je
n'ai rien répondu.
Notre
popote a repris chez le bon garde Tricotel, mais les enfants
Mireille et Paulette n'y sont plus.
La
grand-mère reste seule pour retenir un peu d'attachante
sympathie.
Le
17 mars - J'avais dû me relever dans
la nuit pour transmettre les ordres de départ. J'avais froid
sur mon banc dans mon sac de couchage. Je tâchais vers 6 heures
de me réchauffer et m'endormir quand tout à coup : Mon
adjudant ! Un zeppelin.
En
un bond je fus dehors, en bras de chemise.
A
travers le ciel cotonneux guilloché de taches noires et de
bandes claires le zeppelin filait, tantôt visible tantôt
caché. Je ne pus le découvrir, l'air trop vif me fit rentrer.
Réflexions des poilus sur les aviateurs. A peine à nouveau
dans l'école-bureau j'entendis une immense clameur :
"Touché !…"
Nouveau
saut électrique sur le seuil.
En
effet un immense cigare embrasé oscillait dans le ciel à une
grande hauteur et descendait lentement ; des morceaux s'en
détachèrent, puis la masse principale prit son élan pour
descendre vertigineusement vers le sol.
Je
n'avais plus froid, je n'avais plus sommeil.
Dans
la matinée le bruit court que le zeppelin est tombé dans
Compiègne.
Qu'un
second zeppelin a été descendu.
Le
17 mars - Rouvillers.
Départ
de la Division vers le Nord en tenue d'attaque. Matériel
entreposé, classé, étiqueté. C.R. à D.I.
Le
D.D. quitte Choisy-la-Victoire à 8 heures 30, pour Rouvillers
par Bailleul-le-Soc.
En
gare d'Avrigny, (d'où le détachement d'al. G.P. est retiré)
Le Capitaine me fait faire demi-tour pour nouvel inventaire du
matériel.
L'échange
des chaussures, des vêtements.
Un
"Bon Marché" nouveau genre.
Arrivée
à Rouvillers à midi.
Installation
à la mairie.
C'est
vraiment une journée sensationnelle. Les journaux en grandes
manchettes portent tous : "La Révolution en Russie,
l'abdication du tsar".
Il
paraît que le peuple russe a enfin perdu patience devant les
vices de sa bureaucratie et la balaie.
Un
ministère composite s'installe. Milioukov aux Affaires
Étrangères. Cela sonne mieux l'âme russe que les noms en
"er", Starmer, etc.
Tous
les journaux français débordent d'applaudissements :
"Vive
la Russie libérée qui sera demain la Russie libératrice…"
crie Ch. Humbert.
Il
paraît que les Boches, pour d'autres raisons jubilent
également.
Tout
le monde est donc content.
L'avenir
dira qui s'est réjoui à tort.
Le
18 mars - Départ de Rouvillers.
Matinée
de printemps. Traversée de Gournay. Entrevu les hôtes de
Ravenet ; un coup d'œil à la place familière. Le Château,
là-bas est perdu dans les arbres. Je serre dans ma poche
l'étrange lettre de Mme Bisch sur le "château".
Arrivée
à Marquéglise.
Le
D.D. sera baraqué sur la terrasse sablonneuse. Je songe au
ravin glaiseux de Morcourt.
Mon
bureau sera au village.
La
D.I. est venue cantonnée avec nous mais dès le soir elle fait
ses malles. Il court la nouvelle de plus en plus confirmée que
les Boches lâchent pied pour de bon. La D.I. va cantonner à
Lassigny. Ravenet me raconte qu'elle est division de
"poursuite".
Est-ce
une farce, un piège, un rêve ?
Les
Allemands cabochards s'en aller ainsi ?
Non,
je ne les reconnais plus. Leur repli tant de fois annoncé
s'opérerait ainsi, sans lutte ? J'ai peine à y croire. Et
pourtant, le canon s'est tu. Après la furieuse avalanche des
dernières quarante-huit heures un silence déconcertant.
Ce
soir, à peine, au loin, une très lointaine détonation.
Vraiment, les artilleurs se sont avancés.
Le
20 mars - Journées uniques. Depuis
les quelques jours de septembre 1914 et les quelques heures
d'espoir de septembre 1915, nous n'avons pas éprouvé ce
sentiment. Il semble que le vêtement de fer qui nous oppressait
se détache… Les Allemands ne reculent pas, ils fuient ! un
communiqué triomphal : Bapaume, Péronne, Chaulnes, Ham, Nesles
sont délivrés, et puis surtout Noyon.
Tous
les journaux ont en manchette :
Les
Allemands ne sont plus à Noyon.
Quelle
délivrance, mon Dieu.
La
D.I. poursuit sa route. Ce soir, Sermaize.
Le
21 mars - Des nouvelles de meilleures
en meilleures. On parle de la prise de Saint-Quentin. Celle de
Verguier est officielle. Je ne comprends plus.
Blaty,
le vaguemestre est rentré dans la nuit. Il a trouvé des
habitants délivrés. Les Boches empoisonnent les puits, ils
coupent les arbres fruitiers, mutilent les statues, les
monuments, incendient les villages. Canailles. Ils veulent nous
laisser un "kahles Land"(un désert).
Pourtant
Blaty rapporte un renseignement stupéfiant :
Les
soldats allemands depuis trois mois ne reçoivent plus de viande
! (Une ration par semaine et un peu de graisse !)
Il
y a là un indice qui les grandit, et en même temps fait plus
ferme notre espoir.
Le
Nouveau ministère est formé !
Une
immense tristesse coule de cette interminable théorie de
politiciens qui passe, repasse, s'en va, revient.
Toujours
les mêmes têtes cyniques, toujours la même mentalité,
toujours la même course au portefeuille, le même appétit
féroce et vorace envers le gâteau pour le petit groupe et
sous-groupe.
La
constitution d'un cabinet ce n'est pas la recherche des
personnalités intelligentes, probes et de haute compétence
pour diriger la machine gouvernementale au mieux des intérêts
de la France : non, c'est quelque chose comme l'art d'un
fleuriste qui devrait composer un bouquet avec un certain nombre
de fleurs obligatoires.
Tant
de rouges, tant de blanches, tant de jaunes, tant de mauves, …
Et
c'est une grande pitié au pays de France, dont les meilleurs
citoyens se font tuer, que de voir changer si souvent de
mannequins. On a l'impression que les Chambres font de la
politique pour leur propre compte, et non pour le pays.
Le
vieux Ribot
a eu ce courage de rassembler une équipe de quatorze ministres
doublés de onze sous-secrétaires d'État, où chaque groupe a
eu son ou ses représentants. C'est à croire que chaque groupe
a un lot en réserve d'hommes supérieurs prêts à toutes les
grandes affaires de l'État. Hélas ! Il y a bien quelques
caractères, mais ceux-là font peur, on les écarte. Lyautey
est tombé parce qu'il était un homme en face de tous ces
prêtres. Barthou, Herriot, Doumer, ont trop de cran. A
l'écart.
On
sent que le meneur c'est le Grand Manitou du Grand Orient, le
Ministre de la Guerre Painlevé.
Les francs-maçons se sont bien rendu compte que le poids des
fautes qui ont livré la France à l'invasion pèse sur leurs
épaules, ils ont mesuré combien les
"réactionnaires" reprenaient d'influence pour avoir
vu juste ; qu'un homme de la trempe de Lyautey ne serait pas un
indulgent "partageux", il fallait à tout prix
réagir, faire tomber Briand, Lyautey.
C'est
fait. Les Hyènes doivent être repues. Et maintenant le salut
de la patrie est entre les mains des antimilitaristes notoires
comme Painlevé, Viollette,
des pacifistes cyniques comme Métin,
Malvy.
O clique, ô misère.
Le
22 mars - Marquéglise.
Le
souvenir de Madeleine m'obsède. Il pleure en moi. Je mesure la
profonde misère qui m'accablait aux heures où il aurait fallu
prendre une décision. En ces heures uniques un vent desséchant
m'ôtait toute vigueur. J'appelais, j'attendais la grâce qui
n'est pas venue. Pourquoi, mon Dieu, pourquoi. Et maintenant je
suis seul ; c'est elle seule qui aurait pu donner de l'harmonie
et du sens à ma vie. Maintenant nous avons vieilli tous deux.
L'heure propice est écoulée. Nous avons manqué le port et
nous voilà échoués sur le rivage désert et morne.
Je
suis triste ce soir, infiniment triste et seul… dans la nuit.
Et
la chère Petite qui est en cause sans le savoir ne sait pas, ne
veut pas profiter de sa victoire…
J'ai
quitté pour ce soir la popote des canonniers-marins. J'ai
dîné avec Ravenet, chez la garde-barrière.
Le
23 mars - Les permissionnaires
égrenés défilent à ma porte comme à un bureau des
renseignements. C'est la "pagaye".
Le
24 mars - Course à Compiègne à la
recherche d'un fourgon et d'un major. La cour de l'orangerie du
Château offre un spectacle inoubliable.
Elle
est bondée de réfugiés des régions envahies.
Ils
sont là, affalés sur leur paquet de hardes - comme des épaves
jetées par une vague soudaine sur la grève.
Ce
sont bien des épaves humaines. Les bandits n'ont
"jeté" vers nos soldats libérateurs que l'écume
inutile, encombrante des régions abandonnées.
Tout
ce qui avait quelque valeur sociale a été emmené. Tout ce qui
est une charge nous a été laissé. Et c'est ce pauvre troupeau
de miséreux qui rappelle les temps les plus sombres de
l'histoire biblique.
Vieilles
femmes pareilles à des sorcières, sales, loqueteuses.
Petits
vieux informes ou usés, déguenillés comme des chemineaux
tombés sur la route.
Enfants
de tous âges, à l'air souffreteux, apeurés.
L'un
d'eux, étiolé, a la peau presque écailleuse, l'air d'un jeune
voyou, fume la pipe.
Une
vieille enveloppée dans un châle décoloré et malpropre serre
sous son bras un morceau de pain noir, du pain K… rapporté
sans doute en témoignage, et de ses mains jaunies s'efforce
tout en marchant de prendre une prise de tabac retrouvé.
Une
fillette assise sur un ballot peigne ses longs cheveux noirs,
une femme traîne un grand sac trop lourd, je l'aide. Une très
vieille, la grand-mère sans doute, s'est endormie en même
temps qu'un bébé qu'elle tient sur ses genoux.
Dans
une salle on distribue des soupes populaires.
-
Ah ! Les monstres, entend-on gémir.
-
Ici l'on respire.
-
Tout plutôt que cela.
Le
25 mars - M. Malderet a le cafard. Pas
de nouvelles de sa femme, ni de son enfant. Son village se
trouve au milieu des lignes.
Il
erre comme une âme en peine.
Un
soldat demande anxieux, la permission d'aller jusqu'à Salency
à la recherche de ses parents.
Ravenet
m'a agacé toute la soirée à cause de mon cafard.
D'autre
part mon frère Henri m'écrit qu'E. a encore fait de nouvelles
démarches à Genève pour obtenir mon adresse ou l'assurance
que je suis en vie.
Le
28 mars - C'est mon anniversaire. Le
trente-cinquième ! Mon dieu, est-ce possible que ma vie
s'écoule si vite et si vaine. Ma jeunesse m'échappe et je n'ai
rien fait, rien pu faire ; une fleur qui va se faner, qui l'est
presque, et qui n'a pu se "nouer" en fruit. Aucune
promesse d'avenir.
La
fable du Héron ! ! !…
L'orgueil
et le romantisme de mon éducation m'ont fait rater ma vie. La
guerre achève l'avortement des mes efforts, de mes rêves, de
mes espoirs.
Il
fait aujourd'hui une matinée de printemps grincheux. Je dispose
d'un peu de liberté pour aller, solitaire, promener mes
pensées dans le décor gris des bords bourbeux du Matz.
Pas
un mot de sympathie, d'affection n'est venu. Je suis seul. Ma
pensée mélancolique s'en va, à pas lents, vers le passé ;
des vers émouvants d'un "lied" m'attristent ;
Als
ich Abschied nahm, als ich Abschid nahm Waren Kisten und Kasten
schwer. Als ich wieder kann, als ich wieder kam War alles
leer... Oui, die Welt war mir voll so sehr... (Lorsque je dis
adieu, lorsque je dis adieu, Coffres et coffrets pesaient lourd.
Lorsque je revins, lorsque je revins, Tout était vide… Oui,
la vie me pesait tant).
Je
n'ai rien reçu… Cependant je suis sûr que là-bas au loin,
elle songe à son Daro. Peut-être a-t-elle fait un pèlerinage
à Dürnstein, ou prie-t-elle à la petite chapelle abritée
sous les rochers…
Je
suis entré, moi, prier pour nous dans la petite église de ce
pays…
(…insert
joint…)
(Feuillets
isolés à réinsérer dans le texte suivant chronologie ou à
transférer dans l'annexe).
Bibliographie :
Rozan - A
travers les mots (étymologie - index).
Girard Alfred
Classe 1895. 96 territorial.
7ème
Compagnie. S.P. 20.
Tixier-5ème
A. 46 B. s.40.
Durand. CVAD
164 Cie 28/3 S.P. 142.
Bougeot. Rue
Bersot 34. Besançon.
Cœurdevey
Louis. Hôpital Ste-Barbe. Alais. Gard. Salle Jeanne d'Arc.
Colin Louis.
Hôpital temporaire. C. Pavillon Ambroise Paré. Salle1. 1er
B.on. Chaumont.
205ème
et 207ème C.M.P. S.P 164
Escadrille
R209.
Chez ma tante.
Crédit
foncier France N° 250 (1.178.072)
Emprunt 1909
Obligation de
la Défense Nationale 1915 de 100 francs Série AA N° 032300
Obligation de
la Défense Nationale 1915 de 500 francs Série BB N° 186.126
2 certificats
provisoires de chacun 100 francs émission 1915.
Remplacés par
titre de rente de 20 francs (de 1916)
N° 504.361
N° 504.362
N° 0.322.992
1 Livret
caisse d'épargne postale
N° 225 -
72.801
A intérêts
capitalisés au 31/12/1916 = 10044 francs 49.
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