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Insert

 

           

-Somme- 

(Partie 2)

 

Le 1er août 1916

          Hier les Boches nous ont envoyé quelques marmites. De grands trous dans les champs de blés. Aujourd'hui répétitions. Ordre est donné de creuser des tranchées-abris dans les abords de chaque cantonnement.

          De Marthe S. "Vous vous souvenez encore des beaux soirs de la Comté, où le ciel est si léger, où les collines qui se sont éloignées, semblent bleues. Je voudrais pouvoir vous envoyer un peu tout leur charme et toute leur douceur".

          Le camp de prisonniers. L'interprète - un frère mariste de Fribourg (Suisse) - ex-professeur à St-Jean (Besançon), M. Pasquier, me fait un excellent accueil. Il a un léger accent alsacien, connaît plusieurs patois allemands.

          Il est préposé à l'interrogatoire des prisonniers. Dans son bureau, des plans de défenses du front - défenses allemandes. Les interrogés indiquent la tranchée, le boyau que tel ou tel régiment occupe, les plus bavards, les occupants du secteur voisin, etc… les secteurs divers occupés à diverses dates.

          En classant les renseignements, il a pu se constituer un dossier très intéressant, lui donnant avec la rapidité d'un dictionnaire la situation actuelle, et les mouvements passés de chaque unité allemande.

          Il y là un beau travail, d'homme intelligent.

          Il m'a donné quelques brochures saisies sur les prisonniers.

          Très intéressantes pour la psychologie boche.

          Le 2 août - Deuxième anniversaire de la grande catastrophe.

          Je rencontre deux prisonniers, un Polonais, il est ravi d'être pris. Beaucoup de Polonais se rendent. Un Rheinländer ; il est las et ne songe plus à rien, rien qu'à l'avenir. Il n'admet pas que l'Allemagne puisse être battue, mais être victorieuse. "Das wird schwer sein" (Ça va être dur).

          Visite à l'ambulance. Rencontré Collot, Melcot. Pris connaissance avec infirmiers Seger et Quinnez.

          Le premier, curé de Noidans-le-Ferroux, connaissance de Ravenet, portant moustache et fumant la pipe, disant d'un jeune homme qui se destine à la prêtrise :

          "Encore un qui va mal tourner". On le regarde pour savoir s'il plaisante ou parle sérieusement.

          Le deuxième, vicaire à Besançon St-Jean, me donne des nouvelles d'Auguste Grossard, me montre la photographie d'un groupe où se trouve son frère de Baume-les-Dames. J'y reconnais Francis Nottet.

          Seger est employé à la radioscopie. Il me laisse comprendre qu'il assiste à des spectacles navrants que la faiblesse de caractère des majors laisse insoupçonnés. Un bon nombre de blessures à l'examen radioscopique présentent des grains noirs…, de la poudre non brûlée… témoin irréfutable, irrécusable et accablant d'une mutilation volontaire.

          Blessures aux mains faites par la grenade ou une fusée, enlevant régulièrement les mêmes doigts…

          Autre misère encore plus grave : ce matin un capitaine, et deux autres officiers se sont fait amener à l'ambulance avec blessure fictive… Ce soir, il y a attaque…

          Ah ! Le moral de nos poilus !…

          Ces faits sont gravement inquiétants, non parce qu'ils se produisent, mais par l'indulgence tacite qu'on leur accorde.

          Il y a toujours eu des pleutres, mais j'aimerais qu'on leur fasse payer leur lâcheté autrement que par des décorations, car je vois d'ici le beau motif à citation d'un officier ayant un bobo, une égratignure insignifiante qui réussit à se faire évacuer par la complaisance lâche d'un major : "N'a consenti à quitter son poste qu'après avoir donné tous les ordres qu'exigeait une situation délicate"… citations hypocrites et mensongères auxquelles les vrais poilus qui gardent leur poste et qu'on menace du poteau ou du revolver ne se laissent pas prendre.

          Le Commandement du 45ème Bataillon de chasseurs à pieds serait l'objet d'une telle rumeur calomnieuse ou médisante ?

          Rien d'étonnant à ce que les troupes de tels chefs lâchent pied.

          Ce soir je retourne au camp des P.G.. Je cause avec un interprète qui descend des postes d'écoute. Il y a des appareils secrets qui permettent de saisir ce qui se dit dans les postes de commandement allemand.

          Les Boches fusillent nos interprètes saisis "auf die Lauer" (en situation d'espionnage).

          Pendant que je parle avec lui arrivent, amenés au pas rapide des chevaux arabes, deux prisonniers. Il sont hâves, poussiéreux, blêmes, prêts à défaillir de fatigue tant les deux spahis, sabre au clair les ont fait marcher vite.

          Les deux spahis font signer en grande hâte une décharge par l'aide interprète. Ils n'entrent même pas dans le camp et détalent au plus vite. Il y avait des raisons à cette hâte.

          En effet, à peine questionnés les deux pauvres diables se plaignent que les spahis les ont battus et leur ont volé une montre, "un souvenir de famille", ils disent qu'ils ne sont pas responsables de la guerre, l'interprète leur fait dire quel est le responsable : (le Kaiser).

          Quant à leur montre, on la ferait bien rendre par les spahis - deux blancs - mais ils sont partis et on ne les connaît pas. Faire une enquête ? Bah !…

          Quand M. Pasquier arrive et qu'on lui rend compte de la plainte il dit :

          Ah non pas ça. Il ne faut pas permettre ces indélicatesses, mais… les spahis sont partis, … et puis de quoi se plaignent-ils, ils sont là, hein ! Ça aurait pu leur coûter plus cher qu'une montre. D'ailleurs ils en ont volé bien d'autres depuis deux ans et en 1870.

          (Un piquant sujet de nouvelle, l'odyssée d'une montre, volée par le père en 1870,et reprise au fils durant la seconde invasion. Qu'on brode là-dessus le spahi, fils ou petit-fils du premier propriétaire…)

          Les prisonniers se plaignent tous avec terreur de nos artilleurs. Le supplice du bombardement est atroce. Que nos artilleurs ne se fassent pas prendre, les Allemands leur en veulent tant qu'ils leur crèveraient les yeux…

          Le 3 août - Ravenet en rentrant hier soir me signale "qu'il a fermé les yeux pour ne pas voir une scène écœurante" :

          Un artilleur "à moitié mûr" s'est précipité sur deux prisonniers (ceux que j'avais vus) une trique à la main et en asséna deux coups sur le plus faible qui se mit à pleurer.

          Les spahis n'ont pas su l'empêcher, cette brute qui gueulait : "il faut que j'en tue un", à quoi les assistants ont répliqué en l'arrêtant : "va donc là-haut, tu en tueras tant que tu voudras".

          Les spahis se sont éloignés, les camarades se sont agités, ont désapprouvé, Ravenet a fermé les yeux pour ne pas voir… et l'affaire passe au bleu.

          En France, il en est trop souvent ainsi, même presque toujours. Il n'y a jamais personne pour sévir ; pas un caractère assez fort pour appliquer les sanctions méritées ; on se contente de désapprouver en silence. On "n'éduque" pas autrement les enfants gâtés.

          A la suite des bombardements de plus en plus fréquents et rapprochés, la Place ordonne de repérer les caves et de creuser des tranchées-abris.

          Nous commençons au verger. La propriétaire vient protester.

          On rebouche les tranchées à moitié faites. On creuse dans un champ voisin. Ordre. Contre-ordre. Désordre.

          La Division est retirée des lignes. Les Postes ont reçu l'ordre de se tenir prêtes à partir.

          Une heure après, contre-ordre. On ne part pas. Ordre. Contre-ordre. Désordre.

          Principe : "Ne jamais exécuter un ordre sans avoir attendu et reçu le contre-ordre."

          Nouvelle visite au camp de P.G.

          Un "socialdemocrat" fougueux. Des Saxons. Il déteste la guerre.

          Un Rheinländer écoute les explications de l'interprète sur l'origine du conflit. Ils sont moins convaincus de l'innocence de l'Allemagne que les précédents prisonniers. Ils ne sont pas sûrs de la victoire.

          "Wir waren nicht bereit, aber jetzt sind wir endlich bereit", (nous n'étions pas prêts, mais maintenant nous le sommes enfin), leur dit-on. Et ils sentent que c'est vrai.

          Le mécontentement et la Niederschätzung (mépris) envers les officiers se répand.

          - Ils ne savent même pas lire une carte.

          - Ils n'ont aucune préparation militaire.

          - Ils ont eu leurs galons à cause de leur instruction et non pas de leurs capacités.

          - Ils nous font tuer maladroitement.

          - Il y a beaucoup d'instituteurs qui ont les galons d'officier.

          Le 4 août - Guillaucourt. Corvée de lavage à la Luce. Pendant que nous étions dans le vallon, une batterie allemande a envoyé sur Guillaucourt une cinquantaine d'obus : la gare, l'hôpital, le centre de ravitaillement ont été particulièrement visés, repérés, touchés. Miracle qu'il n'y ait pas eu quelques victimes.

          Pendant le bombardement Bordenet ne vivait plus, paraît-il. Il s'est tapi dans la tranchée ébauchée hier, muni de son casque et de son masque. A chaque arrivée un bond en l'air, comme une décharge électrique l'eût secoué. Une loque humaine qui ne réagit même pas. Il se targue d'être un franc froussard.

          A midi, il n'a pas déjeuné. Il est parti tremblant, livide, dans la vallée où les obus ne tombent pas ! Il est furieux contre nos aviateurs de ce qu'ils ne démolissaient pas l'avion boche régleur du tir.

          Nous reprenons du poil de la bête. Hier, à Verdun le village de Fleury est redevenu nôtre, avec mille huit cents prisonniers.

          Lu dans le Frankischer Kurier, des articles dans le genre de ceux du "Matin". Dénigrer l'adversaire russe, insister sur ses pertes, nier ses propres pertes !… Bourrage de crâne.

          Les faibles sont menteurs.

          Le 5 août - Proyart. Hier au soir l'ordre est venu d'être prêt à partir au matin.

          Ravenet a la visite de son cousin du 45ème chasseurs, celui-ci sort de l'attaque où il a gagné la Croix de guerre. Il nous en raconte qui donnent une idée juste - et singulière - de la discipline réelle dans la tranchée ; non pas la discipline des règlements, mais celle qui naît de la force des choses et qui est peut-être l'opposé de celle qu'on se figure.

          Il résulte de leurs récits qu'il y a deux sortes de soldats, sans distinction de grade ou de rang : les braves et les froussards. La plupart des braves sont des casse-cous indomptables qui ont en horreur l'obéissance passive pour les minuties des services ; ils ignorent généralement la politesse et n'ont aucune notion du respect ; ils classent les hommes en deux catégories : les peureux (des c…), les braves, leurs égaux qu'ils tutoient.

          La plupart des bons soldats de la caserne, dociles, discrets, timides sont timides au feu. Beaucoup de chefs feraient de bons soldats. Beaucoup se terrent prudemment dans leur cagna ou poste de commandement, dès que le danger se promène dans les tranchées ; ils donnent leurs ordres, mais ne vont pas en contrôler l'exécution. Aussi dès qu'ils peuvent reprendre en main leurs hommes, ils n'y parviennent plus et essuient les réponses injurieuses des casse-cous qui tenaient la place du chef.

          - Vous ne faisiez pas tant le crâne, tel jour.

          - Quand les marmites tombaient vous ne veniez pas voir s'il manquait des boutons aux capotes, etc… Je ferai ça si ce me plait.

          Départ de Guillaucourt à 5 heures.

          Arrivée à Proyart à 8 heures.

          Toute la journée aménagement du cantonnement. Le soir visite du Commandant de la Brigade (le colonel Beraud-Renaud (92ème B) 152ème d'infanterie).

          M. Corbin s'est prudemment effacé pendant tous les préparatifs de départ et travaux d'arrivée. Ses mains dans les poches, il erre silencieux, impénétrable.

          Jean Roy est venu m'apporter quelques détails sur la mort de l'adjudant Roy.

          Le 6 août - Proyart. Revue du cantonnement à 10 heures par le lieutenant. Messe des morts à 11 heures pour les officiers et soldats du 352ème tombés à la dernière attaque.

          Allocution de l'aumônier divisionnaire :

          "Pleurez, mes frères dans le Christ, pleurez, parce que selon le mot de l'Écriture que la lumière de votre œil s'est éteinte.

          La lumière de notre œil ce sont ces vaillants officiers, sous-officiers et humbles soldats qui sont tombés l'autre jour "au Chancelier".

          Pleurez, mes frères dans le Christ, pleurons nos morts, mais ne pleurez pas comme ceux qui sont sans espérance…

          …Nous chrétiens, nous pouvons regarder les tombes de nos morts. Elles ne sont pas pleines de pourriture mais elles débordent de vie éternelle.

          Comparaison simple et belle du grain jeté en semence dans la terre. "Les splendeurs de notre cœur vont s'épanouir".

          La musique du régiment a joué la marche funèbre de Chopin.

          Le soir les pièces du train blindé tirent dans le voisinage et font sursauter toutes les vitres et toutes les portes. A quoi ripostent copieusement les Boches. On entend passer leurs obus lourds comme un vol de tôles qui se heurtent. Bordenet, pâle, cadavérique, ne peut souper.

          Lettre libératrice de Mme R.

          Le 7 août - Proyart. Examen des C.O.A.. Mécontentement du lieutenant. Prescriptions et exigences telles qu'un esprit de vieux sergent peut les formuler.

          Motif de punition dicté par lui :

         Deux jours de consigne au soldat Baston : "est arrivé en retard au moment de l'appel".

          L'après-midi, bruits d'un nouveau départ.

          Nous partons demain à l'aube. Auparavant je suis allé faire un tour dans la longue rue, vers le sud-est pour découvrir la plaine où nos pauvres Comtois ont lutté en août 1916. Dans ces blés le long de cette longue route qui se dissout à l'horizon, ils ont sué sang et eau. Mes pauvres frères, mon Maurice, sa foi ardente devait étinceler dans ces premiers chocs. Il me semble que tu es triste à présent. Tant d'efforts sans résultat.

          Que dis-je ? J'ai tort. Il y a déjà un grand résultat, puisque les terribles avaleurs de provinces seraient heureux de rentrer chez eux. Ils n'exigent plus ni annexions ni indemnités…

          Le long d'une rue, devant une maison, il y a un, deux tertres, presque ensevelis sous la poussière de la route.

          Deux croix, quelques fleurs souillées, des débris usés d'une humble couronne en papier goudronné : deux tombes de soldats ; je m'approche, sur l'une des croix pend la visière disparue, une loque sans couleur précise et qui fut un képi rouge. Une simple inscription sur la croix :

          "Ici reposent cinq soldats français".

          Je demande à une femme à quel régiment appartenaient les morts. C'est du 45 et du 60, me dit-elle.

          Je me suis en allé bien vite pour cacher mon trouble.

          C'est du 60. Cher régiment bisontin ! Des enfants de la Comté qui sont venus mourir là. On ne les reconnaîtra jamais, pas plus que les neuf allemands de la tombe voisine, plus effacée que la première. Elle est bientôt rentrée dans le grand oubli de la terre.

          22 heures. La canonnade éclate, furieuse. Il semble que les tôles du ciel s'effondrent.

          Le 8 août - Camp 59 (Morcourt). Départ de Proyart à 6 heures, derrière le régiment. Marche paisible, pas trop longue. Nous entrons dans la vallée de la Somme puis remontons aussitôt après avoir aperçu de loin ses eaux paresseusement étalées, vers le camp.

          C'est dans un boqueteau ravagé au couronnement d'une colline chauve que campera le régiment. Les hommes et les chevaux y grouillent. Nous ne sommes pas les premiers occupants car sur les flancs de la colline et tout les abords le piétinement a tué jusqu'au dernier brin d'herbe, et le sol fauve avec ses tentes parsemées çà et là fait songer à un paysage arabe.

          Dans le bois, des baraques Adrian. On nous en affecte une, insuffisante, Ravenet et moi dressons notre tente au pied d'un chêne dont les chevaux ont rongé l'écorce mais dont l'ombre est encore honorable.

          Le Colonel a promis une visite dans le camp. Grand remue-ménage. Il faut installer le camp comme un cantonnement riche en ressources. Grand remue-ménage. Cris, gronderies, etc.

          A 4 heures le Colonel est venu ; il n'a pas regardé la baraque, mais les hommes, et s'est comporté comme un vieil adjudant rempilé, remarquant une cravate absente, des cheveux trop longs.

          Une lettre de C.

          A 300 mètres de nous, des batteries de pièces lourdes sur voie ferrée envoient leur terribles décharges. On dirait des collines d'acier projetées les unes contre les autres ; la maison sursaute, la tente s'affaisse sous la déflagration.

          Bordenet ressent une commotion à chaque coup. Le premier est une surprise pour tous, mais pour lui toutes les détonations lui font également mal.

          Il ne mange pas, on l'appelle à table. Il répond : pas maintenant, je les guette ! Il est grotesque et fait pitié.

          Le 9 août - Camp. Le lieutenant, talonné par le nouveau colon veut réagir contre les habitudes de lambinerie que la Compagnie a prises de longue dates.

          Il est debout équipé dès l'aube.

          Il fait sentir des reproches sur les moindres détails du service.

          Il a une expression malheureuse qui nous fait sursauter, Ravenet et moi.

          "J'ai senti hier une certaine résistance dans tout le personnel".

          - Même nous ? fit Ravenet.

          - C'est notre grade... ? dis-je en même temps.

          Le pauvre est assis.

          Louis m'envoie lettre et journal de Salonique.

          Pendant le dessert, un nègre du voisinage est venu causer avec nous.

          C'est toute une révélation :

          Musulman, il refuse vin, rhum.

          Fiancé, il dit n'avoir jamais de rapports avec une femme, (sauf des filles publiques). "Il ne faut pas se servir de ce qui appartient aux autres".

          Commerçant, il nous établit bel et bien le décompte des pertes que lui cause la guerre.

          Visiteur, il a des réparties fort spirituelles.

Tout en ses propos révèle un homme beaucoup plus intelligent que la plupart de nos simples soldats dont la moyenne intellectuelle est si faible.

          Mon nègre d'ailleurs est instruit. Il parle français correctement, connaît deux langues nègres (Youlof et mendengue) comprend l'italien, l'anglais, un peu d'allemand, lit le Coran, parle arabe. Il est interprète au 35ème Colonial.

          Comme je lui demandais s'il croyait à ses grigris, il me réplique : "est-ce que les catholiques ne croient pas à leurs médailles ?"

          Le 10 août - Camp 59.

          Pensée : D'après le Code la femme suit le mari ; dans la vie l'homme suit la femme.

          Corvée de lavage dans une des anciennes tourbières de la vallée de la Somme à Morcourt. Pluie.

          L'après-midi, tir des C.O.A. Saillard fermant les yeux.

          Depuis vingt-quatre heures une canonnade infernale déferle du front anglais, elle a parfois la précipitation d'un tir de mitrailleuses.

          Deux victoires : Stanislau voit apparaître les Russes.

          Les Italiens ont emportés Gorizia. Quelle ardente revanche, quel enthousiasme doit faire haleter ces gens orgueilleux et passionnés qu'on menaçait il y a deux mois d'une Strafexpédition (punitive), qu'on traitait de mandolinistes…

          Italia fara da se ! (L'Italie se fera par elle-même)

          La courbe descendante de la guerre se dessine plus énergiquement. Harden vient de sa rude voix rappeler l'Allemagne à la dure réalité et lui hurler qu'il ne s'agit nullement de partager les dépouilles des ennemis, mais de tenir ferme devant un très grave danger.

          Le 11 août - Marche militaire avec Ravenet par Morcourt-Cerisy.

          La vallée de la Somme noyée dans le brouillard.

          Najowsky piqué par les quolibets du Bataillon croisé en route pour le Dépôt (des éclopés) me dit qu'il va demander à être versé au 35ème.

          "Au moins c'est un régiment", celui-là.

          Après-midi, visite de Collot.

          Le 12 août - Lettre de Marthe S. (sur le féminisme et l'avenir des Françaises).

          Le lieutenant vient à l'exercice. Il est bavard, bavard, intarissable aujourd'hui.

          Sujet de discussion : la conduite des femmes des guerriers.

          "Je serai impitoyable", nous assure-t-il. Et pourtant le bruit court dans tout le régiment qu'il doit ses galons à sa femme…

          Jean Roy vient m'annoncer la mort de son Armance. Trois enfants restent sans mère.

          Le 13 août - Dimanche au camp 59. J'ai fait une courte apparition à la messe en plein air sous les grands chênes.

          L'aumônier disait :

          "Faites passer du divin dans votre vie. Priez comme vous respirez. Priez, non pas le matin ou le dimanche, ni à genoux, mais priez partout".

 

          L'après-midi, séance récréative après la grosse déception d'une simple carte quand j'attendais depuis longtemps déjà une lettre de ma pauvre Mille !

          Une scène provisoirement installée en plein air, l'ombre des grands arbres, les avions dans le ciel, quelques bancs de fortune, des planches, des drapeaux, de la verdure, des articles d'occasion, un phonographe sorti de je ne sais où servant d'orchestre, c'est un spectacle fort pittoresque.

          Le soir "bombe idiote". Brusque émulation à payer chacun sa bouteille.

          Le 14 août - Camp 59. Journée grise.

          Malentendu des hommes du 352ème et la corvée d'eau.

          De Dôle et la visite médicale.

          Conférence du général de Division aux officiers.

          - Service intérieur, discipline et tenue, "comme à la caserne" !…

          - Le "devrait-être" du lieutenant.

          Le 15 août - Camp 59. Quand l'aumônier Dujardin m'a dit ce matin : "nous avons une messe à onze heures" ; je l'ai regardé avec des yeux interrogateurs et il fallait que je rassemble mes idées pour comprendre.

          Ah ! En effet, c'est aujourd'hui le 15 août.

          C'est que ce matin il y avait de l'émotion à la Compagnie P.D.. La visite médicale du médecin divisionnaire devait avoir lieu et chacun sentait peser sur lui l'inquiétude du résultat. Plus d'un doit remonter aux tranchées ; peu manifestent de l'enthousiasme pour un départ.

          Dôle en tête nous fait des siennes.

          Il est sur la liste des soldats involontaires, liste que le lieutenant a dressée avec le concours de deux adjudants. Et à la suite de je ne sais quelle défiance étroite, il s'est figuré que les adjudants étaient responsables de son inscription sur la liste : je le croyais plus intelligent que cela.

          Donc avec cette idée sotte dans la tête il a refusé hier soir un cigare à Ravenet, il a interprété comme un coup droit une plaisanterie bien innocente que j'avais faite sur les fourriers ! Ce matin, il ne salue personne.

          A midi, il s'est comporté grossièrement à table en se versant à boire à lui seul. Faut-il le plaindre ou le blâmer. Il y a comme cela des gens qui voient la persécution et l'hostilité partout, même de la part de ceux qui leur sont acquis, comme c'est le cas pour lui aujourd'hui.

          Pauton, essoufflé, pâle, vient me trouver pour que je fasse mettre une rectification à sa fiche. Il me sort de son livret un papelard avec des cachets pour me faire constater que c'est bien de trachycardite qu'il est atteint.

          Oui, oui, lui dis-je, rassurez-vous.

          Jarasson est pâle comme un linge.

          Comme on les classe d'après leur habituelle résistance à la fatigue, tous voudraient être parmi les plus fatigués.

          Fossier, écarté de ce groupe, murmure : "comme "soignement" on nous donne de la prison et de la gymnastique suédoise. Je veux écrire au ministre de la Guerre".

          Aillet, examiné, reconnu bon, vient me trouver : "je demande à parler au lieutenant, je suis proposé pour changement d'arme, personne ne l'a signalé au major".

          Toute la première liste - établie par nous - comprenant les soldats les plus faibles, les plus fatigués ne subit qu'un simulacre de visite. Ils ne font que défiler devant le major qui leur pose une vague question. Cela déconcerte et irrite les hommes à juste titre, car en fait, les hommes que nous avions présentés n'étant pas examinés, il en résulte que nous pouvons faire escamoter la visite à qui bon nous semble, et par suite, certains hommes peuvent être ainsi embusqués au P.D. sans plus de façon ni d'effort.

          Je reconnais que la liste a été faite consciencieusement, sauf pour quelques exceptions. Dôle en tête, bien guéri, bien rétabli n'a même pas été appelé.

          Bergay a été omis.

          Klöckner au titre de cuisinier est venu en retard et n'a pas été examiné.

          Picon classé parmi les débiles parce qu'il est notre tampon. Ravenet a glissé le mot efficace au moment psychologique.

          Vanel et Benoit parce qu'ils sont pères de quatre enfants.

          A 11 heures, je suis allé à la messe. L'aumônier a fait un sermon dont je n'ai pas entendu l'exorde mais j'ai été intérieurement gêné par son argumentation si faible pour démontrer que la Vierge protège tout spécialement la France. Cela me faisait songer malgré moi au blasphématoire et grotesque accaparement de la divinité que font les Boches avec leur "Gott mit uns", et leur "unser alter Gott". Cela m'a empêché de sentir passer le souffle divin, même pendant le beau Magnificat chanté par cette foule de soldats et pendant les émouvantes invocations aux diverses Vierges de France.

          N.D. de Liesse donnez-leur la bonne humeur.

          N.D. de Bon Secours, venez-leur en aide.

          N.D. des Victoires, etc., etc., etc…

          Ce soir un nègre est venu causer avec nos hommes. Celui-ci est plus fruste que mes interprètes de l'autre jour.

          Il expose avec logique sa théorie de couper cabèche aux Boches.

          - Ti battre avec moi, ti le plus fort, moi, couic, (et avec le geste, une serpe en main, c'était très éloquent). Moi battre avec ti, moi le plus fort, couic pour toi aussi.

          Toi Boche, couic aussi. Pas de pardon. Toi avec li Boche faire prisonniers pour travailler sur la route, moa pas de prisonniers. Cabèche, pas de pitié, macache bono, (et cela avec un rire féroce à vous donner le frisson).

          Il a des grigris dans une corne de bélier.

          - Moi jamais mourir avec bons grigris. Si balle vient là, (il montre sa cuisse) la balle tomber à terre.

          Les Français crient : Ah ! Mon dieu ! Nous avons des grigris français. Bons pour le pinard, pas pour les balles.

          Et il sort son porte-monnaie en riant et montrant les grigris français : des gros sous…

          Ravenet a eu la visite de son cousin. Il offre du vin blanc. Dôle refuse. Pignouf, va.

          Ravenet et Bergay sont rentrés dans la nuit. Ils étaient allés reconduire le cousin de Ravenet jusqu'à Bayonvillers. Ils sont rentrés bruyamment, ivres, boueux, trempés de pluie. Cœurdevey, je suis mûr, bégayait Ravenet en tombant sur moi ; Bergay lui, s'est affalé sur ma tente, il ne pouvait qu'ânonner : "mon adjudant, mon adjudant heu ! Mon adjudant".

          Il a fallu que je le pousse dehors pour qu'il se décide à regagner en titubant sa tente située sous l'arbre voisin ; il était temps car il y a rendu ses comptes malodorants.

          Le 16 août - Le P.D. est dissous à la date du 17. Dès ce matin, les hommes du 417ème rejoignent leur Compagnie, les C.O.A. sont affectés à des Compagnies du 3ème Bataillon.

          Ils sont rassemblés par groupes pour la soupe près de ma tente, "pour la dernière fois". Ils sont exubérants, très exubérants. Béquilleux avec son ton doux et malicieux qui lui est habituel :

          - Si tu veux voir un brave, regarde-moi.

          - Je vais leur en faire de ces bonds en arrière !

          - S'ils comptent sur moi pour leur tuer des Boches, ils peuvent courir.

          - Quand on me mettra dans un petit poste, je fais le poirier fourchu pour qu'un Boche me touche une patte. "Ils" ne diront pas que je me suis mutilé.

          - S'il y a une attaque, moi je bondis mais dans le premier trou d'obus et je n'en bougerai plus.

          Un vrai Français, ce Béquilleux ; il blague, il ricane, et je sais que dans un combat ce sera un héros. Il dit être prêt à déserter, et on peut pourtant compter sur lui.

          Aillet a été oublié hier sur la liste des hommes proposés pour changement d'arme. C'est la faute de M. Lebureau - en la circonstance de M. Bordenet. Aillet vient réclamer ce matin seulement et présente un billet d'hôpital concluant à son changement d'arme. Il s'étonne d'avoir été oublié. Il est bien reçu :

          - Vous croyez qu'on qu'à songer à vous ? Vous vous imaginez qu'on peut avoir toujours à l'esprit que l'un a mal aux dents, l'autre à la jambe ! Il fallait vous annoncer au moment de la visite.

          M. Corbin m'envoie soumettre le cas au major (Dr Rouzeau).

          L'erreur de Lebureau retombe sur le pauvre diable :

          Comment, c'est quand tes camarades se font casser la figure que tu veux t'en aller ! Tu souffres de la marche ! Bon, mais à la tranchée on ne fait pas de marches. Tant que la guerre de tranchées durera tu peux faire ton service. Allons, essaie encore une fois de reprendre ton poste à la Compagnie et de faire ton devoir.

          - Je l'ai déjà fait mon devoir, M. le Major, puisque j'ai été blessé, réplique le soldat.

          - Il y en a qui l'ont encore plus fait que toi ; il y en a qui sont restés là-haut, il n'y a que ceux-là qui sont à plaindre.

          - Allons, va ; on te déchargera du sac. Et Aillet, un bon gros gars, paysan, ira un peu mécontent, mais sans réplique se faire tuer obscurément.

          Les protégés, les moindres spécialistes trouvent (ou font emploi) des "filons" qu'on leur accorde en souriant indulgemment. Les majors manquent de caractère.

          Je suis affecté à la 8ème Compagnie du 417ème. Ravenet à la 12ème. Il se trouve que ces Compagnies sont Compagnies de renfort et ne montent pas immédiatement aux tranchées. Ravenet dit que nous sommes "vernis".

          J'ai fait connaissance ce soir avec mon nouveau Commandant de Compagnie, le sous-lieutenant Cassaing.

          Vingt et quelques années, l'air emprunté, des cheveux bruns mal soignés et trop longs sur la nuque, un uniforme de simple soldat ajusté par un tailleur d'occasion, vareuse et pantalon passablement fripés, képi à la soutache passée, l'homme n'a rien qui en impose ni qui révèle un chef.

          Un simple soldat pas très dégourdi qu'on aurait bombardé officier. Il paraît qu'il était sergent à la mobilisation. La langue est du Midi, organe en bon état et bon fonctionnement, mais le regard terne et mal assuré ne promet guère qu'un moulin à paroles.

          Corbin avec son bégaiement, son air gauche et bouché dépasse celui-ci de plusieurs coudées.

          De quoi faisons-nous des officiers, grand Dieu ! Si encore on prenait parmi les sous-officiers les plus intelligents, il y en a encore. Mais on semble avoir choisi les plus cruches - c'est en effet les plus dociles, les plus plats, les plus chanceux.

          Je me l'explique quand j'entends et vois les distinctions qui se produisent encore - en fait - entre active et réserve.

          Un sous-officier, un officier est-il de la réserve, aussitôt les juges suprêmes, c'est-à-dire les officiers supérieurs, tous de l'active, se mettent en défiance. Est-il de l'active, d'avance, de prime abord, (et l'on pose rarement l'élémentaire réserve de l'expérience) il est les tables de loi, il a toutes les qualités militaires et toute la science - même si pâle et si anémique - science militaire.

          De sorte qu'en principe et par principe l'avancement a été donné aux gradés de l'active. Or on sait de quels déchets, fruits secs, fainéants ou cancres, se composait le corps de nos sous-officiers rengagés du temps de paix, et qu'un certain nombre, passablement fort de nos officiers d'active du temps de paix n'étaient guère plus brillants moralement, intellectuellement.

          Aujourd'hui c'est toute cette queue d'humanité qui possède les galons, les officiers d'élite de l'armée active ont été tués ; on les a remplacés par leurs parents pauvres dans les postes de confiance - je veux dire qu'officiers d'approvisionnement, officiers de détails, officiers d'habillement ont pris le commandement de Compagnies et sont devenus avec la sélection aveugle du canon, commandants de Bataillon, tout au moins capitaines.

          Les sous-officiers rempilés qui ont survécu aux batailles sont sous-lieutenants, lieutenants voire même capitaines.

          Le 17 août - Camp 59-56. Le matin, préparatifs de départ pour le Camp 56.

          Camp 56. Il est introuvable ! Ravenet est envoyé à la recherche. Inconnu dans la région, on s'amuse de regarder l'ordre, de le lire intelligemment : camp 56 au nord de Proyart, c'est pourtant clair ; pourquoi s'obstiner à chercher ce camp aux environs de Morcourt ?

          Départ fixé à 13 heures.

          A 11 heures, déjeuner avec les nouveaux camarades. Le régiment aura une Compagnie de dépôt par Bataillon MC.

          Chaque Compagnie a comme cadre un officier, un chef de section, deux comptables. Ceux-ci sauf les trois officiers sont à notre popote, dont Dôle et Bordenet s'écartent impoliment.

          Départ dans la "pagaye" habituelle.

          En route averse orageuse.

          Arrivée à 16 heures au camp 56 dans le voisinage de Proyart. Les "Marabouts" insuffisants. On dresse la tente dans un champ de gerbes, malgré moi, malgré mon avis. En effet, une heure après, ordre vient de dissimuler ces tentes sous les arbres.

          Principe militaire : ne jamais exécuter un ordre avant d'avoir reçu le contre-ordre. Le caporal Morel "râle". Je le rabroue affectueusement :

          Qu'il devrait être habitué aux fausses manœuvres.

          Qu'il devrait s'estimer heureux de n'avoir fait que huit kilomètres, alors que l'étape aurait dû être de dix-huit avec les mêmes "à-coups".

          Que c'est un passe-temps - le dressement de la tente - plus agréable que la marche sous la pluie.

          Que cette fausse manœuvre enfin est une excellent leçon, car vous vous étiez trouvés embarrassés en montant la tente. Ceci sera une profitable répétition.

          Et Morel sourit, apaisé.

          20 heures.

          J'ai des crampes d'estomac, au lieu de souper avec les camarades je vais en promenade vers le cimetière, vers la colline voisine.

          Entrée attirante et peu banale ; une allée d'acacias en boule, protégée par de gros arbres : marronniers, charmilles, tilleuls, avec un taillis d'arbustes entre les fûts. L'allée monte droit la colline, au centre un grand crucifix, des bancs dans le petit rond-point, enfin le cimetière avec une abondance de sépultures riches. Le Santerre n'est pas une province miséreuse.

          Tout au fond, plus loin que les tombes des pauvres, s'alignent les tombes des militaires. Il y en a de toutes les dates : de fin août 1914 à août 1916… de toutes nations, français, africains, anglais, allemands. Un scandale m'émeut en passant : les tombes des Anglais sont entièrement délaissées. Non, l'Entente n'est pas encore cordiale, elle en est encore à la phase intéressée, et nous avons, nous Français, le sentiment d'avoir fait la première mise de fonds, de sang, de sacrifices. Tant que l'Angleterre ne se sera pas sacrifiée au profit de la France - et ce n'est pas près d'arriver - nous n'oublierons ni Fachoda ni l'histoire plus lointaine. J'ai entendu souvent les hommes discuter là-dessus, tous, sauf les gens très éclairés, sont unanimes : ils n'aiment pas les Anglais, ils n'ont pas confiance encore.

          Passons… Les tombes en longues rangées s'épanouissent au soleil couchant, comme des fleurs sanglantes au pied de la haie du cimetière. Je jette un coup d'œil au-delà. Horreur et tristesse, le champs de Morts a débordé. Au-delà de la clôture trois funèbres rangées de croix neuves, avec des couronnes que le soleil n'a pas défraîchies. Je vais à pas lents, les obus, à cadence lente, ponctuent d'un hoquet la marche de l'heure dans le soir qui tombe.

          Voitures, autos, cavaliers et piétons passent indifférents sur la route voisine. Voici un groupe de soldats. L'un deux chante d'une voix avinée : Hop héha di ohé ! Hop héha di ohé ! Hop héha di ohé ! Ils longent la haie, je ne les vois pas. Bientôt ils dépassent le cimetière où j'erre parmi les sentiers attristés. Ils arrivent à hauteur des tombes récentes, en plein champ. Alors, l'un deux dit au braillard : "Ferme ta gueule, on passe près des morts".

          Le 18 août - Camp 56. Proyart. La nuit a été mouvementée. Les hommes connaissant la dislocation du P.D. et leur séparation prochaine échappent à la discipline. Les adieux s'arrosent. Beaucoup d'hommes sont ivres. Le caporal Vallet dit à Gorce : tu tires la patte quand tu veux.

          Pipereau pleure d'émotion. Fossier chante, chante à tue-tête, même après l'appel, après l'extinction des feux. Je vais à sa tente voisine de la mienne :

          - Allons, il faudrait te taire bientôt. Il continue à chanter, feignant de ne pas entendre.

          - Silence Fossier, dis-je dans l'obscurité.

          Il demande, feignant de ne pas me connaître :

          - Qui es-tu, toi ? Qu'est-ce que tu veux ?

          - C'est l'adjudant Cœurdevey.

          - L'adjudant ? L'adjudant ? Qu'est-ce que ça peut me faire ? On sait ce que c'est qu'un adjudant. On se taira si on veut. On s'en fout. On remonte demain aux tranchées.

          Dès que je fus rentré sous ma tente qu'il savait mitoyenne il reprit, s'adressant à ses camarades - et à moi à travers la toile !

          - Ce C… là ! Il me fait ch… Qu'est-ce qu'il veut cet enc… là ! Je ne veux pas partir sans lui casser la figure. "Ils" nous font tous ch… !

          Si tous les soldats étaient comme moi, la guerre finirait vite. J'en ai marre ! Depuis le temps qu'ils nous bourrent le crâne, c'est tous des assassins.

          Et les réflexions continuaient sur ce thème et sous cette forme...

          Moi, je faisais le sourd pour éviter une sale histoire à ce voyou pour lequel je suis intervenu à plusieurs reprises quand Bergay ou Léger ou Morel voulaient lui infliger une punition avec motif salé déclenchant le conseil de guerre.

          Il reprit : je n'ai pas sommeil. Je vais me promener. Si je le rencontre, je lui casse la figure à ce con-là. Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin, sans ça, il n'y coupe pas. Ah ! Non. Je ne veux pas partir sans le payer, je te le jure…

          - Tais-toi, disaient vainement ses camarades.

          Il se leva, sortit, fit un tour, puis vint à ma tente :

          Il se baissa : Hé ! Là-dedans, tu dors ? C'est toi ! Pipereau ?

          Un silence.

          - Ah ! Non, je me trompe, c'est pas Pipereau. Qui est-ce qui est là ? Veux-tu répondre, nom de Dieu de con…Tu ne veux pas répondre. Attend, je vais démolir la tente si tu ne réponds pas.

          Ravenet survint derrière lui à l'improviste.

          - Qu'est-ce que vous faites-là ? fit-il.

          - Je ne fais rien.

          - Ah…

          Je me levai et je dis : - Voilà une heure qu'il met ma patience à bout. Appelle la garde.

          - La garde ? Pourquoi ?

          - Appelle la garde. Ou je serai obligé de lui brûler la cervelle ; il vient pour me casser la figure, dit-il.

          Comme Ravenet ne comprenait pas, je sortis et appelai la sentinelle qui prévint le chef de poste et quatre hommes vinrent chercher mon loustic qui faisait un tapage tel que les officiers couchés dans la tente voisine se levèrent. Le capitaine Fontanel vint et menaça le récalcitrant qui fut enfin emmené.

          La paix revint à demi car à une autre tente un ivrogne empêchait ses camarades de dormir parce qu'il avait perdu son briquet dans la paille.

          Enfin le silence et le sommeil arrivent. Pas pour longtemps. Dès deux heures du matin les marmites tombent dans le voisinage avec une belle régularité. On entend à loisir le sifflement de l'obus, le petit silence puis l'explosion violente. Pour les obus rapprochés, on jouit encore du bruit d'abeille des éclats.

          Au réveil, j'ai rendu compte de l'incident Fossier à M. Corbin. Il l'a fait appeler :

          Ce n'est pas moi qui parlait, c'est la boisson, a-t-il donné en excuse.

          Si on l'avait déjà porté quitte trop de fois, je n'aurais rien dit, ou j'aurais plaidé l'indulgence. Or M. Corbin déjà fâché pour un autre incident a renvoyé Fossier au poste en disant : "c'est bien, on verra", et à moi : "vous établirez un compte-rendu".

          Je voudrais bien que le misérable aille se faire pendre ailleurs.

          M. Corbin était hors des gonds, car Bordenet sachant la dislocation et la transformation du P.D., a refusé tout service dès l'heure précise où le P.D. cessait d'exister administrativement.

          Il a refusé carrément de faire un état.

          Pourquoi cette grossière mauvaise volonté ? C'est dans son caractère. Mais cette mauvaise volonté d'aujourd'hui va avoir une importance décisive me semble-t-il sur son avenir, et par choc en retour sur le mien.

          En effet, le Dépôt divisionnaire succède au P.D. ; il est en voie de formation de d'organisation. Un commandant est arrivé, avec ordre de procéder à cette nouvelle création. C'est le Commandant Goys de Meyzerac. Il s'est mis en relation avec M. Corbin. Il lui demande un secrétaire. M. Corbin songe naturellement à Bordenet, mais Bordenet est absent, est introuvable ; faute de Bordenet M. Corbin m'envoie, provisoirement.

          Je me présente. Quelques questions sur ma situation militaire, mon savoir-faire. Il conclut : c'est bien, vous pourrez me rendre les services dont j'ai besoin. Nous allons donc travailler ; asseyez-vous. Avez-vous de quoi écrire ?

          Il me donne quelques renseignements sur la constitution du D.D. et m'envoie chercher les officiers des divers groupes.

          La journée s'est passée en marches et démarches, à droite et à gauche cependant que les éléments du D.D., cadres et troupe et renforts arrivaient, s'installaient avec peine dans un camp trop exigu.

          Le Commandant est un noble. Il est bien élevé. Grand, sec, froid ; il paraît énergique et intelligent. Il porte les écussons du 160ème.

          Dîner et déjeuner de fortune. Bordenet par vengeance en partant a emporté les ustensiles indispensables sous prétexte de partage. Il a emporté en outre sa caisse de comptabilité.

          Dôle proposé pour être secrétaire du Commandant deviendrait mon "sous-verge". L'explication loyale et la réconciliation entre nous deux. Ce que c'est qu'une parole insignifiante mal interprétée. Toute la journée les Boches bombardent les abords du village. Ils finissent par mettre le feu à la gare.

          Le 19 août - Journée écrasée sous la paperasse.

          Pas une minute de paix avant 18 heures. Comptes-rendus, états, ordres, etc, rédigés, expédiés avec le Commandant sous la tente à moi réservée au camp 56.

          Départ du renfort du 417ème. C'est de la classe 16. Le cœur se serre à voir partir ces pauvres enfants vers la fournaise. Pauvre France saignée. Que de belle jeunesse moissonnée ! Hélas ! On n'ose songer à tous nos morts. Ils sont des légions innombrables. Je les vois passer dans le soir qui tombe. Des bataillons sans fin de spectres en pleurs, pleurant la vie. Les femmes en deuil, les enfants orphelins, suivant. Des cris, des sanglots. Du sang, des canons, des mitrailleuses horribles. Oh ! Mon Dieu. Que reste-t-il de ces régiments innombrables qui faisaient haleter les wagons bondés du mois d'août 1914 ? Les bandits, ils nous ont tué nos frères, nos enfants avec leurs mitrailleuses et leurs mortiers. Oh ! De la boue sanglante. Des champs de chair. Des morceaux d'homme partout… Pitié.

          Et ce soir, la canonnade continue furieuse. Et voici que reviennent près du camp les frelons d'acier.

          Le 20 août - Camp 56. La nuit a été agitée : arrivée des fusiliers mitrailleurs, cherchant dans l'obscurité le cantonnement des unités.

          Ceux du 417ème, 1er Bataillon - racontent la pluie des 210. Premières rafales de marmites.

          A minuit et demie, des ordres : on vient chercher le cycliste ou moi. J'envoie le cycliste à une heure. Pluie proche de marmites.

          Le cycliste revient à deux heures, pâle.

          "J'ai failli être zigouillé. Une marmite est tombée à cent mètres de moi". Elle est tombée sur le poste de police. Il y a sept tués, beaucoup de blessés.

          3 heures du matin. Les marmites ont recommencé à tomber.

          Au réveil, je vais voir l'effet du bombardement. Un 150 est tombé en plein sur le poste de police. Ce sont de malheureux permissionnaires et hommes du poste qui sont tués.

          Fossier, la fripouille a été renvoyé du poste où il devait coucher, pour faire place à ces malheureux ! Vraiment, la mort choisit.

          Bordenet se trouvait être chef de poste, mais il avait abandonné son poste dès la première marmite. Sa frousse lui a sauvé la peau.

          Je le rencontre, hâve, désossé.

          Il me fait des excuses sur son humeur impolie des derniers jours. "Je ne suis pas maître de moi", dit-il. Le résultat, c'est que je me trouve en "carafe", le seul de l'ancien P.D. qui ne soit pas casé.

          Je ne me suis pas aperçu que c'était dimanche tant le surmenage a été violent par suite de l'arrivée des renforts à caser, d'une situation infernale à établir en tâtonnant.

          A deux heures au courrier, retour de nos demandes.

          Un affront.

          Le Commandant me dit : vous avez fait une demande de réintégration dans l'active ?

         - Oui, mon Commandant.

         - Tenez, lisez, fit-il en me tendant la page griffonnée et il détourne la tête, je lus en pâlissant :

         Avis du Colonel Brécard Commandant (?) la 121ème DI.

          Le renvoi (2) de la circulaire n°14462 du 21 mai 1916 du Général Commandant en chef s'applique évidemment à l'adjudant Cœurdevey, mais la demande de ce militaire adressée surtout aujourd'hui indique un état d'esprit fâcheux qu'il est pénible d'avoir à constater chez un adjudant.

          N° 3187 a/6 Q.G. 22 juin 1916, signé Bricard.

          Demande conservée au Q.G. 35ème.

          16 août 1916. Les demandes des adjudants Cœurdevey et Ravenet ont été ajournées jusqu'après la période des attaques. N°1933/1

          Puis une série indéchiffrable de cachets du Q.G. 35 à 2ème CA, puis à X armée, puis retour par même voie sans solution avec la seule signature du Général Brécard.

          Encaisse, Cœurdevey. Il est permis à un bourgeois de se défiler, d'aller à un vague emploi, mais à un adjudant plébéien, allons donc.

          Si mon patriotisme était de même qualité que le vôtre et de tous ceux que vous avez vu se défiler, mon Général, sinon aidé, j'aurais une révolte, mais ce n'est pas pour vous ni par souci de votre estime que je resterai à mon poste.

          Le Commandant m'a dit :

          Je ne veux préjuger de rien, mais il est toujours regrettable de se trouver dans cette situation. Je vous ai pris pour secrétaire, mais il faut que je sache quel est votre état d'esprit actuel.

          J'étais totalement en désarroi. J'ai donné quelques explications confuses et j'ai demandé quelques heures de réflexion.

          Je répondrai que je reste où je suis.

          J'ai lambiné avec le rapport contre Fossier. Le résultat est obtenu. M. Corbin d'impatience a dit : c'est bien, on a trop de travail pour une plainte en conseil de guerre. Je vais lui infliger huit jours de prison et ça va bien.

          Ravenet à qui j'ai communiqué les demandes a répondu et conclu :

          Nous avons réclamé pour le prinipe après on nous remballe. Eh bien, je m'en fous. Laissons souffler le vent.

          Nous ne pouvons pas faire une demande l'un sans l'autre. Tu restes, je reste.

          Le 21 août - La paperasse prend de l'ampleur. La marée des états s'annonce par un premier flot. Tenons-nous bon.

          Dôle m'est adjoint. Je ne sais pas être rosse. Je suis secrétaire en pied du Commandant ; je suis remonté dans son estime depuis que je lui ai dit :

          "En ce qui concerne la demande qui m'est revenue hier, j'ai décidé de n'y plus penser".

          C'est bien, votre réponse me satisfait. Je ne veux m'engager en rien pour l'avenir, mais je vous garde avec moi. Votre réponse m'est un signe de votre état d'esprit. Je vois que vous n'êtes pas à l'abri du soupçon que faisait peser sur vous un jugement de chefs qui vous connaissent mal.

          Me voilà donc adjudant chef de bureau, adjudant secrétaire du Commandant du D.D.. Délicates fonctions pour lesquelles je n'ai peut-être pas toutes les qualités et toute l'expérience bureaucratique désirables. Je ferai de mon mieux, et dame, si j'ai du papier par-dessus les épaules, j'irai où l'on reçoit de l'acier.

          Le 22 août - Le Commandant est énergique, froid et méticuleux semble-t-il, à l'examen qu'il fait de la situation préparée par Dôle et moi.

          Renforts vont et viennent.

          Au renfort du 417ème, un adjudant-chef de détachement se présente (figure souriante et bonasse), il a perdu en route un sergent et un homme.

          Le sergent est rentré à la nuit ; il est venu sous ma tente, se présenter, il avait les larmes aux yeux.

          - Qu'est-ce qu'il est arrivé ? lui dis-je.

          - Un malheur, fit-il.

          - Un malheur ?

          - Oui, tout s'en est mêlé, et il me raconte toute la série de circonstances malencontreuses qui l'ont fait mettre en retard : correspondances de métro ratées, courant du train coupé, départ en avance du train. Ils louent un auto-taxi, panne et 45 francs de frais, dix minutes trop tard.

          A Montdidier, on les fait descendre par erreur. Tant pis, les malheureux ont fait quarante kilomètres à pied pour arriver. Je le console de mon mieux, ce brave garçon qui a payé si cher le plaisir d'embrasser les siens en fraude, au Bourget.

          Ah ! Cette gare du Bourget. Que de drames elle a vus ou causés.

          Le 23 août - (…lignes sous collage…) 

          …ne puis ni penser, ni lire, ni écrire, ni même un peu réfléchir ou rêver.

          Reçu une lettre de Cam.

          Le 24 août - Vie absorbante du Bureau. Suite. J'ai le souci et la responsabilité de vingt questions à la fois. Le Commandant est méticuleux, il sait contrôler un travail.

          Rien de gai dans cette paperasse. A peine un sourire germe-t-il au passage d'une bourde, comme celle-ci :

          État de la décomposition du renfort du n°x au D.D.

          Reçu une lettre de B. avec une branchette de bruyère en fleurs !

          O mes bruyères de la lande sans fin… dans la rêveuse Lünebourgerheide ! Bruyères du Taunus, bruyères de Durrestein sur les bords heureux du Danube. Bruyères ! Fleurs préférées de mon cher Maurice ; je revois encore celles, rapportées d'Allemagne, et qui fleurissaient la chambre joyeuse de l'étudiant dans la sombre École Normale. Bruyères du Ballon d'Alsace et Bruyères des Vannotes ! Grosses gerbes mauves répandant un parfum de jeunesse et d'amour.

          Bruyères de la Forêt familière, vous que j'ai découvertes un matin au tournant du sentier qui mène à la Croix Morel, vous m'avez fait pleurer en parant ce sentier où l'ami mort était passé pour tomber bientôt. Et voici que cette année, l'une d'entre vient me sourire avec douceur et mélancolie.

          Que de choses profondément vraies et bien souvent déplorables dans cette constatation si juste d'Herriot :

          "Chez l'ennemi, des valeurs moyennes s'additionnent, chez nous, des valeurs supérieures s'ignorent ou se neutralisent".

          Le 25 août - Paperasserie.

          Le 26 août - Départ du camp 59 (Proyart) pour le camp 52 (Bayonvillers).

          Les ordres mal donnés. Confusion. Départ en trois fractions.

          En route, Rocourt se trompe de direction. Il entend des murmures. Cela le met en humeur chatouilleuse.

          Installation dans les baraques Adrian.

          Le 27 août - Dimanche surmené. La Division demande un état des renforts disponibles avec les onze unités du D.D., on n'en finit pas. Je me couche à une heure du matin.

          Le 28 août - Réveil très matinal. Cinq heures.

          Les messages succèdent aux messages. Arrivée de renforts. Pas une minute de paix ni de repos.

          Entre-temps, dans cette trépidation survient la nouvelle prodigieuse, inattendue, enivrante d'espoir et de confiance sur le cours de l'histoire, sur la Revanche attendue, espérée.

          "La Roumanie a déclaré la guerre à l'Autriche". C'est l'épée du Brenn dans la balance perplexe ! Vae victis ! Malheur aux Bulgares, les plus traîtres. Malheur aux Boches, les plus redoutés.

          Coup sur coup, deux autres nouvelles aussi surprenantes et riches d'avenir fécond : l'Italie a déclaré la guerre à l'Allemagne : le ciel est pur - la Grèce a remplacé les chefs d'E.M. hostiles à l'Entente et remplacés par deux amis. Constantin jette du lest. Il y aura de grandes choses dans quelques mois.

          La joie, l'allégresse me font oublier ma fatigue. J'ai des ailes, mais je ne puis dans mon surmenage, m'abandonner à ma joie. A peine, puis-je m'esquiver cinq minutes, jeter un coup d'œil à un soleil en fête qui fait flamboyer l'horizon avant de disparaître en promettant pour demain l'aube salvatrice.

          Je jette deux mots à C. et à mon Louis, il me revient à l'esprit la réflexion attristée de ce pauvre cher Bedu en juin 1915 :

          - C'est ça la Revanche ?

          C'était triste et piteux, en effet, mais la France a serré les mâchoires, elle est devenue tenace et volontaire.

          Aujourd'hui, voici la récompense. La Revanche semble sonner.

          Il me vient encore en la mémoire les articles pessimistes de Clemenceau en décembre, janvier, lorsqu'on redoutait l'anéantissement de l'armée d'Orient, lorsque Clemenceau prévoyait le dur coup de Verdun. Je partageais ses craintes, je ne comprenais pas Briand. Personne ou presque. Lui a été assez clairvoyant pour rester ferme en son dessein, il a lutté contre les vues d'hommes éminents, contre tous les diplomates et militaires de l'Entente. Il a su leur imposer une vue générale. Voici sa récompense et la nôtre.

          La France sera sauvée, et lui est consacré grandhomme d'État. Je m'étais plaint que pas un de nos gouvernants ne semblait digne de la France, pas un qui ait le cœur et l'intelligence digne de la forte et grande race. Je m'étais trompé ; j'avais été injuste. Briand s'est dévêtu de la robe écarlate du grand cardinal. Il monte d'un coup de reins, avec le coup d'épaule de Bratiano de plusieurs degrés au-dessus de tous les diplomates européens.

          Le 29 août - Ansauvillers. Toute la nuit il a fallu courir, télégrammes sur télégrammes, renforts demandés, rectification, etc - ordre de départ.

          Départ de Bayonvillers, camp 52, en camion automobile. Direction inconnue, ou plutôt soupçonnée. Direction du sud. Nous passons à Guillaucourt. Salut de la main à mes anciens hôtes. Caix, entrevu. La route redevient sèche et poussiéreuse. Je dîne de poussière et de vapeurs d'essence. Les cahots ne sont pas trop déprimants. Je me souviens de l'émotion qui me serrait quand je recherchais Julien emporté par ces monstres bruyants. Aujourd'hui c'est mon tour d'être emmené. Mais nulle angoisse n'est de mise. J'ai idée qu'on groupe les D.D. dans une zone moins mouvementée.

          Traversée de Montdidier ; les pentes raides de la vallée de l'Avre sont descendues et remontées, interrompant l'immense moisson de la plaine opulente du Santerre.

          Les autos d'arrêtent à l'entrée du village d'Ansauvillers - Oise. C'est là que nous nous installerons. Les deux autres D.D. du C.A. viennent partager avec nous le cantonnement.

          Village propret, opulent, presque. Une pâtisserie avec une jeune pâtissière de blanc vêtue, c'est une nouveauté sensationnelle. Des femmes avec des blouses claires, des hommes avec des melons : c'est donc un pays civilisé.

          Le Commandant loge chez la vieille belle-mère d'un instituteur parisien, celui-ci paraît avoir devant elle la saine et sainte frayeur de Moïse devant le buisson ardent. Il m'accueillerait cordialement, s'il ne craignait pas de contrarier sa belle-mère !

          Le Commandant m'avait envoyé reconnaître sa chambre : "j'estime qu'il n'est pas de ma dignité de faire de telles démarches". Culture aristocratique.

          Le 30 août - Installation. La pluie. Nos cantines ont été chargées sur des voitures qui ont suivi la voie de terre et ne sont arrivées que ce soir. Je vais à St-Just avec le Commandant. L'instituteur est un demi-vieux, obséquieux, plat et sot. Il embrasse sa "maman" avant d'aller au lit, au réveil. Il nous vient conter les petits trucs pour plaire à cette vieille, nous confie ses petites misères de gendre. Pitié.

          Le 31 août - Situation, rapport de dizaine, dévorent notre journée. Je n'ai pas le temps, encore d'écrire…

Le 1er septembre 1916

          La nuit dernière a été lourde. Un cauchemar. J'ai rêvé que mon Louis, blessé en Salonique appelait au secours, que sa marraine Maria avait reçu un télégramme d'appel. Que signifie cette image horrible d'un frère appelant : Maria, maman ?

          Le Commandant qui épluchait mon travail, situation d'effectif, le signe aujourd'hui en pleine confiance !

          Il est dur cassant, autoritaire, et pourtant il n'augmente pas une punition.

          Le 2 septembre - Visite du Général.

          Le Commandant à cette occasion entr'ouvre un coin de son tempérament.

          Il y a les ordres habituels préparant à toute visite, étiquettes, feuillées, etc.

          Le Commandant en les dictant, de mauvaise grâce, dit : "c'est comme toujours, on ne verra que les étiquettes et les feuillées, l'instruction, on peut la faire passer par-dessus la tête, ça n'a pas d'importance".

          Autre chose. Demain, repos. Il donne liberté de s'évader à tous les villages voisins, "pour changer d'air", dit-il.

          Or il y a un ordre de la Place, fixant à deux cent mètres des limites du cantonnement.

          C'est bien, rapportez ce que je viens de dire. C'est un ordre. Il n'y a qu'à s'y conformer.

          Une gentille lettre parfumée de bruyère bretonne et de senteurs marines et d'amitié envoyée par Marthe S…

          Le 3 septembre - Dimanche. Le travail semble vouloir nous accorder enfin une trêve de quelques heures.

          Messe le matin. Chants et violons.

          Es erweckt in mir ein Hochamt in Krems...(Cela me rappelle une messe solennelle à Krems…)

          L'après-midi, une courte station devant la scène improvisée sous les tilleuls en jeu de Paume.

          De véritables acteurs. Des artistes parisiens même, sous l'uniforme.

          Roberty déclame le Bon gîte avec une mimique extraordinaire.

          Un autre chante le Rêve passe, avec couplet supplémentaire.

          Un troisième a du succès avec une apostrophe à un embusqué.

          Le 4 septembre - Le Commandant est d'une nervosité qui ne s'était pas encore révélée aussi forte. Il me soutient avoir…

          M. Pennelier est venu payer le prêt au détachement du 48ème. Je l'ai trouvé au moment où il sortait de l'auto. Il a paru visiblement chiffonné de me voir ici.

          Vous êtes toujours à ce dépôt, me fit-il. Vous n'allez pas y rester éternellement.

          Et l'après-midi, passant devant l'entreporte de mon bureau, il dit, moitié figue, moitié raisin : "je vous cause plus à vous deux (Dôle et moi) vous n'êtes que d'infects embusqués !"

          Heureusement que vous l'êtes aussi, répliquai-je, cavalièrement, sans cela le reproche pourrait nous piquer.

          Le 5 septembre - Le service s'adoucit. Se régularise.

          Le 6 septembre - Ansauvillers. Journée de tranquillité. J'ai lu pour mon plaisir, le livre de Bainville sur les rapports franco-allemands.

          Le soir, la cloche appelle à la prière quand je sors de la popote. Je suis libre. Je vais prier un instant.

          Je ne parviens pas à tracer les lignes de mon avenir si la guerre m'épargne. Mais je suis las d'une situation fausse, de ce malentendu que j'ai laissé grandir dans l'esprit de cette idée que caresse Mme R. de m'attacher à elle. Je ne tarderai pas à le lui dire carrément.

          En sortant de l'Église, je vais faire une courte promenade dans la plaine dorée par la moisson et le crépuscule. Une bonne odeur de blés mûrs me rappelle…

 

(…insert collé, lettre ci-après…)

Le 4/10/16.

          Je t'aime, ma Camille. Sens-tu bien tout ce qu'il y a d'aspirations inassouvies dans ces mots : je t'aime. Un camarade m'a raconté tout à l'heure comment en campagne il avait trouvé un véritable ami. Ce récit me donne soif. Tous mes amis sont tués. Ma Camille, tu me restes, mais tu es si loin ! Je tends les bras autour de moi. Personne, là, tout près, où m'appuyer. Il est midi, je viens de déjeuner assis sur un tonneau vide. Autrefois c'était la demi-heure douce, où nous quittions la table, et le Lion d'Or ou l'autre bout du quai. Nous nous en allions tous deux, pas à pas, l'un près de l'autre, si près, si sûrs, si heureux de bonheur simple, nous allions au hasard des itinéraires selon l'heure et la saison pour aboutir à Rivotte. Ma Mille aimée, est-ce que tu ne sens pas s'agiter en toi le fourmillement immense des souvenirs et des tendresses ? Je sais toutes nos promenades, par Micaud, par Chamars, par la rue des Granges, par le square et la rue de Lorraine, ou même la rue Barsot, ou par le canal Millettes, pourquoi était-ce si beau, et pourquoi es-tu si lointaine. De toi, il me vient seulement de temps en temps, un mot tendre, mais ce n'est pas le beau temps lointain, le temps passé où tu étais toute proche. Dis-moi, aurons-nous encore quelques jours ce bonheur apaisant ? Quand ? Quand ? Peu à peu s'infiltre l'habitude de vivre l'un sans l'autre. Les lettres deviennent plus rares, plus vagues. La force des choses, quoi, contre laquelle on s'insurge douloureusement aux heures les plus ranimées ; on s'habitue par contre à ceux que la guerre nous "inflige". Trois années. C'est terrible. Ma Camille, il me tarde de te revoir.

          Je t'embrasse si longtemps. Edouard 

 

          …les champs natals avec une telle intensité que je me sens ému au point de sentir les larmes perler au bout des cils. Hier la canonnade était violente, on sentait l'horreur de la terrible lutte qui arrache nos pauvres villages à ces monstres.

          Ce soir, un grand silence heureux.

          Le 7 septembre - Ce matin, achevé la lecture du livre de Jacques Bainville : "Histoire de deux peuples".

          L'écrivain sait quelque peu d'histoire, il a une idée directrice juste, mais il "cherre" un peu par endroits, avec la clairvoyance des Bourbons, "parce que Bourbons", et l'aveuglement des démocraties. Il néglige de parti pris certaines forces historiques, il dissimule, mal, si tant est qu'il les dissimule, ses sentiments et convictions de Camelot du Roy. Cependant, somme toute, ouvrage qui n'est pas inutile, et que beaucoup de primaires qui ne sont jamais sortis de l'horizon historique de leurs manuels d'après Quinet et Michelet ou Martin, liraient avec fruit.

          Le 8 septembre - Ansauvillers. Visite du Général Buat. Il est nerveux de ne trouver personne au cantonnement. Tous les chefs sont sur le terrain d'exercice. Je l'y conduis. En route, rencontre du lieutenant Corbin ; je lui jette cette proie à triturer pour en faire sortir de vagues renseignements que je ne saurais fournir et que le lieutenant Corbin n'est guère plus à même que moi de donner.

          Le Commandant est à cheval, je ne sais où.

          Le Général tombe sur le lieutenant Elissèche qui instruit les fusiliers-mitrailleurs.

          Il n'a pas l'air d'être enchanté de la marche de l'instruction ici. Il semble avoir des idées fort nettes. Je m'écarte sous le prétexte d'une course.

          Pour vivre heureux, vivons cachés.

          Le 9 septembre - Paperasserie.

          Les Russes reprennent la marche en avant. L'offensive roumaine n'a pas encore accroché les forces autrichiennes - ni Bulgares. On pose la question de l'offensive dans les Balkans et le but : Sofia ou Constantinople ?

          Le 10 septembre - Ansauvillers. Il ne m'a pas été accordé une minute de répit. Jusqu'à 9 heures du soir incessantes notes, contre-notes.

          Le 11 septembre - Ansauvillers. Je suis encore tout frémissant de l'affront que vient de me faire Rocourt, lieutenant au 48ème.

          Le Commandant venait de me dicter une note fixant l'heure du rassemblement à treize heures quinze. Un quart d'heure après, lorsque les plantons étaient partis, Rocourt m'envoie une autre note fixant le rassemblement de son équipe à treize heures, nécessitant ainsi une deuxième tournée de plantons.

          J'ai supposé qu'il n'avait pas encore connaissance du rapport du Commandant ; je lui fais parvenir un billet pour le mettre au courant et lui demander si je devais envoyer à nouveau les plantons en tournée dans les onze bureaux.

          Le primaire infatué qu'il est me fit dédaigneusement savoir par le porteur du billet "qu'il n'avait rien à me répondre".

          "Fouette-cul galonné ! ", dirait Ravenet.

          Et Cam. qui m'écrit sa joie de me savoir tombé dans cette servitude ! Ah ! Non, mais j'étais moins bouleversé de la chute immédiate d'une marmite que de ces coups de pied de l'âne en pleine joue.

          Et si j'encaisse en silence, c'est par discipline. L'armature d'une armée ne se soutient que par le respect apparent des subordonnés envers leurs chefs, même si ceux-ci sont des mufles ou des cancres.

          Je vais relire pour m'apaiser le chapitre 46 du livre III de l'Imitation.

          Le 12 septembre - "Parce qu'on est sorti dans la joie on revient dans la tristesse, et la veille joyeuse du soir attriste le matin". I, I, 20.

          Le 13 septembre - 10 heures du soir. J'ai attendu que tout dorme pour me recueillir un peu et songer à l'ami que je pleure pour le deuxième anniversaire !

          Je viens de relire son "Carnet d'impressions"… J'ai voulu lire jusqu'au bout. C'est déchirant et doux.

          J'ai écrit à ceux et celles qui pleurent en même temps que moi. Que c'est loin et près tout à la fois ce temps d'horreur.

          Le 14 septembre - Ansauvillers. Préparation de la conférence du Commandant aux officiers.

          Les tableaux noirs, croquis, etc.

          Surmenage effréné. Pas une minute jusqu'à huit heures du soir.

          Pour me délasser je compare ces trois motifs de punition. Ils sont révélateurs.

          x… quatre jours de consigne, % du lieutenant C…

          "Est arrivé en retard à l'heure de l'appel".

          Larché, caporal - classe 1900 - Quatre jours de salle de police % du sous-lieutenant D, Commandant la Compagnie.

          "Étant malade depuis plusieurs jours pour coliques a été trouvé en train de manger des pommes ramassées sous un arbre".

          x… quinze jours de prison. % du Colonel :

          "A été trouvé assis étant de garde devant les locaux disciplinaires".

          Le 15 septembre - "Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités".

          Le 16 septembre - Les permissions sont rétablies. J'ai encore rêvé que Louis était mourant.

          Le 17 septembre - Dimanche à Ansauvillers.

          Le théâtre improvisé. Dans une cour de bistro, une planche sur deux tonneaux devant une voiture, voilà la scène.

          L'espace libre de la cour rempli de tables où l'on consomme du pinard à 1.50 lorsqu'il est baptisé, 4.25 quand il est recouvert d'un bouchon.

          Les acteurs volontaires.

          Le Colonel a déchiré les permissions des pauvres diables demandant à aller voir leurs frères (Rothen).

          Le 18 septembre - La journée creuse.

          Le 19 septembre - Course à St-Just chez le Colonel Commandant les groupe des D.D.

          Un beau sous-lieutenant d'E.M., monocle à l'œil ne peut me donner que de vagues renseignements. Le capitaine, guère plus.

          Vient enfin le Colonel, un grand vieillard racorni sentant le gaga : Rien… Rien de nouveau, fait-il bégayant de faiblesse.

          - Mon déjeuner est-il prêt ?

          - Je n'ai pas pu trouver de lait, mon Colonel, fait l'ordonnance.

          - C'est un peu fort que dans St-Just il n'y ait pas même du lait pour moi !

          Quand il y aura un départ de renfort, vous me préviendrez, je veux aller voir comment cela se passe, que les hommes soient corrects, tenue, etc…

          Voilà ses soucis ; de tous ces vieux blanchis sous le képi ; ils n'ont plus que la manie de l'étiquette. Et ils imposent aux innombrables civils mobilisés les mesquines servitudes qui étaient à peine admissibles pour des bleus. Autre plaie, ces gens veulent tout voir, tout savoir. Il sont le rude et hargneux échelon dans cette redoutable voie hiérarchique. Dans notre organisation on pourrait les appeler, tous ces vieux casés à ces postes intermédiaires : "les entraves".

          Le 20 septembre - Ansauvillers. Les journaux apportent un compte-rendu de la Chambre sur un sujet brûlant.

          Roux-Contadour crie que la guerre pèse atrocement, qu'il faut prendre garde à l'affaiblissement de la France ; il a le courage de souligner que ce sont nos paysans qui ont fait les plus lourds sacrifices.

          Et Briand de sa place réplique :

          - "Il n'y a plus de paysans, plus d'ouvriers, plus de bourgeois, tout le monde combat dans le même élan pour l'idéal commun".

          - Oui, fait remarquer un poilu, mais les bourgeois combattent à l'arrière.

          Par contre je goûte mieux l'apostrophe de Briand à Brizon :

          "Vous ne connaissez pas l'Allemagne ! "

          "Regardez votre pays"…

          J'ai entendu commenter ces discours par les simples. Cela se résume en deux objections :

          1- On voit bien qu'il n'y a jamais goûté (aux tranchées) pour parler ainsi.

          2- Qu'il demande donc l'avis aux poilus et il saura si la France veut aller jusqu'au bout.

          Le 21 septembre - Un pauvre diable demande une permission à titre exceptionnel à l'occasion de la naissance de son fils. Il appuie sa demande d'une lettre pitoyable que lui a écrite sa femme.

          Elle se plaint des insultes de la belle-mère qui a dit : "tiens elle est accouchée cette vâche là mais c'est joliment une vilaine pour dire sa, mais elle donne bien son nom à les âutres car faut joliment qu'elle soit vache elle-même pour le dire après les autres mais je t'assure que j'ai eut le gros cœur quand j'ai appris des affaires pareil surtout que j'&avais déjà gros cœur quand j'ai recu ta carte que tu parter pour le front je n'ai pas peut m'empêcher que de pleurer en lisant ta carte.

          Cher mari si tu veux te débrouiller pour avoir une permission tu peux en avoir une car tout soldat sur le front à droit à une permission tu n'auras qua parler à ton colonnel et lui dire que tu as un garçon et il est obliger de te donner une permission il est venut le 4 et toit tu es partit le 5 pour le front mais j'espère bien que tu auras reçu mes lettres qui t'auras annoncer la naissance du petit guerrier maintenant on va attendre pour le batiser quand tu reviendras si tu as une permission enfin tu me donneras des réponses tout suite".

          Et pour terminer ! "ta femme chérie qui t'embrasse fort sur ta bouche, ta femme chérie pour la vie (au revoir)(Milles baisers)"…

          A quoi le "colonnel" a répondu : "la naissance de l'enfant a eu lieu le 4 septembre et c'est le 21 septembre que la permission est demandée. Il y a abus : c'est la dernière fois que j'accorde dans ces conditions".

          Dix minutes d'entretien avec le député Debierre, il tombe des nues de ce que les soldats n'ont pas d'isolateurs ! "Pourtant, il y des crédits de votés…"

          Le 22 septembre - Le vieil alcoolique bisontin Diez, a été reconnu apte ; hier une demande de renfort arrive : "tous les hommes disponibles" dit l'ordre. Diez doit donc partir. Je le rencontre ce matin.

          "Ils" veulent que je remonte aux tranchées, me dit-il, eh ! bien ça ne veut pas traîner, je vais me faire bousiller à la première occasion. Le capitaine Laffargue écrivait dans sa brochure "Conseils aux fantassins" : se faire tuer ou blesser dans la tranchée par imprudence ou négligence est absolument stupide, parce qu'on n'a servi à rien.

          Que penserait-il de ceux qui se font blesser exprès !

          Les journaux boches écrivent, paraît-il, que notre infanterie actuelle n'est plus que l'ombre de celle qui les attaquait il y a deux ans. Ils exagèrent un peu, mais que de cruelle vérité dans cette remarque. Les "Diez" ne sont pas rares. Beaucoup qui se sont battus avec courage et bonne volonté se classent maintenant dans la "canaille", c'est à dire selon Laffargue, "les soldats qui se défilent", ceux "qui ont l'idée bien arrêtée de ne pas accomplir leur devoir". La guerre est trop dure pour durer si longtemps. Les sacrifices qu'on demande sont de ceux qu'on peut consentir dans une ruée courte et décisive quand l'enthousiasme ou les illusions soutiennent les combattants. Pas après une lutte aussi froide, lente, tenace, incertaine.

          L'enthousiasme, disent encore les Boches est un plat qui ne se mange pas froid. J'imagine que leurs fantassins aussi ne sont plus ceux qui voyaient surgir dans leurs rêves Paris, et que chez eux les lâches se multiplient singulièrement.

          Il faut reconnaître qu'on ne sait guère réconforter les pauvres poilus. Je viens d'entendre une vieille brute de colonel au sujet d'une permission qu'il refuse à un pauvre petit soldat ayant perdu son frère. Il disait au Commandant : …"il a un frère tué… Ben on le sait bien et après, il est mort quoi (sic). Un frère tué ! Il a du chagrin, une vive douleur, je sais, mais quoi, il y a un mois qu'il a été tué. Qu'est-ce que ça avancera qu'il aille dans sa famille ?"

          - Que voulez-vous, quand il y en a un de mort, la famille est un peu consolée de voir celui qui reste, objecta M. de Goÿs…

          Et le vieux de dire : "Oh ! Je ne sais pas, ça ravive leur douleur. Et puis si on les écoutait, ils s'en iraient tous… Il y en a des tas qui ont ainsi des prétextes…

          - Je vous dirai, mon colonel que sur ce chapitre, dans des cas là, je suis très coulant, insistait le Commandant de Goÿs. Mais l'autre n'a pas compris. Quand la férocité est si inconsciente, elle ne peut plus comprendre…

          Et dire qu'on ruine et démoralise la France à maintenir à leur poste ces vieux gagas, pour leur ménager un ruban, un galon.

          On a fendu l'oreille aux fameux "Commissaires" de gare parce qu'ils embêtaient par trop le public, les civils. Mais ceux qui brisaient les pauvres soldats, on les laisse exercer indéfiniment leur malfaisante imbécillité.

          Dans l'Oeuvre. Explication d'un discours.

          Roux-Contadour rétablit son texte profondément juste et triste. "Tandis que cette guerre exécrable a épargné pour une raison ou pour une autre une certaine quantité d'ouvriers et de bourgeois, eux, les paysans, elle les a fauchés largement et terriblement. Ceux-là, on ne les réforme guère, on ne les embusque pas. Ils sont la classe sociale qui n'a ni chance, ni faveur, et qui remplit les tranchées. Ils constituent l'élément le plus robuste, le plus sain, au moral comme au physique, de toute la nation."

          Le 23 septembre - Ansauvillers. Ce froussard de Bordenet, à force de se décaver et d'aller à visite sur visite pleurer dans le gilet du major, a fini par se faire proposer pour passer devant une commission de réforme. Il serait versé dans le service auxiliaire… O rêve, sa peau serait sauvée, sa peau précieuse pour le salut de laquelle il commettrait l'infamie qu'on voudrait. Le voilà donc rassuré, le souci de partir au front ne le tenaille plus, et comme la séance du conseil de réforme est encore à date indéterminée Bordenet a peur de reprendre bonne mine. Aussi, il s'applique à ne plus manger afin de continuer à maigrir…

          Canaille ! On en a fusillé, des pauvres diables qui avaient eu d'accidentelles défaillances. Lui, de sa lâche et cauteleuse manœuvre est mille fois plus coupable.

          "La guerre m'a rendu égoïste", dit-il.

          Le 24 septembre - J'espérais un peu de paix. C'est le surmenage le plus dur.

          Bonne nouvelle pourtant, les "vieilles entraves" seraient remerciées… Dissolution des groupements de D.D.. Nous reprenons notre autonomie.

          Longue lettre de Louis. Description de la Macédoine.

          Le 25 septembre - Ordres de départ pour demain. Va-et-vient de circonstance.

          Lettre de Marthe : "Et plus l'épreuve se prolonge, mieux le partage s'accuse de ceux qui montent toujours plus haut, sans éclat et sans fanfaronnades, et de ceux qui s'amoindrissent de plus en plus".

          Nous partons demain en auto pour Hangard. Nous allons nous retrouver dans cette délicieuse vallée de la Luce.

          Berteaucourt revient en souvenir. J'ai appris seulement aujourd'hui une chose écœurante qui s'est passé là-bas, durant mon premier séjour.

          Le cuisinier Klöckner a eu les faveurs de la jeune femme blonde où était installée la cuisine.

          Veuve depuis quelques mois d'un mari tuberculeux ; elle même sans doute atteinte, et soignant désespérément une fillette qui est morte pendant notre séjour là-bas.

          Or Dôle et Pichon m'ont affirmé aujourd'hui, que cette femme avait reçu dans son lit le jeune Klöckner la nuit où la fillette était au cercueil !

          Le 26 septembre - Ansauvillers. Lever tôt. Départ prévu pour 8 heures. Le Commandant est là de bonne heure. Il m'emmène au point d'embarquement à la sortie du village où les autos doivent venir nous prendre.

          Voici sur la route le Commandant Crambelli qui s'avance, muni de trois hommes chargés comme des bourriques.

          - Qui sont ces hommes, demande M. de Goÿs.

          - Ce sont les cuisiniers de M. Ciambelli.

          Et le Commandant de Goÿs étouffe un sourire.

          Départ en auto à 11 heures. La poussière et la fumée d'essence font de l'autobus un séjour atroce. J'arrive à midi aux abords d'Hangard avec un sentiment de délivrance.

          Dans ces convois d'autobus on est entassé et abruti comme des veaux dans la voiture d'un boucher.

          La poussière odieuse, le vacarme, la chaleur, les cahots, les toiles par côtes, la file de camions en avant, en arrière, tout se ligue pour rendre matériellement impossible le moindre intérêt au paysage parcouru.

          Nous filons d'abord à travers le Santerre, toujours plein de gerbes, nous gagnons la vallée de l'Avre à Montdidier : je ferme constamment les yeux pour ne pas penser, pour ne pas sentir.

          A Pierrepont la route est barrée par une colonne d'infanterie qui défile musique en tête.

          Des soldats s'arrachent les journaux, je happe le Journal. Rancourt puis Combles encerclés. Quatre mille prisonniers, ça craque là-haut.

          Un peu plus loin, une vision digne des paysages de fer entrevus autrefois avec envie dans les environs de Hannover, quand j'allais à Hambourg.

          Ici un immense champ où se croisent en réseau des voies ferrées derrière l'écran d'une raide colline. Entre les voies, des piles de matériel, de longs alignements de roues, d'affûts des forêts de canons géants, et là comme des bataillons couchés prêts au bond menaçant, des lignes et des lignes de tubes de rechange.

          Çà et là des grues ambulantes promènent les pièces lourdes entre deux voies.

          Et parmi les centaines d'artilleurs affairés, des prisonniers boches portent la brouette ou manipulent du matériel.

          Enfin, nous sommes outillés. Il a fallu deux longues années et les appels angoissés de Charles Humbert pour secouer notre routine.

          Hangard.

          Le Commandant m'attend au presbytère. Il me sonne de ces ordres brefs, nets, impérieux. Voici le bureau. Vous coucherez là avec le fourrier. Ma chambre sera là-haut avec celle du Commandant Ciambelli et capitaine Girard.

          La popote des officiers de chasseurs dans la salle à manger. Voilà la cuisine, j'entends qu'il n'y ait aucun mélange ou va-et-vient entre le service et les cuisines. Vous passerez par cette porte, et cette entrée sera exclusivement réservée au service. Le perron sera pour la sortie privée. Vous me comprenez, n'est-ce pas ? Et il nous plante son regard noir jusqu'au fond de l'orbite.

          Le 27 septembre - Hangard. J'ai dormi avec pas mal de puces. Dès le réveil, du travail. Vers le soir, cela déborde, puis à 7 heures, quand j'ai tous mis en ordre pour une installation confortable, crac, ordre de départ pour demain matin. Rassemblement des fourriers, va, vient, ordres de détails, emballage des paperasses, coups de téléphone, fièvre jusqu'à minuit, et j'ai moins sommeil qu'à 6 heures du soir, tant l'organisme en branle a de peine à se mettre au calme.

          Le 28 septembre - Départ de Hangard-sur-Luce. Réveil furibond du Commandant qui s'est oublié, que les cuisiniers et l'ordonnance ont également oublié. Il descend à l'heure du rassemblement et n'a pas même un café. Les cuisiniers ont tout balancé pour partir.

          Il fait beau. Je reste jusqu'à 9 heures pour derniers détails.

          Le 28 septembre - Arrivée aux camps 57-58.

          Nous rentrons dans le bruit infernal. Il faut avoir été englouti dans le flot de véhicules sur la grande route d'Amiens à une bifurcation pour sentir ce que c'est que l'arrière d'une armée moderne.

          J'ai revu en passant le camp 59, et ses canons géants. Nous sommes dans le ravin, plus pittoresque, mais où le travail ne me laisse pas le loisir de voir le paysage.

          Ravenet est sur les dents, hargneux, insolent. Le Commandant décide pour les permissions. Travail jusqu'à 20 heures. Je n'ai pas eu le temps de voir un journal ni de prier une minute - encore moins d'écrire. Nous verrons demain. Bonsoir à tous ceux que j'aime.

          Le 29 septembre - Amiens. Dans la cathédrale. L'ange claironnant la résurrection m'accompagne. La visite à la Stefanskirche.

          Une maman et son fils.

          Mon fils ! Oh mon Dieu ! Mein Sohn ! Toi que j'aurais tant aimé.

          Mon Dieu ! Sauvez la France. Délivrez-nous. Donnez-moi la bénédiction de l'avenir.

          Je n'ai pas de chance au cours de mes visites à Amiens. Deux fois temps brumeux, pleureur qui donne au paysage et à la ville un air maussade.

          Pour la cathédrale, cela n'a pas d'importance.

          Entré dans un magasin. Un jeune employé, pâle et rouquin, me dit d'un air profond :

          - "Voilà encore la pluie. Mauvais temps. Cela va gêner les opérations".

          - Les opérations, fis-je, oui, en effet, mais plus encore les opérateurs.

          Cela l'a "assis".

          Retour en auto. Toujours le même fleuve de voitures, de camions de caissons sur cette route. C'est effarant, ces roues dévorent la route. Des équipes travaillent sans relâche à la nourrir de pierres. J'ai compté dix-huit cylindres à vapeur. Dix-huit barrages pour les autos. Dix-huit poses. Les gendarmes tout-puissants. L'auto de Joffre doit faire halte comme un vulgaire camion.

          J'ai vu moins d'Anglais qu'en juin.

          Le 30 septembre - Camp 57.

          Proposition des candidats au grade de chef de section. Présentation. Je suis interloqué de voir quelles ressources en intelligence, il y a encore dans l'armée combattante. Il y a bon nombre d'embusqués ; des légions ; mais il reste encore d'autres légions de jeunes gens de valeur restés pour le sacrifice.

          Receveurs d'enregistrement, notaire, séminariste, ingénieur-électricien, comptable, étudiant, économiste, élève de l'École des Hautes Études, de l'École Coloniale, employés de banque, instituteurs… tous ces candidats à la gloire et au sacrifice défilent en quelques instants sous l'œil perçant du Commandant.

          L'un deux m'a ému profondément.

          Quel motif vous incite à suivre le cours, fit le Commandant.

          Mon Commandant, je suis des régions envahies, j'ai perdu ma femme les premiers jours de la guerre, je suis seul à présent ; j'aurais ainsi un but dans la vie, et je serais plus utile…

          Tout un drame, toute une vie brisée.

Le 1er octobre 1916

          Camp 57. J'ai revu les camarades du convoi. Durand a été heureux, très heureux de me retrouver, ce brave Durand. Ça fait une émotion. Quelle étoffe d'homme auprès de Rübelein…

          Le 2 octobre - Les Roumains seraient frottés, en retraite, sous la poussée de Mackenser et Falkenhayn. Ce sont des gens prodigieux ces Boches. Ils font jaillir des légions et de l'outillage à coup d'énergie…

          Ah ! Si la France avait un gouvernement de cette valeur…

          Le 2 octobre - J'ai veillé hier jusqu'à minuit pour des rapports à établir. Pluie. Froidure.

          Le 3 octobre - Les déjeuners sur un coin de banc au pied levé. Ce matin, c'est typique. Dôle savoure longuement en petit fromage "Bondon" arrosé de vin blanc à 1,50 le litre… et qu'on a eu avec les protections et le dévouement d'un cycliste qui a fait trente kilomètres pour en trouver.

          Dôle est installé. Dôle est tranquille. Dôle déguste pendant que j'achève ma toilette. Je viens en hâte invité à partager avec lui. A peine suis-je assis que, de la baraque voisine part l'appel énergique et volontaire du Commandant :

          - Cœurdevey !

          - Mon Commandant ! Et un ressort me jette sur la porte au "garde à vous".

          - Apportez-moi tel dossier…

          J'apporte la pièce demandée. Je me rassieds, coupe une tranche de pain, racle un peu du "Boudon". Déjà je sens la salive du bon appétit courir sur ma langue !

          - Cœurdevey !

          - Mon Commandant.

          Nouveau bond, nouveau "garde-à-vous".

          - Appelez-moi M. David…

          - Oui mon Commandant.

          Je cours à la baraque de M. David. Je le confie au Commandant, et je reviens à mon fromage. J'en étale une tranche sur ma tartine ; je déguste la première bouchée pendant que Dôle me verse du vin blanc dans mon quart en disant : il vaut ses trente sous, celui-ci. Et j'admire la chaude couleur dorée qui sort du bidon.

          - Cœurdevey !

          - Mon Commandant.

          Un bond. Sur la porte. Garde-à-vous.

          Dites à la voiture du 55ème d'atteler pour aller à Chuignolles et préparez le bon pour les éléments Brun.

          - Oui, mon Commandant.

          Course dans le talus au 55ème. Griffonnage d'un bon.

          Je reviens à Dôle, gouailleur :

          - Allons, goûtez donc à ce fameux pinard. Il est "urf" ! Qu'est-ce que vous courez au lieu de déjeuner. Voyez, puisque vous n'en voulez pas, j'ai mangé le fromage que vous avez raclé.

          - Canaille ! lui dis-je. Vous avez du culot. A-t-on jamais vu un sous-verge aussi effronté !

          - Ah ! fit-il, moi je ne suis pas "des huiles", je ne suis pas "juteux de bataillon", je déjeune. A votre service.

          - Qu'est-ce que vous trottez tout le temps. Goûtez donc ce vin blanc. C'est bien la peine que je vous trouve du pinard blanc et du fromage pour que vous n'en profitiez pas.

          - Misérable, je veux vous faire balancer si vous continuez à ne rien faire, et à m'acheter pendant que je trime ?

          - Ça m'est égal. Quand vous voudrez, mais goûtez-moi un peu ça.

          Et prêchant d'exemple, il fait couler lentement et voluptueusement sur sa langue une lampée du pinard blond et rare…

          Je bois à mon tour, je m'engage dans la suavité du quart plein, puis je fais le savoureux mélange de la croûte blonde avec le fromage blanc. Quand on a bon appétit, c'est un régal de roi.

          - Cœurdevey !

          - Mon Commandant…

          Et je m'arrache d'une brusque secousse de mon déjeûner pour porter quelque dossier ou appeler un sergent-major.

          Le 4 octobre - Rien que l'abrutissant travail de paperasses. Nostalgie.

          Le soir, trois adjudants du régiment sont appelés. L'un deux fait du chahut, il râle parce qu'il est désigné. Il lui semble, non sans raison (il a vingt mois de tranchées, trois enfants) que c'est plutôt à Ravenet et à moi à monter. C'est irréfutable, et pourtant.

          Le 5 octobre - L'armée d'Orient a des succès, mais il ne me vient aucune lettre de Louis.

          Travail acharné, de paperasse vaine. Sur le soir, le ciel se rassérène. Je regarde dehors avec envie et par-dessus les épaules de cette prison.

          Je crois que je ne pourrai pas m'y asservir 'longtemps".

          Le 6 octobre - L'adjudant Robert du 48ème donna l'ordre à ce sergent d'emmener le soldat Becker au poste de police. Il refusa à nouveau et d'une façon très catégorique menaça ensuite l'adjudant de voies de fait en lui disant : veux-tu que je t'égorge à plusieurs reprises" (sic).

          Ory, quatre jours de salle de police % de l'adjudant Narcel de la 8ème Compagnie : "A uriné dans le cantonnement".

          C'est le jour des punitions cocasses !…

          Le 7 octobre - Camp 57.

          Il m'arrive une drôle de lettre de Mme R.. Elle fait allusion à une autre lettre qu'elle regrette d'avoir écrite, à une autre lettre qui est partie malgré elle, et qu'elle voudrait que je ne lise pas. Je ne l'ai pas reçue cette lettre qui pique si fort ma curiosité.

          Dans celle d'aujourd'hui, il y a une explication embrouillée, une soldat qui l'a interpellée sur sa porte, une réponse qui l'a bouleversée, un cri de folie vers moi s'en serait suivi…

          Et moi j'ai l'involontaire soupçon qu'un acte de folie s'en serait suivi, là-bas dans la griserie troublante du soir et le flot de désirs trop longtemps contenu et soudain débridé…

          J'ai idée qu'elle renouvelle la manœuvre de Marguerite.

          Les théologiens du Moyen-Age se demandaient si la Femme avait bien une âme raisonnable. Je les admire. Ce n'étaient pas des novices. Et ils avaient bien remarqué ces heures d'aberration qui arrivent en rafale sur ces pauvres créatures de chair…

          Le 8 octobre - Dimanche. Visite à Petit - Pouteau - Pointaire… L'évocation des mois passés. A Pouteau j'ai allongé sur la face que mon départ du convoi avait été une délivrance.

          Le 9 octobre - Journées mornes. Le ciel est bas, gris, le sol boueux, l'âme visqueuse. Rien ne saille, rien qui fasse espérer. Le duel est dans sa phase morne. L'offensive franco-anglaise reprend haleine. Les Russes ne communiquent plus rien, les Italiens sont rivés dans Gorizia, les Roumains refluent vers leurs frontières, la lutte apparaît égale, sans conclusion, sans fin. Ce sentiment de l'inutile effort paralyse, accable. Nos rangs s'éclaircissent. La France n'a plus de réserves. Tous les dépôts sont vides, les régiments au front sont peuplés d'hommes fatigués ou blessés, tous âgés ! Plus de jeunesse, plus d'espoir. Attaquer encore c'est faucher les derniers blés avant qu'un seul soit mûr. Avec quoi ferons-nous des attaques ? Chaque division à déjà été décimée plusieurs fois… Pourrons-nous seulement rester l'arme au pied, ceux qui restent, pendant qu'Anglais, Italiens, donneraient à l'Allemagne les assauts suprêmes en 1917 ?…

          Chaque jour, un deuil de plus. Cardinaux est tué.

Mon frère Louis a écrit le 16. Bonne lettre de Mme Letombe.

          Le 10 octobre - Cette nuit les avions allemands nous ont rendu visite. Ils ont prodigué les bombes. Elles tombaient comme les grains d'un chapelet entre des doigts fébriles. Deux projectiles sont tombés tout près de ma baraque sans exploser.

          Il faisait un clair de lune magnifique au point que j'ai pu distinguer l'avion ennemi dans le ciel.

          Une lettre démoralisée de mon frère Louis. "Il en a marre". C'est à faire pitié.

          Le 11 octobre - Camp 57. La nuit dernière les avions sont encore venus à deux reprises rendre visite aux camps de la région. Ils ont agrémenté leurs crottes explosives d'un copieux arrosage à la mitrailleuse.

          Ils volaient si bas que dans la nuit claire on les distinguait facilement, ils passaient comme des ombres sinistres.

          Le Commandant s'inquiète avec une insistance mal rassurée des points de chute.

          Bordenet, paraît-il a erré toute la nuit.

          Je suis resté couché pour la deuxième visite de ces Messieurs.

          Le soir, ordres de départ.

          Préparatifs. Nervosité du Commandant. Il s'irrite facilement, s'acharne sur une futilité. Deux caisses de grenades lui causent un souci disproportionné. A cause de ces deux caisses, il persécute le casernier. Pour un peu il le ferait relever.

          De même pour le vaguemestre.

          Maurice Bernard s'est tué en aéroplane. O vanité des vanités…

          Le 12 octobre - Je me suis levé très tôt pour embarquer les mitrailleuses.

          Nous monterons en auto à midi. De 8 heures à 11 heures, je vais être libre.

          J'ai trouvé le dernier roman de Bourget. Assis sur un banc derrière la baraque j'en goûte les premières pages avec toute la sérénité des anciens beaux jours, quand je pouvais butiner dans les livres tout en buvant l'air calme et frais des champs. Le camp est silencieux. Je suis sur la terrasse ; dans le vallon pas de bruit, il monte entre les arbres épargnés du bosquet une délicieuse fumée bleue, ce sont les débris du balayage qui fument tranquillement, sous un ciel gris d'automne, sans brise. La canonnade si furieuse hier et cette nuit s'est apaisée. On dirait que dans la nature, quelqu'un est à l'agonie et que les choses se taisent pieusement.

          Matin d'octobre.

          Se sentir un chiffre vivant dans une addition vivante.

          La division doit attaquer demain. Le 352ème aurait repoussé neuf contre-attaques. Pauvres vieux Comtois, assaillis par des jeunes Berlinois, dit-on.

          "L'armée du Salut", l'appelait-on par dérision. Et le régiment tient comme la Garde.

          De Pascal, une pensée dont il y aura lieu de se souvenir…

          "La charité envers les morts consiste à faire les choses qu'ils nous ordonneraient, s'ils étaient vivants".

          Nous sommes allés au point fixé pour l'embarquement, nous avons attendu trois heures. Personne n'est venu. Information par téléphone. Erreur de date. Le 13, non pas le 12. Retour au camp. Repos.

          Le 13 octobre - Embarquement certain cette fois. Un contre-ordre n'avait pas été transmis. Le mal n'est pas grave, mais…

          Une lettre de Marthe S. et de Fernande.

          Nous irons cantonner à Sourdon.

          La poussière est atroce. Itinéraire bien connu.

          A Moreuil nous inclinons vers le plateau, repassons en haut de Mailly-Raineval, à peine entrevu.

          Le 14 octobre - Sourdon.

          Hier au soir, ce fut le travail encombré de toute installation nouvelle. Nouveaux ordres, nouveaux renseignements, nouvelles dispositions, à-coups dans tous les services. Installation du bureau à la Mairie. Le Commandant me présente à l'instituteur comme un "collègue". C'est un vieillard à peau ratatinée, mal rasée on dirait mal lavée, l'air timide, battu, souffreteux.

          Le soir, un peu las, je suis allé à la recherche de la popote, installée dans une cuisine pleine d'enfants.

          Le vaguemestre me remet une poignée de lettres. C'est ma fête. Il n'y a que Bertha qui y songe, et je trouve très doux ce soir ce souhait plaintif et lointain de la forêt.

          C. m'a écrit aussi, mais rien. Elle m'apprend une nouvelle qui me donne le cafard.

          Feuvrier est tué. Enseveli par un 305. Avant-hier Malblanc me demandait de ses nouvelles ! Hélas.

          Il n'en restera donc point, de jeunes gens.

Le soir, à 20 heures, Ravenet à moitié mûr fait une scène idiote et méchante. Nous avons failli en venir aux mains.

          Le 15 octobre - Sourdon.

          Dimanche. Je n'ai pas encore vu le village, mais je m'évade un peu à midi, pour respirer un peu. Je découvre dans un repli de terrain qui me rappelle la Combe Bouzot, une délicieuse petite chapelle dédiée à St-Aubin, élevée en 1673. Des graffiti sans nombre, de soldats se recommandant à la Vierge.

          Il pleure en moi le souvenir de la chapelle de Krems.

          Les 16, 17, 18, 19 octobre - Toujours la même paperasserie bouleversée avec ce terrible Commandant qui ne vous laisse rien achever dans son impatience. Dans le temps qu'il passe d'une idée à une autre il faut avoir exécuté la première et que la seconde soit en voie d'exécution.

          Aujourd'hui visite du Général Buat, accompagné du Général Bricart.

          Buat semble un homme froid, posé, mais j'ai l'impression en le voyant qu'un Général de Division dans le formidable appareil de guerre est un rouage secondaire. Que peut-il ? Si peu…

          Les permissions remettent la troupe en émoi. Pourcentage énorme, quarante pour cent. Tous vont partir, même ceux qui en reviennent presque. Enfin, après deux ans, on arrive à une solution un peu généreuse et logique envers ceux qui seuls presque méritent des permissions : les fantassins qui descendent des tranchées. Mon tour pourtant, viendrait en queue. C'est plus que je n'en espérais.

          Le 20 octobre - Sourdon.

          Visite des anciens convives appelés aux Compagnies actives pour l'attaque. Ils ont subi le bombardement sans trop de danger, reviennent indemnes, soulagés d'un cauchemar, et un peu vieillis - Quillet notamment.

          A table, récits de guerre, récits de bataille, récits d'attaque. L'assaut de l'infanterie se fit dans le désert…

          Un tableau croqué dans un récit, le sujet d'une nouvelle à la lieutenant ER., ou à la Maupassant.

          C'est à l'aube, le capitaine fait une tournée dans la tranchée silencieuse. La sentinelle assoupie appuyée à son fusil et à la paroi. Le Capitaine bourru et bon cœur lui envoie une taloche : Eh bien ! On ne dort pas quand on est de fonction.

          Silence et immobilité du dormeur. Deuxième taloche. Pas de réponse.

          Le Capitaine se baisse et regarde : c'était un mort, la sentinelle avait une balle dans la tête.

          Le 21 octobre - Sourdon.

          Spectacle pénible : une machine à battre. Des vieilles femmes, des jeunes filles bottèlent la paille, haussent les gerbes, remuent les sacs de blé. Autour d'elles, les mains dans les poches, des soldats oisifs les regardent.

          Un paysan ce matin est venu demander des hommes de corvée pour travaux agricoles au Commandant. Refus catégorique : "Impossible de distraire un homme de l'instruction". Le cultivateur objecte les circulaires ministérielles.

          Le Commandant répond qu'entre lui et le Ministre il y a toute une échelle de supérieurs dont les ordres le touchent beaucoup plus directement que ceux du Ministre.

          Le paysan insiste. Le Commandant s'impatiente : "Monsieur, je ne veux pas vous écouter".

          Monsieur, je réclamerai à qui est plus haut que vous.

          Et voilà l'idiotie des situations et de la bureaucratie et des règlements.

          Voici le 20 octobre, le blé n'est pas battu, à plus forte raison la semence n'est pas confiée à la terre, faute de bras. Ici il y a des centaines d'hommes qui sauraient hâter ces semailles indispensables.

          Faute d'ordre direct, un esclave du règlement préfère abrutir ses hommes à faire de l'à droite par quatre dans les champs. Avec la même conscience, s'il en avait l'ordre, il mettrait mille deux cents hommes à ensemencer la terre au lieu de la fouler stupidement.

          Dôle a des accès de mauvaise humeur comme une femme. Peut-on être aussi maniaque quand on est homme. Enfin, patience.

          Le 22 octobre - Ce matin le Commandant nous a dit : il vous faut profiter du dimanche pour un peu vous changer d'air et vous détendre. Il suffit qu'un de vous reste au bureau. Entendez-vous.

          - Si vous n'y voyez pas d'inconvénient mon Commandant, j'irai voir cet après-midi à Hargicourt un de mes amis que je n'ai pas vu depuis trois ans.

          - Accordé, m'a t-il dit.

          Et je suis parti voir Malblanc. Le pauvre grand idéaliste a encore accusé sa physionomie d'ascète. Je l'ai embrassé comme un frère. Je n'ai pu être avec lui qu'une demi-heure. Juste le temps de lui faire part de la mort de Victor Feuvrier.

          "Encore un ! Hélas !", et d'entendre une demi-confidence sur la trahison de sa fiancée.

          Encore une fois le bonheur se dérobe sous la main avide de cet affamé d'amour.

          Le 23 octobre - Annonce de départ.

          J'ai achevé la lecture du "Démon de midi" de Bourget. La conclusion de cette mesquine histoire trop fréquente s'applique si bien à notre génération :

          "Quod non rapui tunc, exolvebam…"

          "Ce que j'ai volé alors, je l'ai payé…"

          "J'ai payé la dette qui n'était pas la mienne".

          C'est le cri douloureux qui s'échappe de cette pauvre lettre de mon frère Louis relatant ces malheureux blessés français abandonnés dans les ravins de la Macédoine.

          Le 24 octobre - Matin gris. Il bruine. Dans la salle de mairie un air douillet nous enveloppe. C'est une joie d'écouter les premiers ronflements d'un poêle et de sentir aux premiers froids, la chaude caresse du chez-soi, la confidence d'un bon feu. O douceur vaine des illusions ! Nous devons partir demain vers un nouveau gîte ; nouvelle épreuve d'un transport en auto, d'un déménagement et d'une installation à recommencer.

          Un quart d'heure de paix. Je tends la main vers un exemplaire des Châtiments - de la bibliothèque municipale. Je retrouve comme un vieil ami très cher longtemps délaissé, ce passage qui fut le conseiller de ma jeunesse !

          "Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont

          Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front.

          Ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre cime.

          Ceux qui marchent pensifs épris d'un but sublime.

          Ayant devant les yeux, sans cesse, nuit et jour

          Ou quelque saint labeur, ou quelque grand amour.

          Ces vers me réveillent. Je crois sortir d'un sommeil prolongé - pendant lequel mon idéal, ma vie morale ont été suspendus.

          Ces principes de vie haute, je ne les avais plus à l'esprit "sans cesse" comme autrefois entre vingt et trente ans.

          On espère s'améliorer en avançant dans la vie, et l'on s'enlise peu à peu sans s'en rendre bien compte, comme un voyageur qui perd sa route dans une campagne ensevelie sous la neige.

          21 heures. Quelle journée mouvementée. Le Commandant m'a infligé une cinglante rebuffade dont je me souviendrai. Je serai moins soucieux de lui épargner les gaffes.

          Dôle de son côté m'a fait attraper par excès de zèle.

          Ravenet est venu me donner sur les nerfs.

          L'appareil téléphonique n'a pas voulu marcher malgré les innombrables tours de la magnéto.

          Constanza est pris par les Bulgares… Mais tout cela ce soir est emporté comme un mauvais brouillard. Mon cœur bouillonne, ô ma France quel sursaut réconfortant ! Le fil rétif vient de se décider pour une bonne nouvelle à nous faire bondir de joie.

          - Allô ! Me dit-on à l'appareil.

          - Allô ! Voici Sourdon le D.D. Qui est là ?

          - C'est Moreuil Central !

          - Allô ! Je vous écoute. Qu'est-ce qu'il y a ?

          - Rien, mais une bonne nouvelle. Nous avons repris Douaumont et fait trois mille cinq cent prisonniers.

          - Douaumont ! Bravo ! Pas possible !

          Et je sens des bouillonnements insoupçonnés en moi.

          Douaumont ! La pierre angulaire, le pilier principal de la principale place forte de France. Douaumont, qui était le 27 février comme la porte ouverte du Paradis pour les Boches ! Douaumont, la grande entrée vers Verdun qui rayonnait dans le soir sanglant ! Douaumont ! Quand on sait tout ce que ce nom a caressé d'orgueil germanique, quelle âpre et fière résonance il a dans nos cœurs outragés qui se reprennent ! Allons, mon âme tu étais lasse ce soir et te voici jeune à nouveau. Debout ! Douaumont est repris.

          Le 25 octobre - Gournay.

          Arrivée à Gournay-sur-Aronde. Le ciel coloré du matin au départ nous a valu une copieuse ondée à l'arrivée.

          Voyage en camions-autos, par Montdidier. Paysage ordinaire avec ses mouvements de terrain qui s'étirent paresseusement avec parfois de brusques inflexions pour nous montrer au flanc des talus la craie blanche sous son manteau de limon.

          Montdidier. Il a grand air vu de loin, avec sa coiffure de maisons, de clochetons. Il rappelle les quartiers hauts du vieux Besançon.

          C'est à la limite du département que cesse la Picardie crayeuse, vers Rollot les haies vives encadrant les vergers reparaissent. On retrouve enfin des prés verts, des bois, des bouleaux.

          Voici notre village à cheval sur un dos de terrain. Une très vieille église se blottit près de la rivière où j'ai entrevu de belles cressonnières. Mais ce qui est irritant, c'est la mauvaise volonté de la population à nous loger.

          Je frappe à plus de vingt portes avant de pouvoir trouver un bureau.

          Il sont las, les habitants. Et nous ! Alors ?

          Enfin une bonne vieille maniaque souffre que nous nous installions à sa buanderie.

          Je n'ai pas eu le temps de lire un journal. Pourtant, ils devraient être intéressants aujourd'hui.

          Le 26 octobre - Gournay-sur-Aronde.

          Journée d'installation. J'ai pu enfin me procurer un journal d'hier : le succès à Verdun dépasse toute espérance. Nous avons repris en sept heures ce que les Boches nous avaient arraché en sept mois !

          France étonnante ! J'ai honte un peu d'être resté si longtemps embusqué à demi - et j'ai le vague et secret espoir d'être un temps parmi ceux qui vivent dangereusement et de façon assez haute pour apprendre à mourir.

          Une carte de mon frère Louis, presque malade.

          Le 27 octobre - Gournay.

          Nouvelle lettre de mon frère Louis du 12 octobre. Il va mieux. Il me fait la remarque fort juste que mes actes ne sont pas en rapport avec mes idées. Il a raison. Mais que faire ? Demander à partir aux Compagnies actives ? Conquérir avec le danger des palmes et des galons ? Non. Je n'ai fait aucune demande pour être à l'abri, je n'en ferai aucune pour être en danger. C'est écrit. Je suivrai mon sort tel qu'il se présentera.

          Dôle vient de m'arracher à ma lecture de Polyphème pour aller sabler le champagne au bureau de tabac. Il suffit d'un peu de vin mousseux pour affronter la Vie et la Mort d'un regard égal.

          Le 28 octobre - Gournay-sur-Aronde.

          Le vaguemestre a distribué des cartes postales en franchise illustrées du dessin d'Abel Faivre : le petit bleu et criant "on les aura".

          Ces paroles magiques à certaine heure n'ont plus qu'un effet décourageant. Depuis si longtemps que les "gens payés pour ça" nous racontent la même décevante promesse, que la foi s'en va comme une étoffe brûlée par le soleil. Ça ne prend plus. Les prôneurs d'optimisme ont trop raconté que chaque heure qui s'écoulait affaiblissait l'Allemagne et voyait s'accroître les forces des Alliés. Si on voulait tenir compte du rapport des forces mises en jeu, c'est peut-être le contraire qui a eu lieu. Il saute aux yeux du plus borné qu'après vingt-huit mois de guerre, l'Allemagne affronte hardiment le choc de toute l'Europe, elle met en outre dans les transes la Roumanie téméraire. On ne voit pas d'issue à cette lutte forcenée. Pourtant si la coalition des Alliés avait pris les mesures exaspérées qu'il fallait pour terrasser un tel adversaire que le germanisme, il est très probable que le sort se serait décidé à délivrer la Victoire et que les tueries et les souffrances seraient finies. Le patriotisme s'en va, il est parti. C'est vraiment trop demander à des hommes que deux et trois années d'une telle guerre. Chacun de ceux qui luttent effectivement se dit que ceux qui avaient assumé la charge de diriger le duel auraient dû faire mieux et plus vite. Rien n'apparaît à l'horizon et alors le doute se répand, le découragement fait tache d'huile. Messieurs les bourgeois, gouvernants paisibles, prenez garde. A faire une belle guerre bien bourgeoise sans violence à vos habitudes, à vos amitiés, à vos influences de camaraderie ou de cloche ; prenez garde que la France lasse ne se laisse choir dans l'abîme. Et ce jour-là, elle vous entraînerait aussi… elle refusera peut-être les fonds indispensables à la continuation de la lutte. Et dans ce cas, c'est le désastre. Vous accusez des rumeurs infâmes, des bruits perfides répandus par de mystérieux agents, disant :

          "Souscrire à l'emprunt c'est faire durer la guerre".

          "Ne pas souscrire, c'est la faire cesser".

          Eh ! Oui, ces bruits courent ; et je les entends partout, j'en suis enveloppé mais n'accusez pas l'ennemi, n'accusez que votre coupable indolence. Ils émanent tout spontanément du fait qu'il y a deux ans que l'étranger foule notre sol et nous vole et nous saigne, et que vous n'avez rien pu dresser pour le chasser, ni même qui menace avec un peu d'apparence de le chasser. C'est toujours la même chose, la même situation. On sait seulement de façon sûre que les uns se font casser la figure, et qu'un bon nombre d'autres édifient des fortunes avec les larmes, les ruines et le sang des autres.

          Tout cela fait un mélange dangereux et malsain. Ne vous étonnez pas que de la réaction il s'en dégage des miasmes empoisonnés et délétères.

          Les rumeurs coupables, mais elles sortent de tout cet or et de tout ce sang, comme les miasmes putrides d'un marécage.

          J'ai montré les cartes au Commandant qui m'a fait la singulière réflexion : "tout ça, c'est bizarre. Cette guerre est un singulier mélange de bluff et de force, de confiance et de duperie. Il serait bientôt temps qu'on sache où est le droit. Pendant qu'il y en a qui se font casser la figure il y en a d'autres qui s'enrichissent…"

          Le 29 octobre - Gournay. C'est le dernier jour de l'emprunt. J'hésite à y prendre part. Julien m'a écrit avoir souscrit pour moi un titre de cinq cents francs et autant pour son compte. C'est respectable. Pourtant j'ai cent cinquante francs sur moi. C'est beaucoup et j'ai des scrupules de ne pas pouvoir dire plus tard à mes fils que j'ai fait tout ce que j'ai pu.

          J'ai peur en gardant cet argent de céder involontairement à l'idiot calcul : "souscrire à l'emprunt, c'est faire durer la guerre", car je ne sais quelle mauvaise paresse me cloue, me fait tarder, puis esquiver la porte de la poste.

          Je suis allé hier jusque devant la poste, puis encore aujourd'hui avec le projet vague de verser cent francs. Deux fois j'ai continué mon chemin. Il y a là une étrange suggestion. Enfin cet après-midi je me suis ressaisi et j'ai frappé au guichet. C'est fait ; je n'ai pas réservé mes cent francs pour le gaspillage, malgré la tentation.

          Ces cent francs-là je puis dire que c'est par patriotisme que je les ai versés. Je sentais que j'aurais eu honte de les avoir gardés. Tant de soldats autour de moi ont ricané contre cet emprunt ; c'est bien le moins que ceux qui comme moi prévoient les dangers d'une paix précaire souscrivent courageusement.

          La receveuse des postes m'affirme que cet emprunt va beaucoup mieux que le premier. Dans la sphère étroite de ce bureau, en tout cas, il a rendu trois fois plus que le premier. Elle m'explique le calcul intéressé des capitalistes qui se réservaient, lors du premier emprunt et qui même se sont réservés encore cette fois, mais dans une moindre mesure.

          Je bavarde longuement avec cette receveuse, qui n'est pas sotte du tout.

          Les 30, 31 octobre - Jours mornes, pas de lettres, pas de soleil. Du vague à l'âme et de la bruine.

          Ravenet a saoulé Baltzinger. Tous deux sont heureux.

          Cela bat toujours froid entre Ravenet et moi.

          Je ne puis refermer la plaie au cœur qu'il m'a faite à Sourdon. Il m'a fait depuis plusieurs avances, mais pas une excuse, il n'a pas eu un geste qui efface, et à toutes ses avances j'ai opposé un refus poli mais énergique : invitation à prendre le café, à déjeuner, à partager sa popote. Non - cela m'a fait trop mal, cette attitude haineuse et malhonnête qu'il a eue se soir-là.

          Parce que je m'étais couché sans prendre toutes les précautions nécessaires pour le renseigner à son retour tardif et parce que Dôle n'a pas su me suppléer et qu'il en est résulté pour son travail un retard d'une heure, il a profité de l'occasion pour essayer de me faire "chanter", me menaçant d'une réclamation au Commandant et disant n'en rester là que pour éviter une "tuile" à un fourrier quelconque, et cela avec ses injures habituelles : "tu n'es qu'un c…".

          Le lendemain et le jour suivant, il n'a pas mis les pieds au bureau, il m'a fait inviter à prendre le café par un de ses larbins, toutes choses qui ont retourné le fer dans la plaie, qui depuis reste ouverte…

          Le 31 octobre - Les journaux annoncent la mort du capitaine Bölke, le redoutable aviateur allemand. Ils citent ses quarante exploits victorieux. Mince, fait un poilu, "il en avait du crime dans le ventre celui-là".

          Marthe m'a envoyé le "Sens de la Vie" et c'est demain la fête des Morts…

          Étrange lettre de mon frère Louis. Étrange et douloureuse. Là-bas, des conflits que ma présence seule adoucirait. J'ai trop affiné son âme…

Le 1er novembre 1916

          Toussaint !

          Premiers mouvements d'un déménagement possible, probable, puis retardé ou supprimé.

          Mais va-et-vient au bureau. A 10 heures, le calme se rétablit.

          - "Est-ce que je puis m'absenter pour aller à la messe, mon Commandant ?

          - Mais oui, mon ami (sic), je n'y vois pas d'inconvénient ! Au contraire…"

          Ce brutal a des mansuétudes infinies…

          Je suis allé à la messe. Sermon froid, sans fil qui le rattache à l'atroce actualité. Un discours théologique. Quelle tristesse morne, alors qu'on pourrait le faire vibrant, ce sermon.

          Qu'importe, j'ai puisé dans mon "Imitation" les paroles qui fortifient, qui émeuvent, qui protègent et relèvent. Peut-être pourrai-je atténuer et écarter les tentations. "En quoi la maladresse des serviteurs, diminue-t-elle la gloire du Maître".

          Cet après-midi, j'ai été chef du convoi chargé de toucher les couchettes à Marquéglise. J'ai rencontré le C.V.A.D. et bu un bon verre avec Robert. Durand m'a accompagné avec sa chaude amitié.

          Ce soir, dans la rue, des voix avinées chantent un refrain idiot de quelque café-concert. Je distingue parmi les voix d'hommes quelques voix de femmes… Et c'est le soir de la fête des Morts ! Où sont les cloches qui pleurent dans mon pays natal ; où, les femmes en deuil, les veuves et les mères qui sanglotaient ?…

          Le 3 novembre - Lettre douloureuse de Mme R.. Réponse délicate, difficile.

          J'ai achevé la lecture du "Sens de la Vie". Le dernier chapitre a des suavités qui rappellent l"Imitation". Tout le drame religieux de nos âmes de dilettantes est là : ses sécheresses, ses soifs, ses efforts, ses déceptions, ses triomphes trop rares. Jamais la pauvreté morale de nos esprits critiques ne m'était apparue avec autant de tristesse, jamais la Vérité, cette bulle vaporeuse que nos maîtres intellectuels nous proposaient d'atteindre et de saisir et d'étreindre ne m'avait semblée si chimérique et si creuse. Oui la nostalgie de la Foi pleure en nous, pleure en moi.

          Et je suis allé à l'Église ce soir rechercher les Ave Maria fervents de ma jeunesse ; je ne les ai pas retrouvés peut-être tels quels, mais je suis revenu avec la vision nette des dangers que je remarque rôder autour de moi depuis que nous sommes dans ce pays de Gournay.

          Les tentations sortent du sol à chaque pas comme les bulles d'air d'un terrain marécageux que l'on foulerait. Garde-toi de t'enliser ; le danger menace. Veille. Il faut me remettre à l'étude pour tuer les occasions.

          Parfois aux meilleures heures, je sens que j'ai besoin d'aller à la tranchée, que l'épreuve me serait sanctifiante. Qu'il plaise donc à Dieu de m'y conduire si c'est à ce prix que je garderai mon âme ou retrouverai la ferveur d'autrefois.

          Le 4 novembre - Gournay.

          Visite d'un capitaine d'artillerie de l'E.M. de l'Armée. Des allures de commis-voyageur débraillé, bonhomme et bavard. Mais quelle compétence. Voilà au moins pour une fois "the right man in the right place".

          Prière du soir dans la vieille église… Les choristes répétant pour demain un beau cantique : "Vous qui passez, allez à Lui qui demeure".

          Dans la rue des vauriens ouvrent les portes des magasins et s'enfuient dans l'obscurité. Je tire les oreilles à l'un d'eux.

          La plupart des gamins de ce pays ont l'air de petits vieux usés. Ils fument la pipe et boivent l'alcool au bistro…

          Ah ! bon gouvernement, interdis les processions, ferme les couvents, et sois tranquille : les filles peupleront les trottoirs et les bistros s'ouvriront démocratiquement…

          Le 5 novembre - Dimanche. Journée bousculée. Va-et-vient. Pas de paix. Le fort de Vaux est repris.

          Le 6 novembre - Les lettres de C. et de M. S.. Le soir, Faby offre les huîtres. Le Commandant à la joie enfantine de son appareil photographique. Il s'apprivoise.

          Le 7 novembre - Visite du Général Gérard, Commandant la 1ère Armée. Il a l'air d'un vieux bonapartiste. On le dit "très dur". Le Commandant me dit qu'il paraît être comme on le dépeint : très dur. Il est trop loin pour qu'on sente son âpreté.

          Dôle renâcle devant le travail. Les hommes montrent leur caractère quand on trouble leurs habitudes.

          Arrivée aujourd'hui d'un renfort de la classe 17 ! Hier c'étaient des jeunes gens de la classe 16 qui venaient au 417ème - pour la première fois au front. D'où vient cette hâte à amener des très jeunes ou ce retard de ménagement de la classe 16 ?

          Ces bleuets de dix-neuf ans sont arrivés par une pluie battante, mais des rires plein les rangs et des fleurs au bout des fusils. On n'est pas habitué à cette gaîté, à cette confiance. Les guerriers actuels sont graves et soucieux.

          Les 8, 9, 10 novembre - L'été de la St-Martin revient avec une splendeur inaccoutumée. L'air est suave, la nature a des grâces d'amoureuse. J'ai une fringale intense de détente. Et l'horizon de la guerre reste terne, chacun laisse ses griffes cramponnées au sol, plus rien ne bouge ; là-bas en Allemagne on fait la levée en masse des usines pour parer à la ruée des adversaires au printemps et faire en sorte que se soit encore un coup nul : ce serait la paix par lassitude générale, la seule porte de salut de la Pangermanie, notre perte à nous ; en Amérique, même lutte sans résultat sur le terrain politique, Hughes, Wilson se serrent à quelques voix !…

          Le 11 novembre - Samedi. La St-Martin ! Toute la journée j'ai été sur les dents. Demain sera une journée analogue.

          Où sont les veilles de St-Martin, le récurage de la ferme, les brioches dorées de maman, le poulet que mes sœurs pleuraient, l'étalage rutilant de la pacotille à deux sous, la fièvre berceuse des prochaines danses sur le bal du père Jacques… O joies enfantines de mon adolescence.

          Ce soir j'erre comme une âme en peine. Des jeunes filles effrontées me disent : "bonsoir, petit", et j'ai envie de pleurer de tant d'ironique gaîté.

          Les 12, 13 novembre - Journées brumeuses sans lettres - et beaucoup de travail. Autrefois c'étaient deux jours de fête… Pauvre fête de Verne, joie des enfants, détente des vieux, réconciliation des voisins… Maintenant, c'est les deuils.

          Le 14 novembre

          Nouvelles de Louis à l'hôpital de Salonique.

          "… Ce dont le pays a besoin, ce n'est pas d'une sentinelle de l'ordre moral, c'est d'un chef, et ce chef, elle ne l'a pas".

          Discours de A. Tardieu à la séance d'hier, où Briand a couvert toutes les fautes ou les incompétences de son copain, le bourreur de crânes Marcel Sembat…

          Pauvre Chambre, piteuse Chambre, et pauvre France qui en vingt-huit mois n'a pas su trouver l'Homme qu'il fallait pour te dresser et te guider, t'entraîner. Résultat, la guerre continue, et devrait être finie.

          Le 15 novembre - Traits de caractère du Grand Chef.

          La châtelaine est venue demander un fumiste pour son calorifère. Je rends compte :

          Bah ! Ce sont des gens riches, il n'ont qu'à s'adresser à un fumiste civil. Et je ne veux pas intervenir pour ces gens qui ne sont pas du tout intéressants.

          Pour toute punition qui sent la petitesse d'esprit de la part de celui qui l'inflige, régulièrement le Commandant se contente de mettre : "Vu".

          Il a des impolitesses d'ancien régime. Sur une feuille de papier chiffonné il écrit : "Prière au "Sous-intendant" (sic) de me faire connaître le tarif des rémunérations des militaires employés aux travaux agricoles".

          Une autre fois, il s'agit de rendre libre pour des conférences la salle de mairie occupée par le Bureau du Commandant du P.A. ; il écrit à 9 heures du matin et fait communiquer : "L'Artillerie évacuera pour midi la salle de la Mairie qui doit servir à l'école des Commandants de Compagnie".

          Il passe pour un sauvage.

          Par ailleurs, il a certaines délicatesses supérieures. Il s'informe de la toux de Dôle, il envoie Dôle à la visite, il s'inquiète le lendemain de l'évolution du rhume.

          Mais dès qu'il revient à une question de service, il retrouve une fougueuse énergie. Il ne se permet ni ne tolère chez autrui aucun accommodement avec les exigences du devoir. Un ordre cela s'accomplit jusqu'au bout. Il fait songer par son austérité à Piéfort. Ils étaient beaucoup plus nombreux qu'on ne le savait, ni même qu'on ne le soupçonnait dans l'ancienne armée d'active, ces officiers d'un caractère antique. Ce sont eux qui ont mené si noblement et si imprudemment à la mort glorieuse et inutile les légions françaises sous les lames d'acier des mitrailleuses allemandes.

          Le 16 novembre - Les Anglais ont essayé et réussi pour la première fois à mener une affaire à grandes guides : cinq mille cinq cents prisonniers en deux jours. Allons, c'est un beau coup de filet, à la française. Ils finiront par savoir "y faire" comme nous.

          Le 18 novembre - Pour obtenir une permission à titre exceptionnel il faut fournir une pièce ; les uns ont une dépêche laconique et discrète, mais beaucoup n'ont qu'une lettre qu'ils joignent à leur demande. Les unes sont simples, péniblement intimes. Cela me fait mal de voir étaler ces pensées d'inconnues à un mari, à un frère, à un fils. En voici une admirable que je n'ai pu lire sans émotion. Tout le drame des âmes françaises durant les guerres est dans la lettre de cette mère, une noble femme, sûrement.

          Mon bien Cher Pierrot,

          Comme ma lettre d'hier t'aura fait du chagrin, mon Pierrot, et pourtant je ne pouvais te cacher plus longtemps l'atroce réalité. Comment continuer à t'écrire sans te dire ma peine ? Je sais combien vous vous aimiez tant et je sens comme tu dois souffrir, pauvre enfant. Ici nous sommes tous anéantis, nous étions bien loin de penser à un tel malheur : jamais ton frère ne nous parlait des dangers qu'il courait. Il nous rassurait toujours sur son sort, tandis qu'au contraire il nous disait de reporter toute notre sollicitude sur toi, beaucoup plus exposé. Pauvre, pauvre Grand, dire que jamais plus jamais nous ne le reverrons.

          C'est vendredi soir qu'une première lettre de son camarade nous apprenait le malheur, mais comme il nous disait que si sa blessure était grave, son état n'était pas désespéré, nous voulions garder un peu d'espoir. Cependant moi je sentais déjà dans mon cœur que tout était fini, mais pour ne pas désespérer Jeanne je feignais de croire qu'il n'était que blessé. Hélas, lundi matin, Jeanne recevait une autre lettre l'informant de la mort notre pauvre Henri. Il a été tué sur le coup, le lundi 6 à trois heures du soir, et le lendemain ses camarades l'enterraient. En même temps que sa lettre, l'ami de ton frère envoyait un paquet contenant le portefeuille de ton malheureux frère, son porte-monnaie, son alliance, ses médailles d'identité, beaucoup d'argent aussi, car le pauvre enfant gardait précieusement toutes les coupures qu'il recevait de Jeanne, ne dépensant rien, se privant de tout bien-être pour en faire un jour sans doute la surprise à sa chère petite femme. Quelle perte nous faisons tous, mon petit Pierre. Que maudite soit la guerre qui apporte avec elle tant de souffrance. Mais lui, c'était un idéaliste, il combattait pour le bien, pour le mieux, et il est mort en gardant sa foi dans une humanité meilleure. Il gardait aussi l'espoir d'une victoire complète. En souvenir de lui, mon petit Pierre, garde tout ton courage. Dis-toi que c'est assez d'épreuve pour nous, que tu nous seras conservé, que toi aussi tu aimeras et tu veilleras sur son cher petit Lulu qu'il aurait tant aimé. Jeanne a beaucoup de chagrin, et hélas personne ne peut la consoler. Ton père est anéanti, Marcelle, tous. On nous dit que tu pourrais obtenir une permission de quarante-huit heures pour venir nous apporter un peu de consolation. Cela nous sera bon de t'embrasser, mon cher petit, et aussi de pleurer avec toi.

          Je n'ai pas encore osé écrire à Lucien et cependant il paraît bien qu'il sache. Robert à du recevoir le coup hier au soir. Quelle peine cela me fait en plus encore de la mienne, que d'être la messagère d'un pareil malheur.

          Je te quitte mon cher Pierre, ton père se joint à moi pour t'embrasser fort.

Ta maman bien affligée.

 

          Le 25 novembre - Toute la semaine s'écoule dans la grisaille humide de novembre. Rien ne saille. L'ennui suinte, le découragement se mêle à la boue visqueuse. Pas d'horizon. Nous avons pris Monastir, mais les Roumains reculent, reculent, voilà les Boches au cœur de la Valachie. Et pour la ruée du printemps, ils mobilisent les civils. Ils vont faire un effort inouï qui doit les sauver si nous continuons à patauger sans gouvernement.

          A la Chambre, on crie "A bas la guerre". Les ministres n'inspirent pas confiance, ni dans leur patriotisme, ni dans leur savoir-faire. Nos épreuves s'entassent sans résultat. Nous n'avons pas de gouvernement à poigne. M. Jardel me disait qu'il n'était pas encore Camelot du Roy, mais… La situation de la guerre de sept ans se renouvelle. Dieu que j'en redoute les mêmes résultats.

          C'est honteux de laisser écraser ces pauvres Roumains, de leur laisser infliger le sort de la Belgique, de la Serbie. Que les Grecs prudents ont eu raison de rester à l'écart ! L'immense Russie est un monstre, un corps énorme sans direction. Sinon, à elle seule, elle devrait écraser l'Allemagne…

          Il n'y a encore que la France au monde qui soit de taille. Les Boches savent bien que nous sommes l'Erbfeind.(L'ennemi juré)

          Kerlen, die Fransozen…(Quels types ces français…)

 

        

(…insert joint…)

(Feuillets isolés à réinsérer dans le texte suivant chronologie ou à transférer dans l'annexe).

 

Mr Pierre Paris le 9 novembre 1915

N° 12533D

          En application de ma circulaire du 4 novembre 1915 n°11674D, j'avais prescrit par mes instructions complémentaire des 5 et 12 novembre, n° 11674D et 11815D que toute demande de militaire appelant sur sa situation personnelle l'attention de ses chefs devait en tous cas être transmise par la voie hiérarchique.

          Consulté sur la procédure qu'il y avait lieu de suivre pour que des militaires à quelque degré de la hiérarchie qu'ils appartiennent fussent assurés que la demande parviendra bien à l'autorité compétente pour statuer, j'ai décidé qu'au cas où il ne pourrait être fait droit à la requête formulée, cette demande serait retournée au militaire dans un délai qui ne dépassera pas un mois avec la mention : "Cette demande a été examinée, mais elle n'est pas susceptible d'être accueillie" avec notification succincte du motif du rejet de la demande.

          Je prescris, en outre qu'au cas où la réponse de l'autorité militaire qui aura statué prêterait à une réclamation autorisée par les règlements, le militaire intéressé pourra demander que sa requête soit transmise à l'autorité supérieure conformément à mes instructions du 5 novembre dernier.

 

Ouvrages à consulter pour études diverses.

A. Sarraut L'instruction publique et la guerre. Voir dernière partie. Leçons de la guerre et réformes à opérer, chez Didier Henri édition. (Recueil d'actes et discours).
A. Cochin  V. Correspondant : n° du 25/3 et 10/4 1909 sur Taine et Aulard. (inexactitudes de A. dans son histoire de la révolution).
V. Cambon  Ouvrages d'économie politique sur l'Allemagne.
Engerand, député du Calvados Article sur l'exterritorialité de la Lorraine. Échos de Paris. 25/7/1916.
De Bülow Deutsche Politik. 
G. Faniez Le père Joseph.
E. Bourgeois Manuel de politique étrangère.
Engerand Voir les études du député du Calvados dans le Correspondant de ces mois-ci, juin, octobre, sur la question sidérurgique.
Ed. Rod Le sens de la vie. (Perrin édition).