-
Chelles-Somme -
(Partie
2)
Le
21 mai - Dimanche.
Villers-les-Erables.
Du
ciel ensoleillé il pleut de la joie. Tout chante, tout rit,
tout rayonne. Pourquoi ? On ne sait. Miracle du soleil. De mon cœur
en fête, il monte comme une marée de joie spontanée. Pourquoi
? Je ne sais, miracle du soleil.
J'évoque
avec une clarté dorée la fête de Miserey où il faisait si
beau en mai 1913. C'est comme le jour de ma première communion
d'amour, de l'amour tel que devaient le comprendre les Dieux de
la Grèce, les premiers hommes ou mieux les hommes de tous les
temps qui ont gardé un cœur vierge, et se préservent des
soucis et complications et convenances de la vie civilisée.
L'amour, le pur et le sain, celui qu'ont sent monter en soi
comme une sève au printemps, celui qui fait pencher les lèvres
et les unit irrésistiblement sans penser ni à mal, ni à
l'avenir. Je venais d'être amputé d'un coup de hache. Je
rentrais dans la vie avec un cœur neuf. Elle était vierge et
affamée. La main de fer qui l'avait jusque-là rivée dans un
air sombre et étouffant s'était détendue. Elle se trouvait
enfin en liberté au soleil. Nos cœurs épanouis côte à côte
se sont compris à demi-mot. Et tout naturellement dans la
rayonnante lumière du soir, assis sur les degrés de la petite
chapelle, nos lèvres se sont rapprochées et unies doucement...
Tout
l'après-midi tâtonnement du photographe...
Discussion
avec Dôle qui croit dur comme le roc que la politique
d'encerclement de l'Allemagne, la politique de Delcassé a été
la politique du vieux parti de la Revanche. Il croit non moins
ferme qu'il était facile d'avoir une politique de rapprochement
avec l'Allemagne, au lieu de se pencher vers l'Angleterre.
Il
pense avec sa fermeté de franc-comtois et de primaire,
simpliste, que si nous avons la guerre, c'est la faute à
Poincaré... " On avait bien dit que son septennat ne se
passerait pas sans amener la guerre".
C'est
un Lorrain revanchard. Quand on saura la vérité sur la guerre,
bien des choses s'éclairciront, vous verrez.
-
Mon pauvre, lui dis-je, quand la vérité sera établie, ni
Dôle, ni moi n'auront plus mal aux dents.
-
Pardon, il y aura des explications après la guerre.
-
Malheureux, vous croyez qu'elles feront la vérité. Elles
établiront la thèse du porté au pouvoir, mais nos fils
eux-mêmes ne verront pas clair dans les origines du conflit. Au
reste, il était inévitable, on pouvait le retarder, c'est
tout.
Mais
Dôle n'est pas convaincu. Il branle la tête, incrédule.
Le
22 mai 1916 - Revue - Cérémonie de la
remise de la Croix de la Légion d'honneur à un capitaine.
Cela
vous remue malgré vous, il y a là une minute solennelle, quand
la clique sonne au drapeau, quand le colonel embrasse le
décoré dans ce silence impressionnant de trois mille hommes en
carré.
C'est
la première fois que je voyais le jeune drapeau de mon
régiment. Dommage qu'il manque une musique. Cela n'a pas toute
la puissance évocatrice d'un passé, ce jeune régiment sans
refrain, sans traditions.
Nous
étions de garde du drapeau.
Arrivée
de trois C.O.A. du C.V.A.D. 1/7
Bains
douches à cinq heures. Pittoresque spectacle.
Le
23 mai - Marche par Mézières, Demuin,
cote 104. Les nègres font un tir d'exercice contre la colline ;
les ricochets apprennent aux novices le ton de la musique des
balles. Les hommes sont las : "j'en ai marre". Moi
aussi parfois, quand je songe qu'il a fallu l'affreux danger de
Verdun pour mettre l'administration au "garde à
vous". Et encore. Il y est tant d'inepties qu'on continue
à commettre, les plaies sont laissées suppurantes, sans que le
fer nécessaire y soit passé. "Nous n'avons pas de
gouvernement", disait il y a quelques mois avec une amère
énergie M. Charles Benoist.
Tous ces gens ont sur les facultés les tares de la vie
politique d'antan. Pas un n'a su faire peau neuve, pas un n'a pu
sortir des mares fétides de la politique de parti, de clocher.
"La
droite ? La gauche ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? La droite
pour moi s'appelle Arras, et la gauche Verdun !"
Et
l'Allemagne furibonde, entêtée, continue ses coups de bélier
devant Verdun. On dirait qu'ils veulent détruire sur ce champ
clos choisi par eux toute l'armée française. Ils n'avancent
plus, ou presque plus depuis trois mois.
Qu'importe,
ils cognent toujours aussi dur comme un aveugle sur une enclume
avec l'espoir que peut-être l'enclume se brisera à la fin,
avant le marteau.
Assurément
c'est une tactique. Quel sera celui des deux adversaires qui
sera le premier épuisé ? Ils comptent sans doute que ce sera
nous, et qu'alors leurs dernières divisions pourront passer
sans effort. Qu'importe les pertes si le résultat final est
décisif et favorable. Je me demande qu'elle énergie et quelle
discipline surhumaine soutient leurs inlassables masses
d'assaut. Depuis trois mois que leurs divisions piétinent dans
le sang, dans la chaire putréfiée des premières vagues
d'assaut, elles ne se révoltent pas. Toujours la même farouche
obstination. C'est admirable et affreux. Et notre pauvre France
envoie fondre dans ce creuset horrible comme Palissy jetait,
avec un aveuglement sublime, tout ce qui lui reste de précieux,
bois de réserve, planchers, meubles, toit, tout y avait passé,
et il semble que tout y passera, bataillon après bataillon,
jeunesse héroïque et vieillesse stoïque. Que sortira-t-il du
creuset ? "Il semble que la vie soit une utopie, tant on
meurt jeune et vite", m'écrit Louis Colin. Parfois le
doute, l'angoisse étreignent. Silence. Espoir.
Je
trouve ces vers de Geibel
:
Und dräut der
Winter noch so sehr
mit trotzigen
Gebärden,
Und streut er
Eis und Schnee umher.
Es muss doch
Früling werden.
Und wenn dir
oft auch bangt und graut
Als sei die
Hälle auf Erden,
Nur unverzagt
auf Gott vertraut !
Es muss doch
Frühling werden !"
(Et
si l'hiver menace tant Avec des gestes de colère Et s'il
répand alentour glace et neige Cela n'empêchera pas le
printemps de venir. Et si souvent tu trembles de terreur Comme
si c'était l'enfer sur Terre, Aie une imperturbable confiance
en Dieu ! Cela n'empêchera pas le printemps de venir !)
Soir
- Altercation à table avec le "puissant Chef" qui
m'affirme insolemment et à tort que je ne lui ai pas payé sa
popote hier au soir. C'est un incident regrettable. Hébrard
propose une séparation des adjudants.
Le
caporal Chapelle a été avant hier soir d'une négligence
effrontée presque impardonnable. A l'appel, il sifflotait sans
s'occuper de mon arrivée. Je ne l'avais pas puni. Aujourd'hui
je lui ai demandé des explications et l'ai mis en garde contre
cette addition inquiétante de torts qu'il accumule à son
compte. Il m'a expliqué qu'il était "emmêché"...
Est
ce que le printemps pressenti commencerait déjà ? Nous avons
repris le fort de Douaumont ! Douaumont ! 26 février. Toute
l'Allemagne enthousiasmée avait tressailli d'orgueil et
d'espoir à l'annonce de la conquête de la pierre angulaire de
la forteresse. Trois mois ont passé, piétinement odieux et
sanglant, puis c'est le recul. Quelle désillusion et pour nous
quel grand espoir et grande fierté !
Le
24 mai -
"Ceux-là
seuls qui auront lutté, auront la couronne". St-Paul.
Emprunté
à St-Paul par Salandra.
Journée
lourde.
Exercice
de progression sous bois dans la forêt broussailleuse à l'est
de Moreuil.
Après-midi,
pluie. Conflit croissant en silence entre Bordenet et moi.
Le
25 mai - Journée plus lourde encore.
Le
conflit fermente dans le silence des lâches.
J'étouffe,
la fièvre de la colère me fait claquer des dents, me coupe
l'appétit.
Au
réveil - 15 heures - je me dis : "A quoi bon me rendre
malade pour ces cochons-là. Cela se traite par le mépris...
Cet
esprit rétréci, étiolé de Bordenet. Ce flancheur d'Hébrard.
Oh ! Tartarin !
Les
Allemands ont réagi avec leur vigueur farouche à Douaumont.
Ils ont repris le fort... Tous nos morts tombés, presque en
vain.
"La
guerre est arrivée à une impasse", dit Wilson.
Et
les Italiens commémorent par une défaite l'anniversaire de
leur entrée en guerre. Quand finiront les hécatombes ? On ne
semble pas être encore accablé de voir les formidables travaux
de défense qui se font à l'arrière du front, à entendre le
cri toujours plus pressant :
Des
canons, des munitions.
Le
26 mai - Deux heures d'exercice, le
reste la journée occupé à des travaux photographiques. C'est
la douce vie.
Pourtant
dès le matin, je suis infiniment triste. L'émotion d'hier
retentit encore en moi. J'ai, comme une femme, une immense
besoin de caresse, de refuge. Les mots doux, dits par les voix
chères résonnent comme des appels désespérés. "Ed...(effacé)"
- "Mon ....(effacé)" - "Mein Daro....(effacé)".
O
étrange puissance de passés successifs qui au lieu de se
détruire l'un par l'autre se juxtaposent pour se compléter,
pour continuer la vie du cœur. Après-dîner je m'en suis allé
à l'écart au fond du grand verger, et le soleil couchant qui
suspendait aux branches des haies des grappes de lumière
pourpre m'a fait oublier un peu ma nostalgie.
J'ai
lu dans l'or du soir un émouvant poème "Maman", j'ai
trouvé dans Martin Greif
de beaux vers colorés et j'allais finir en paix reposante ma
brumeuse journée quand Hébrard et Ravenet m'ont fait signe
"Au rapport".
-
Me voilà.
-
Tu vas venir avec nous.
-
Ça dépend. Où donc ?
-
Regarde, fit Ravenet en découvrant derrière sa paillasse deux
bouteilles de mousseux. Regarde et viens. Est-ce que cela ne te
dit rien ?
-
Si, mais... Où ? Je ne comprends pas.
-
Viens, tu n'as pas besoin de comprendre, il y a de la
"fouesse".
Ravenet
glissa une bouteille sous sa vareuse, me tendit l'autre et je
suivis jusqu'au bout du village chez un beau vieillard, très
grand, le teint frais, une barbe blanche bien seyante. Il était
assis à une table où des verres vides étaient déjà prêts.
Au fond de la salle non éclairée deux femmes de haute taille,
ses filles - entre vingt-cinq et trente-cinq ans - en costume
négligé, l'air pas farouche. Depuis quelques soirs Ravenet et
Hébrard s'absentaient jusque tard dans la soirée. Je comprends
cette fois.
La
conversation a paressé de-ci de-là en buvant le mousseux. Je
ne puis comprendre et croire comment ce père à l'air presque
vénérable peut tolérer ou encourager la prostitution de ses
filles. Cela semble impossible. Pourtant il faudrait être bien
naïf pour avoir des illusions sur leur compte : des femmes à
soldats... Cela me donne à nouveau le cafard, à tel point que
Ravenet me dit : T'as l'air tout ahuri, qu'est-ce que tu as ?
Après
le mousseux nous prenons le café que Hébrard paie. A dix
heures, très honnêtement, nous rentrons au cantonnement où
Bordenet nous dit d'un air mystérieux qu'on redoute un départ
précipité dans la nuit et une attaque par les gaz...
Cet
après-midi le lieutenant qui n'a pas daigné être arbitre à
mon conflit avec Bordenet, qui par son silence semble me
condamner est venu me demander si j'étais malade, il soutient
que j'ai mauvaise mine. Je lui réponds que ce n'est rien. Il
insiste, alors je lui dis :
Mon
lieutenant, vous êtes trop intelligent pour qu'il soit
nécessaire que je vous donne des explications sur mon malaise.
Il n'est pas du ressort de la médecine.
Cela
a calmé sa curiosité, il a battu prudemment en retraite.
Le
27 mai - J'avais la fringale d'une
lettre, et tu ne m'envoies qu'une pauvre carte ! Oh ! Aimer si
profondément et ne rien trouver à dire en une longue semaine,
ou ne pas trouver le temps de rien dire ! C'est décourageant.
Je ne peux pas comprendre. Je ne doute pas de toi, ni de ta
fidélité, ni de ta sincérité et je reste aplati de ces
silences en réponse à mes appels où je t'offre toute mon
âme.
As-tu
peur d'être trop riche, ma trop chère petite ?
Les
vers de Greif lus hier au soir.
"Nun
störet die Aehren im Felde Ein leises Hauch" (Dans le
champ les épis ondulent sous un souffle léger) bercent mon
imagination. Je reste longtemps assis sous le pommier dans le
verger.
J'ai
discipliné ma rêverie attachée aux champs aimés, et aux
champs redoutés. Voici :
"Avant la
moisson"
Les seigles
mûrissants méditent dans la plaine ;
D'un coup
d'aile le vent ébranle quelque épi :
La frêle tige
incline sa tête trop pleine.
Un frisson
alors, court dans le champ assoupi.
Et l'émoi
ondule dans la plaine.
Comme si
chaque épi de l'immense moisson
Pressentait le
tranchant douloureux des faucilles,
Tous quittent
leur quiétude et l'intime oraison...
Vers ce frère
frappé dans la grande famille
Se penche
l'innombrable moisson...
Puis le champ
se redresse vers la lumière ardente...
...................................................
Dans les
sillons sans fin des tranchées entrouvertes
Frères
inconnus mais unis, nous veillons,
Aussi nombreux
que les épis des plaines vertes ;
Et comme eux,
au soleil nous chantons et prions
Sous le bleu
des tranchées entrouvertes.
Pareil au vent
subtil un coup d'aile fatal
Passe, heurte
et renverse en une fosse obscure
Des enfants
insouciants dont l'âpre sol natal
Reprendra la
jeunesse avant qu'elle soit mûre.
Les fronts se
penchent. L'heure est fatale !...
...................................................
Puis l'espoir
se redresse aux tranchées dévorantes...
O France, les
grands blés mûrissent dans tes plaines...
Le
27 mai - A midi le bruit d'un embarquement précipité nous
est transmis.
Manchette
de l'Oeuvre : "L'élection du Président de la République
des États-Unis n'intéresse pas les seuls États-Unis mais le
monde entier. Elle peut décider du sort de la guerre."
Très
juste et très clairvoyante remarque. Si Roosevelt passe,
malheur à l'Allemagne, si Wilson triomphe, gare à nous, si...
Après
s'être enrichis jusqu'à la limite au crédit de l'Europe, les
Américains pourraient bien nous mettre en demeure d'arrêter
les frais.
Wilson
a déjà osé dire : "La guerre aboutit à une
impasse" - Faire cesser la guerre, c'est faire le jeu de
l'Allemagne.
Ce
matin j'étais de jour. Je surveillais les corvées de cour et
d'aménagement du cantonnement. Quelle plaie, quelle flemme ! du
caporal Suau à la goueppe de Diez !
Chacun
fait le moins qu'il peut et le plus mal possible. Et ce sont des
hommes de trente à quarante-cinq ans ! Des hommes, dis-je ?
Est-ce bien le mot propre ! Quel pauvre ramassis d'humanité
déchue que cette compagnie d'éclopés, de fatigués, de ruines
physiques accompagnant ou précédés d'une plus irrémédiable
ruine morale. Sur cent trente en pourrait-on compter une
douzaine qui inspirent quelque confiance en leur intelligence et
leur moralité ? Tout au plus. Et c'est l'armée des citoyens !
Pauvre France !
Le
28 mai - Villers-les-Erables.
Je
rentre de la messe où un aumônier plutôt mal doué m'a coupé
la dévotion en récitant mal un sermon quelconque et monotone ;
écrit à cent lieues et à cent ans de la vie âpre, terrible
et grandiose qui étreint ses auditeurs. Et le malheureux se
rappelait assez vaguement les transitions. Il m'a fait pitié.
Dès
que le clergé n'est plus une élite, la religion est perdue.
Je
me suis caché au fond du verger sous un pommier avec mes
lettres... Lettres de mes deux mamans, de mon frère Louis, et
une touchante carte de mon petit Pierre de Chelles dont la mère
a guidé la main.
Toute
cette affectation enveloppante venant m'arracher à l'odieuse
atmosphère où j'étouffe depuis le 23 mai m'a peu à peu
ranimé ; réchauffé, dégagé et tout à coup je me suis mis
à sangloter, à sangloter comme une madeleine.
Comme
j'étais seul et caché j'ai pu laisser couler toutes mes
larmes. Maintenant cela va mieux, cela va bien.
Qu'il
suffit de peu de chose pour vous changer l'âme, la sympathie.
Voilà douze ans que maman a fêlé d'un rien, au cours d'une
discussion stupide le vase précieux de mon affection filiale.
(deux pages
déchirées, difficilement lisibles)
Jamais
malgré mes efforts je ne retrouverai la ferveur perdue. Je
revois et reverrai toujours la scène pénible :
La
première femme que j'ai aimée avec du feu dans les artère, la
première qui m'avait donné des baisers savants et brûlants,
m'avait donné une bague d'argent. J'avais en vacances emporté
la bague et je n'osais la montrer. Un jour, ma sœur Berthe vit
la bague, la prit et la mit à son doigt. Pour ne pas trop
attirer l'attention, pour ne pas révéler le prix que j'y
attachais, je n'exigeai pas sur-le-champ qu'elle me rendît le
bijou. Mais à quelques jours de là, je voulus user d'autorité
: ma sœur s'accrocha et ne voulut pas céder. Comme je devais
partir un moment plus tard vers ma dulcinée, que je voulais ma
bague à tout prix, j'employai la force. Je voulus ôter du
doigt de Berthe cette misérable petite bague. La sotte se
défendit, je la menaçai d'une gifle. Ma Mère accourut,
intervint, me menaça moi-même de la gifle, donna l'ordre à
Berthe de lui remettre la bague que docilement la sœur maligne
présenta.
Ma
colère au lieu de diminuer augmenta, changea de direction quand
je vis maman mettre la bague dans sa poche et me dire de son ton
souverain : "Tu ne la reverras pas".
Je
n'osai aller jusqu'à la violence devant cet abus maladroit
d'autorité mais je prononçai des paroles insolentes.
Je
partis pour Germondans,
furieux contre moi, sans dire adieu. Rentré chez moi, après un
repos agité j'eus le remords amer de mon irrespect. Je mis tous
les torts de mon côté, j'écrivis à maman une lettre
explicative et pleine de regret sincère et ému.
Elle
me fit l'affront et commit la maladresse de ne pas me répondre
et de garder orgueilleusement tout le succès de son triomphe.
J'en
ai éprouvé - j'avais vingt-trois ans - un non moins
orgueilleux chagrin - un dépit qui a blessé ma tendresse
filiale. Depuis, ce fut fini de ma spontanéité d'amour.
Jusque
là je me serais dépouillé pour donner, faire plaisir, venir
en aide - (le matin de la scène, j'avais avant de partir remis
à maman, en don joyeux, mon mandat de vacances). Désormais, je
ne pus plus rien envoyer que si une demande directe m'était
formulée.
Je
sentis avec plus de tristesse et d'isolement l'âpreté jamais
satisfaite de cette mère supérieure par l'énergie, le
courage, le dévouement, mais à qui je ne sais quel sentiment
complexe empêchait de cacher sous de nouvelles exigences
n'importe quel consentement que lui aient fait ses enfants.
Jamais une parole encourageante, ni un remerciement maternel.
Elle n'a pratiqué pour stimuler l'obéissance que la manière
forte.
Et
pour une nature sensible comme la mienne, ça constitue un
continuel supplice que je sens depuis vingt années au moins.
La
dernière scène à ma dernière permission, si lamentable et si
triste n'a pas d'autre source mesquine, insignifiante et
pourtant d'une rare puissance réfrigérante.
J'en
souffre et ne puis surmonter cela. Nous ne sommes plus à
l'unisson malgré une bonne volonté réciproque. Je sais bien
que c'est inepte, mais j'ai froid quand je vois en tête d'une
lettre "Mon cher ami" et c'est pourtant celui quelle
emploie quand elle est le plus tendre. Je crois que je
sangloterais de reconnaissance, si un jour elle m'appelait :
"Mon cher enfant".
Aujourd'hui
elle me demande que je dise si j'ai besoin de quelque chose ! Il
y a huit jours on m'a fait l'envoi demandé d'une carte
d'État-major. L'idée n'est pas venue d'y ajouter un rien qui
m'eût inondé de joie, ou si, l'idée est peut-être venue,
mais on a du calculer que le beurre ce jeudi-là devait fournir
tant, et qu'on ne pouvait déranger les comptes, qu'on ferait un
autre envoi un autre jour ; sans pressentir que cent grammes de
beurre ce jour-là, inattendu, m'aurait fait plus plaisir que
dix kilos sur demande.
L'idée
de paix s'infiltre de plus en plus abondante et étendue parmi
la troupe, la presse, et si j'en puis juger, parmi les civils...
Ce
n'est que des allusions dans la presse, des conversations à
voix basse entre confidents et prétendus initiés dans
l'armée. On pressent une hostilité sourde chez tous les
anciens antimilitaristes et socialistes d'avant-guerre contre
les récentes paroles de Poincaré à Nancy,
paroles de lutte à outrance... on devine la lassitude et le
découragement chez les Allemands depuis leurs vains efforts
contre Verdun, en présence de la marée de haine, d'armement et
de soldats qui s'élève sans cesse contre eux ; chez nous, chez
nos résignés à la paix, on sent la crainte de l'effort à
continuer pour mériter la victoire, on découvre la
défaillance devant les bastions sans fin que les Boches ont
élevé chez et contre leurs adversaires. Enlever cela de haute
lutte : c'est impossible, disent-ils d'avance, tirant la leçon
de nos vaines offensives de l'an passé, des ruées stériles
des Boches contre Verdun. Hébrard bondit contre ces
défaillances et ces renoncements que j'écoute et comprends et
entends avec angoisse et révolte. Si mes concitoyens
découragés acceptaient la paix précaire, la paix humiliante,
la paix avec une nouvelle mutilation de la Patrie, je
n'accepterai pas moi; et je ne prendrai pas ma part de
responsabilité ni de risques pour le conflit futur.
J'irai
fonder un foyer ailleurs, en Argentine ou au Canada.
Cet
après-midi a été traîné à tenir compagnie à Ravenet qui
avait la visite de deux sergents du 45ème Chasseurs
à pied : son cousin Ravenet de Noidans-le-Ferroux, un
instituteur, Collet de l'Ain.
Deux
types très sympathiques, de vrais braves, entreprenants,
audacieux, mais francs et fiers : de ceux qui gagnent les croix
de guerre pour les autres, pour les officiers froussards ou
leurs lèche-culs, car c'est ceux-ci qui ramassent les palmes
que les premiers cueillent.
Il
y a quelques beaux décorés à juste titre. La plupart de cette
catégorie refuse de porter la croix. Ils laissent le soin à
ceux qui l'escamotent. Cela s'explique...
Une
boutade de M. Pennelier : "Dans le pays, vu la rareté de
la viande fraîche, on fait une grande consommation de
morue".
Hébrard
et Ravenet se sont encore absentés ce soir après l'appel...
Le
29 mai - Villers-les-Erables.
Hier
au soir est venu l'ordre de se tenir prêt à embarquer au
réveil. Dans la soirée contre-ordre.
Ce
matin attente. Les hommes sont oisifs, ils jouent aux cartes ou
s'étirent dans l'herbe.
Je
classe mes papiers : j'écris quelques lettres.
Le
lieutenant me demande si cela va mieux.
Je
réponds : non, mon lieutenant.
-
Pourquoi ?
-
C'est que je suis Franc-comtois et ...
-
Et moi je suis Franc-picard.
-
Si je me suis contenu, c'était par déférence pour vous et ...
A
ce moment Hébrard, avec le cahier de visite est venu
interrompre une conversation qui promettait d'être
intéressante et utile.
Arrivée
de nouveaux C.O.A., versés dans l'Infanterie. Ci-joint la photo
d'une des nouvelles recrues. Pauvre France!
Par
contre, il passe sur la route de beaux noirs gigantesques.
Notre
division va bientôt être à l'honneur m'a dit hier soir un
officier.
Oh
! Ces mornes attentes des troupes avant la bataille. Autrefois
on préparait une bataille avec ses jambes, marches et
contre-marches, aujourd'hui c'est des ouvriers dans des forges,
des automobilistes sur les routes, des sapeurs dans les boyaux
et sous le sol qui font une effarante et monstrueuse
préparation invisible. Après une oisiveté crasseuse et
démoralisante dans quelque hameau, on vous entasse dans des
wagons ou des autobus, vous dévorez des lieues inconnues en
fermant les yeux, on vous dépose à pied d'œuvre et là sur
place, de but en blanc, du jour au lendemain vous vous trouvez
en pleine fournaise où les régiments disparaissent comme un
feu de paille. On meurt sans avoir rien vu, rien ressenti de la
guerre. Oh ! L'affreux progrès du machinisme.
Le
Minotaure avait un appétit d'oisillon au regard du monde
moderne.
Douze
jeunes gens sacrifiés pour la cité, c'était peu. Aujourd'hui
il n'est pas de village auquel il reste la moitié de sa
jeunesse.
A
Giromagny, deux cents morts sur huit cents électeurs me disait
le caporal Rothen.
Et
cette autre horreur qu'on voit au détour de la route à Vingré
: la tombe commune de trois frères tués par le même obus...
Le
30 mai - 10 heures. Mézières.
Nous
avons quitté Villers-les-Erables tout à l'heure à neuf
heures. L'ordre est venu ce matin un peu à l'improviste.
Ravenet
parti cette nuit pour Amiens a laissé tout son fourbi en plan.
Je dois emballer nos deux cantines. C'est fait un peu vite, mais
j'y arrive, j'ai le temps de battre un œuf cru et de le déguster.
Puis c'est le départ sur
la grande route vers le nord, donc vers les tranchées et non
vers la gare d'embarquement. Vers celle-ci descendent des
bataillons sénégalais - les beaux gars !
Quelques-uns
me sourient cordialement d'un "Bonjour mon
lieutenant".
Je
suis à la queue. Dès le premier kilomètre il y a déjà des
traînards.
L'un
est accusé par le docteur d'avoir une claudication simulée, un
autre aux pieds gelés marche sur les chevilles. Quelle pitié.
Et on maintient ces malheureux dans l'infanterie pédestre,
alors qu'il y a tant de fantassins au pied solide dans les
trains de combat.
A
la sortie de Mézières on nous fait faire halte dans la cour et
le hangar d'une ferme. Le mouvement ne s'achèvera qu'à la
faveur de la nuit.
Le
régiment est monté aux tranchées (...illisible...)
mais notre groupe ne rejoindra le nouveau cantonnement que
demain matin. Nous coucherons une nuit à Mézières.
Le
soir, promenade avec Hébrard à la nouvelle gare de Mézières.
Le
génie a enfin créé une ligne stratégique à voie normale et
une gare rudimentaire s'est élevée en plein champ. Cela me
fait songer à une scène du Far West.
La
différence est qu'ici la plaine est cultivée à l'infini et
les voies de garage courent dans les champs de blé, puis les
routes empierrées se croisent aux abords de la gare militaire
pour l'écoulement rapide des envois.
Au
milieu des seigles en épis et des blés en herbe, on a élevé
des baraquements-abris à munitions, il y a plus de quarante
hangars en bois, recouverts avec des toiles peintes en couleur
terrain. Le long des quais des piles de torpilles... Quel
travail. Partout des fils télégraphiques, téléphoniques, des
rails, des wagons, des wagonnets, des locomotives, des poutres,
du ballast, des éclisses, des remblais, des épaulements, des
madriers, des camions. Tout un matériel formidable qui me donne
confiance et conscience de notre force, de notre organisation,
mais en même temps qui me fait mal...
Quelles
effrayantes dépenses ; c'est là que coule la sueur et l'or de
la France !
Et
l'angoissante question : toutes ces dépenses ne sont-elles pas
vaines parce qu'elles sont trop tardives ? J'en ai peur. Il a
fallu deux années d'échecs douloureux, le chancre d'une
odieuse invasion pour que le Conseil supérieur de la guerre
reconnaisse son ignorance...
Un
soldat donne à Bergay des indications sur les ressources en
fesse de la localité. Il cite : telle, telle, etc...
Puis
: Ah ! dans une boulangerie il y a une belle petite de seize
ans. Il suffit d'y aller avec du culot. La mère ne s'y oppose
pas. Elle dit seulement qu'elle n'aime pas les gradés. Elle a
dit : "Si ma fille veut faire plaisir à quelqu'un elle est
bien libre, mais pourvu que ce soit à un soldat et non à un
officier".
Le
soir je suis allé au "Mois de Marie" un instant.
Nombreuse assistance militaire, à peine une demi-douzaine de
civils dans une très vieille et pittoresque église romane.
Le
31 mai - Caix.
Nous
avons quitté Mézières à cinq heures. Arrivée à Caix à
huit heures.
C'est
ici la rude région où mes frères ont lutté en fin août
1914.
Je
relis le carnet de route de Maurice. "Bayonvillers",
27 août. "L'horizon est vaste, sur les champs plats
coupés de routes droites aux grands arbres rangés et semés de
villages aplatis sur le sol d'où ne s'élancent que des
clochers".
Caix.
A l'encontre de Villers-les-Erables et Mézières posés à
même sur le plateau - asséché et où les puits ont cent
mètres de profondeur - Caix est blotti sur le revers d'un
étroit vallon, les puits n'ont qu'une vingtaine de mètres.
En
passant jeté un coup d'œil au clocher très original. Tour
massive quadrangulaire avec cinq coupoles comme une mosquée et
une église aux portes ogivales du plus beau flamboyant.
Installation partielle de la compagnie. Ma section doit attendre
le départ d'une Compagnie du 404ème. Sieste à
l'ombre chaude. Repas prolongé. Le lieutenant est revenu avec
nous. Ravenet à rapporté hier de chez madame Pennelier mère,
à Amiens, une fameuse bouteille de cognac que nous vidons.
Les
sentiments sont émus. Ravenet amène la question du conflit sur
le tapis. Cela se tirera peut-être au clair, car je ne puis
rester jusqu'à la fin...
-
Une brave émigrée nous offre un lit.
-
Une voisine une table. La fille de celle-ci - quatorze ou quinze
ans est déjà semble-t-il totalement dépravée, déformée :
elle me demande au cas où je serais blessé de me faire un
pansement... et en présence de sa mère, la malheureuse.
Une
carte de (...illisible...)
Rien
de nulle part ailleurs.
21
heures. Enfin la question Bordenet est réglée. Il retire son
grief, reconnaît en public son erreur. Je lui ai tendu la main.
Je tâcherai d'oublier ce cauchemar. Je me sens allégé.
J'en
étais là, je viens d'être interrompu par Ravenet qui fait
visiter notre "chambre à coucher" à deux voisines
accueillantes... Vade retro, satanas...
Elles
ne sont pas restées longtemps : un simple coup d'œil admiratif
à notre installation. Dans une petite écurie en torchis, nous
avons fait placer deux châssis fait avec quatre branches mal
assemblées et le fond entrecroisé de fils de fer récoltés à
droite et à gauche au hasard des bottes de pailles déliées.
Dans le cadre en bois la paillasse qui, par faveur est bourrée
de paille fraîche... Paix à vous, ô mes poux ! Une table
sommaire dont les pieds sont faits avec des lattes, entre les
deux lits un paillasson recouvre la terre battue et encore
imbibée de vieux purin. C'est du luxe, un tapis ! contre les
murs ajourés au hasard des dégradations, quelques clous -
porte-manteaux, deux petites planchettes - étagères.
Enfin
la crèche servira de garde-meuble, armoire, table de toilette,
étagère. La table est déjà parée d'une rose entre deux
œillets, et mes livres commencent à l'encombrer. Ce soir
cependant, j'ai eu trop d'émotions pour lire... A demain...
Le
défilé du 404ème montant à la relève aux
tranchées. Musique en tête, marche alerte. Lesquels de ces
hommes joyeux sont déjà marqués pour ne pas redescendre ?
Ravenet
est rentré à onze heures.
Le 1er
juin 1916
Commencement
d'incendie. Installation dans les cantonnements.
J'ai
visité un dépôt de munitions dans les environs du village.
Centaines
de mille obus de 75, milliers de torpilles.
Mon
guide, un adjudant m'a montré un mortier de 240. Le mécanisme
en est fort simple. La construction facile. Je m'étonne que
nous ayons tant tardé à en être pourvus.
Ici,
enfin, on est dans l'atmosphère d'une grande armée moderne,
ici on sent une préparation.
C'est
sans doute la leçon de Verdun, car il paraît que deux mois
plus tôt, il n'y avait rien ou presque.
Mais
depuis ! C'est formidable. J'ai vu avant-hier la ligne
stratégique, la gare improvisée, les moyens de transport
abondant et rapide sérieusement organisés. Et dans cette zone,
à vingt kilomètres des lignes les réseaux de fil de fer
barbelé, les tranchées, les abris, les emplacements de
batterie plus minutieusement étudiés et préparés qu'ici à
cinq, six kilomètres du front. Et tout cela de fraîche date.
Il
y a même entre les deux lignes défensives un large intervalle
négligé, comme s'il était calculé, ce que je crois ; ne pas
laisser, en cas de recul d'organisations préparées, obliger
l'ennemi à s'installer en terrain découvert.
Et
ici même, quel mouvement ! C'est un défilé continuel : de
caissons, de fourgons, de camions, cyclistes, cavaliers, motos,
fantassins coulent comme un fleuve bruyant jour et nuit, surtout
la nuit. Cela donne du réconfort. On double les routes,
supprime les détours, élève des abris.
Le
2 juin - Organisation des
cantonnements. C'est scandaleux que dans le village où les
troupes cantonnent depuis deux ans, il n'y ait presque rien
d'organisé.
Le
3 juin - Marguerite à un fils.
Noué
connaissance avec un certain Hermier - ingénieur - génie.
Nos
hommes rivalisent d'activité et d'ingéniosité pour installer
isolateurs, planches à bagages, lavabos, tables, etc.
Le
4 juin - J'ai raté la messe par ma
négligence autant que par nécessité de service.
Il
faut préparer le cantonnement pour une éventuelle revue du
Président de la République, de Joffre.
Nous
n'avons vu que les autos et dans le passage fugitif, l'éclair
des galons multiples.
Une
pièce à longue portée tâtonne pour faire sauter le dépôt
de munitions, imprudemment installé à cent mètres du village
et de notre cantonnement. Un obus est tombé ce matin à deux
cents mètres de nous. Et si le dépôt sautait, adieu les beaux
jours...
La
nouvelle arrive d'une grande bataille navale dans la mer du Nord...
Elle
n'est pas présentée comme une victoire tant s'en faut.
Les
pertes sont lourdes des deux côtés,
dit-on. Les anglais ont eu le dernier mot, mais ils semblent
très éprouvés, plus éprouvés que les allemands. Leurs
pertes (plusieurs cuirassés de premier ordre, plusieurs grands
croiseurs) sont indiquées avec la courageuse franchise de leurs
communiqués, tandis que celles des allemands sont indiquées au
conditionnel.
Il
paraît qu'on pavoise à Hambourg, ce ne doit pas être sans
raisons. J'ai idée que les Boches ont manœuvré pour éreinter
avec la totalité de leur Hochseeflotte une escadre de croiseurs
anglais, puisqu'ils se sont habilement et prudemment enfuis à
l'approche de la grande flotte anglaise. Trois victoires comme
celle-là et la supériorité de nos alliés sera compromise.
Parce
que j'émets ces idées, Hébrard me traite presque de mauvais
Français.
Soir de guerre.
Je suis monté
sans but, ce soir sur la colline.
L'air pur
après l'orage enflait mieux les narines.
Tout est
calme. On dirait que la vie un instant
S'est assise,
rêveuse, écoute et se détend.
Sans bruit le
vent d'ouest a pressé les nuages
En une lourde
digue enfoncée aux parages
Où le soleil
demain tentera d'aborder,
Si demain le
soleil au monde est accordé...
Bah !
Demain... Dans le pur cristal de la buée
Tous les
décors du soir suspendus aux nuées
Flamboient. Et
sur la terre, après l'effort du jour
La paix monte
et déborde ainsi qu'un grand amour.
Soudain, vers
l'est noir, les décharges furieuses
De quelque
batterie aux pièces monstrueuses
On croirait le
galop d'éléphants en acier
Sur des tôles
de fer. On songe à se signer.
Puis le
silence heureux berce à nouveau la plaine
Du sol humide
monte un parfum de verveine.
Le soleil pose
aux fenêtres des vitres d'or.
Un chien
jappe, une alouette tombe, et s'endort...
Mais tout à
coup s'abat sur les champs en prière
Comme un pin
foudroyé qui tombe sur la pierre,
Le tac tac
effaré, sinistre furieux,
Des horribles
mitrailleuses. Pitié, mon Dieu.
Comme un
frisson glacé, dans le vent la mort passe.
Puis c'est les
cris joyeux des gamins sur la place
Dès que le
bruit mortel dans l'ombre s'est éteint.
Et voici que
la cloche, à l'appel argentin,
Égrène dans
le ciel les douces litanies
Du tardif
angélus. La pieuse harmonie
Flotte, erre
et se dissout dans la nuit infinie.
O halte du
soir. (O beau soir d'une)Dure époque. Heure bénie...
Je suis resté
très tard sous le chêne, à songer...
Belle et douce
nature as-tu soin de cacher,
En déployant
ce soir tes attirantes grâces
Tout ce que
l'avenir nous promet de menaces ?
Ou bien
veux-tu donner un flamboyant adieu
A ceux qui
vont mourir, cette nuit, en ce lieu
Sans l'espoir
décevant de quelque apothéose
Et qu'on
enterrera sans prières ni roses ?
Je ne sais.
Mais pour moi, ton crépuscule blond
Avec sa paix,
ses feux, ses parfums, ses chansons
Étalait à
mes yeux l'émouvante richesse
Des mille
souvenirs d'une heureuse jeunesse.
Et si
l'horizon noir avec ces bruits maudits
Répétait que
les jours de bonheur sont finis
Qu'il faudra
désormais se vêtir de courage
Verser dans sa
chair lâche une indomptable rage,
J'ai vu quand
le rideau de la nuit s'est fermé
Tout ce qu'on
voit au fond d'un regard bien-aimé
Quand l'heure
solennelle de partir est venue
Et qu'il faut
s'engager dans la sombre avenue...
Adieu, soleil
lointain... O nuit je te salue...
Sur la colline
au sud de Villers-les-Erables, le 29 mai 1916
Caix, le 2 juin
1916.
Le
5 juin - Caix.
Journée
insignifiante. Je suis de jour.
Un
nommé Loubeau manque à l'appel. Je le fais appeler car on me
le signale dans une maison voisine dans un bouge où un bébé
de trois ans salue les visiteurs par cette phrase sans nom :
"Salut, vieux maquereau, tu viens encore baiser ma mère !
"...
La
mère, mégère sale, la fille, quinze ans, déjà déformée
par une maternité précoce, un visage abruti par le vice et des
lèvres lippues.
J'ai
renvoyé en vitesse à son cantonnement l'amoureux attardé, en
l'avertissant de ne pas s'y retrouver.
Une
demi-heure plus tard je repasse pour les feux à sa grange, le
brigand était reparti, il n'avait fait que semblant de
rentrer...
Cela
dépasse les bornes de la mansuétude et de l'amour... Je fais
prévenir le lieutenant qui inflige à mon Loubeau, huit jours
de boîte...
Je
n'ai jamais vu une débauche égale à celle des femmes de ce
village. Dans la rue, toutes celles de la rue ou presque, ont
des allures de prostituées.
Ravenet
a eu communication d'une circulaire prescrivant le maintien dans
l'administration des adjudants du cadre auxiliaire.
A
quoi tiennent les destinées.
Le
6 juin - Caix.
Marche
par Cayeux-en-Santerre, Wiencourt, Guillaucourt...
Le
bois, sur la route est un camp grouillant de chevaux et
d'hommes. S'il était repéré, quelle salade !
Nous
passons près de la gare où charge notre ex-C.V.A.D. Ravenet se
détache pour y voir les copains.
L'après-midi,
il ramène Petit et Pernot boire un verre...
Ravenet
a vu Pouteau.
Charmant accueil. Ils se sont entretenus de notre retour au
convoi... Pouteau y croit. Ravenet y compte, un peu, moi je
reste sceptique. Assurément, c'est vexant d'être parmi les
cinq ou six adjudants malchanceux que le zèle intempestif, la
frousse d'un intendant-général a versés dans l'infanterie,
tandis qu'à peu près tous les adjudants C.O.A. de l'armée
française restent à leur poste. Cette déveine ne parvient pas
à me révolter, tant je sens l'intérêt général et
l'équité de la mesure qui veut faire de nous des combattants.
D'autre part, je suis choqué et confus à l'idée de faire une
demande pour rentrer à un poste d'embusqué. Ravenet insiste.
Il a une femme, un enfant, ce sont des motifs, moi je suis jeune
et célibataire. Je ne réussis pas à me décider à faire une
demande de réintégration.
Mme
Hénonin, notre hôtesse obligeante, celle qui nous a offert des
draps dans les lits du grenier nous donne l'explication de sa
bienveillance par ses provocations. Elle m'écœure, cette femme
épaisse, graisseuse et grasse, déjà mûre puisqu'elle a une
fille de dix-huit ans. Ravenet a vu un soldat du génie, notre
prédécesseur au grenier, embrasser dans l'ombre la mère à
pleine bouche. Cela l'excitait pendant que j'écrivais à maman
il monte en hâte et me dit triomphalement : elle marche ! Le
type du génie est en train de la peloter à l'écurie. Je les
ai vus...
-
Blague à part ?
-
Si, si. Je vais lui faire du plat.
-
Tu plaisantes ? Tu n'es pas dégoûté ?
-
Oh ! Vieux, nous sommes à la guerre. Un cul c'est un cul... tu
ne vas pas t'imaginer que "je tire un coup" par
béguin. C'est par besoin, pas toi ?
-
Oh ! Moi, fis-je évasivement : "je ne fume pas, je ne bois
pas, je ne baise pas". C'est toi qui a trouvé la formule. (...illisible...)
Le
7 juin - Pendant la corvée de lavage
aux sources de la Luce.
Aujourd'hui
se tient à Chicago la grande Convention du parti républicain
qui doit désigner le candidat à la présidence.
Grave
journée. Le sort de la guerre s'y prépare. La dissension
Taft-Roosevelt
sera-t-elle effacée ? L'union se fera-t-elle sur le nom de
Roosevelt, comme les démocrates se sont unis sur la candidature
de Wilson ? Si oui, la lutte va devenir passionnante. La
rencontre des idées, le choc des deux grandes tendances de la
Grande République sera presque aussi formidable que celle qui a
lieu sur le continent européen, et son contre-coup se fera
sûrement sentir ici.
Deux
thèses opposées : le parti de l'expectative vigilante, avec la
peur de la lutte et l'horreur de la guerre, l'illusion de la
paix perpétuelle. D'autre part, le parti ardent; prêt à
l'intervention avec la claire notion des dures réalités. Les
premiers appuyés sur la foule, les seconds sur les puissances
industrielles. Mais ce qui est bizarre, c'est que ces derniers
qui sont des réalistes énergiques vont se poser en champions
du droit outrageusement violé par les Boches dans leur
politique et leurs méthodes de guerre ; les autres qui sont des
idéalistes sont résolus à subir sans broncher tous les
affronts faits au même principe du droit des peuples et de
l'humanité.
La
bataille croît en furie autour de Verdun sur le fort de Vaux.
Je m'attends à sa chute.
Les
bandits, on dirait qu'ils se sont proposé l'extermination de la
race française dans cette infernale broyeuse d'hommes qu'est
devenue la bataille de Verdun.
Oui,
ils sentent bien que c'est nous l'Erbfeind (l'ennemi de
toujours), toute leur rage se retourne contre nous à
l'heure où ils s'aperçoivent que la victoire leur échappe et
que la faute en est à ces Français déconcertants : Ah ! Oui,
les prétendus leichtsinnignen (distraits) Franzosen se
sont redressés, terribles et c'est eux qui ont brisé l'élan
de la furieuse et prétendue irrésistible Germania. Ce ne sont
tout de même pas des Russes que l'on botte et méprise, non
c'est des hommes incompréhensibles, ces Français. Notre
ressort échappe à leur psychologie. Quelle nouvelle raison de
nous envier, et de s'acharner avec l'âpreté de la jalousie sur
notre race qu'ils voudraient détruire puisqu'ils ne peuvent
l'égaler.
Pendant
la cor...
Tard.
Le bruit arrive d'une grande victoire russe. Treize mille
prisonniers, cent canons. Cela va nous donner du cœur au ventre
pour tenir sous la ruée des Barbares.
Le
caporal Jarasson, un territorial, père de famille, a été
surpris par le lieutenant dans la cabine à côté du bureau,
enfermé là avec la demi-fillette provocante de la cour...
quatorze ans, des seins proéminents, qu'elle fait saillir par
des gestes décontenancés - est-ce candeur ou vice ? - tous les
deux sans doute. Les quatre filles de la maison font les grues.
La mère ferme les yeux, le père boit du vin blanc à journées
faites. Quelle pourriture, mon Dieu.
Et
l'une des filles travaille dans une maison où loge le
général. Elle nous rapporte chaque soir les derniers tuyaux.
Ainsi
nous devons partir samedi à Albert. C'est le 3ème
Corps qui nous remplace, etc... etc. Cela me fait bondir et mal
au cœur. Quels sont les plus coupables, les officiers
étourdis, bavards, ou ces femmes prêtes à tous les marchés
?...
J'ai
envie d'écrire au général, mais :
"Wer die Wahrheit spricht der muss Schon
sein Pferd am Zügel halten,
Wer die Wahrheit denkt, der muss Schon den
Fuss am Bügel haben,
Wer die Wahrheit sprichte der muss Statt der
Arme Flügel haben..."
Sagt Mirza Schaffy...
(Celui qui aime la vérité doit tenir les
rênes de son cheval
Celui qui aime la vérité doit
avoir les pieds dans les étriers
Celui qui
parle la vérité doit avoir des ailes à la place des bras,
dit Mirza
Schaffy).
Et
je n'ai pas d'ailes pour me garer.
A la Croix Morel
Ma forêt.
Je la connus aux mois des midis accablants.
Ils reculaient. Nous avancions avec ardeur.
Les chemins défoncés portaient encore la
trace
De leurs obus. Dans l'air flottaient d'âcres
relents.
Les morts furent couchés là comme dans un
temple,
Et les vivants durent près d'eux, la rage au
cœur
Lutter. Mais dès que le soir endormait
l'horreur
Le vent pieux mettait en prière les
trembles.
Que de fois par les lourds après-midi
brûlants
J'ai senti en entrant sous les nefs de
verdure
Se poser sur mon front la main humide et pure
Qu'un ange aurait trempé dans un bénitier
blanc.
Et j'ai réjoui mes yeux aux couleurs
éclatantes
Quand l'automne étendait ses flamboyants
décors
Tandis que dans l'allée où reposent les
morts
Frissonnait la ferveur d'une chapelle
ardente.
Le soir, quand la futaie parée en reposoir
Étincelait sous l'or et la pourpre de
hêtres,
Il m'advint de chercher quel invisible
prêtre
Y cachait le soleil, ce sublime ostensoir.
(Abaissant le soleil comme un grand
ostensoir.)
Plus tard, les matins froids vêtus de
brouillard pâle
Ont pleuré sur le tertre où nulle femme en
deuil
N'apporta sa prière (douleur) aux soldats
sans cercueils.
Mais les arbres offraient leurs feuilles
triomphales.
Quand les troncs gémissaient durant les
nuits d'hiver
J'ai craint de pressentir l'aveu de la
déroute.
J'allais comme un croyant poursuivi par le
doute
Malgré le sûr espoir des prochains rameaux
verts.
O forêt maternelle et forte sous l'orage
Jamais n'éclatait mieux ta vivante leçon
D'inébranlable foi, d'ardente floraison
Qu'aux jours noirs où le vent contre toi
faisait rage.
Et lorsque la tourmente arrachait les taillis
J'ai compris quelle force et quelles
espérances
Nous attachaient tous deux à la terre de
France
Qu'il soit sombre ou bleu (qu'il soit bleu),
le ciel aimé du pays.
Puis (enfin) quand le printemps mit en émoi
(fit craquer) les brindilles,
Quand le long des sentiers la pervenche et
les scilles
Faisaient croire au bonheur, oublier la
tuerie
J'ai bercé dans les bois troublants
(discrets) ma rêverie
Priant de pouvoir sous ton ombre ô grande
amie
Aimer, guider mes fils, puis m'endormir sous
tes charmilles.
En souvenir de dix-huit mois de guerre, dans
la forêt de Villers-Cotterêts.
Caix, le 7 juin 1916.
A Ravenet
Mon camarade est une teigne,
Il est crampon, il est taquin.
Il tient à moi comme une empeigne
Au contrefort d'un brodequin.
Que je m'épouille ou qu'il se peigne
Il se place sur mon chemin,
Toujours, jusqu'à ce que je geigne,
Il m'agace chaque matin.
Plus indiscret que les enseignes
Du fameux chocolat Guérin,
Partout, qu'il soit sincère ou feigne,
Il dit que je suis un serin.
(Il faut toujours qu'il me renseigne)
Il a fallu qu'il me renseigne
(sur ses exploits et ses catins)
Sur les morpions et les putains
(Il me fait, le diable l'étreigne)
Il faudra que le diable l'étreigne !
Fumer, chiquer comme un marin.
(Fumer, saouler comme un marin)
Pour me piquer pis qu'une araigne
Il est plus rosse que coquin ;
Mais quand faut-il que je me plaigne
Puisqu'il doit être mon copain.
Et de lui lancer une beigne
Le désir me chatouille un brin
Pourtant l'accord entre nous règne
Comme entre les doigts de la main
Car au fond, c'est un bon copain.
Berteaucourt, 25 juin.
Le
8 juin - Caix.
Kitchener
est coulé. Vaux succombe, deux gros succès tapageurs pour nos
ennemis, mais succès infructueux sans doute. L'homme et la
forteresse ont rempli leur rôle, ont coûté à l'Allemagne.
D'autres sont prêts à la continuation de la lutte que l'effort
héroïque a préparée.
Par
contre le succès russe s'annonce magistral, on parle de
vingt-cinq mille prisonniers. Ceci compense cela.
-
Les idiotismes du Commandement.
A
la décision du 417ème du 7, défense de se servir
de chaux, chlorure de chaux pour la désinfection des
feuillées, protection insuffisante ; les recouvrir de terre.
A
la décision du 8, défense de recouvrir les feuillées avec de
la terre, elles se combleraient trop vite, se servir de chaux,
chlorure de chaux.
On
lit cela à tout un régiment.
-
Principe premier. Attendre pour exécuter un ordre que vous ayez
reçu le contre-ordre.
Deuxième
principe : Rendre compte et s'en foutre.
Résultat
: si nous sommes vainqueurs ce ne sera pas de notre faute...
Envoi
de Maria - Délicatesse touchante. Nouvelle rencontre de Jean
Roy.
Le
9 juin 1916, Caix - Formation d'un
peloton d'instruction sur le fusil-mitrailleur.
8
kilos - 120 coups à la minute. Arme pratique, maniable,
redoutable.
Deux
par section, paraît-il - 500 francs pièce.
Le
lieutenant a pour invité le capitaine Sagosse qu'il tient pour
l'officier le plus capable du 18ème Bataillon.
Tête
massive, menton volontaire, visage terne, glabre, quelques poils
ras en guise de moustache. Un tête peu décorative, ni
prometteuse, ni expressive. Rien qu'une froide volonté y est
inscrite. Quelque chose de la dureté germanique.
Le
capitaine parle peu. Il écoute. Des réponses brèves, dites
sans que le regard se fixe, ni même se distraie de son
assiette, mais avec une telle assurance qu'on n'a pas même la
tentation de discuter.
Il
pose ses affirmations tranquilles, comme un champion de boxe qui
s'ignorerait, pose sa main sur la table.
Il
nous a dit :
-
La guerre sera finie dans trois mois.
-
Le 17 juillet, nous serons à St-Quentin.
-
Les Anglais ne peuvent rien faire sans nous.
Pourquoi
? Comment. Il ne prend pas la peine de le dire, et il avance
cela sur un tel ton impassible et sûr que personne ne le lui
demande.
Reconnaissance
du champ de tir avec Aubry.
Pendant
ce temps-là, Ravenet et Hébrard reconnaissent les défenses
compromises de la blanchisseuse. C'est pour ce soir l'assaut
décisif...
Ces
grues ont des noms de guerre...
"La
Mitrailleuse", la 120 long, le sapeur, la femme aux galons,
la femme au chignon.
Le
10 juin - Tir dans la carrière de
Caix. Les bons tireurs sont rares. Les tirs d'instruction
outrageusement négligés. Saillard tient la main gauche sous la
crosse par un prodige de maladresse. Cabut place la crosse sous
son aisselle. Voirin le nerveux manque presque la butte...
Hébrard
et Ravenet, les braves genss du Midi ont fait apporter la
gourde. Ils oublient d'en offrir à leurs "copainns",
avec le même zèle qu'ils mettent à téter à la gourde des
autres.
Une
carte inquiète de ce bon M. Fourgeot.
Nous
avons à déjeuner un lieutenant du 45ème B.C.P., M.
Ollen.
Un
pseudo-avocat, sergent du 352ème.
Lafosse,
sergent-major de la C.H.R.
On
parle un peu de tout, à touches légères, mais
significatives...
L'organisation
du front : elle n'existe pas. Aucun abri solide dans ces
villages bondés de troupes ou dans ces tranchées de première
importance autour de Lihons, Meharicourt, Chaulnes, etc. Un
bombardement avec des 105 ou des 150 ne laisserait rien. Voilà
ce que disent ceux qui viennent du front de l'Aisne. Et chaque
soldat pour se reposer un peu en demi-sécurité doit se creuser
un trou individuel.
Et
nous sommes à l'une des articulations vitales de la ligne - au
vingt-troisième mois de la guerre !
C'est
tout une méthode, et les hommes qui l'avaient apprise qui sont
à balayer.
Les
pionniers de la division se sont mis à l'œuvre, le travail est
suspendu faute de matériaux..
Où
vont donc tous ceux que d'incessants convois automobiles
transportent ?
Aux
travaux de la seconde ligne. Et pourtant un soldat du génie m'a
avoué que beaucoup de travaux étaient commencés, pas un seul
achevé, c'est donc provisoirement comme s'il n'y avait - encore
et toujours - que les poitrines de nos malheureux.
On
en vient à la séance secrète prochaine. Briand serait
renversé et Joffre avec.
Remplaçants
respectifs éventuels : Barthou, Pétain.
-
Encore du propre, fit M. Pennelier.
-
Nous avons une belle bande de goujats à la Chambre, réplique
Ollen.
-
Personne ne nous rendra le service de foutre tous les députés
à la porte, ajoute Hébrard.
-
Et les envoyer au front, complète Bordenet.
M.
Pennelier reprend : après le 4 août, on n'aurait jamais du
rouvrir la chambre ni s'encombrer des commissions de l'armée
qui font gâcher le temps aux ministres, encombrent tous les
services de leur curiosité dangereuse. Quand on y voit des
imbéciles comme X ; sénateur de la Somme. On en a assez. Mon
Dieu.
-
Il y a de quoi vous dégoûter...
Et
c'est ainsi que raisonnent des gens intelligents, des officiers
de réserve, des soldats citoyens, lecteurs de l'Écho de Paris.
Ils ont eu la contagion des sourires officiels de la béate
satisfaction qui nous a laissé deux années les Boches au cœur
de la France, qui nous a valu deux années d'échecs sanglants,
impuissants, qui nous laisse avec des méthodes pétrifiées, à
la merci d'un coup d'audace allemand. Ils ne voient pas que nos
échecs, la demi-préparation actuelle pèsent sur ce bon Joffre
de la vieille école, et que le remercier c'est hâter la
victoire, sauver la Patrie.
-
On parle des Anglais : ils ont prévu juste en comptant trois
années de guerre dont nous ferions les frais. Jusqu'ici c'est
l'écume de la nation qui a combattu.
Ils
n'ont pas engagé le noyau de leur population virile dans la
lutte, et ils ne le feront jamais. S'ils attaquent ce ne sera
jamais sans nous. Toujours nous, saignés à blanc, et
l'après-guerre qu'ils ont soigneusement préparée nous livrera
pieds et poings liés à leur emprise. L'emprise anglaise sera
plus forte plus odieuse que l'emprise germanique.
-
Si, ils ont fait un effort gigantesque et ont joué un rôle
énorme, objecte quelqu'un.
-
Oui, mais par intérêt, non par sympathie.
-
Ils ne se conduisent pas en véritables alliés, dit Lafosse.
C'est honteux quand on songe qu'ils nous font subir la perte du
change. 20 livres doivent être payés 25 livres en France.
Allons donc !
-
L'après-guerre ! Dire qu'ils ont monopolisé la viande
frigorifiée. Pourtant Caillaux
avait été envoyé pour cette question en Amérique.
-
Caillaux ! Sa présence au ministère serait un défi. Ce serait
la guerre civile.- Je vous dis qu'on fera une autre Commune,
menace le froussard Bordenet.
Puis
ce sont des questions de personnes.
Le
pseudo-avocat vient de "défendre" (?) un soldat en
conseil de guerre.
Il
vante le tact, l'éducation de M. Loubet, le
commissaire-rapporteur...
-
Il n'a pas un poste dangereux, celui-là.
-
Pardon, il a fait six mois de tranchées.
-
Pour un fils de Président de la République, six mois de
tranchées, c'est très beau, répond le jeune avocat.
(Morale
: loi des proportions :
dignité
X danger = 0
dignité
X piston = sécurité
obscurité
X dévouement = danger imposé).
Lui-même,
ce jeune élégant, "qui n'a fait du droit que pour
esquiver deux années de service militaire" (sic selon son
expression) a trouvé un poste au front. Il est sorti de la
tranchée pour passer au service des renseignements (abris,
postes d'observation, rapports).
Je
souhaite que ma présence y soit reconnue indispensable,
termine-t-il en guise d'adieu.
Ces
conversations retentissent douloureusement en moi. Voilà huit
jours que je lutte contre la tentation de protester contre mon
affectation à l'infanterie, et de demander ma réaffectation
aux C.O.A. Ravenet a fait sa demande, je ne peux me décider à
cette reculade morale... Mais quand j'entends et je vois une si
universelle défilade je n'entends plus mes intimes reproches.
Le
Petit Dépôt est dissous.
On
va former un régiment de dépôt divisionnaire avec les 4ème
Compagnies de chaque bataillon de la division. Les bataillons
seraient à trois Compagnies (la 4ème étant
représentée par une Compagnie de mitrailleuses).
Celles-ci
et les fusils-mitrailleurs permettront l'économie des hommes -
dit la note - on s'en aperçoit quand on n'a plus d'hommes.
Enfin
! Ces régiments de dépôt seraient des réserves d'hommes et
de cadres pour le renforcement immédiat d'une division
éprouvée.
La
diminution de l'effectif en ligne correspondrait aussi à une
économie de danger et de pertes. On imite les allemands -
encore - qui tiennent leurs secteurs passifs sans hommes ou
presque, simplement avec des mitrailleuses.
Dôle
me conte que Galliéni serait mort assassiné ! Mort des suites
de blessures qu'un général coupable à Verdun lui aurait
faites à la suite d'une altercation
???
Le
11 juin - Je ne croyais pas à une si
colossale puissance de la censure dans une démocratie
cancanière. Le masque de Fer, c'était sous Louis XIV, la
disparition de Louis XVII sous la Terreur. Mais pouvoir cacher
l'assassinat du grand ministre de la Guerre, ah ! non, et
pourtant je découvre dans l'Oeuvre un entrefilet ténébreux
sur cette mort inattendue.
Noter
l'article de Charles Humbert.
J'ai
pu aller à la messe. J'en sors après une poignante émotion
religieuse. C'est la Pentecôte.
Après
la cruelle et grandiose ironie du liturgique Gloria in excelsis
Deo et in terra pax hominibus voluntatis, un
aumônier à la figure mâle et profonde, à l'attitude
puissante et convaincue, à la voix calme et chaude,
extraordinairement prenante et habile nous a donné un sermon
émouvant sur le souffle de l'Esprit, sur sa merveilleuse force
"illuminant les douze bateliers à l'ignorance crasse"
d'une intelligence qui d'emblée put ébranler et détruire la
philosophie antique, renverser l'empire romain, "enflammant
ces douze peureux" d'un courage qui leur faisait affronter
les foules haineuses, les railleries et le martyre, alors que
pas un n'avait osé se montrer durant le procès du Maître.
Quand l'Esprit eut soufflé sur eux ils furent grands.
Et
le prédicateur nous demanda d'une façon pressante quand est-ce
que nous avions été fiers de nous, quand est-ce que nous nous
étions sentis grands, à quelles minutes est-ce qu'une émotion
étrange nous avait révélé que la vie matérielle, la vie
animale n'était pas tout, et que nous étions à ce moment
soulevés parmi les grands, soulevés vers Dieu?
"Je
donnerais mon sang pour affirmer que vous les avez connues ces
belles minutes, et c'est quand l'esprit divin soufflait sur
vous, ô mes frères dans le Christ".
Et
je vous demanderai pour votre salut d'abord, pour la gloire de
Dieu, pour la prospérité et la grandeur de notre France de
vous laisser pénétrer du souffle de l'Esprit. On parle
beaucoup et avec combien de raisons des problèmes
d'après-guerre. Il faut préparer la renaissance économique,
oui, mais songeons aussi à la renaissance morale de la Patrie.
Et celle-ci ne se fera que dans la mesure où vous obéirez au
souffle de l'Esprit, et j'entends sans aucune distinction de
parti, de coterie ; (...illisible...) à ce souffle qui
ne sent ni le bénitier ou la chapelle, mais le grand souffle du
christianisme.
Ces
paroles profondes et fortes sont venues me fouetter; j'ai honte
aujourd'hui de ma tentation de déserter le poste dangereux où
le sort - injuste - m'a amené.
Est-ce
que j'obéissais au souffle héroïque et divin de sacrifice en
faisant ma demande de réintégration aux C.O.A.? Non, je ne
cède à nulle inspiration élevée, l'égoïsme, la peur,
l'envie qui s'appuie sur la lâcheté des autres pour les imiter
et s'excuser ;
Mon
frère Louis dirait assurément que la part n'est pas
équitable. Et de quel front pourrais-je plus tard, parler à
mes camarades revenus.
J'ai
un tel mépris pour les embusqués et les lâches et je manœuvrerais
pour le devenir ! Non.
Et
puis, n'est-ce pas un impérieux devoir pour ceux qui ont
quelque sympathie profonde pour les malheureux, de rester avec
eux ? Et si je meurs ne sera-ce point une expiation salutaire ?
J'écris ceci pour me soutenir dans la résolution prise de
rester à mon poste.
En
me promenant dans Caix, un soldat me salue par la fenêtre d'un
bistro : c'est Breuillot, de Baume-les-Dames. Le Palût Hérard
est avec lui. Nouvelles du pays, souvenirs de jeunesse.
Bordenet
nous lit un article de l'Oeuvre où l'on prend la défense des
froussards, parce qu'ils mettent en relief les héros, ou
plutôt on les attaque en ce que quelques uns plastronnent et
posent au véritable poilu.
Bordenet
qui ne se pique pas d'héroïsme, oh ! non est heureux. Vous
êtes orfèvre, M. Josse, ai-je dit en conclusion.
Le
piètre citoyen - Homme consciencieux dans un certain domaine,
mais égoïste et lâche jusqu'au cynisme ou à l'inconscience.
Il n'a nulle fierté.
"Toutes
les qualités d'homme privé, aucune qualité militaire, ne pas
lui confier de mission périlleuse", lui promet M.
Pennelier, en appréciation.
Il
me revient ce soir à l'esprit les paroles puissantes du
prédicateur. Je me souviens d'un sermon, à Frankfurt-am-Rhein,
qui m'avait retenu au moment où j'allais troubler une jeune
fille. Et me suis-je repenti d'avoir obéi à la voix élevée !
"Ceux
qui vivent ce sont ceux qui luttent".
Je
viens de lire dans l'Écho de Paris du 10/6 un article de René
Bazin sur le problème de la dépopulation, ou mieux de la
repopulation de la France. Il y a là une des vues les plus
sensées, les plus justes, les plus irréfutables que je
connaisse sur la question.
Pour
une fois, cet écrivain à l'eau sucrée dit des choses
profondes. Il a mis le doigt sur la vraie plaie. Plaie morale
par excellence.
Où
sont les jeunes filles éduquées pour faire les mères
courageuses dont dépend le salut et l'avenir de la France ?
"Avant
tout faites des consciences et instruisez-les" et vous
aurez des enfants. Parfait. Ce n'est pas sans trouble que j'ai
lu cela.
Il
vient à la porte de la division 38 vaguemestres d'artillerie...
Gare à la danse.
M.
Pennelier nous dit que la grande attaque ici aura lieu, le 1er
juillet.
Chaque
nuit les pièces lourdes approchent.
Le
12 juin - Un quiproquo.
Hier
soir après ma ronde, quand je sortais du cantonnement de ma
section la blanchisseuse du voisinage, la "120 long",
descendait la rue et je me trouvai nez à nez avec elle.
-
Qu'est-ce que vous faites par ici à cette heure, petit coureur
? me dit-elle, provocante.
-
Et vous, d'où pouvez-vous bien venir ? Est-ce que vous n'aurez
pas vos visiteurs habituels ?
Car
voilà plusieurs soirs que Ravenet, Hébrard y vont boire
clandestinement le champagne camelote. Et tout à l'heure, avant
dîner, Ravenet en compagnie duquel je me trouvais, lui avait
demandé par la fenêtre un Banyuls qu'elle n'avait pas. Et ne
pouvant avoir l'apéritif, il avait convenu du digestif.
-
Si, si, tout à l'heure, fit-elle à ma question.
Je
n'avais pas fait dix pas avec elle que nous croisons des
officiers dont M. Pennelier.
Bon
pensai-je, me voilà classé et repéré.
Je
quittai la femme quand nous fûmes à hauteur de sa porte. Je
regagnai mon grenier, où j'ai rédigé mes notes, quelques
lettres et quelques strophes, à cent lieues en esprit des
amuseurs.
Ce
matin, cela n'a pas raté. Tout en me voyant, M. Pennelier
s'informe de ma fatigue nocturne. Vous avez mis en pratique
j'espère, l'article de René Bazin ? Fit-il gouailleur.
Et
cela va continuer pendant des jours tandis que Ravenet et
Hébrard s'amuseront follement de mon embarras, de mes vaines
dénégations, bien abrités qu'ils sont derrière cette
confusion inespérée.
"Y
me noyero su in meurdgie" ai-je soufflé à Ravenet qui
éclate de gaîté.
Visite
de Robin. Rencontre de Petit, Clapisson, Jouan.
Salandra
renversé.
Quelle
est la signification du vote. Je suis mal renseigné, mais je
trouve que le Petit Parisien s'applique avec beaucoup de zèle
à nous rassurer. La politique belliqueuse de l'Italie n'en sera
que stimulée ? Je le souhaite.
Roosevelt
est battu à la convention de Chicago. Je m'y attendais.
Roosevelt est trop clairvoyant, trop ardent, trop chaud partisan
de l'effort pour agréer aux masses. Celles-ci, de l'ancien ou
du Nouveau Monde ont une tendance irrésistible à imiter les
autruches et craignent les audacieux qui n'ont pas encore
réussi. Avant que Hugues ne soit élu, on le montrait favorable
aux Germano-américains, aujourd'hui on se tait ou on déclare
qu'on ignore son programme encore indéterminé.
La
victoire russe semble triomphale : trente mille nouveaux
prisonniers sont annoncés, cela porte le chiffre à cent cinq
mille prisonniers en six jours. C'est si beau et si inattendu
que les pessimistes émettent des doutes sur la certitude et la
véracité de ces communiqués.
Ce
vieil Hébrard, père de sept enfants qui a des indignations si
éclatantes en public contre le vice, a été aperçu la nuit
dernière à deux heures du matin sortant de chez la
Mitrailleuse, cette grue infâme ! ! Et ce n'est pas un début.
O folie des sens ou hypocrisie sénile!
Le
13 juin - Bordenet par jalousie et
bassesse a gardé deux jours dans ses cartons la copie de la
fameuse circulaire visant les adjudants C.O.A.
La
voici :
G.Q.G.
Note pour les armées, N° 10333 le 15 mai 1916.
"Les
dispositions de la circulaire du 7 avril dernier, n° 3929,
prescrivant le versement dans l'infanterie des C.O.A. non
spécialistes de l'armée active et de sa réserve, ne seront
pas appliquées aux adjudants du cadre auxiliaire ; ces gradés
sont donc l'objet de la même exception que les adjudants de
l'active et les autres sous-officiers rengagés ou
commissionnés".
Voilà
la tentation. Je voudrais quelle ne soit pas venue. Ravenet est
décidé à réclamer ; j'ai dit comme lui en présence du
lieutenant, et maintenant j'ai honte. Ne serait-il pas plus
simple d'être un homme ? Cette déchéance vers l'embuscade me
poursuit comme autrefois la joie sincère d'en être sorti.
Maman
a déménagé mon mobilier. F. qui passait l'a reconnu, et
m'écrit que je dois me battre comme un lion et ajoute :
"Peut-il en être autrement ? Vous ne seriez plus l'homme
que j'ai connu s'il en était autrement".
C'est
la seconde lettre que je reçois depuis le début de la
campagne. Cette phrase, à cette heure décisive me bouleverse.
Allons,
sois l'homme qu'on estime. "Ceux qui vivent, ce sont ceux
qui luttent".
Sur
Hugues : "Les idées de Roosevelt avec le tempérament de
Wilson", voilà son programme. Ce serait d'un maître.
La
victoire russe prend des proportions miraculeuses à tel point
que nos cœurs trop souvent déçus hésitent à croire à tant
de succès, à tant d'espoir.
Le
butin de sept journées :
Prisonniers
: 3 généraux, 1549 officiers, 106000 soldats, 124 bouches à
feu, 180 mitrailleuses, 58 lance-bombes.
Le
14 juin - Je suis de jour. Une marche
était prévue. Neuf malades à l'appel ! Marche contremandée,
plus de malades. Rossards !
La
crise italienne semble nous être plus favorable qu'on n'osait
l'espérer. Ce serait un coup de fouet à l'attelage.
A
la décision d'aujourd'hui j'ai trouvé une note énergique,
d'un vrai chef si ce n'est pas du simple discours emporté par
le vent.
Le
général commandant l'armée signale quelques plaies nées du
manque de coordination des efforts entre les diverses armes pour
la préparation minutieuse de l'offensive : ex : les lignes
téléphoniques de l'Artillerie inconnues de l'Infanterie qui
monte les siennes au petit bonheur ; les pionniers
régimentaires cessant les travaux d'organisation urgents faute
de matériaux à eux destinés, alors qu'à côté l'Artillerie
en a en surabondance. Et il commente :
"Partout
où le manque de moyens ralentit les travaux, le commandement,
à tous les degrés doit prendre de sa propre initiative toutes
les mesures qui se trouvent en son pouvoir, il ne doit pas
craindre les décisions hardies qui engagent sa responsabilité.
Le
résultat à atteindre prime toute considération. L'apathie qui
fait accepter sans agir une malfaçon ou par suite de laquelle
se borne à un simple compte-rendu, lentement transmis par la
voie hiérarchique est la plus grave des fautes ; personne ne
peut être excusé de ne rien faire sous le prétexte qu'il a
rendu compte et qu'il attend.
Tout
chef qui tolérerait chez ses subordonnés une pareille attitude
est lui-même gravement coupable. Aujourd'hui plus que jamais
doivent se tendre les forces d'intelligence et de volonté de
tous : nous arrivons aux moments décisifs, nous devons
réussir".
Général Fayolle.
C'est
bien beau sur le papier, observa moqueur et sceptique Ravenet à
Hébrard qui nous en fit la lecture. Hébrard bondit : cela me
met hors de moi ces doutes continuels. Vous vous acharnez à
critiquer tout ce qui se fait. On dirait que "est pour nous
démolir. Mais dites-nous au moins quelquefois ce qui est bon et
admirable. Vous ne le voyez que chez les Boches. Moi, je ne vois
pas ce qui est mal chez nous, je me remonte le moral en songeant
à ce que nous faisons de bon.
-
Hébrard, fit M. Pennelier, vous démentez par vos propos
l'expérience des années, et surtout de votre vie militaire.
Le
vieux soldat sursaute. Et la discussion aurait pu tourner au
tragique : la présence de l'officier a fait se contenir, ce
brave un peu rétréci par le harnais. Il ne comprend pas une
critique féconde ; il n'en découvre pas l'inspiration vraie,
à savoir un désir du mieux, un regret de l'erreur, une
clairvoyance avisée, ni le but : prévenir les fautes. Non
l'autorité est infaillible - Fusiller les députés - État de
siège ! ! !
La Croix Morel
Au temps du roi François premier,
Les princes galants et leurs belles,
Chassaient ici le sanglier
Et chantonnaient des ritournelles
Salut, ô douce Croix Morel.
Connaissez-vous dans la forêt
Où le sombre feuillage ondule
De Compiègne à Villers-Cotterêts
Cette clairière minuscule.
Dans son beau cadre de sapins
Qui lui donne de la tenue
Elle paraît, sur le chemin,
Vous souhaiter la bienvenue.
Vers le sommet du raidillon
Elle semble nous attendre ;
Le gazouillis des oisillons
Donne à l'accueil un air plus tendre.
Et la maison du forestier
Paisible assise au pied des hêtres,
Vous offre au détour su sentier
Le sourire de ses fenêtres.
On voit flotter les frondaisons
En guirlande au long de la grille,
Et sur le seuil de la maison
Le regard bleu des jeunes filles.
Cette chaumière au fond des bois
Vous apparaît comme une hôtesse
Qui vous salue et vous reçoit
Avec l'exquise politesse
Des bonnes vieilles d'autrefois.
Les liserons, de fraîches roses,
Le chien n'enflant jamais sa voix
Et mille inexprimables choses,
Comme celle que l'on pressent
Près des berceaux et des chapelles,
Chuchotant tout bas au passant
Qu'on goûte la paix auprès d'elle :
(qu'il fait bon s'asseoir auprès d'elle)
Je te salue, ô Croix Morel.
Au carrefour de la Croix Morel
Si vous n'êtes sûr du chemin,
Entrez dans la maison du garde,
Dès l'abord, il vous tend la main
Puis à vous causer il s'attarde.
Il vous dira toutes les laies
De Montgobert à Morienval ;
Il enveloppe sa futaie
D'un grave amour patriarcal.
Il la préfère, convaincu,
Au plus beau parc, rempli de marbres,
Car c'est ici qu'il a vécu
Ses soixante ans parmi les arbres.
Dans ce nid sûr, rien n'a troublé
Le rythme paisible des heures
Que les vains efforts redoublés
Du vent d'hiver sur sa demeure.
Là ses enfants ont écouté
Le râle des cerfs aux abois
Et sur le banc, les soirs d'été
Le vivant silence des bois.
Aussi pour lui, la Croix Morel
Est une ruche précieuse
Où s'entasse et mûrit le miel
D'une humble vie harmonieuse.
Il refuserait, quoi qu'ils vaillent
Les cinq galons de colonel,
Et vendrait plutôt ses médailles
Que de quitter sa Croix Morel.
Le
15 juin - Service en campagne -
direction du Quesnel - Papay et Etienne égarés.
L'après-midi,
planton à la place, surveillance de la tenue. Les observations
sont très rares. Pas un poivrot.
L'arrivée
tardive de la 61ème Division. Départ de la nôtre.
Va-et-vient formidable. Aperçu Constant Roussy, Louis Roy (de
Rillans).
J'ai
eu aujourd'hui - enfin - mon Imitation avec une lettre de maman.
J'ai
cédé à la tentation. Ravenet a fait sa demande... et il m'est
venu à l'idée que mon retour aux C.O.A. me permettrait de
m'engager au 235ème. J'ai donc copié son texte.
Le
16 juin - Ce matin en ouvrant mon
Imitation je trouve cette parole profonde :
"Celui
qui se connaît bien se méprise".
L'ordre
de mouvement de la division est venu.
Nous
partons demain pour Berteaucourt.
Le
17 juin - Zéro heure trente. La
canonnade nous avait réveillés Ravenet et moi, par sa force.
Ravenet voulait se relever pour aller voir les explosions quand
l'alerte : "les gaz !" est venue. Clairon, cloche,
cris. Je saute sur le masque. Vêtements mis en hâte, d'autres
égarés à brouhaha.
J'ai
regret de n'avoir pas mis toutes mes volontés en ordres, en
allant vers ma section. Les hommes, tous novices comme moi
attendent, fébriles. Le vent souffle du nord. Une heure de
vaine attente. Sur la route des femmes en pleurs avec une
marmaille d'enfants, viennent de Rosières, où "ils
lancent des tas de marmites, ces cochons là", dit l'une.
On se lasse d'attendre en vain. Je me recouche.
Sieste
toute la journée. Préparatifs de départ. L'alerte par les gaz
n'a pas eu de résultats graves. La nappe à la suite d'une
saute de vent a suivi le front.
Il
n'y que quatre morts et quelques blessés par le bombardement.
20
heures. Le lieutenant est trop bon. L'autre soir, il n'a pas
voulu boucler deux ivrognes, il a parlementé avec eux et joué
aux cartes pour les raisonner.
Résultat
: ce soir huit hommes sont ivres, et Dutang que je consigne
proteste, il se dit persécuté, crie que le lieutenant est une
andouille.
Thomas
enfermé à la cave s'échappe et vient l'interpeller. Il
supporte. Goffaux veut attendre le passage du 55ème
Bataillon. Diez à neuf heures erre encore dans les rues, le
lieutenant le rencontre.
-
Je te donne l'ordre d'aller te coucher tout de suite.
-
J'y vais, réplique l'ivrogne sans bouger de place.
-
Et la même sommation, la même réplique, la même attitude se
renouvellent six fois sans que la patience échappe à ce saint
homme.
A
l'appel, les hommes sont là si cela leur plaît. Si je suis
trop pressé, je puis attendre qu'ils rentrent, ont-ils l'air de
penser. Bonté devenant faiblesse engendre relâchement,
indiscipline.
Les
artilleurs commencent le brouhaha.
Le
18 juin - Réveil à deux heures. Le
rassemblement se ressent encore de l'anarchie de la veille.
Thomasne
ne veut pas se lever, ni sortir de sa prison, ni marcher.
Il
ne sait plus où sont ses armes. Le service de jour ignore les
prescriptions du rapport.
Coupin
a éveillé le lieutenant un quart d'heure avant le départ.
Tout
traîne, crie, grince.
Enfin,
en route pour Bertaucourt, par Mézières, Domart.
Arrivée
9 heures.
Bordenet
le décavé nous a préparé des cantonnements passables. On
s'attendait à camper dans la prairie.
Le
bois fait totalement défaut. On nous envoie à la scierie de
Hailles. Dans le village nous passons devant le bureau du CVAD.
Ravenet
descend seul de voiture. Je vais à la scierie. Je fais visite
aux anciens camarades du train. Enfin on remonte, Ravenet me dit
qu'il a annoncé ma visite à Pouteau. Je pense qu'il aura pris
la précaution de s'en aller pour ne pas me voir. Mais non.
J'entre. Il est là au bureau. Je salue. Il me tend la main, me
cause cordialement comme si rien ne s'était passé. Pourtant il
paraît qu'il a pleuré de rage à l'affront que je lui fis à
Eméville.
Après
la causerie courte mais familière nous partons, il m'accompagne
jusqu'à la porte.
Oignez
vilain...
(A
table). Hébrard s'est installé à notre place réservée pour
la nuit. Nous cherchons Ravenet et (...illisible...),
ailleurs. Mme ... nous offre un grenier avec matelas et draps!
Après
l'appel, je suis allé sermonner Thomas que le lieutenant veut
faire passer au tourniquet. Cet imbécile dans son ivresse a
menacé le lieutenant des foudres de son cousin, conseiller
d'arrondissement socialiste ! ! ! Il a traité le lieutenant de
brutal !
Il
dit ne se rappeler de rien... C'est une excuse de circonstance.
Le
19 juin - Bertaucourt.
Sommeil
profond, paisible, réparateur dans un grenier, sur un matelas
avec des draps que nous offre l'hôtesse.
-
Au réveil visite des cantonnements :
-
Une bonne vieille a fait un accueil maternel à l'escouade
Montagnon.
Elle
me parle de la guerre avec une sagesse qui rappelle celle de
Sophie Randé.
-
Nous sommes des heureux de la guerre, dit-elle, nous avons pu
conserver un toit pour nous abriter ? Les boches l'ont pillée,
mais elle n'ose pas s'en plaindre.
-
Une autre, plus forte en gueule, dit : si c'est pas une pitié
de voir des vieux comme cela faire ce métier-là! Passe encore
pour les jeunes d'être soldats !
-
C'est tout le contraire, Madame, qu'il faut souhaiter. Les
vieux, ça a servi, cela a fait sa part dans la vie, on peut les
tuer. Il vaut mieux conserver les jeunes pour refaire des
enfants... dis-je en riant.
Des
enfants ! Pour en faire ce qu'on en fait ! Pour les envoyer à
la boucherie ! C'est honteux de tuer ainsi les jeunes gens. Des
enfants ! Ah ! non, par exemple. Il vaut mieux n'en pas avoir.
Si j'étais quelqu'un je ferais des conférences pour qu'on ne
fasse plus d'enfants. Il y en a beaucoup trop déjà puisque
c'est pour les envoyer à la tuerie! C'est du beau pour des gens
civilisés.
-
Mais voilà votre erreur, Madame, c'est de dire et de croire que
nous sommes civilisés ! Ce n'est pas la première guerre, vous
le savez bien, ce n'est pas la première fois qu'on tue les
beaux jeunes gens, et pourtant les hommes, comme des bêtes
sauvages recommencent toujours. Civilisés! Quelle fumisterie.
Moi je ferai des conférences pour soutenir que les hommes ne
seront jamais civilisés, et pour les avertir de se tenir sur
leurs gardes.
-
Ma foi, vous avez peut-être bien raison, me dit-elle.
On
vient nous interrompre. Et voilà une bonne femme qui se fait
une idée très nette sur l'après-guerre, et les
reconstitutions nationales... Elle n'est pas la seule je crois
à penser ainsi. Combien peu il y en a qui reconnaissent que
nous devons l'invasion à la peur des enfants ! ...
Onze
heures : Ravenet m'annonce qu'on vient d'appeler le lieutenant
Pennelier à un autre poste ; il serait remplacé par un
officier du 419ème. Deux hommes de sa Compagnie sont
au P.D.
Il
a eu ses galons d'officier depuis la guerre et c'est un ancien
sous-officier rempilé. Première indication.
Ce
soir Ravenet m'apporte un autre tuyau plus concis, mais
identique.
"C'est
un rempilé et un con..."
Çà
c'est de la bonne presse.
Louis
m'envoie la première églantine de Grèce, le jour ou je
cueille la première églantine de France.
Je
les conserverai.
Cernowitz
est pris ! Les Russes sont Grands. Le moral de nos hommes
reprend du poil de la bête. Les pessimistes eux-mêmes vibrent
d'espoir...
Les
Anglais font des préparatifs formidables, paraît-il.
Débarquement de pièces monstrueuses de 500. A une gare voisine
il y a cent cinquante pièces de campagne : une armée nouvelle
se masse derrière nous. Un on-dit : "nous arrivons en
retard, mais nous allons faire du travail soigné".
La
préparation d'offensive est formidable et minutieuse.
Le
génie a déjà les pièces de réparation pour les voies
ferrées en territoire envahi. Des photos d'avion nous ont
renseigné jusqu'aux détails des destructions faites, comme
celles des aiguillages.
Dans
trois mois la Bochie sera écrasée !...
Dieu
nous entende.
Le
20 juin - Berteaucourt.
Le
Comité secret dure, dure sans fin. La presse ne souffle mot.
Cela passe sans intéresser le public... Attendons les
résultats. Si Briand-Joffre en sortaient écartés, on ne
saurait les remplacer respectivement que par un plus probe et un
plus énergique. Barthou-Pétain?...
Les
Italiens ont remercié Salandra, et voici l'ardent Bissolati au
pouvoir, à la guerre, sous la direction patriarcale du vieux
garibaldien Borelli.
L'histoire
de l'Italie - du Resorgimento continue...
A
relire à la paix : Le Carnet d'un Combattant par le lieutenant
E. R.... notations très sincères, très justes, sans fausse
littérature publiées par le Journal.
Acheter
: les Études d'André Cheradame, parues dans la Guerre sociale
sur le Plan pangermaniste.
"Ce
qui s'est passé à Verdun était un jeu d'enfant à côté de
ce qui se prépare et se passera ici". De l'aumônier du
417ème...
Une
bonne lettre de C.
Le
soir, promenade en solitaire au bord de la Luce, dans le sentier
qui se faufile à travers les roseaux.
Le
21 juin - Bertaucourt. Petite marche
par Gentelles - Domart-sur-la-Luce. Un joli coup d'œil de la côte
d'ou l'on aperçoit au loin les croupes à angles vifs qui
encadrent le confluent de la Luce et de l'Avre.
Dans
le Journal, une réflexion profonde et juste de Lucien Descaves
sur l'enseignement primaire :
"Il
est possible que le nombre des illettrés complets ait diminué
; mais je suis persuadé que le nombre des ignorants s'est
accru".
L'enseignement
primaire : "Une belle façade toute en programmes".
M.
Fourgeot m'a répondu de ne pas hésiter une seconde à rentrer
aux COA...
Souper
à Hailles avec les "copains" du C.V.A.D.
Robert
parie avec Ravenet que la guerre ne sera pas finie le premier
octobre - dix bouteilles à boire.
Rencontré
le capitaine Blanche qui pêchait dans l'Avre au coin du pont :
-
Bonjour, bonjour. Ça va bien ? Vous venez voir les amis. Bien,
bien. Et là-bas, ça va chauffer pour vous, hein ?
Nous,
nous sommes dans l'attente. Nous allons bientôt leur rentrer
dans "le bide".
Bon
courage les amis. D'ailleurs je n'ai jamais douté de vous...
-
Au revoir mon capitaine. A force de crâner, il finit par se
persuader lui-même que c'est arrivé par ses soins.
Plus
encore que la mouche du coche. Il serait plutôt avec son visage
satisfait, sa voix pleine de trémolos bruyants, le frelon du
coche.
Retour
à Bertaucourt dans la nuit par le sentier dans les roseaux, le
long de l'Avre et de la Luce.
Le
22 juin 1916 - Adieux de M. Pennelier.
Avant
de rejoindre son Corps et de passer le Commandement de la
Compagnie divisionnaire de P.D. à M. le lieutenant Corbin du
417ème Régiment d'Infanterie le lieutenant
Pennelier tient à adresser à tous, sous-officiers, caporaux et
soldats, son salut cordial et ses adieux.
Avec
regret mais aussi avec fierté pour les résultats obtenus, il
abandonne l'œuvre d'instruction militaire, de restauration
physique, de rééducation morale qu'il avait essayée
d'entreprendre et de mener à bien par tous les moyens en son
pouvoir. A chaque instant dans cette guerre gigantesque tout
Français a le devoir de se dépenser avec toutes ses forces
physiques et morales ; l'énergie doit être partout et de
toutes les heures.
Il
n'est pas dans l'armée actuelle de service négligeable puisque
chacun de ces services à son rôle spécial et tend à la
réalisation du but commun de la victoire libératrice... Donc
ici comme ailleurs, il ne peut y avoir de mollesse ni
défaillance, il faut proscrire la dissipation et
l'indiscipline...
L'homme
doit se refaire pour reprendre au plus tôt dans le rang sa
place utile de combattant vigoureux et entraîné".
Les
Russes luttent durement contre les boches arrivant à la
rescousse.
Le
23 juin - "Que la paix acquise
par la victoire ne soit pas une paix, mais bien la paix, la paix
pure de tous germes de guerre, la paix assise solidement sur le
principe des nationalités et de la justice
internationale".
..."Vous
jeunes hommes qui goûterez longuement les fruits de cette paix
qui aura coûté de rudes efforts et de sanglants sacrifices,
rappelez-vous toujours que vos pères, alliés à cette noble et
fine Italie, à presque toute tous les peuples
civilisés l'Europe civilisée, ont lutté non pour la
proie comme des Barbares, non pour la domination insolente et
cruelle comme nos adversaires, mais pour la liberté contre la
tyrannie, pour la justice contre l'iniquité, pour la foi des
traités contre la perfidie, pour la paix contre la guerre. Et
qu'à jamais l'exemple des vaincus vous garde du brutal orgueil
qui les a perdus, des désirs immodérés et du dédain des
faibles".
Discours
d'Anatole France, à la Sorbonne, sur l'effort italien. Les
journaux du 23/6.
A
la direction.
"L'abcès
est crevé", "le linge est lavé". Briand et
Joffre sortent des séances secrètes à la Chambre avec une
majorité confiante. Quatre cent quarante-quatre contre
quatre-vingts.
Les
députés ne se sont pas sentis les reins assez robustes pour
chasser l'attelage et le remplacer.
Ils
ont eu du cœur pour la critique, quand il fallut se mettre à
la besogne, il leur a manqué. En ce cas, ils ont bien fait de
cesser leurs coups de fouet et de dire en avant, ça ira, on les
aura...
Le
24 juin - Vu Guillaumard, un adjudant
COA du 3-4-61 CVAD, versé au 219ème et qui rentre
aujourd'hui au T.B.
Deuxième
souper à Hailles le groupe COA du CVAD. Discussion avec Siméon
(l'instituteur) qui soutient qu'en huit jours d'offensive nous
serons sur le Rhin... Que si la ligne allemande n'est pas
enfoncée au premier assaut, que si notre cavalerie n'est pas le
premier soir à Péronne, Cambrai, Vouziers, il n'y a rien de
fait, l'attaque aura avorté!
Je
lui dis que son optimisme enfantin, son imagination échevelée
dans l'espoir du succès est décourageante et néfaste. Car si
elle électrise la première vague, elle décourage les autres
qui auront le dur effort à continuer...
Que
mon espoir à moi vole beaucoup moins haut, mais est peut-être
mieux établi et plus ferme que le sien. Si nous pouvons les
bouter hors de chez nous pour le 15 août ce sera déjà
merveilleux. Et je doute moins que lui du succès, car je vois
comme lui la préparation formidable qui est ici et ce n'est
qu'un point d'appui de la grande attaque anglaise.
Le
C.V.A.D. reçoit l'ordre d'aller camper près de la gare de
Guillaucourt.
A
cette gare il ravitaille à lui seul quatre-vingts groupes
d'artillerie.
Le
25 juin - L'orage se rapproche, car le
calme grandit.
L'hôtesse
nous donne des dates :
Les
Anglais attaquent le 25, les Français le 26.
Le
7ème Corps serait arrivé dans le voisinage !
Revoir
le 42ème ! Revoir le 60ème ! Que de
souvenirs. La malheureuse division est de toutes les grandes
fêtes. Ce doit en être une magnifique puisqu'on ramène ces
sacrifiés déjà une douzaine de fois.
On
sent une force immense qui est amassée en face des lignes. Il
va suffire d'un signal pour déclencher l'irrésistible
poussée.
14
heures. A la Chambre, le primaire Brizon avec ses deux
collègues, a tendu les bras aux socialistes dissidents
d'Allemagne, et poussé un cri impie de paix, d'armistice
immédiat, quand la ruée boche devient plus furieuse que jamais
à Verdun.
Hier,
ils ont pris Thiaumont, aujourd'hui ils sont au village de
Fleury. Ils finiront par le prendre. Ils auraient lancé six
divisions ! O ma pauvre France !
18
heures. M. Pennelier me transmet le bruit que Verdun va
succomber. Les Anglais auraient repris Lille cette nuit.
Oh
! Quel tourbillon de carnage dans la lutte affolée.
Verdun-Lille
! Dans l'inquiétude pour la ville en angoisse, on ne peut pas
trouver de joie pour la ville retrouvée...
20
heures. Je viens de me promener au crépuscule. Des essaims
d'avions gardent le ciel. Douze saucisses dans mon champ visuel
scrutent l'horizon. Et depuis une heure le canon tonne sans
arrêt.
22
heures. L'horizon est en feu. De longues lueurs rouges se
succèdent à chaque seconde. La canonnade n'est pas furieuse.
C'est un martèlement effrayant. Des milliers de forgerons
frappant sans arrêt sur une enclume. C'est sans doute le début
de la préparation. Je n'ai pas sommeil.
Le
26 juin - Les chasseurs sont alertés,
mais on ne perçoit plus la canonnade. ? ? ? Mystère.
L'angoisse
de la prise de Verdun pèse.
Je
remonte le moral à Rigas et à Brethes qui accusent les Anglais
de leur inactivité quand la France râle.
Rigas
a la Croix de Guerre, mais ne la porte pas. C'est un garçon
sérieux et honnête. Brethes a mauvais estomac, par suite de
mauvais caractère incliné au découragement. Je crains qu'il
ait mauvais esprit. Il insinue des excuses pour ceux qui se
rendent en masse... "puisque c'est toujours les Français
qui trinquent, ils en ont plein le dos".
Je
tâche de leur faire comprendre l'effrayante complication d'une
armée moderne, et d'en déduire les difficultés d'organisation
des Anglais, leur lenteur apparente plus sage qu'une hâte
prématurée. Que c'est de notre faute un peu si les Anglais
n'ont pas senti plus tôt la nécessité du service obligatoire.
Nous sommes-nous bourré le crâne nous-mêmes sur l'usure
allemande ? Sur le rouleau russe, sur notre 75, etc...
Patience,
le tour des Anglais viendra.
Il
est peut-être venu...
Tant
mieux, conclut Brethes, je me réjouirai bien fort de m'être
trompé.
Aperçu
Gruyelle. Il travaille à la préparation de dépôts
d'approvisionnement en vue de la marche en avant... Gruyelle,
Crépy, l'abattoir, les vaches sur la route, les voyages au T.B.
à Mareuil, la vallée de l'Ourcq, la Ferté-Milon, mon pauvre
Bedu. Hélas, que c'est loin.
14
heures. Les journaux arrivent. Il n'est question ni de Lille, ni
de Souville... Canards malfaisants. Je suis soulagé et furieux.
Il me revient à l'esprit que tous ces bruits, tous ces
racontars, tous ces préparatifs, ces demi-indications
d'offensive longtemps annoncée par toute la presse avec des
airs mystérieux (très précis, très indiscrets en réalité)
ces détails sur les armées, les approvisionnements français,
anglais massés dans la Somme, ces quintes de l'artillerie,
cette alerte générale,
tout cela m'apparaît avec des traits de plus en plus accusés
comme un "bateau" colossal, un bluff à grande
échelle à l'adresse des Boches d'une part pour leur mettre la
puce à l'oreille et les distraire de Verdun, tout au moins les
empêcher de jeter là tous leurs atouts, d'autre part à
l'adresse du public français, de l'armée française qui
s'étonne et s'impatiente de façon inintelligente sur
l'inactivité anglaise... Cette énervante incertitude me semble
montée de toutes pièces... Est-ce une médecine plus salutaire
que la courageuse franchise ? Les avis sont partagés...
Pourtant,
le Temps écrivait avant-hier : "La grande leçon du
Comité secret, c'est qu'il n'y eut jamais une nation plus digne
que la nôtre de vérité et le liberté. On ne parle peut-être
pas assez au pays. On devrait lui faire la confiance qu'on lui
demande".
Ils
s'y mettent tard, les journaux officieux, à comprendre que le
pays vaut mieux que les politiciens.
Le
27 juin - Je termine le carnet sous
l'influence la plus réconfortante avec un frisson d'avenir
vainqueur :
Les
Russes ont pris Kimpolung, toute la Bukovine ; les Italiens font
un retour offensif analogue à un grand sanglier un instant
cerné et qui fonce dur et droit : ils ont repris Asagio et
Arsiero. La canonnade anglaise à notre gauche bat la mesure
avant la grande ouverture et ici le flot des camions et des
canons qui passent fait monter le flux puissant. La préparation
matérielle gonfle toutes les voies de communication de la
région, quelque chose comme le visage écarlate d'un lutteur en
colère gonflé par le sang qui bouillonne. Le choc apparaît
irrésistible, le succès plus qu'assuré, fatal.
Et
voici que dans la vallée, les musiques et les cliques font
passer dans les cœurs le bouillonnement d'espoir qui suit le
passage des canons. Elles font la préparation morale. De mon
grenier pendant ma sieste ardente, j'écoute la répétition
qu'elles font sous les peupliers voisins : voici la Sidi-Brahim
des chasseurs, puis toutes, rassemblées, jouent le Chant du
Départ et la Marseillaise.
Allons
enfants, le jour de gloire est arrivé. Pourvu qu'on ne me
rappelle pas avant la fête !
|