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- Chelles-Somme - 

(Partie 2)

 

          Le 21 mai - Dimanche. Villers-les-Erables.

          Du ciel ensoleillé il pleut de la joie. Tout chante, tout rit, tout rayonne. Pourquoi ? On ne sait. Miracle du soleil. De mon cœur en fête, il monte comme une marée de joie spontanée. Pourquoi ? Je ne sais, miracle du soleil.

          J'évoque avec une clarté dorée la fête de Miserey où il faisait si beau en mai 1913. C'est comme le jour de ma première communion d'amour, de l'amour tel que devaient le comprendre les Dieux de la Grèce, les premiers hommes ou mieux les hommes de tous les temps qui ont gardé un cœur vierge, et se préservent des soucis et complications et convenances de la vie civilisée. L'amour, le pur et le sain, celui qu'ont sent monter en soi comme une sève au printemps, celui qui fait pencher les lèvres et les unit irrésistiblement sans penser ni à mal, ni à l'avenir. Je venais d'être amputé d'un coup de hache. Je rentrais dans la vie avec un cœur neuf. Elle était vierge et affamée. La main de fer qui l'avait jusque-là rivée dans un air sombre et étouffant s'était détendue. Elle se trouvait enfin en liberté au soleil. Nos cœurs épanouis côte à côte se sont compris à demi-mot. Et tout naturellement dans la rayonnante lumière du soir, assis sur les degrés de la petite chapelle, nos lèvres se sont rapprochées et unies doucement...

          Tout l'après-midi tâtonnement du photographe...

          Discussion avec Dôle qui croit dur comme le roc que la politique d'encerclement de l'Allemagne, la politique de Delcassé a été la politique du vieux parti de la Revanche. Il croit non moins ferme qu'il était facile d'avoir une politique de rapprochement avec l'Allemagne, au lieu de se pencher vers l'Angleterre.

          Il pense avec sa fermeté de franc-comtois et de primaire, simpliste, que si nous avons la guerre, c'est la faute à Poincaré... " On avait bien dit que son septennat ne se passerait pas sans amener la guerre".

          C'est un Lorrain revanchard. Quand on saura la vérité sur la guerre, bien des choses s'éclairciront, vous verrez.

          - Mon pauvre, lui dis-je, quand la vérité sera établie, ni Dôle, ni moi n'auront plus mal aux dents.

          - Pardon, il y aura des explications après la guerre.

          - Malheureux, vous croyez qu'elles feront la vérité. Elles établiront la thèse du porté au pouvoir, mais nos fils eux-mêmes ne verront pas clair dans les origines du conflit. Au reste, il était inévitable, on pouvait le retarder, c'est tout.

          Mais Dôle n'est pas convaincu. Il branle la tête, incrédule.

          Le 22 mai 1916 - Revue - Cérémonie de la remise de la Croix de la Légion d'honneur à un capitaine.

          Cela vous remue malgré vous, il y a là une minute solennelle, quand la clique sonne au drapeau, quand le colonel embrasse le décoré dans ce silence impressionnant de trois mille hommes en carré.

          C'est la première fois que je voyais le jeune drapeau de mon régiment. Dommage qu'il manque une musique. Cela n'a pas toute la puissance évocatrice d'un passé, ce jeune régiment sans refrain, sans traditions.

          Nous étions de garde du drapeau.

          Arrivée de trois C.O.A. du C.V.A.D. 1/7

          Bains douches à cinq heures. Pittoresque spectacle.

          Le 23 mai - Marche par Mézières, Demuin, cote 104. Les nègres font un tir d'exercice contre la colline ; les ricochets apprennent aux novices le ton de la musique des balles. Les hommes sont las : "j'en ai marre". Moi aussi parfois, quand je songe qu'il a fallu l'affreux danger de Verdun pour mettre l'administration au "garde à vous". Et encore. Il y est tant d'inepties qu'on continue à commettre, les plaies sont laissées suppurantes, sans que le fer nécessaire y soit passé. "Nous n'avons pas de gouvernement", disait il y a quelques mois avec une amère énergie M. Charles Benoist. Tous ces gens ont sur les facultés les tares de la vie politique d'antan. Pas un n'a su faire peau neuve, pas un n'a pu sortir des mares fétides de la politique de parti, de clocher.

          "La droite ? La gauche ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? La droite pour moi s'appelle Arras, et la gauche Verdun !"

          Et l'Allemagne furibonde, entêtée, continue ses coups de bélier devant Verdun. On dirait qu'ils veulent détruire sur ce champ clos choisi par eux toute l'armée française. Ils n'avancent plus, ou presque plus depuis trois mois.

          Qu'importe, ils cognent toujours aussi dur comme un aveugle sur une enclume avec l'espoir que peut-être l'enclume se brisera à la fin, avant le marteau.

          Assurément c'est une tactique. Quel sera celui des deux adversaires qui sera le premier épuisé ? Ils comptent sans doute que ce sera nous, et qu'alors leurs dernières divisions pourront passer sans effort. Qu'importe les pertes si le résultat final est décisif et favorable. Je me demande qu'elle énergie et quelle discipline surhumaine soutient leurs inlassables masses d'assaut. Depuis trois mois que leurs divisions piétinent dans le sang, dans la chaire putréfiée des premières vagues d'assaut, elles ne se révoltent pas. Toujours la même farouche obstination. C'est admirable et affreux. Et notre pauvre France envoie fondre dans ce creuset horrible comme Palissy jetait, avec un aveuglement sublime, tout ce qui lui reste de précieux, bois de réserve, planchers, meubles, toit, tout y avait passé, et il semble que tout y passera, bataillon après bataillon, jeunesse héroïque et vieillesse stoïque. Que sortira-t-il du creuset ? "Il semble que la vie soit une utopie, tant on meurt jeune et vite", m'écrit Louis Colin. Parfois le doute, l'angoisse étreignent. Silence. Espoir.

          Je trouve ces vers de Geibel :

Und dräut der Winter noch so sehr

mit trotzigen Gebärden,

Und streut er Eis und Schnee umher.

Es muss doch Früling werden.

Und wenn dir oft auch bangt und graut

Als sei die Hälle auf Erden,

Nur unverzagt auf Gott vertraut !

Es muss doch Frühling werden !" 

          (Et si l'hiver menace tant Avec des gestes de colère Et s'il répand alentour glace et neige Cela n'empêchera pas le printemps de venir. Et si souvent tu trembles de terreur Comme si c'était l'enfer sur Terre, Aie une imperturbable confiance en Dieu ! Cela n'empêchera pas le printemps de venir !)

          Soir - Altercation à table avec le "puissant Chef" qui m'affirme insolemment et à tort que je ne lui ai pas payé sa popote hier au soir. C'est un incident regrettable. Hébrard propose une séparation des adjudants.

          Le caporal Chapelle a été avant hier soir d'une négligence effrontée presque impardonnable. A l'appel, il sifflotait sans s'occuper de mon arrivée. Je ne l'avais pas puni. Aujourd'hui je lui ai demandé des explications et l'ai mis en garde contre cette addition inquiétante de torts qu'il accumule à son compte. Il m'a expliqué qu'il était "emmêché"...

          Est ce que le printemps pressenti commencerait déjà ? Nous avons repris le fort de Douaumont ! Douaumont ! 26 février. Toute l'Allemagne enthousiasmée avait tressailli d'orgueil et d'espoir à l'annonce de la conquête de la pierre angulaire de la forteresse. Trois mois ont passé, piétinement odieux et sanglant, puis c'est le recul. Quelle désillusion et pour nous quel grand espoir et grande fierté !

          Le 24 mai

          "Ceux-là seuls qui auront lutté, auront la couronne". St-Paul.

          Emprunté à St-Paul par Salandra.

          Journée lourde.

          Exercice de progression sous bois dans la forêt broussailleuse à l'est de Moreuil.

          Après-midi, pluie. Conflit croissant en silence entre Bordenet et moi.

          Le 25 mai - Journée plus lourde encore.

          Le conflit fermente dans le silence des lâches.

          J'étouffe, la fièvre de la colère me fait claquer des dents, me coupe l'appétit.

          Au réveil - 15 heures - je me dis : "A quoi bon me rendre malade pour ces cochons-là. Cela se traite par le mépris...

          Cet esprit rétréci, étiolé de Bordenet. Ce flancheur d'Hébrard. Oh ! Tartarin !

          Les Allemands ont réagi avec leur vigueur farouche à Douaumont. Ils ont repris le fort... Tous nos morts tombés, presque en vain.

          "La guerre est arrivée à une impasse", dit Wilson.

          Et les Italiens commémorent par une défaite l'anniversaire de leur entrée en guerre. Quand finiront les hécatombes ? On ne semble pas être encore accablé de voir les formidables travaux de défense qui se font à l'arrière du front, à entendre le cri toujours plus pressant :

          Des canons, des munitions.

          Le 26 mai - Deux heures d'exercice, le reste la journée occupé à des travaux photographiques. C'est la douce vie.

          Pourtant dès le matin, je suis infiniment triste. L'émotion d'hier retentit encore en moi. J'ai, comme une femme, une immense besoin de caresse, de refuge. Les mots doux, dits par les voix chères résonnent comme des appels désespérés. "Ed...(effacé)" - "Mon ....(effacé)" - "Mein Daro....(effacé)".

          O étrange puissance de passés successifs qui au lieu de se détruire l'un par l'autre se juxtaposent pour se compléter, pour continuer la vie du cœur. Après-dîner je m'en suis allé à l'écart au fond du grand verger, et le soleil couchant qui suspendait aux branches des haies des grappes de lumière pourpre m'a fait oublier un peu ma nostalgie.

          J'ai lu dans l'or du soir un émouvant poème "Maman", j'ai trouvé dans Martin Greif de beaux vers colorés et j'allais finir en paix reposante ma brumeuse journée quand Hébrard et Ravenet m'ont fait signe "Au rapport".

          - Me voilà.

          - Tu vas venir avec nous.

          - Ça dépend. Où donc ?

          - Regarde, fit Ravenet en découvrant derrière sa paillasse deux bouteilles de mousseux. Regarde et viens. Est-ce que cela ne te dit rien ?

          - Si, mais... Où ? Je ne comprends pas.

          - Viens, tu n'as pas besoin de comprendre, il y a de la "fouesse".

          Ravenet glissa une bouteille sous sa vareuse, me tendit l'autre et je suivis jusqu'au bout du village chez un beau vieillard, très grand, le teint frais, une barbe blanche bien seyante. Il était assis à une table où des verres vides étaient déjà prêts. Au fond de la salle non éclairée deux femmes de haute taille, ses filles - entre vingt-cinq et trente-cinq ans - en costume négligé, l'air pas farouche. Depuis quelques soirs Ravenet et Hébrard s'absentaient jusque tard dans la soirée. Je comprends cette fois.

          La conversation a paressé de-ci de-là en buvant le mousseux. Je ne puis comprendre et croire comment ce père à l'air presque vénérable peut tolérer ou encourager la prostitution de ses filles. Cela semble impossible. Pourtant il faudrait être bien naïf pour avoir des illusions sur leur compte : des femmes à soldats... Cela me donne à nouveau le cafard, à tel point que Ravenet me dit : T'as l'air tout ahuri, qu'est-ce que tu as ?

          Après le mousseux nous prenons le café que Hébrard paie. A dix heures, très honnêtement, nous rentrons au cantonnement où Bordenet nous dit d'un air mystérieux qu'on redoute un départ précipité dans la nuit et une attaque par les gaz...

          Cet après-midi le lieutenant qui n'a pas daigné être arbitre à mon conflit avec Bordenet, qui par son silence semble me condamner est venu me demander si j'étais malade, il soutient que j'ai mauvaise mine. Je lui réponds que ce n'est rien. Il insiste, alors je lui dis :

          Mon lieutenant, vous êtes trop intelligent pour qu'il soit nécessaire que je vous donne des explications sur mon malaise. Il n'est pas du ressort de la médecine.

          Cela a calmé sa curiosité, il a battu prudemment en retraite.

          Le 27 mai - J'avais la fringale d'une lettre, et tu ne m'envoies qu'une pauvre carte ! Oh ! Aimer si profondément et ne rien trouver à dire en une longue semaine, ou ne pas trouver le temps de rien dire ! C'est décourageant. Je ne peux pas comprendre. Je ne doute pas de toi, ni de ta fidélité, ni de ta sincérité et je reste aplati de ces silences en réponse à mes appels où je t'offre toute mon âme.

          As-tu peur d'être trop riche, ma trop chère petite ?

          Les vers de Greif lus hier au soir.

          "Nun störet die Aehren im Felde Ein leises Hauch" (Dans le champ les épis ondulent sous un souffle léger) bercent mon imagination. Je reste longtemps assis sous le pommier dans le verger.

          J'ai discipliné ma rêverie attachée aux champs aimés, et aux champs redoutés. Voici :

"Avant la moisson"

Les seigles mûrissants méditent dans la plaine ;

D'un coup d'aile le vent ébranle quelque épi :

La frêle tige incline sa tête trop pleine.

Un frisson alors, court dans le champ assoupi.

Et l'émoi ondule dans la plaine.

Comme si chaque épi de l'immense moisson

Pressentait le tranchant douloureux des faucilles,

Tous quittent leur quiétude et l'intime oraison...

Vers ce frère frappé dans la grande famille

Se penche l'innombrable moisson...

Puis le champ se redresse vers la lumière ardente...

...................................................

Dans les sillons sans fin des tranchées entrouvertes

Frères inconnus mais unis, nous veillons,

Aussi nombreux que les épis des plaines vertes ;

Et comme eux, au soleil nous chantons et prions

Sous le bleu des tranchées entrouvertes.

Pareil au vent subtil un coup d'aile fatal

Passe, heurte et renverse en une fosse obscure

Des enfants insouciants dont l'âpre sol natal

Reprendra la jeunesse avant qu'elle soit mûre.

Les fronts se penchent. L'heure est fatale !...

...................................................

Puis l'espoir se redresse aux tranchées dévorantes...

O France, les grands blés mûrissent dans tes plaines...

          Le 27 mai - A midi le bruit d'un embarquement précipité nous est transmis.

          Manchette de l'Oeuvre : "L'élection du Président de la République des États-Unis n'intéresse pas les seuls États-Unis mais le monde entier. Elle peut décider du sort de la guerre."

          Très juste et très clairvoyante remarque. Si Roosevelt passe, malheur à l'Allemagne, si Wilson triomphe, gare à nous, si...

          Après s'être enrichis jusqu'à la limite au crédit de l'Europe, les Américains pourraient bien nous mettre en demeure d'arrêter les frais.

          Wilson a déjà osé dire : "La guerre aboutit à une impasse" - Faire cesser la guerre, c'est faire le jeu de l'Allemagne.

          Ce matin j'étais de jour. Je surveillais les corvées de cour et d'aménagement du cantonnement. Quelle plaie, quelle flemme ! du caporal Suau à la goueppe de Diez !

          Chacun fait le moins qu'il peut et le plus mal possible. Et ce sont des hommes de trente à quarante-cinq ans ! Des hommes, dis-je ? Est-ce bien le mot propre ! Quel pauvre ramassis d'humanité déchue que cette compagnie d'éclopés, de fatigués, de ruines physiques accompagnant ou précédés d'une plus irrémédiable ruine morale. Sur cent trente en pourrait-on compter une douzaine qui inspirent quelque confiance en leur intelligence et leur moralité ? Tout au plus. Et c'est l'armée des citoyens ! Pauvre France !

          Le 28 mai - Villers-les-Erables.

          Je rentre de la messe où un aumônier plutôt mal doué m'a coupé la dévotion en récitant mal un sermon quelconque et monotone ; écrit à cent lieues et à cent ans de la vie âpre, terrible et grandiose qui étreint ses auditeurs. Et le malheureux se rappelait assez vaguement les transitions. Il m'a fait pitié.

          Dès que le clergé n'est plus une élite, la religion est perdue.

          Je me suis caché au fond du verger sous un pommier avec mes lettres... Lettres de mes deux mamans, de mon frère Louis, et une touchante carte de mon petit Pierre de Chelles dont la mère a guidé la main.

          Toute cette affectation enveloppante venant m'arracher à l'odieuse atmosphère où j'étouffe depuis le 23 mai m'a peu à peu ranimé ; réchauffé, dégagé et tout à coup je me suis mis à sangloter, à sangloter comme une madeleine.

          Comme j'étais seul et caché j'ai pu laisser couler toutes mes larmes. Maintenant cela va mieux, cela va bien.

          Qu'il suffit de peu de chose pour vous changer l'âme, la sympathie. Voilà douze ans que maman a fêlé d'un rien, au cours d'une discussion stupide le vase précieux de mon affection filiale.

(deux pages déchirées, difficilement lisibles)

          Jamais malgré mes efforts je ne retrouverai la ferveur perdue. Je revois et reverrai toujours la scène pénible :

          La première femme que j'ai aimée avec du feu dans les artère, la première qui m'avait donné des baisers savants et brûlants, m'avait donné une bague d'argent. J'avais en vacances emporté la bague et je n'osais la montrer. Un jour, ma sœur Berthe vit la bague, la prit et la mit à son doigt. Pour ne pas trop attirer l'attention, pour ne pas révéler le prix que j'y attachais, je n'exigeai pas sur-le-champ qu'elle me rendît le bijou. Mais à quelques jours de là, je voulus user d'autorité : ma sœur s'accrocha et ne voulut pas céder. Comme je devais partir un moment plus tard vers ma dulcinée, que je voulais ma bague à tout prix, j'employai la force. Je voulus ôter du doigt de Berthe cette misérable petite bague. La sotte se défendit, je la menaçai d'une gifle. Ma Mère accourut, intervint, me menaça moi-même de la gifle, donna l'ordre à Berthe de lui remettre la bague que docilement la sœur maligne présenta.

          Ma colère au lieu de diminuer augmenta, changea de direction quand je vis maman mettre la bague dans sa poche et me dire de son ton souverain : "Tu ne la reverras pas".

          Je n'osai aller jusqu'à la violence devant cet abus maladroit d'autorité mais je prononçai des paroles insolentes. 

          Je partis pour Germondans, furieux contre moi, sans dire adieu. Rentré chez moi, après un repos agité j'eus le remords amer de mon irrespect. Je mis tous les torts de mon côté, j'écrivis à maman une lettre explicative et pleine de regret sincère et ému.

          Elle me fit l'affront et commit la maladresse de ne pas me répondre et de garder orgueilleusement tout le succès de son triomphe.

          J'en ai éprouvé - j'avais vingt-trois ans - un non moins orgueilleux chagrin - un dépit qui a blessé ma tendresse filiale. Depuis, ce fut fini de ma spontanéité d'amour.

          Jusque là je me serais dépouillé pour donner, faire plaisir, venir en aide - (le matin de la scène, j'avais avant de partir remis à maman, en don joyeux, mon mandat de vacances). Désormais, je ne pus plus rien envoyer que si une demande directe m'était formulée.

          Je sentis avec plus de tristesse et d'isolement l'âpreté jamais satisfaite de cette mère supérieure par l'énergie, le courage, le dévouement, mais à qui je ne sais quel sentiment complexe empêchait de cacher sous de nouvelles exigences n'importe quel consentement que lui aient fait ses enfants. Jamais une parole encourageante, ni un remerciement maternel. Elle n'a pratiqué pour stimuler l'obéissance que la manière forte.

          Et pour une nature sensible comme la mienne, ça constitue un continuel supplice que je sens depuis vingt années au moins.

          La dernière scène à ma dernière permission, si lamentable et si triste n'a pas d'autre source mesquine, insignifiante et pourtant d'une rare puissance réfrigérante.

          J'en souffre et ne puis surmonter cela. Nous ne sommes plus à l'unisson malgré une bonne volonté réciproque. Je sais bien que c'est inepte, mais j'ai froid quand je vois en tête d'une lettre "Mon cher ami" et c'est pourtant celui quelle emploie quand elle est le plus tendre. Je crois que je sangloterais de reconnaissance, si un jour elle m'appelait : "Mon cher enfant".

          Aujourd'hui elle me demande que je dise si j'ai besoin de quelque chose ! Il y a huit jours on m'a fait l'envoi demandé d'une carte d'État-major. L'idée n'est pas venue d'y ajouter un rien qui m'eût inondé de joie, ou si, l'idée est peut-être venue, mais on a du calculer que le beurre ce jeudi-là devait fournir tant, et qu'on ne pouvait déranger les comptes, qu'on ferait un autre envoi un autre jour ; sans pressentir que cent grammes de beurre ce jour-là, inattendu, m'aurait fait plus plaisir que dix kilos sur demande.

          L'idée de paix s'infiltre de plus en plus abondante et étendue parmi la troupe, la presse, et si j'en puis juger, parmi les civils...

          Ce n'est que des allusions dans la presse, des conversations à voix basse entre confidents et prétendus initiés dans l'armée. On pressent une hostilité sourde chez tous les anciens antimilitaristes et socialistes d'avant-guerre contre les récentes paroles de Poincaré à Nancy, paroles de lutte à outrance... on devine la lassitude et le découragement chez les Allemands depuis leurs vains efforts contre Verdun, en présence de la marée de haine, d'armement et de soldats qui s'élève sans cesse contre eux ; chez nous, chez nos résignés à la paix, on sent la crainte de l'effort à continuer pour mériter la victoire, on découvre la défaillance devant les bastions sans fin que les Boches ont élevé chez et contre leurs adversaires. Enlever cela de haute lutte : c'est impossible, disent-ils d'avance, tirant la leçon de nos vaines offensives de l'an passé, des ruées stériles des Boches contre Verdun. Hébrard bondit contre ces défaillances et ces renoncements que j'écoute et comprends et entends avec angoisse et révolte. Si mes concitoyens découragés acceptaient la paix précaire, la paix humiliante, la paix avec une nouvelle mutilation de la Patrie, je n'accepterai pas moi; et je ne prendrai pas ma part de responsabilité ni de risques pour le conflit futur.

          J'irai fonder un foyer ailleurs, en Argentine ou au Canada.

          Cet après-midi a été traîné à tenir compagnie à Ravenet qui avait la visite de deux sergents du 45ème Chasseurs à pied : son cousin Ravenet de Noidans-le-Ferroux, un instituteur, Collet de l'Ain.

          Deux types très sympathiques, de vrais braves, entreprenants, audacieux, mais francs et fiers : de ceux qui gagnent les croix de guerre pour les autres, pour les officiers froussards ou leurs lèche-culs, car c'est ceux-ci qui ramassent les palmes que les premiers cueillent.

          Il y a quelques beaux décorés à juste titre. La plupart de cette catégorie refuse de porter la croix. Ils laissent le soin à ceux qui l'escamotent. Cela s'explique...

          Une boutade de M. Pennelier : "Dans le pays, vu la rareté de la viande fraîche, on fait une grande consommation de morue".

          Hébrard et Ravenet se sont encore absentés ce soir après l'appel...

          Le 29 mai - Villers-les-Erables.

          Hier au soir est venu l'ordre de se tenir prêt à embarquer au réveil. Dans la soirée contre-ordre.

          Ce matin attente. Les hommes sont oisifs, ils jouent aux cartes ou s'étirent dans l'herbe.

          Je classe mes papiers : j'écris quelques lettres.

          Le lieutenant me demande si cela va mieux.

          Je réponds : non, mon lieutenant.

          - Pourquoi ?

          - C'est que je suis Franc-comtois et ...

          - Et moi je suis Franc-picard.

          - Si je me suis contenu, c'était par déférence pour vous et ...

          A ce moment Hébrard, avec le cahier de visite est venu interrompre une conversation qui promettait d'être intéressante et utile.

          Arrivée de nouveaux C.O.A., versés dans l'Infanterie. Ci-joint la photo d'une des nouvelles recrues. Pauvre France!

          Par contre, il passe sur la route de beaux noirs gigantesques.

          Notre division va bientôt être à l'honneur m'a dit hier soir un officier.

          Oh ! Ces mornes attentes des troupes avant la bataille. Autrefois on préparait une bataille avec ses jambes, marches et contre-marches, aujourd'hui c'est des ouvriers dans des forges, des automobilistes sur les routes, des sapeurs dans les boyaux et sous le sol qui font une effarante et monstrueuse préparation invisible. Après une oisiveté crasseuse et démoralisante dans quelque hameau, on vous entasse dans des wagons ou des autobus, vous dévorez des lieues inconnues en fermant les yeux, on vous dépose à pied d'œuvre et là sur place, de but en blanc, du jour au lendemain vous vous trouvez en pleine fournaise où les régiments disparaissent comme un feu de paille. On meurt sans avoir rien vu, rien ressenti de la guerre. Oh ! L'affreux progrès du machinisme.

          Le Minotaure avait un appétit d'oisillon au regard du monde moderne.

          Douze jeunes gens sacrifiés pour la cité, c'était peu. Aujourd'hui il n'est pas de village auquel il reste la moitié de sa jeunesse.

          A Giromagny, deux cents morts sur huit cents électeurs me disait le caporal Rothen.

          Et cette autre horreur qu'on voit au détour de la route à Vingré : la tombe commune de trois frères tués par le même obus...

          Le 30 mai - 10 heures. Mézières.

          Nous avons quitté Villers-les-Erables tout à l'heure à neuf heures. L'ordre est venu ce matin un peu à l'improviste.

          Ravenet parti cette nuit pour Amiens a laissé tout son fourbi en plan. Je dois emballer nos deux cantines. C'est fait un peu vite, mais j'y arrive, j'ai le temps de battre un œuf cru et de le déguster. Puis c'est le départ sur la grande route vers le nord, donc vers les tranchées et non vers la gare d'embarquement. Vers celle-ci descendent des bataillons sénégalais - les beaux gars !

          Quelques-uns me sourient cordialement d'un "Bonjour mon lieutenant".

          Je suis à la queue. Dès le premier kilomètre il y a déjà des traînards.

          L'un est accusé par le docteur d'avoir une claudication simulée, un autre aux pieds gelés marche sur les chevilles. Quelle pitié. Et on maintient ces malheureux dans l'infanterie pédestre, alors qu'il y a tant de fantassins au pied solide dans les trains de combat.

          A la sortie de Mézières on nous fait faire halte dans la cour et le hangar d'une ferme. Le mouvement ne s'achèvera qu'à la faveur de la nuit.

          Le régiment est monté aux tranchées (...illisible...) mais notre groupe ne rejoindra le nouveau cantonnement que demain matin. Nous coucherons une nuit à Mézières.

          Le soir, promenade avec Hébrard à la nouvelle gare de Mézières.

          Le génie a enfin créé une ligne stratégique à voie normale et une gare rudimentaire s'est élevée en plein champ. Cela me fait songer à une scène du Far West.

          La différence est qu'ici la plaine est cultivée à l'infini et les voies de garage courent dans les champs de blé, puis les routes empierrées se croisent aux abords de la gare militaire pour l'écoulement rapide des envois.

          Au milieu des seigles en épis et des blés en herbe, on a élevé des baraquements-abris à munitions, il y a plus de quarante hangars en bois, recouverts avec des toiles peintes en couleur terrain. Le long des quais des piles de torpilles... Quel travail. Partout des fils télégraphiques, téléphoniques, des rails, des wagons, des wagonnets, des locomotives, des poutres, du ballast, des éclisses, des remblais, des épaulements, des madriers, des camions. Tout un matériel formidable qui me donne confiance et conscience de notre force, de notre organisation, mais en même temps qui me fait mal...

          Quelles effrayantes dépenses ; c'est là que coule la sueur et l'or de la France !

          Et l'angoissante question : toutes ces dépenses ne sont-elles pas vaines parce qu'elles sont trop tardives ? J'en ai peur. Il a fallu deux années d'échecs douloureux, le chancre d'une odieuse invasion pour que le Conseil supérieur de la guerre reconnaisse son ignorance...

                    Un soldat donne à Bergay des indications sur les ressources en fesse de la localité. Il cite : telle, telle, etc...

          Puis : Ah ! dans une boulangerie il y a une belle petite de seize ans. Il suffit d'y aller avec du culot. La mère ne s'y oppose pas. Elle dit seulement qu'elle n'aime pas les gradés. Elle a dit : "Si ma fille veut faire plaisir à quelqu'un elle est bien libre, mais pourvu que ce soit à un soldat et non à un officier".

          Le soir je suis allé au "Mois de Marie" un instant. Nombreuse assistance militaire, à peine une demi-douzaine de civils dans une très vieille et pittoresque église romane.

          Le 31 mai - Caix.

          Nous avons quitté Mézières à cinq heures. Arrivée à Caix à huit heures.

          C'est ici la rude région où mes frères ont lutté en fin août 1914.

          Je relis le carnet de route de Maurice. "Bayonvillers", 27 août. "L'horizon est vaste, sur les champs plats coupés de routes droites aux grands arbres rangés et semés de villages aplatis sur le sol d'où ne s'élancent que des clochers".

          Caix. A l'encontre de Villers-les-Erables et Mézières posés à même sur le plateau - asséché et où les puits ont cent mètres de profondeur - Caix est blotti sur le revers d'un étroit vallon, les puits n'ont qu'une vingtaine de mètres.

          En passant jeté un coup d'œil au clocher très original. Tour massive quadrangulaire avec cinq coupoles comme une mosquée et une église aux portes ogivales du plus beau flamboyant. Installation partielle de la compagnie. Ma section doit attendre le départ d'une Compagnie du 404ème. Sieste à l'ombre chaude. Repas prolongé. Le lieutenant est revenu avec nous. Ravenet à rapporté hier de chez madame Pennelier mère, à Amiens, une fameuse bouteille de cognac que nous vidons.

          Les sentiments sont émus. Ravenet amène la question du conflit sur le tapis. Cela se tirera peut-être au clair, car je ne puis rester jusqu'à la fin...

          - Une brave émigrée nous offre un lit.

          - Une voisine une table. La fille de celle-ci - quatorze ou quinze ans est déjà semble-t-il totalement dépravée, déformée : elle me demande au cas où je serais blessé de me faire un pansement... et en présence de sa mère, la malheureuse.

          Une carte de (...illisible...)

          Rien de nulle part ailleurs.

          21 heures. Enfin la question Bordenet est réglée. Il retire son grief, reconnaît en public son erreur. Je lui ai tendu la main. Je tâcherai d'oublier ce cauchemar. Je me sens allégé.

          J'en étais là, je viens d'être interrompu par Ravenet qui fait visiter notre "chambre à coucher" à deux voisines accueillantes... Vade retro, satanas...

          Elles ne sont pas restées longtemps : un simple coup d'œil admiratif à notre installation. Dans une petite écurie en torchis, nous avons fait placer deux châssis fait avec quatre branches mal assemblées et le fond entrecroisé de fils de fer récoltés à droite et à gauche au hasard des bottes de pailles déliées. Dans le cadre en bois la paillasse qui, par faveur est bourrée de paille fraîche... Paix à vous, ô mes poux ! Une table sommaire dont les pieds sont faits avec des lattes, entre les deux lits un paillasson recouvre la terre battue et encore imbibée de vieux purin. C'est du luxe, un tapis ! contre les murs ajourés au hasard des dégradations, quelques clous - porte-manteaux, deux petites planchettes - étagères.

          Enfin la crèche servira de garde-meuble, armoire, table de toilette, étagère. La table est déjà parée d'une rose entre deux œillets, et mes livres commencent à l'encombrer. Ce soir cependant, j'ai eu trop d'émotions pour lire... A demain...

          Le défilé du 404ème montant à la relève aux tranchées. Musique en tête, marche alerte. Lesquels de ces hommes joyeux sont déjà marqués pour ne pas redescendre ?

          Ravenet est rentré à onze heures.

Le 1er juin 1916

          Commencement d'incendie. Installation dans les cantonnements.

          J'ai visité un dépôt de munitions dans les environs du village.

          Centaines de mille obus de 75, milliers de torpilles.

          Mon guide, un adjudant m'a montré un mortier de 240. Le mécanisme en est fort simple. La construction facile. Je m'étonne que nous ayons tant tardé à en être pourvus.

          Ici, enfin, on est dans l'atmosphère d'une grande armée moderne, ici on sent une préparation.

          C'est sans doute la leçon de Verdun, car il paraît que deux mois plus tôt, il n'y avait rien ou presque.

          Mais depuis ! C'est formidable. J'ai vu avant-hier la ligne stratégique, la gare improvisée, les moyens de transport abondant et rapide sérieusement organisés. Et dans cette zone, à vingt kilomètres des lignes les réseaux de fil de fer barbelé, les tranchées, les abris, les emplacements de batterie plus minutieusement étudiés et préparés qu'ici à cinq, six kilomètres du front. Et tout cela de fraîche date.

          Il y a même entre les deux lignes défensives un large intervalle négligé, comme s'il était calculé, ce que je crois ; ne pas laisser, en cas de recul d'organisations préparées, obliger l'ennemi à s'installer en terrain découvert.

          Et ici même, quel mouvement ! C'est un défilé continuel : de caissons, de fourgons, de camions, cyclistes, cavaliers, motos, fantassins coulent comme un fleuve bruyant jour et nuit, surtout la nuit. Cela donne du réconfort. On double les routes, supprime les détours, élève des abris.

          Le 2 juin - Organisation des cantonnements. C'est scandaleux que dans le village où les troupes cantonnent depuis deux ans, il n'y ait presque rien d'organisé.

          Le 3 juin - Marguerite à un fils.

          Noué connaissance avec un certain Hermier - ingénieur - génie.

          Nos hommes rivalisent d'activité et d'ingéniosité pour installer isolateurs, planches à bagages, lavabos, tables, etc.

          Le 4 juin - J'ai raté la messe par ma négligence autant que par nécessité de service.

          Il faut préparer le cantonnement pour une éventuelle revue du Président de la République, de Joffre.

          Nous n'avons vu que les autos et dans le passage fugitif, l'éclair des galons multiples.

          Une pièce à longue portée tâtonne pour faire sauter le dépôt de munitions, imprudemment installé à cent mètres du village et de notre cantonnement. Un obus est tombé ce matin à deux cents mètres de nous. Et si le dépôt sautait, adieu les beaux jours...

          La nouvelle arrive d'une grande bataille navale dans la mer du Nord...

          Elle n'est pas présentée comme une victoire tant s'en faut.

          Les pertes sont lourdes des deux côtés, dit-on. Les anglais ont eu le dernier mot, mais ils semblent très éprouvés, plus éprouvés que les allemands. Leurs pertes (plusieurs cuirassés de premier ordre, plusieurs grands croiseurs) sont indiquées avec la courageuse franchise de leurs communiqués, tandis que celles des allemands sont indiquées au conditionnel.

          Il paraît qu'on pavoise à Hambourg, ce ne doit pas être sans raisons. J'ai idée que les Boches ont manœuvré pour éreinter avec la totalité de leur Hochseeflotte une escadre de croiseurs anglais, puisqu'ils se sont habilement et prudemment enfuis à l'approche de la grande flotte anglaise. Trois victoires comme celle-là et la supériorité de nos alliés sera compromise.

          Parce que j'émets ces idées, Hébrard me traite presque de mauvais Français.

Soir de guerre.

Je suis monté sans but, ce soir sur la colline.

L'air pur après l'orage enflait mieux les narines.

Tout est calme. On dirait que la vie un instant

S'est assise, rêveuse, écoute et se détend.

 

Sans bruit le vent d'ouest a pressé les nuages

En une lourde digue enfoncée aux parages

Où le soleil demain tentera d'aborder,

Si demain le soleil au monde est accordé...

 

Bah ! Demain... Dans le pur cristal de la buée

Tous les décors du soir suspendus aux nuées

Flamboient. Et sur la terre, après l'effort du jour

La paix monte et déborde ainsi qu'un grand amour.

 

Soudain, vers l'est noir, les décharges furieuses

De quelque batterie aux pièces monstrueuses

On croirait le galop d'éléphants en acier

Sur des tôles de fer. On songe à se signer.

 

Puis le silence heureux berce à nouveau la plaine

Du sol humide monte un parfum de verveine.

Le soleil pose aux fenêtres des vitres d'or.

Un chien jappe, une alouette tombe, et s'endort...

 

Mais tout à coup s'abat sur les champs en prière

Comme un pin foudroyé qui tombe sur la pierre,

Le tac tac effaré, sinistre furieux,

Des horribles mitrailleuses. Pitié, mon Dieu.

 

Comme un frisson glacé, dans le vent la mort passe.

Puis c'est les cris joyeux des gamins sur la place

Dès que le bruit mortel dans l'ombre s'est éteint.

Et voici que la cloche, à l'appel argentin,

 

Égrène dans le ciel les douces litanies

Du tardif angélus. La pieuse harmonie

Flotte, erre et se dissout dans la nuit infinie.

O halte du soir. (O beau soir d'une)Dure époque. Heure bénie...

 

Je suis resté très tard sous le chêne, à songer...

Belle et douce nature as-tu soin de cacher,

En déployant ce soir tes attirantes grâces

Tout ce que l'avenir nous promet de menaces ?

 

Ou bien veux-tu donner un flamboyant adieu

A ceux qui vont mourir, cette nuit, en ce lieu

Sans l'espoir décevant de quelque apothéose

Et qu'on enterrera sans prières ni roses ?

 

Je ne sais. Mais pour moi, ton crépuscule blond

Avec sa paix, ses feux, ses parfums, ses chansons

Étalait à mes yeux l'émouvante richesse

Des mille souvenirs d'une heureuse jeunesse.

 

Et si l'horizon noir avec ces bruits maudits

Répétait que les jours de bonheur sont finis

Qu'il faudra désormais se vêtir de courage

Verser dans sa chair lâche une indomptable rage,

 

J'ai vu quand le rideau de la nuit s'est fermé

Tout ce qu'on voit au fond d'un regard bien-aimé

Quand l'heure solennelle de partir est venue

Et qu'il faut s'engager dans la sombre avenue...

Adieu, soleil lointain... O nuit je te salue...

 

Sur la colline au sud de Villers-les-Erables, le 29 mai 1916

Caix, le 2 juin 1916.

 

          Le 5 juin - Caix.

          Journée insignifiante. Je suis de jour.

          Un nommé Loubeau manque à l'appel. Je le fais appeler car on me le signale dans une maison voisine dans un bouge où un bébé de trois ans salue les visiteurs par cette phrase sans nom : "Salut, vieux maquereau, tu viens encore baiser ma mère ! "...

          La mère, mégère sale, la fille, quinze ans, déjà déformée par une maternité précoce, un visage abruti par le vice et des lèvres lippues.

          J'ai renvoyé en vitesse à son cantonnement l'amoureux attardé, en l'avertissant de ne pas s'y retrouver.

          Une demi-heure plus tard je repasse pour les feux à sa grange, le brigand était reparti, il n'avait fait que semblant de rentrer...

          Cela dépasse les bornes de la mansuétude et de l'amour... Je fais prévenir le lieutenant qui inflige à mon Loubeau, huit jours de boîte...

          Je n'ai jamais vu une débauche égale à celle des femmes de ce village. Dans la rue, toutes celles de la rue ou presque, ont des allures de prostituées.

          Ravenet a eu communication d'une circulaire prescrivant le maintien dans l'administration des adjudants du cadre auxiliaire.

          A quoi tiennent les destinées.

          Le 6 juin - Caix.

          Marche par Cayeux-en-Santerre, Wiencourt, Guillaucourt...

          Le bois, sur la route est un camp grouillant de chevaux et d'hommes. S'il était repéré, quelle salade !

          Nous passons près de la gare où charge notre ex-C.V.A.D. Ravenet se détache pour y voir les copains.

          L'après-midi, il ramène Petit et Pernot boire un verre...

          Ravenet a vu Pouteau. Charmant accueil. Ils se sont entretenus de notre retour au convoi... Pouteau y croit. Ravenet y compte, un peu, moi je reste sceptique. Assurément, c'est vexant d'être parmi les cinq ou six adjudants malchanceux que le zèle intempestif, la frousse d'un intendant-général a versés dans l'infanterie, tandis qu'à peu près tous les adjudants C.O.A. de l'armée française restent à leur poste. Cette déveine ne parvient pas à me révolter, tant je sens l'intérêt général et l'équité de la mesure qui veut faire de nous des combattants. D'autre part, je suis choqué et confus à l'idée de faire une demande pour rentrer à un poste d'embusqué. Ravenet insiste. Il a une femme, un enfant, ce sont des motifs, moi je suis jeune et célibataire. Je ne réussis pas à me décider à faire une demande de réintégration.

          Mme Hénonin, notre hôtesse obligeante, celle qui nous a offert des draps dans les lits du grenier nous donne l'explication de sa bienveillance par ses provocations. Elle m'écœure, cette femme épaisse, graisseuse et grasse, déjà mûre puisqu'elle a une fille de dix-huit ans. Ravenet a vu un soldat du génie, notre prédécesseur au grenier, embrasser dans l'ombre la mère à pleine bouche. Cela l'excitait pendant que j'écrivais à maman il monte en hâte et me dit triomphalement : elle marche ! Le type du génie est en train de la peloter à l'écurie. Je les ai vus...

          - Blague à part ?

          - Si, si. Je vais lui faire du plat.

          - Tu plaisantes ? Tu n'es pas dégoûté ?

          - Oh ! Vieux, nous sommes à la guerre. Un cul c'est un cul... tu ne vas pas t'imaginer que "je tire un coup" par béguin. C'est par besoin, pas toi ?

          - Oh ! Moi, fis-je évasivement : "je ne fume pas, je ne bois pas, je ne baise pas". C'est toi qui a trouvé la formule. (...illisible...)

          Le 7 juin - Pendant la corvée de lavage aux sources de la Luce.

          Aujourd'hui se tient à Chicago la grande Convention du parti républicain qui doit désigner le candidat à la présidence.

          Grave journée. Le sort de la guerre s'y prépare. La dissension Taft-Roosevelt sera-t-elle effacée ? L'union se fera-t-elle sur le nom de Roosevelt, comme les démocrates se sont unis sur la candidature de Wilson ? Si oui, la lutte va devenir passionnante. La rencontre des idées, le choc des deux grandes tendances de la Grande République sera presque aussi formidable que celle qui a lieu sur le continent européen, et son contre-coup se fera sûrement sentir ici.

          Deux thèses opposées : le parti de l'expectative vigilante, avec la peur de la lutte et l'horreur de la guerre, l'illusion de la paix perpétuelle. D'autre part, le parti ardent; prêt à l'intervention avec la claire notion des dures réalités. Les premiers appuyés sur la foule, les seconds sur les puissances industrielles. Mais ce qui est bizarre, c'est que ces derniers qui sont des réalistes énergiques vont se poser en champions du droit outrageusement violé par les Boches dans leur politique et leurs méthodes de guerre ; les autres qui sont des idéalistes sont résolus à subir sans broncher tous les affronts faits au même principe du droit des peuples et de l'humanité.

          La bataille croît en furie autour de Verdun sur le fort de Vaux. Je m'attends à sa chute.

          Les bandits, on dirait qu'ils se sont proposé l'extermination de la race française dans cette infernale broyeuse d'hommes qu'est devenue la bataille de Verdun.

          Oui, ils sentent bien que c'est nous l'Erbfeind (l'ennemi de toujours), toute leur rage se retourne contre nous à l'heure où ils s'aperçoivent que la victoire leur échappe et que la faute en est à ces Français déconcertants : Ah ! Oui, les prétendus leichtsinnignen (distraits) Franzosen se sont redressés, terribles et c'est eux qui ont brisé l'élan de la furieuse et prétendue irrésistible Germania. Ce ne sont tout de même pas des Russes que l'on botte et méprise, non c'est des hommes incompréhensibles, ces Français. Notre ressort échappe à leur psychologie. Quelle nouvelle raison de nous envier, et de s'acharner avec l'âpreté de la jalousie sur notre race qu'ils voudraient détruire puisqu'ils ne peuvent l'égaler.

          Pendant la cor...

          Tard. Le bruit arrive d'une grande victoire russe. Treize mille prisonniers, cent canons. Cela va nous donner du cœur au ventre pour tenir sous la ruée des Barbares.

          Le caporal Jarasson, un territorial, père de famille, a été surpris par le lieutenant dans la cabine à côté du bureau, enfermé là avec la demi-fillette provocante de la cour... quatorze ans, des seins proéminents, qu'elle fait saillir par des gestes décontenancés - est-ce candeur ou vice ? - tous les deux sans doute. Les quatre filles de la maison font les grues. La mère ferme les yeux, le père boit du vin blanc à journées faites. Quelle pourriture, mon Dieu.

          Et l'une des filles travaille dans une maison où loge le général. Elle nous rapporte chaque soir les derniers tuyaux.

          Ainsi nous devons partir samedi à Albert. C'est le 3ème Corps qui nous remplace, etc... etc. Cela me fait bondir et mal au cœur. Quels sont les plus coupables, les officiers étourdis, bavards, ou ces femmes prêtes à tous les marchés ?...

          J'ai envie d'écrire au général, mais :

"Wer die Wahrheit spricht der muss Schon sein Pferd am Zügel halten,

Wer die Wahrheit denkt, der muss Schon den Fuss am Bügel haben,

Wer die Wahrheit sprichte der muss Statt der Arme Flügel haben..."

Sagt Mirza Schaffy...

(Celui qui aime la vérité doit tenir les rênes de son cheval

Celui qui aime la vérité doit avoir les pieds dans les étriers

Celui qui parle la vérité doit avoir des ailes à la place des bras,

dit Mirza Schaffy).

          Et je n'ai pas d'ailes pour me garer.

A la Croix Morel

Ma forêt.

Je la connus aux mois des midis accablants.

Ils reculaient. Nous avancions avec ardeur.

Les chemins défoncés portaient encore la trace

De leurs obus. Dans l'air flottaient d'âcres relents.

 

Les morts furent couchés là comme dans un temple,

Et les vivants durent près d'eux, la rage au cœur

Lutter. Mais dès que le soir endormait l'horreur

Le vent pieux mettait en prière les trembles.

 

Que de fois par les lourds après-midi brûlants

J'ai senti en entrant sous les nefs de verdure

Se poser sur mon front la main humide et pure

Qu'un ange aurait trempé dans un bénitier blanc.

 

Et j'ai réjoui mes yeux aux couleurs éclatantes

Quand l'automne étendait ses flamboyants décors

Tandis que dans l'allée où reposent les morts

Frissonnait la ferveur d'une chapelle ardente.

 

Le soir, quand la futaie parée en reposoir

Étincelait sous l'or et la pourpre de hêtres,

Il m'advint de chercher quel invisible prêtre

Y cachait le soleil, ce sublime ostensoir.

(Abaissant le soleil comme un grand ostensoir.)

 

Plus tard, les matins froids vêtus de brouillard pâle

Ont pleuré sur le tertre où nulle femme en deuil

N'apporta sa prière (douleur) aux soldats sans cercueils.

Mais les arbres offraient leurs feuilles triomphales.

 

Quand les troncs gémissaient durant les nuits d'hiver

J'ai craint de pressentir l'aveu de la déroute.

J'allais comme un croyant poursuivi par le doute

Malgré le sûr espoir des prochains rameaux verts.

 

O forêt maternelle et forte sous l'orage

Jamais n'éclatait mieux ta vivante leçon

D'inébranlable foi, d'ardente floraison

Qu'aux jours noirs où le vent contre toi faisait rage.

 

Et lorsque la tourmente arrachait les taillis

J'ai compris quelle force et quelles espérances

Nous attachaient tous deux à la terre de France

Qu'il soit sombre ou bleu (qu'il soit bleu), le ciel aimé du pays.

 

Puis (enfin) quand le printemps mit en émoi (fit craquer) les brindilles,

Quand le long des sentiers la pervenche et les scilles

Faisaient croire au bonheur, oublier la tuerie

J'ai bercé dans les bois troublants (discrets) ma rêverie

Priant de pouvoir sous ton ombre ô grande amie

Aimer, guider mes fils, puis m'endormir sous tes charmilles.

En souvenir de dix-huit mois de guerre, dans la forêt de Villers-Cotterêts.

Caix, le 7 juin 1916.

 

A Ravenet

Mon camarade est une teigne,

Il est crampon, il est taquin.

Il tient à moi comme une empeigne

Au contrefort d'un brodequin.

 

Que je m'épouille ou qu'il se peigne

Il se place sur mon chemin,

Toujours, jusqu'à ce que je geigne,

Il m'agace chaque matin.

 

Plus indiscret que les enseignes

Du fameux chocolat Guérin,

Partout, qu'il soit sincère ou feigne,

Il dit que je suis un serin.

 

(Il faut toujours qu'il me renseigne)

Il a fallu qu'il me renseigne

(sur ses exploits et ses catins)

Sur les morpions et les putains

(Il me fait, le diable l'étreigne)

Il faudra que le diable l'étreigne !

Fumer, chiquer comme un marin.

(Fumer, saouler comme un marin)

Pour me piquer pis qu'une araigne

Il est plus rosse que coquin ;

Mais quand faut-il que je me plaigne

Puisqu'il doit être mon copain.

 

Et de lui lancer une beigne

Le désir me chatouille un brin

Pourtant l'accord entre nous règne

Comme entre les doigts de la main

Car au fond, c'est un bon copain.

Berteaucourt, 25 juin.

 

          Le 8 juin - Caix.

          Kitchener est coulé. Vaux succombe, deux gros succès tapageurs pour nos ennemis, mais succès infructueux sans doute. L'homme et la forteresse ont rempli leur rôle, ont coûté à l'Allemagne. D'autres sont prêts à la continuation de la lutte que l'effort héroïque a préparée.

          Par contre le succès russe s'annonce magistral, on parle de vingt-cinq mille prisonniers. Ceci compense cela.

          - Les idiotismes du Commandement.

          A la décision du 417ème du 7, défense de se servir de chaux, chlorure de chaux pour la désinfection des feuillées, protection insuffisante ; les recouvrir de terre.

          A la décision du 8, défense de recouvrir les feuillées avec de la terre, elles se combleraient trop vite, se servir de chaux, chlorure de chaux.

          On lit cela à tout un régiment.

          - Principe premier. Attendre pour exécuter un ordre que vous ayez reçu le contre-ordre.

          Deuxième principe : Rendre compte et s'en foutre.

          Résultat : si nous sommes vainqueurs ce ne sera pas de notre faute...

          Envoi de Maria - Délicatesse touchante. Nouvelle rencontre de Jean Roy.

          Le 9 juin 1916, Caix - Formation d'un peloton d'instruction sur le fusil-mitrailleur.

          8 kilos - 120 coups à la minute. Arme pratique, maniable, redoutable.

          Deux par section, paraît-il - 500 francs pièce.

          Le lieutenant a pour invité le capitaine Sagosse qu'il tient pour l'officier le plus capable du 18ème Bataillon.

          Tête massive, menton volontaire, visage terne, glabre, quelques poils ras en guise de moustache. Un tête peu décorative, ni prometteuse, ni expressive. Rien qu'une froide volonté y est inscrite. Quelque chose de la dureté germanique.

          Le capitaine parle peu. Il écoute. Des réponses brèves, dites sans que le regard se fixe, ni même se distraie de son assiette, mais avec une telle assurance qu'on n'a pas même la tentation de discuter.

          Il pose ses affirmations tranquilles, comme un champion de boxe qui s'ignorerait, pose sa main sur la table.

          Il nous a dit :

          - La guerre sera finie dans trois mois.

          - Le 17 juillet, nous serons à St-Quentin.

          - Les Anglais ne peuvent rien faire sans nous.

          Pourquoi ? Comment. Il ne prend pas la peine de le dire, et il avance cela sur un tel ton impassible et sûr que personne ne le lui demande.

          Reconnaissance du champ de tir avec Aubry.

          Pendant ce temps-là, Ravenet et Hébrard reconnaissent les défenses compromises de la blanchisseuse. C'est pour ce soir l'assaut décisif...

          Ces grues ont des noms de guerre...

          "La Mitrailleuse", la 120 long, le sapeur, la femme aux galons, la femme au chignon.

          Le 10 juin - Tir dans la carrière de Caix. Les bons tireurs sont rares. Les tirs d'instruction outrageusement négligés. Saillard tient la main gauche sous la crosse par un prodige de maladresse. Cabut place la crosse sous son aisselle. Voirin le nerveux manque presque la butte...

          Hébrard et Ravenet, les braves genss du Midi ont fait apporter la gourde. Ils oublient d'en offrir à leurs "copainns", avec le même zèle qu'ils mettent à téter à la gourde des autres.

          Une carte inquiète de ce bon M. Fourgeot.

          Nous avons à déjeuner un lieutenant du 45ème B.C.P., M. Ollen.

          Un pseudo-avocat, sergent du 352ème.

          Lafosse, sergent-major de la C.H.R.

          On parle un peu de tout, à touches légères, mais significatives...

          L'organisation du front : elle n'existe pas. Aucun abri solide dans ces villages bondés de troupes ou dans ces tranchées de première importance autour de Lihons, Meharicourt, Chaulnes, etc. Un bombardement avec des 105 ou des 150 ne laisserait rien. Voilà ce que disent ceux qui viennent du front de l'Aisne. Et chaque soldat pour se reposer un peu en demi-sécurité doit se creuser un trou individuel.

          Et nous sommes à l'une des articulations vitales de la ligne - au vingt-troisième mois de la guerre !

          C'est tout une méthode, et les hommes qui l'avaient apprise qui sont à balayer.

          Les pionniers de la division se sont mis à l'œuvre, le travail est suspendu faute de matériaux..

          Où vont donc tous ceux que d'incessants convois automobiles transportent ?

          Aux travaux de la seconde ligne. Et pourtant un soldat du génie m'a avoué que beaucoup de travaux étaient commencés, pas un seul achevé, c'est donc provisoirement comme s'il n'y avait - encore et toujours - que les poitrines de nos malheureux.

          On en vient à la séance secrète prochaine. Briand serait renversé et Joffre avec.

          Remplaçants respectifs éventuels : Barthou, Pétain.

          - Encore du propre, fit M. Pennelier.

          - Nous avons une belle bande de goujats à la Chambre, réplique Ollen.

          - Personne ne nous rendra le service de foutre tous les députés à la porte, ajoute Hébrard.

          - Et les envoyer au front, complète Bordenet.

          M. Pennelier reprend : après le 4 août, on n'aurait jamais du rouvrir la chambre ni s'encombrer des commissions de l'armée qui font gâcher le temps aux ministres, encombrent tous les services de leur curiosité dangereuse. Quand on y voit des imbéciles comme X ; sénateur de la Somme. On en a assez. Mon Dieu.

          - Il y a de quoi vous dégoûter...

          Et c'est ainsi que raisonnent des gens intelligents, des officiers de réserve, des soldats citoyens, lecteurs de l'Écho de Paris. Ils ont eu la contagion des sourires officiels de la béate satisfaction qui nous a laissé deux années les Boches au cœur de la France, qui nous a valu deux années d'échecs sanglants, impuissants, qui nous laisse avec des méthodes pétrifiées, à la merci d'un coup d'audace allemand. Ils ne voient pas que nos échecs, la demi-préparation actuelle pèsent sur ce bon Joffre de la vieille école, et que le remercier c'est hâter la victoire, sauver la Patrie.

          - On parle des Anglais : ils ont prévu juste en comptant trois années de guerre dont nous ferions les frais. Jusqu'ici c'est l'écume de la nation qui a combattu.

          Ils n'ont pas engagé le noyau de leur population virile dans la lutte, et ils ne le feront jamais. S'ils attaquent ce ne sera jamais sans nous. Toujours nous, saignés à blanc, et l'après-guerre qu'ils ont soigneusement préparée nous livrera pieds et poings liés à leur emprise. L'emprise anglaise sera plus forte plus odieuse que l'emprise germanique.

          - Si, ils ont fait un effort gigantesque et ont joué un rôle énorme, objecte quelqu'un.

          - Oui, mais par intérêt, non par sympathie.

          - Ils ne se conduisent pas en véritables alliés, dit Lafosse. C'est honteux quand on songe qu'ils nous font subir la perte du change. 20 livres doivent être payés 25 livres en France. Allons donc !

          - L'après-guerre ! Dire qu'ils ont monopolisé la viande frigorifiée. Pourtant Caillaux avait été envoyé pour cette question en Amérique.

          - Caillaux ! Sa présence au ministère serait un défi. Ce serait la guerre civile.- Je vous dis qu'on fera une autre Commune, menace le froussard Bordenet.

          Puis ce sont des questions de personnes.

          Le pseudo-avocat vient de "défendre" (?) un soldat en conseil de guerre.

          Il vante le tact, l'éducation de M. Loubet, le commissaire-rapporteur...

          - Il n'a pas un poste dangereux, celui-là.

          - Pardon, il a fait six mois de tranchées.

          - Pour un fils de Président de la République, six mois de tranchées, c'est très beau, répond le jeune avocat.

          (Morale : loi des proportions :

          dignité X danger = 0

          dignité X piston = sécurité

          obscurité X dévouement = danger imposé).

          Lui-même, ce jeune élégant, "qui n'a fait du droit que pour esquiver deux années de service militaire" (sic selon son expression) a trouvé un poste au front. Il est sorti de la tranchée pour passer au service des renseignements (abris, postes d'observation, rapports).

          Je souhaite que ma présence y soit reconnue indispensable, termine-t-il en guise d'adieu.

          Ces conversations retentissent douloureusement en moi. Voilà huit jours que je lutte contre la tentation de protester contre mon affectation à l'infanterie, et de demander ma réaffectation aux C.O.A. Ravenet a fait sa demande, je ne peux me décider à cette reculade morale... Mais quand j'entends et je vois une si universelle défilade je n'entends plus mes intimes reproches.

          Le Petit Dépôt est dissous.

          On va former un régiment de dépôt divisionnaire avec les 4ème Compagnies de chaque bataillon de la division. Les bataillons seraient à trois Compagnies (la 4ème étant représentée par une Compagnie de mitrailleuses).

          Celles-ci et les fusils-mitrailleurs permettront l'économie des hommes - dit la note - on s'en aperçoit quand on n'a plus d'hommes.

          Enfin ! Ces régiments de dépôt seraient des réserves d'hommes et de cadres pour le renforcement immédiat d'une division éprouvée.

          La diminution de l'effectif en ligne correspondrait aussi à une économie de danger et de pertes. On imite les allemands - encore - qui tiennent leurs secteurs passifs sans hommes ou presque, simplement avec des mitrailleuses.

          Dôle me conte que Galliéni serait mort assassiné ! Mort des suites de blessures qu'un général coupable à Verdun lui aurait faites à la suite d'une altercation ???

          Le 11 juin - Je ne croyais pas à une si colossale puissance de la censure dans une démocratie cancanière. Le masque de Fer, c'était sous Louis XIV, la disparition de Louis XVII sous la Terreur. Mais pouvoir cacher l'assassinat du grand ministre de la Guerre, ah ! non, et pourtant je découvre dans l'Oeuvre un entrefilet ténébreux sur cette mort inattendue.

          Noter l'article de Charles Humbert.

          J'ai pu aller à la messe. J'en sors après une poignante émotion religieuse. C'est la Pentecôte.

          Après la cruelle et grandiose ironie du liturgique Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus voluntatis, un aumônier à la figure mâle et profonde, à l'attitude puissante et convaincue, à la voix calme et chaude, extraordinairement prenante et habile nous a donné un sermon émouvant sur le souffle de l'Esprit, sur sa merveilleuse force "illuminant les douze bateliers à l'ignorance crasse" d'une intelligence qui d'emblée put ébranler et détruire la philosophie antique, renverser l'empire romain, "enflammant ces douze peureux" d'un courage qui leur faisait affronter les foules haineuses, les railleries et le martyre, alors que pas un n'avait osé se montrer durant le procès du Maître. Quand l'Esprit eut soufflé sur eux ils furent grands.

          Et le prédicateur nous demanda d'une façon pressante quand est-ce que nous avions été fiers de nous, quand est-ce que nous nous étions sentis grands, à quelles minutes est-ce qu'une émotion étrange nous avait révélé que la vie matérielle, la vie animale n'était pas tout, et que nous étions à ce moment soulevés parmi les grands, soulevés vers Dieu?

          "Je donnerais mon sang pour affirmer que vous les avez connues ces belles minutes, et c'est quand l'esprit divin soufflait sur vous, ô mes frères dans le Christ".

          Et je vous demanderai pour votre salut d'abord, pour la gloire de Dieu, pour la prospérité et la grandeur de notre France de vous laisser pénétrer du souffle de l'Esprit. On parle beaucoup et avec combien de raisons des problèmes d'après-guerre. Il faut préparer la renaissance économique, oui, mais songeons aussi à la renaissance morale de la Patrie. Et celle-ci ne se fera que dans la mesure où vous obéirez au souffle de l'Esprit, et j'entends sans aucune distinction de parti, de coterie ; (...illisible...) à ce souffle qui ne sent ni le bénitier ou la chapelle, mais le grand souffle du christianisme.

          Ces paroles profondes et fortes sont venues me fouetter; j'ai honte aujourd'hui de ma tentation de déserter le poste dangereux où le sort - injuste - m'a amené.

          Est-ce que j'obéissais au souffle héroïque et divin de sacrifice en faisant ma demande de réintégration aux C.O.A.? Non, je ne cède à nulle inspiration élevée, l'égoïsme, la peur, l'envie qui s'appuie sur la lâcheté des autres pour les imiter et s'excuser ;

          Mon frère Louis dirait assurément que la part n'est pas équitable. Et de quel front pourrais-je plus tard, parler à mes camarades revenus.

          J'ai un tel mépris pour les embusqués et les lâches et je manœuvrerais pour le devenir ! Non.

          Et puis, n'est-ce pas un impérieux devoir pour ceux qui ont quelque sympathie profonde pour les malheureux, de rester avec eux ? Et si je meurs ne sera-ce point une expiation salutaire ? J'écris ceci pour me soutenir dans la résolution prise de rester à mon poste.

          En me promenant dans Caix, un soldat me salue par la fenêtre d'un bistro : c'est Breuillot, de Baume-les-Dames. Le Palût Hérard est avec lui. Nouvelles du pays, souvenirs de jeunesse.

          Bordenet nous lit un article de l'Oeuvre où l'on prend la défense des froussards, parce qu'ils mettent en relief les héros, ou plutôt on les attaque en ce que quelques uns plastronnent et posent au véritable poilu.

          Bordenet qui ne se pique pas d'héroïsme, oh ! non est heureux. Vous êtes orfèvre, M. Josse, ai-je dit en conclusion.

          Le piètre citoyen - Homme consciencieux dans un certain domaine, mais égoïste et lâche jusqu'au cynisme ou à l'inconscience. Il n'a nulle fierté.

          "Toutes les qualités d'homme privé, aucune qualité militaire, ne pas lui confier de mission périlleuse", lui promet M. Pennelier, en appréciation.

          Il me revient ce soir à l'esprit les paroles puissantes du prédicateur. Je me souviens d'un sermon, à Frankfurt-am-Rhein, qui m'avait retenu au moment où j'allais troubler une jeune fille. Et me suis-je repenti d'avoir obéi à la voix élevée !

          "Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent".

          Je viens de lire dans l'Écho de Paris du 10/6 un article de René Bazin sur le problème de la dépopulation, ou mieux de la repopulation de la France. Il y a là une des vues les plus sensées, les plus justes, les plus irréfutables que je connaisse sur la question.

          Pour une fois, cet écrivain à l'eau sucrée dit des choses profondes. Il a mis le doigt sur la vraie plaie. Plaie morale par excellence.

          Où sont les jeunes filles éduquées pour faire les mères courageuses dont dépend le salut et l'avenir de la France ?

          "Avant tout faites des consciences et instruisez-les" et vous aurez des enfants. Parfait. Ce n'est pas sans trouble que j'ai lu cela.

          Il vient à la porte de la division 38 vaguemestres d'artillerie... Gare à la danse.

          M. Pennelier nous dit que la grande attaque ici aura lieu, le 1er juillet.

          Chaque nuit les pièces lourdes approchent.

          Le 12 juin - Un quiproquo.

          Hier soir après ma ronde, quand je sortais du cantonnement de ma section la blanchisseuse du voisinage, la "120 long", descendait la rue et je me trouvai nez à nez avec elle.

          - Qu'est-ce que vous faites par ici à cette heure, petit coureur ? me dit-elle, provocante.

          - Et vous, d'où pouvez-vous bien venir ? Est-ce que vous n'aurez pas vos visiteurs habituels ?

          Car voilà plusieurs soirs que Ravenet, Hébrard y vont boire clandestinement le champagne camelote. Et tout à l'heure, avant dîner, Ravenet en compagnie duquel je me trouvais, lui avait demandé par la fenêtre un Banyuls qu'elle n'avait pas. Et ne pouvant avoir l'apéritif, il avait convenu du digestif.

          - Si, si, tout à l'heure, fit-elle à ma question.

          Je n'avais pas fait dix pas avec elle que nous croisons des officiers dont M. Pennelier.

          Bon pensai-je, me voilà classé et repéré.

          Je quittai la femme quand nous fûmes à hauteur de sa porte. Je regagnai mon grenier, où j'ai rédigé mes notes, quelques lettres et quelques strophes, à cent lieues en esprit des amuseurs.

          Ce matin, cela n'a pas raté. Tout en me voyant, M. Pennelier s'informe de ma fatigue nocturne. Vous avez mis en pratique j'espère, l'article de René Bazin ? Fit-il gouailleur.

          Et cela va continuer pendant des jours tandis que Ravenet et Hébrard s'amuseront follement de mon embarras, de mes vaines dénégations, bien abrités qu'ils sont derrière cette confusion inespérée.

          "Y me noyero su in meurdgie" ai-je soufflé à Ravenet qui éclate de gaîté.

          Visite de Robin. Rencontre de Petit, Clapisson, Jouan.

          Salandra renversé.

          Quelle est la signification du vote. Je suis mal renseigné, mais je trouve que le Petit Parisien s'applique avec beaucoup de zèle à nous rassurer. La politique belliqueuse de l'Italie n'en sera que stimulée ? Je le souhaite.

          Roosevelt est battu à la convention de Chicago. Je m'y attendais. Roosevelt est trop clairvoyant, trop ardent, trop chaud partisan de l'effort pour agréer aux masses. Celles-ci, de l'ancien ou du Nouveau Monde ont une tendance irrésistible à imiter les autruches et craignent les audacieux qui n'ont pas encore réussi. Avant que Hugues ne soit élu, on le montrait favorable aux Germano-américains, aujourd'hui on se tait ou on déclare qu'on ignore son programme encore indéterminé.

          La victoire russe semble triomphale : trente mille nouveaux prisonniers sont annoncés, cela porte le chiffre à cent cinq mille prisonniers en six jours. C'est si beau et si inattendu que les pessimistes émettent des doutes sur la certitude et la véracité de ces communiqués.

          Ce vieil Hébrard, père de sept enfants qui a des indignations si éclatantes en public contre le vice, a été aperçu la nuit dernière à deux heures du matin sortant de chez la Mitrailleuse, cette grue infâme ! ! Et ce n'est pas un début. O folie des sens ou hypocrisie sénile!

          Le 13 juin - Bordenet par jalousie et bassesse a gardé deux jours dans ses cartons la copie de la fameuse circulaire visant les adjudants C.O.A.

          La voici :

          G.Q.G. Note pour les armées, N° 10333 le 15 mai 1916.

          "Les dispositions de la circulaire du 7 avril dernier, n° 3929, prescrivant le versement dans l'infanterie des C.O.A. non spécialistes de l'armée active et de sa réserve, ne seront pas appliquées aux adjudants du cadre auxiliaire ; ces gradés sont donc l'objet de la même exception que les adjudants de l'active et les autres sous-officiers rengagés ou commissionnés".

          Voilà la tentation. Je voudrais quelle ne soit pas venue. Ravenet est décidé à réclamer ; j'ai dit comme lui en présence du lieutenant, et maintenant j'ai honte. Ne serait-il pas plus simple d'être un homme ? Cette déchéance vers l'embuscade me poursuit comme autrefois la joie sincère d'en être sorti.

          Maman a déménagé mon mobilier. F. qui passait l'a reconnu, et m'écrit que je dois me battre comme un lion et ajoute : "Peut-il en être autrement ? Vous ne seriez plus l'homme que j'ai connu s'il en était autrement".

          C'est la seconde lettre que je reçois depuis le début de la campagne. Cette phrase, à cette heure décisive me bouleverse.

          Allons, sois l'homme qu'on estime. "Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent".

          Sur Hugues : "Les idées de Roosevelt avec le tempérament de Wilson", voilà son programme. Ce serait d'un maître.

          La victoire russe prend des proportions miraculeuses à tel point que nos cœurs trop souvent déçus hésitent à croire à tant de succès, à tant d'espoir.

          Le butin de sept journées :

          Prisonniers : 3 généraux, 1549 officiers, 106000 soldats, 124 bouches à feu, 180 mitrailleuses, 58 lance-bombes.

          Le 14 juin - Je suis de jour. Une marche était prévue. Neuf malades à l'appel ! Marche contremandée, plus de malades. Rossards !

          La crise italienne semble nous être plus favorable qu'on n'osait l'espérer. Ce serait un coup de fouet à l'attelage.

          A la décision d'aujourd'hui j'ai trouvé une note énergique, d'un vrai chef si ce n'est pas du simple discours emporté par le vent.

          Le général commandant l'armée signale quelques plaies nées du manque de coordination des efforts entre les diverses armes pour la préparation minutieuse de l'offensive : ex : les lignes téléphoniques de l'Artillerie inconnues de l'Infanterie qui monte les siennes au petit bonheur ; les pionniers régimentaires cessant les travaux d'organisation urgents faute de matériaux à eux destinés, alors qu'à côté l'Artillerie en a en surabondance. Et il commente :

          "Partout où le manque de moyens ralentit les travaux, le commandement, à tous les degrés doit prendre de sa propre initiative toutes les mesures qui se trouvent en son pouvoir, il ne doit pas craindre les décisions hardies qui engagent sa responsabilité.

          Le résultat à atteindre prime toute considération. L'apathie qui fait accepter sans agir une malfaçon ou par suite de laquelle se borne à un simple compte-rendu, lentement transmis par la voie hiérarchique est la plus grave des fautes ; personne ne peut être excusé de ne rien faire sous le prétexte qu'il a rendu compte et qu'il attend.

          Tout chef qui tolérerait chez ses subordonnés une pareille attitude est lui-même gravement coupable. Aujourd'hui plus que jamais doivent se tendre les forces d'intelligence et de volonté de tous : nous arrivons aux moments décisifs, nous devons réussir".

Général Fayolle.

          

          C'est bien beau sur le papier, observa moqueur et sceptique Ravenet à Hébrard qui nous en fit la lecture. Hébrard bondit : cela me met hors de moi ces doutes continuels. Vous vous acharnez à critiquer tout ce qui se fait. On dirait que "est pour nous démolir. Mais dites-nous au moins quelquefois ce qui est bon et admirable. Vous ne le voyez que chez les Boches. Moi, je ne vois pas ce qui est mal chez nous, je me remonte le moral en songeant à ce que nous faisons de bon.

          - Hébrard, fit M. Pennelier, vous démentez par vos propos l'expérience des années, et surtout de votre vie militaire.

          Le vieux soldat sursaute. Et la discussion aurait pu tourner au tragique : la présence de l'officier a fait se contenir, ce brave un peu rétréci par le harnais. Il ne comprend pas une critique féconde ; il n'en découvre pas l'inspiration vraie, à savoir un désir du mieux, un regret de l'erreur, une clairvoyance avisée, ni le but : prévenir les fautes. Non l'autorité est infaillible - Fusiller les députés - État de siège ! ! !

 

La Croix Morel

Au temps du roi François premier,

Les princes galants et leurs belles,

Chassaient ici le sanglier

Et chantonnaient des ritournelles

 

Salut, ô douce Croix Morel.

 

Connaissez-vous dans la forêt

Où le sombre feuillage ondule

De Compiègne à Villers-Cotterêts

Cette clairière minuscule.

 

Dans son beau cadre de sapins

Qui lui donne de la tenue

Elle paraît, sur le chemin,

Vous souhaiter la bienvenue.

 

Vers le sommet du raidillon

Elle semble nous attendre ;

Le gazouillis des oisillons

Donne à l'accueil un air plus tendre.

 

Et la maison du forestier

Paisible assise au pied des hêtres,

Vous offre au détour su sentier

Le sourire de ses fenêtres.

 

On voit flotter les frondaisons

En guirlande au long de la grille,

Et sur le seuil de la maison

Le regard bleu des jeunes filles.

 

Cette chaumière au fond des bois

Vous apparaît comme une hôtesse

Qui vous salue et vous reçoit

Avec l'exquise politesse

 

Des bonnes vieilles d'autrefois.

Les liserons, de fraîches roses,

Le chien n'enflant jamais sa voix

Et mille inexprimables choses,

 

Comme celle que l'on pressent

Près des berceaux et des chapelles,

Chuchotant tout bas au passant

Qu'on goûte la paix auprès d'elle :

(qu'il fait bon s'asseoir auprès d'elle)

 

Je te salue, ô Croix Morel.

 

Au carrefour de la Croix Morel

Si vous n'êtes sûr du chemin,

Entrez dans la maison du garde,

Dès l'abord, il vous tend la main

Puis à vous causer il s'attarde.

 

Il vous dira toutes les laies

De Montgobert à Morienval ;

Il enveloppe sa futaie

D'un grave amour patriarcal.

 

Il la préfère, convaincu,

Au plus beau parc, rempli de marbres,

Car c'est ici qu'il a vécu

Ses soixante ans parmi les arbres.

 

Dans ce nid sûr, rien n'a troublé

Le rythme paisible des heures

Que les vains efforts redoublés

Du vent d'hiver sur sa demeure.

 

Là ses enfants ont écouté

Le râle des cerfs aux abois

Et sur le banc, les soirs d'été

Le vivant silence des bois.

 

Aussi pour lui, la Croix Morel

Est une ruche précieuse

Où s'entasse et mûrit le miel

D'une humble vie harmonieuse.

 

Il refuserait, quoi qu'ils vaillent

Les cinq galons de colonel,

Et vendrait plutôt ses médailles

Que de quitter sa Croix Morel.

 

          Le 15 juin - Service en campagne - direction du Quesnel - Papay et Etienne égarés.

          L'après-midi, planton à la place, surveillance de la tenue. Les observations sont très rares. Pas un poivrot.

          L'arrivée tardive de la 61ème Division. Départ de la nôtre. Va-et-vient formidable. Aperçu Constant Roussy, Louis Roy (de Rillans).

          J'ai eu aujourd'hui - enfin - mon Imitation avec une lettre de maman.

          J'ai cédé à la tentation. Ravenet a fait sa demande... et il m'est venu à l'idée que mon retour aux C.O.A. me permettrait de m'engager au 235ème. J'ai donc copié son texte.

          Le 16 juin - Ce matin en ouvrant mon Imitation je trouve cette parole profonde :

          "Celui qui se connaît bien se méprise".

          L'ordre de mouvement de la division est venu.

          Nous partons demain pour Berteaucourt.

          Le 17 juin - Zéro heure trente. La canonnade nous avait réveillés Ravenet et moi, par sa force. Ravenet voulait se relever pour aller voir les explosions quand l'alerte : "les gaz !" est venue. Clairon, cloche, cris. Je saute sur le masque. Vêtements mis en hâte, d'autres égarés à brouhaha.

          J'ai regret de n'avoir pas mis toutes mes volontés en ordres, en allant vers ma section. Les hommes, tous novices comme moi attendent, fébriles. Le vent souffle du nord. Une heure de vaine attente. Sur la route des femmes en pleurs avec une marmaille d'enfants, viennent de Rosières, où "ils lancent des tas de marmites, ces cochons là", dit l'une. On se lasse d'attendre en vain. Je me recouche.

          Sieste toute la journée. Préparatifs de départ. L'alerte par les gaz n'a pas eu de résultats graves. La nappe à la suite d'une saute de vent a suivi le front.

          Il n'y que quatre morts et quelques blessés par le bombardement.

          20 heures. Le lieutenant est trop bon. L'autre soir, il n'a pas voulu boucler deux ivrognes, il a parlementé avec eux et joué aux cartes pour les raisonner.

          Résultat : ce soir huit hommes sont ivres, et Dutang que je consigne proteste, il se dit persécuté, crie que le lieutenant est une andouille. 

          Thomas enfermé à la cave s'échappe et vient l'interpeller. Il supporte. Goffaux veut attendre le passage du 55ème Bataillon. Diez à neuf heures erre encore dans les rues, le lieutenant le rencontre.

          - Je te donne l'ordre d'aller te coucher tout de suite.

          - J'y vais, réplique l'ivrogne sans bouger de place.

          - Et la même sommation, la même réplique, la même attitude se renouvellent six fois sans que la patience échappe à ce saint homme.

          A l'appel, les hommes sont là si cela leur plaît. Si je suis trop pressé, je puis attendre qu'ils rentrent, ont-ils l'air de penser. Bonté devenant faiblesse engendre relâchement, indiscipline.

          Les artilleurs commencent le brouhaha.

          Le 18 juin - Réveil à deux heures. Le rassemblement se ressent encore de l'anarchie de la veille.

          Thomasne ne veut pas se lever, ni sortir de sa prison, ni marcher.

          Il ne sait plus où sont ses armes. Le service de jour ignore les prescriptions du rapport.

          Coupin a éveillé le lieutenant un quart d'heure avant le départ.

          Tout traîne, crie, grince.

          Enfin, en route pour Bertaucourt, par Mézières, Domart.

          Arrivée 9 heures.

          Bordenet le décavé nous a préparé des cantonnements passables. On s'attendait à camper dans la prairie.

          Le bois fait totalement défaut. On nous envoie à la scierie de Hailles. Dans le village nous passons devant le bureau du CVAD.

          Ravenet descend seul de voiture. Je vais à la scierie. Je fais visite aux anciens camarades du train. Enfin on remonte, Ravenet me dit qu'il a annoncé ma visite à Pouteau. Je pense qu'il aura pris la précaution de s'en aller pour ne pas me voir. Mais non. J'entre. Il est là au bureau. Je salue. Il me tend la main, me cause cordialement comme si rien ne s'était passé. Pourtant il paraît qu'il a pleuré de rage à l'affront que je lui fis à Eméville.

          Après la causerie courte mais familière nous partons, il m'accompagne jusqu'à la porte.

          Oignez vilain...

          (A table). Hébrard s'est installé à notre place réservée pour la nuit. Nous cherchons Ravenet et (...illisible...), ailleurs. Mme ... nous offre un grenier avec matelas et draps!

          Après l'appel, je suis allé sermonner Thomas que le lieutenant veut faire passer au tourniquet. Cet imbécile dans son ivresse a menacé le lieutenant des foudres de son cousin, conseiller d'arrondissement socialiste ! ! ! Il a traité le lieutenant de brutal !

          Il dit ne se rappeler de rien... C'est une excuse de circonstance.

          Le 19 juin - Bertaucourt.

          Sommeil profond, paisible, réparateur dans un grenier, sur un matelas avec des draps que nous offre l'hôtesse.

          - Au réveil visite des cantonnements :

          - Une bonne vieille a fait un accueil maternel à l'escouade Montagnon.

          Elle me parle de la guerre avec une sagesse qui rappelle celle de Sophie Randé.

          - Nous sommes des heureux de la guerre, dit-elle, nous avons pu conserver un toit pour nous abriter ? Les boches l'ont pillée, mais elle n'ose pas s'en plaindre.

          - Une autre, plus forte en gueule, dit : si c'est pas une pitié de voir des vieux comme cela faire ce métier-là! Passe encore pour les jeunes d'être soldats !

          - C'est tout le contraire, Madame, qu'il faut souhaiter. Les vieux, ça a servi, cela a fait sa part dans la vie, on peut les tuer. Il vaut mieux conserver les jeunes pour refaire des enfants... dis-je en riant.

          Des enfants ! Pour en faire ce qu'on en fait ! Pour les envoyer à la boucherie ! C'est honteux de tuer ainsi les jeunes gens. Des enfants ! Ah ! non, par exemple. Il vaut mieux n'en pas avoir. Si j'étais quelqu'un je ferais des conférences pour qu'on ne fasse plus d'enfants. Il y en a beaucoup trop déjà puisque c'est pour les envoyer à la tuerie! C'est du beau pour des gens civilisés.

          - Mais voilà votre erreur, Madame, c'est de dire et de croire que nous sommes civilisés ! Ce n'est pas la première guerre, vous le savez bien, ce n'est pas la première fois qu'on tue les beaux jeunes gens, et pourtant les hommes, comme des bêtes sauvages recommencent toujours. Civilisés! Quelle fumisterie. Moi je ferai des conférences pour soutenir que les hommes ne seront jamais civilisés, et pour les avertir de se tenir sur leurs gardes.

          - Ma foi, vous avez peut-être bien raison, me dit-elle.

          On vient nous interrompre. Et voilà une bonne femme qui se fait une idée très nette sur l'après-guerre, et les reconstitutions nationales... Elle n'est pas la seule je crois à penser ainsi. Combien peu il y en a qui reconnaissent que nous devons l'invasion à la peur des enfants ! ...

          Onze heures : Ravenet m'annonce qu'on vient d'appeler le lieutenant Pennelier à un autre poste ; il serait remplacé par un officier du 419ème. Deux hommes de sa Compagnie sont au P.D.

          Il a eu ses galons d'officier depuis la guerre et c'est un ancien sous-officier rempilé. Première indication.

          Ce soir Ravenet m'apporte un autre tuyau plus concis, mais identique.

          "C'est un rempilé et un con..."

          Çà c'est de la bonne presse.

          Louis m'envoie la première églantine de Grèce, le jour ou je cueille la première églantine de France.

          Je les conserverai.

          Cernowitz est pris ! Les Russes sont Grands. Le moral de nos hommes reprend du poil de la bête. Les pessimistes eux-mêmes vibrent d'espoir...

          Les Anglais font des préparatifs formidables, paraît-il. Débarquement de pièces monstrueuses de 500. A une gare voisine il y a cent cinquante pièces de campagne : une armée nouvelle se masse derrière nous. Un on-dit : "nous arrivons en retard, mais nous allons faire du travail soigné".

          La préparation d'offensive est formidable et minutieuse.

          Le génie a déjà les pièces de réparation pour les voies ferrées en territoire envahi. Des photos d'avion nous ont renseigné jusqu'aux détails des destructions faites, comme celles des aiguillages.

          Dans trois mois la Bochie sera écrasée !...

          Dieu nous entende.

          Le 20 juin - Berteaucourt.

          Le Comité secret dure, dure sans fin. La presse ne souffle mot. Cela passe sans intéresser le public... Attendons les résultats. Si Briand-Joffre en sortaient écartés, on ne saurait les remplacer respectivement que par un plus probe et un plus énergique. Barthou-Pétain?...

          Les Italiens ont remercié Salandra, et voici l'ardent Bissolati au pouvoir, à la guerre, sous la direction patriarcale du vieux garibaldien Borelli.

          L'histoire de l'Italie - du Resorgimento continue...

          A relire à la paix : Le Carnet d'un Combattant par le lieutenant E. R.... notations très sincères, très justes, sans fausse littérature publiées par le Journal.

          Acheter : les Études d'André Cheradame, parues dans la Guerre sociale sur le Plan pangermaniste.

          "Ce qui s'est passé à Verdun était un jeu d'enfant à côté de ce qui se prépare et se passera ici". De l'aumônier du 417ème...

          Une bonne lettre de C.

          Le soir, promenade en solitaire au bord de la Luce, dans le sentier qui se faufile à travers les roseaux.

          Le 21 juin - Bertaucourt. Petite marche par Gentelles - Domart-sur-la-Luce. Un joli coup d'œil de la côte d'ou l'on aperçoit au loin les croupes à angles vifs qui encadrent le confluent de la Luce et de l'Avre.

          Dans le Journal, une réflexion profonde et juste de Lucien Descaves sur l'enseignement primaire :

          "Il est possible que le nombre des illettrés complets ait diminué ; mais je suis persuadé que le nombre des ignorants s'est accru".

          L'enseignement primaire : "Une belle façade toute en programmes".

          M. Fourgeot m'a répondu de ne pas hésiter une seconde à rentrer aux COA...

          Souper à Hailles avec les "copains" du C.V.A.D.

          Robert parie avec Ravenet que la guerre ne sera pas finie le premier octobre - dix bouteilles à boire.

          Rencontré le capitaine Blanche qui pêchait dans l'Avre au coin du pont :

          - Bonjour, bonjour. Ça va bien ? Vous venez voir les amis. Bien, bien. Et là-bas, ça va chauffer pour vous, hein ?

          Nous, nous sommes dans l'attente. Nous allons bientôt leur rentrer dans "le bide".

          Bon courage les amis. D'ailleurs je n'ai jamais douté de vous...

          - Au revoir mon capitaine. A force de crâner, il finit par se persuader lui-même que c'est arrivé par ses soins.

          Plus encore que la mouche du coche. Il serait plutôt avec son visage satisfait, sa voix pleine de trémolos bruyants, le frelon du coche.

          Retour à Bertaucourt dans la nuit par le sentier dans les roseaux, le long de l'Avre et de la Luce.

          Le 22 juin 1916 - Adieux de M. Pennelier.

          Avant de rejoindre son Corps et de passer le Commandement de la Compagnie divisionnaire de P.D. à M. le lieutenant Corbin du 417ème Régiment d'Infanterie le lieutenant Pennelier tient à adresser à tous, sous-officiers, caporaux et soldats, son salut cordial et ses adieux.

          Avec regret mais aussi avec fierté pour les résultats obtenus, il abandonne l'œuvre d'instruction militaire, de restauration physique, de rééducation morale qu'il avait essayée d'entreprendre et de mener à bien par tous les moyens en son pouvoir. A chaque instant dans cette guerre gigantesque tout Français a le devoir de se dépenser avec toutes ses forces physiques et morales ; l'énergie doit être partout et de toutes les heures.

          Il n'est pas dans l'armée actuelle de service négligeable puisque chacun de ces services à son rôle spécial et tend à la réalisation du but commun de la victoire libératrice... Donc ici comme ailleurs, il ne peut y avoir de mollesse ni défaillance, il faut proscrire la dissipation et l'indiscipline...

          L'homme doit se refaire pour reprendre au plus tôt dans le rang sa place utile de combattant vigoureux et entraîné".

          Les Russes luttent durement contre les boches arrivant à la rescousse.

          Le 23 juin - "Que la paix acquise par la victoire ne soit pas une paix, mais bien la paix, la paix pure de tous germes de guerre, la paix assise solidement sur le principe des nationalités et de la justice internationale".

          ..."Vous jeunes hommes qui goûterez longuement les fruits de cette paix qui aura coûté de rudes efforts et de sanglants sacrifices, rappelez-vous toujours que vos pères, alliés à cette noble et fine Italie, à presque toute tous les peuples civilisés l'Europe civilisée, ont lutté non pour la proie comme des Barbares, non pour la domination insolente et cruelle comme nos adversaires, mais pour la liberté contre la tyrannie, pour la justice contre l'iniquité, pour la foi des traités contre la perfidie, pour la paix contre la guerre. Et qu'à jamais l'exemple des vaincus vous garde du brutal orgueil qui les a perdus, des désirs immodérés et du dédain des faibles".

          Discours d'Anatole France, à la Sorbonne, sur l'effort italien. Les journaux du 23/6.

          A la direction.

          "L'abcès est crevé", "le linge est lavé". Briand et Joffre sortent des séances secrètes à la Chambre avec une majorité confiante. Quatre cent quarante-quatre contre quatre-vingts.

          Les députés ne se sont pas sentis les reins assez robustes pour chasser l'attelage et le remplacer.

          Ils ont eu du cœur pour la critique, quand il fallut se mettre à la besogne, il leur a manqué. En ce cas, ils ont bien fait de cesser leurs coups de fouet et de dire en avant, ça ira, on les aura...

          Le 24 juin - Vu Guillaumard, un adjudant COA du 3-4-61 CVAD, versé au 219ème et qui rentre aujourd'hui au T.B.

          Deuxième souper à Hailles le groupe COA du CVAD. Discussion avec Siméon (l'instituteur) qui soutient qu'en huit jours d'offensive nous serons sur le Rhin... Que si la ligne allemande n'est pas enfoncée au premier assaut, que si notre cavalerie n'est pas le premier soir à Péronne, Cambrai, Vouziers, il n'y a rien de fait, l'attaque aura avorté!

          Je lui dis que son optimisme enfantin, son imagination échevelée dans l'espoir du succès est décourageante et néfaste. Car si elle électrise la première vague, elle décourage les autres qui auront le dur effort à continuer...

          Que mon espoir à moi vole beaucoup moins haut, mais est peut-être mieux établi et plus ferme que le sien. Si nous pouvons les bouter hors de chez nous pour le 15 août ce sera déjà merveilleux. Et je doute moins que lui du succès, car je vois comme lui la préparation formidable qui est ici et ce n'est qu'un point d'appui de la grande attaque anglaise.

          Le C.V.A.D. reçoit l'ordre d'aller camper près de la gare de Guillaucourt.

          A cette gare il ravitaille à lui seul quatre-vingts groupes d'artillerie.

          Le 25 juin - L'orage se rapproche, car le calme grandit.

          L'hôtesse nous donne des dates :

          Les Anglais attaquent le 25, les Français le 26.

          Le 7ème Corps serait arrivé dans le voisinage !

          Revoir le 42ème ! Revoir le 60ème ! Que de souvenirs. La malheureuse division est de toutes les grandes fêtes. Ce doit en être une magnifique puisqu'on ramène ces sacrifiés déjà une douzaine de fois.

          On sent une force immense qui est amassée en face des lignes. Il va suffire d'un signal pour déclencher l'irrésistible poussée.

          14 heures. A la Chambre, le primaire Brizon avec ses deux collègues, a tendu les bras aux socialistes dissidents d'Allemagne, et poussé un cri impie de paix, d'armistice immédiat, quand la ruée boche devient plus furieuse que jamais à Verdun.

          Hier, ils ont pris Thiaumont, aujourd'hui ils sont au village de Fleury. Ils finiront par le prendre. Ils auraient lancé six divisions ! O ma pauvre France !

          18 heures. M. Pennelier me transmet le bruit que Verdun va succomber. Les Anglais auraient repris Lille cette nuit.

          Oh ! Quel tourbillon de carnage dans la lutte affolée.

          Verdun-Lille ! Dans l'inquiétude pour la ville en angoisse, on ne peut pas trouver de joie pour la ville retrouvée...

          20 heures. Je viens de me promener au crépuscule. Des essaims d'avions gardent le ciel. Douze saucisses dans mon champ visuel scrutent l'horizon. Et depuis une heure le canon tonne sans arrêt.

          22 heures. L'horizon est en feu. De longues lueurs rouges se succèdent à chaque seconde. La canonnade n'est pas furieuse. C'est un martèlement effrayant. Des milliers de forgerons frappant sans arrêt sur une enclume. C'est sans doute le début de la préparation. Je n'ai pas sommeil.

          Le 26 juin - Les chasseurs sont alertés, mais on ne perçoit plus la canonnade. ? ? ? Mystère.

          L'angoisse de la prise de Verdun pèse.

          Je remonte le moral à Rigas et à Brethes qui accusent les Anglais de leur inactivité quand la France râle.

          Rigas a la Croix de Guerre, mais ne la porte pas. C'est un garçon sérieux et honnête. Brethes a mauvais estomac, par suite de mauvais caractère incliné au découragement. Je crains qu'il ait mauvais esprit. Il insinue des excuses pour ceux qui se rendent en masse... "puisque c'est toujours les Français qui trinquent, ils en ont plein le dos".

          Je tâche de leur faire comprendre l'effrayante complication d'une armée moderne, et d'en déduire les difficultés d'organisation des Anglais, leur lenteur apparente plus sage qu'une hâte prématurée. Que c'est de notre faute un peu si les Anglais n'ont pas senti plus tôt la nécessité du service obligatoire. Nous sommes-nous bourré le crâne nous-mêmes sur l'usure allemande ? Sur le rouleau russe, sur notre 75, etc...

          Patience, le tour des Anglais viendra.

          Il est peut-être venu...

          Tant mieux, conclut Brethes, je me réjouirai bien fort de m'être trompé.

          Aperçu Gruyelle. Il travaille à la préparation de dépôts d'approvisionnement en vue de la marche en avant... Gruyelle, Crépy, l'abattoir, les vaches sur la route, les voyages au T.B. à Mareuil, la vallée de l'Ourcq, la Ferté-Milon, mon pauvre Bedu. Hélas, que c'est loin.

          14 heures. Les journaux arrivent. Il n'est question ni de Lille, ni de Souville... Canards malfaisants. Je suis soulagé et furieux. Il me revient à l'esprit que tous ces bruits, tous ces racontars, tous ces préparatifs, ces demi-indications d'offensive longtemps annoncée par toute la presse avec des airs mystérieux (très précis, très indiscrets en réalité) ces détails sur les armées, les approvisionnements français, anglais massés dans la Somme, ces quintes de l'artillerie, cette alerte générale, tout cela m'apparaît avec des traits de plus en plus accusés comme un "bateau" colossal, un bluff à grande échelle à l'adresse des Boches d'une part pour leur mettre la puce à l'oreille et les distraire de Verdun, tout au moins les empêcher de jeter là tous leurs atouts, d'autre part à l'adresse du public français, de l'armée française qui s'étonne et s'impatiente de façon inintelligente sur l'inactivité anglaise... Cette énervante incertitude me semble montée de toutes pièces... Est-ce une médecine plus salutaire que la courageuse franchise ? Les avis sont partagés...

          Pourtant, le Temps écrivait avant-hier : "La grande leçon du Comité secret, c'est qu'il n'y eut jamais une nation plus digne que la nôtre de vérité et le liberté. On ne parle peut-être pas assez au pays. On devrait lui faire la confiance qu'on lui demande".

          Ils s'y mettent tard, les journaux officieux, à comprendre que le pays vaut mieux que les politiciens.

          Le 27 juin - Je termine le carnet sous l'influence la plus réconfortante avec un frisson d'avenir vainqueur :

          Les Russes ont pris Kimpolung, toute la Bukovine ; les Italiens font un retour offensif analogue à un grand sanglier un instant cerné et qui fonce dur et droit : ils ont repris Asagio et Arsiero. La canonnade anglaise à notre gauche bat la mesure avant la grande ouverture et ici le flot des camions et des canons qui passent fait monter le flux puissant. La préparation matérielle gonfle toutes les voies de communication de la région, quelque chose comme le visage écarlate d'un lutteur en colère gonflé par le sang qui bouillonne. Le choc apparaît irrésistible, le succès plus qu'assuré, fatal.

          Et voici que dans la vallée, les musiques et les cliques font passer dans les cœurs le bouillonnement d'espoir qui suit le passage des canons. Elles font la préparation morale. De mon grenier pendant ma sieste ardente, j'écoute la répétition qu'elles font sous les peupliers voisins : voici la Sidi-Brahim des chasseurs, puis toutes, rassemblées, jouent le Chant du Départ et la Marseillaise.

          Allons enfants, le jour de gloire est arrivé. Pourvu qu'on ne me rappelle pas avant la fête !