29
novembre 1917
7
janvier 1918
28
février
16
mars
4
mai
30
mai
2
mai 1919
7
mai
29
juin
30
juin
1er
juillet
2
juillet
3
juillet
4
juillet
6
juillet
20
juillet
23
juillet
20
novembre
Fin
|
Le
29 novembre 1917
Encore
une nouvelle tranche de campagne qui commence pour moi.
Parti
le 27 septembre de Baresani, avec une permission de trente jours
qui a filé comme si elle n'avait duré qu'une semaine, me voici
de nouveau embarqué, sur un bateau de guerre, cette fois, où
j'occupe une petite cabine d'officier retirée et calme, dont le
hublot m'encadre un petit morceau de la rade de Tarente : mer
bleue, temps doux de printemps, maisonnettes blanches éclatant
au soleil.
Bruits
de machines. Nous ne partons que ce soir. Donc quelques heures
à perdre, à rêvasser, à gaspiller. Que de temps gaspillé
depuis trois ans et demi bientôt. Enfin, c'est la loi, je sais
qu'il le faut, je sais qu'il en est de plus malheureux que moi.
N'importe, cela devient un peu long tout de même.
Que
va-t-il se passer ? Les Russes sont de plus ne plus inexistants
; les Italiens ont arrêté l'invasion boche, une grosse armée
franco-anglaise est en Italie et n'a pas encore dominé. En
Orient, on dit que les Boches veulent attaquer. S'ils y mettent
le prix, ils pourront nous mettre à la mer, c'est très
probable, mais je n'y crois pas plus que cela. D'ailleurs que
pourrais-je croire qui eut quelque valeur, moi, pauvre petite
unité dans la somme immense, j'allais dire des combattants, et
oublier que je suis dans l'armée, d'une catégorie inférieure.
Je
me laisse aller, sans rien plus demander désormais que de
suivre ma destinée.
La
perspective de retrouver Baresani ne me plait ni ne me déplait.
Celle de me retrouver avec le père L... m'est désagréable, et
encore ! On devient philosophe ; et on s'habitue à faire un peu
n'importe quoi.
J'ai
eu trente bons jours, eh bien, c'est toujours cela. De bons
souvenirs, pour tenir un peu compagnie à la longue solitude qui
va me venir, et puis... on verra !
Le
7 janvier 1918
Aujourd'hui
est le Noël orthodoxe : d'où trois jours de fête. Les fêtes
se chiffrent toujours par trois jours dans ce pays de moindre
effort. Tous les habitants se sont revêtus de leurs plus beaux
habits, verroteries, rubans, il y a même des rubans tricolores,
cadeaux de français, et des rubans du sacré-cœur ; les
couleurs les plus criardes se montrent sous la forme de petits
pompons de laine qui émaillent les gorges et les tabliers
(foutas). On fait des gâteaux de farine où le piment et l'ail
servent d'épices. Je viens d'entrer dans une chambre où un
relent d'ail vous saisit violemment dès l'abord, et où j'ai
entendu chanter par Tzveta et Tzvesda, sur un ton nasillard et
monotone, sur une seule courte phrase musicale, de naïves
histoires, entre autres celles de la petite Milka, qui était
malade, qui reçut la visite du Doctor, et qui mourut le
cinquième jour. Il est probable qu'en Serbie la thérapeutique
n'a pas plus de succès qu'en France ! Et ces gens, dont la
misère est grande, dont les maris, les frères, les fils, sont
loin, émigrés en Amérique ou soldats serbes, paraissent
s'amuser beaucoup et être naïvement heureux. A quelque
distance de l'ambulance de l'autre côté du ravin qui nous
sépare du monastère, des petites filles dansaient en chantant
une sorte de ronde, se tenant par la main, et, à intervalles
déterminés, esquissant une sorte de pas de mazurka.
Il
fait un beau soleil, chaud, malgré la neige et le verglas, et
on sent l'envie de ne rien faire d'autre que de profiter du
soleil et de la chaleur, pendant que l'on peut. Bizarre
existence, dont le vide n'est partiellement occupé que par des
occupations assez mesquines, et pour ainsi dire mécaniques. Je
suis surpris de n'éprouver ni grande tristesse, ni grande
mélancolie, ni beaucoup de désirs. Je m'ennuie, certes. Mais
je ne me sens pas très malheureux, comme par moments, cet
été. Serait-ce que je deviendrais philosophe ? Cette ataraxie,
relative !... est-elle signe de vieillissement ou de sagesse
?...
Le
28 février - Ai été proposé ces jours-ci pour
l'avancement à T.T. et pour la croix. Motif de cette dernière
proposition :
"Toujours
sur le front depuis le début. A participé à de nombreuses
affaires comme médecin de bataillon et médecin-chef de
régiment, soignant sous le feu un grand nombre de blessés,
donnant ainsi un bel exemple de courage et d'abnégation. S'est
dépensé sans compter à la tête d'une ambulance, en
particulier en Orient dans les conditions les plus précaires et
les plus difficiles, prodiguant avec un dévouement et une
activité inlassable les soins les plus éclairés à de
nombreux blessés. Hautes qualité professionnelles".
N°1/2.
Le
16 mars
Ennui
incommensurable depuis quelques jours. La vie la plus monotone
et la plus exempte de toute sorte de distractions ou de
changements.
Calme
sur le front, toujours. Quelques coups de mains, bombardements
habituels, quelques-uns à gaz. En somme assez peu de pertes.
On
dit que les Grecs vont bientôt entrer en ligne, et on parle de
la relève de divisions françaises. Mais les coloniales
resteront sans doute.
Sarrail
a été relevé, remplacé par Guillaumat. Changement de bord.
L'état-major de Salonique a été en partie liquidé. Il
paraît même que les dernières fournées de citations
saloniciennes signées in extremis, auraient été révisées...
Qu'est-ce
qu'ils s'envoyaient comme bananes à Salonique ! C'étaient de
véritables collections. Et dire que ma proposition pour la
croix a été refusée parce que je n'avais pas de palme.
Bah,
je n'en serai point malade.
Ruotte
a été remplacé par Fournial, dont la carrière s'est faite au
Maroc avant la guerre. Il doit venir. Peu important pour les
humbles comme moi, que ce soit tel ou tel.
La
guerre paraît devoir s'allonger indéfiniment. Mais ce qu'on
peut se raser, à Baresani !
Aujourd'hui,
petite distraction : une femme de nous maison s'est mariée.
Elle est venue aujourd'hui avec son mari faire sa visite de
noces à ses parents et à nos voisins. On est venu me chercher.
La
famille était assemblée avec des voisins autour d'une petite
table ronde haute comme un tabouret ; assiettes avec des figues,
des gâteaux, sortes de crêpes. Du pain de maïs. Les verres de
raki ont circulé, offerts par une jeune fille, qui, après, les
reprend sur un plateau, comme en France. Et on trinque, comme en
France. Au départ, la mariée et le marié ne m'ont pas serré
la main comme les autres, mais l'ont baisée, puis appuyée sur
leur front. La mariée avait tous ses atours : ceinture énorme,
tablier-tapis monumental, et des pièces de monnaie turque
partout, chaînettes d'argent, bagues de cuivre ou de filigrane
à tous les doigts, bracelets, etc...
Elle
avait l'air vannée la mariée, et le mari aussi... comme en
France.
Quand
on pense que ces gens-là couchent sur des nattes, ce doit être
bien fatigant !
Demain,
je déjeune chez le Commandant Estienne, cela m'assomme de
sortir maintenant. Je deviens un ours de plus en plus, et
paresseux ! Je ne pense presque plus à la fin de la guerre.
Aussi
bien, quand j'y pense, je n'ai ni espoir ferme ni certitude, ni
projets arrêtés. A quoi bon, j'en aurais, qu'ils ne
réussiraient pas.
La
plupart de mes idées, quand je pense à une cessation possible
de l'état de choses actuel, sont orientées vers le côté
féminin. Il faut avouer que pour nous tous, c'est bien la plus
grande privation que nous subissons en ce moment.
Je
m'ennuie. Je voudrais partir, changer. Et pourtant je m'occupe
de ma boutique comme si j'y devais rester dix ans : déformation
professionnelle.
La
nuit tombe. 6 heures. Le blanc du Kaïmatchalan devient crème,
le reste des montagnes bleuit. Les nuages sont comme des crêpes
de deuil. Le ruban argenté de la Cerna se fait pâle et prend
l'aspect terne d'une ferblanterie malpropre. Des fumées
surgissent. La voix d'un soldat émerge du silence, chantant
quelque romance populaire de France.
Ce
qu'une fin de soirée peut être mélancolique, loin du pays. Ce
chant me donne l'impression du cor du dernier acte de Tristan.
Je
vais allumer la bougie, écrire une lettre en attendant le
dîner. Ce qu'il faut se creuser la tête pour écrire des
choses qui se tiennent ! A des gens qui souvent ne vous
comprennent pas, tellement ils sont loin de vous, de toutes
façons.
Le
4 mai 1918
Je
quitte l'ambulance demain pour le 2ème bis de
zouaves. Je l'avais demandé il y a un mois en allant à Veria
à l'école de gaz.
Perdrai-je
au change ? Je ne sais. En tous cas, k'en ai marre de me donner
ici pour rien un mal de chien. Puis on ne pourra pas me
reprocher de n'avoir pas assez de régiment. Actuellement, cela
barde partout, même à Paris ! Et il est bon de ne pas être
trop en sécurité. Hier cependant, éclats de bombes d'avion
dans l'ambulance. Mais c'est rare.
Le
30 mai 1918 - Au 2ème bis de zouaves depuis
le 8 mai. Je l'avais demandé un mois avant au
Lieutenant-Colonel Lamborot, retrouvé à Salonique par hasard.
Trouvé
le régiment en secteur, aux Crêtes Rocheuses, au nord de
Mayadag, un coin de Macédoine nouveau pour moi.
C'est
la vallée du Vardar, ou plutôt les hauteurs qui la dominent :
région très accidentée, avec des arbres, des mûriers
notamment (il paraît que la soie de Mayadag était connue avant
la guerre). On voit, des observatoires d'infanterie, Guevgueli
comme si on y était.
Population
turque, dans les villages, assez sympathique, plus que les
Makedu de la région de Monastir.
Le
secteur du régiment est assez étendu en profondeur, et très
accidenté. J'ai eu du mal avant de connaître tous les
ouvrages, tous les boyaux. Maintenant, cela y est.
J'habite
à P.50 une cagna, au flanc d'un ravin qui me rappelle
l'Argonne.
Impression
assez bonne au régiment. On m'a accueilli aimablement. Colonel
B. V. nerveux, c'est bien évident, mais charmant pour moi
jusqu'à présent. Je comprends d'ailleurs, qu'il s'emballe
parfois, à sa place j'en ferais autant.
Ma
vie est toute différente ici de celle de Baresani. Je me lève
à 4 heures et demi, 5 heures. Ou bien je vais dans le secteur
ou bien je vais à l'infirmerie, à cheval. J'ai un travail plus
varié, ne présentant que très peu d'intérêt médical, mais
plus distrayant peut-être. Milieu plus optimiste. Moins de
vraie cordialité qu'à la popote de l'ambulance, surtout en
l'absence d'Haton. Moins de sécurité aussi, car enfin, bien
que ce soit le front d'Orient, nous avons presque chaque jour
des tués et des blessés.
Ils
ne tirent pas beaucoup dans notre ravin ; pourtant, ces jours
derniers un homme a eu la moitié de la figure emportée.
Ce
matin, a commencé l'attaque du Serka di Legeu, à notre gauche,
par deux divisions grecques et le 1er R.M.A.
Dès
ce matin, les objectifs étaient atteints par les Grecs ; il y a
eu une assez belle préparation d'artillerie. Hier soir, le
régiment a fait un coup de main de vingt hommes, sans
résultat. Les hommes, d'ailleurs n'ont pas été très loin. Le
155 avait ouvert une belle brèche, pourtant, dans ces fils de
fer bulgares, en face de la tranchée Éléonore.
On
attend la réaction boche à la suite des succès grecs, et sur
nous en partie.
Le
2 mai 1919
Je
retrouve ce carnet dans ma cantine. Bien des choses se sont
passées depuis que j'écrivais les dernières lignes, à P.S.O,
en avant de Mayadag. Et voici qu'après avoir noté un tas de
petites choses, je n'ai même pas eu le besoin d'écrire quoique
ce soit au moment de l'armistice.
Ce
mot, avant qu'il ne fut devenu réalité signifiait la fin des
ennuis, le commencement d'une ère de joies d'autant plus
enviables qu'elles ne se précisaient point...
La
réalité était un peu différente. Les peuples ne sont pas
satisfaits, et beaucoup d'individus sont déçus.
Les
choses n'ont de prix que par le désir qu'elles inspirent. La
satisfaction amène presque toujours une désillusion.
Donc,
après l'été passé aux zouaves, en compagnie du Colonel
Boué-Verrier, aliéné notoire, et un vilain monsieur
par-dessus le marché (encore un échantillon des chefs que le
monde nous envie...) évacuation-paludisme. Hôpital français
à Salonique : trois semaines de calme délicieux et de repos
dont j'avais besoin. Hôpital Petit. Karabourani. Mes deux ans
d'Orient ne me valent pas de convalescence ; si j'avais été
fils de député ou officier d'état-major, cela eut été
différent.
Petite
étude du monde militaire de Salonique : les mœurs d'une cour
d'autocrates. La course aux galons, aux récompenses, aux
prébendes.
Mon
Père veut me faire coller à la Mission Hellénique. Je demande
les chasseurs à pied.
J'y
suis nommé. Pendant que je rejoins, l'armistice avec la
Bulgarie, puis avec l'Allemagne.
Monastir.
Velès. Tlokut. Impossible de rejoindre par les montagnes.
Je
reviens à Florina, avec un renfort de chasseurs et trois
officiers. Nous passons par Koritza, puis Santi-Quaranta,
Antivari, et enfin, à la fin de novembre, Sentari d'Albanie que
le bataillon a rejoint par les montagnes.
Scutari,
petite ville assez banale au point de vue de son aspect
architectural, pauvre, triste, avec ses quartiers turcs aux
maisons silencieuses, grillagées, aux rues tortueuses et
désertes, mais si pittoresques par ses habitants, ses costumes,
et aussi par la nature qui l'environne.
Il
est une promenade que je fais souvent : on grimpe par de mauvais
chemins, coupés par des flaques de boue, des ruisseaux
débordés, au flanc d'une colline qui domine la cité.
Au
bas de la colline, une petite mosquée, avec le cimetière dont
les tombes, à cette époque, sont couvertes d'iris, exhale un
parfum de repos, de sérénité, de simplicité patriarcale que
lui prête sans doute gratuitement ma badauderie d'occidental.
La
colline est couverte de fleurs, et surtout de beaux iris pareils
à ceux que chez nous, on cultive avec soin dans les jardins. Et
quand on a grimpé, parmi ces fleurs, jusqu'au sommet, on
découvre vraiment un horizon magnifique : la ville, dont les
toits de tuiles sont noyés dans la verdure des jardins, car les
maisons ont presque toutes leur verger, sauf dans la rue
centrale, la rue Internationale ; le lac tantôt gris, tantôt
bleu, le lac qui a ses tempêtes comme une mer ; les hautes
montagnes tout autour de l'immense cuvette qui abrite Sentari
dans son creux : Monténégro, montagnes albanaises habitées
par des gens dont les trois quarts sont aussi sauvages que les
nègres de l'Afrique Centrale. Et surtout, la coulée de la
Bojana qui déverse le lac entre le Tarabosh et la vielle
citadelle ; vraiment ce coin-là a beaucoup d'allure et de
caractère.
C'est
drôle comme je suis devenu contemplatif, et insociable !
Les
Albanais, eux, ont une chose intéressante, le costume :
montagnards à la veste courte, au pantalon de grosse étoffe
blanche soutaché de noir, à la ceinture plus ou moins
bariolée, citadins en culotte bouffante, veste de zouave,
calotte plate à glands pendant, femmes turques toutes voilées
de noir, catholiques vêtues si curieusement du large pantalon
noir (trente-deux (?) mètres de tour), de la jaquette
pincée à la taille, à grosses basques, avec broderies rouges
ou noires, coiffées de jolis voiles de dentelle quand il fait
beau, ou du capuchon rouge moyenâgeux, femmes de petite
conditions habillées de ce que nous appelons "la toile à
matelas" à cause des rayures rouges sur fond blanc qui les
uniformise toutes, un grand carré de cette toile replié sur la
tête et ne laissant pas voir grand chose, souvent qu'un œil, même
chez les catholiques (à la messe de Pâques, beaucoup de femmes
étaient ainsi voilées)... et, naturellement, aussi des hommes
en veston et des femmes en tailleur, qui en général feraient
mieux de porter le costume traditionnel.
Quelles
drôles de gens, ces Albanais. Bien peu civilisés encore, et
bien soumis à l'influence turque !
Le
7 mai - Ils ne nous gobent pas énormément, les
Albanais. La majorité regrette, avec raison, les Autrichiens,
sous lesquels ils étaient plus heureux.
Ils
ne tombent pas en admiration devant le Commandement français,
et ne paraissent pas apprécier toujours avec enthousiasme le
Colonel Bardi de Fourton, Général à titre fictif ni son
état-major, lequel est loin d'être brillant.
Ce
serait dommage pourtant que le Commandement français ne reste
pas ici. Bien dommage pour le Général de Division. Logé à l'œil,
bien logé, nourri pour pas cher, achetant les choses dont il a
envie, tapis, armes, etc... avec du sucre et du café de
l'Intendance qu'il achète à 1,80 (pour le sucre) et qu'il
échange au taux du pays (où le sucre vaut 10 à 12 p. le
kilo)... Qui eût cru que le sucre de l'Intendance fut fait pour
cet usage ! Il y a quelques jours, il profitait d'une vente de
chevaux réformés pour vendre deux chevaux qu'un Colonel serbe
lui avait donné : bénéfice, deux mille balles !
Le
lieutenant Mantrès, de son état-major, vendait en ville les
gants que fabrique son beau-Père, M. Perrin, marque bien
connue. Le lieutenant Bergeret, du même état-major, vient
d'arriver de France avec une cargaison de robes, chiffons,
etc... que l'on va vendre ici. Ce sont évidemment des
commerçants du pays qui ont fait la commande... Mais qu'est-ce
que le Bergeret doit réaliser comme bénéfice !
Et
dire que j'ai la sottise de ne pas faire payer mes
consultations.
Et
les fonds secrets de la police, les amendes encaissées chez les
habitants pris en délit, le transport des gens et des
marchandises en bateau...
Les
marchandises débarquées à Antivari au nom du Général de
Fourton, et destinées aux civils, qui passent avant notre
ravitaillement...
Tout
cela est très drôle. Mais cela rappelle trop la phrase au
troupier : à qui donnes-tu, pauvre France, tes bons de tabac !!
Après
tant de jours de pluie, une belle journée de chaud soleil, de
ciel bleu.
Quelle
joie réelle ; c'est la magie de l'Orient qui commence.
La
misérable petite ville paraît propre, respire la joie de
vivre, les haillons redeviennent pittoresques, les loques aux
couleurs éclatantes amusent l'œil.
Je
viens de passer un moment à ma fenêtre à regarder les gens...
Il y en a de toute sorte.
C'est
quelque jeune femme voilée de noir, ou de bleu, quelque autre
ensevelie dans sa toile à rayures rouges. C'est une fillette à
la robe de laine (une turque, sûrement) ou bien une autre :
j'ai reconnu une fillette de dix ans, sœur d'un Albanais que
j'ai soigné. Elle allait, mouchoir blanc en tête, petit
corselet rouge, pantalon à larges plis serrés du bas, et pieds
nus, balançant son petit corps harmonieux et chaste avec déjà
pourtant quelque chose de la femme qu'elle sera dans quatre ans.
D'un geste coquet elle portait la main à sa tête pour gratter
le passage de quelque parasite sans doute. Mais aussi elle
arrangeait ses cheveux pour que cela ne se vit pas trop. Il
passe des mendiants, des Albanais vêtus de toutes sortes de
costumes, des hodjas à l'air important, avec leur tartan blanc
et leur robe.
J'aime
tous ces gens parce qu'on sent, quand on les connaît, qu'au
fond, leur vraie caractéristique, c'est la fourberie. Mais une
fourberie tellement naturelle, tellement fatale, qu'elle fait
partie du caractère de la race. Tout au moins, je dis fourbe :
par rapport à notre tempérament de français, ou plutôt à
l'idéal que nous nous faisons de ce tempérament.
Je
me rappelle toujours le gros Radouikh, le Monténégrin jovial,
me disant : en Orient, c'est toujours le bourrage de crâne.
Comme c'est vrai. Et pour le plaisir de broder, de se tromper
mutuellement. Ce n'est pas la tarasconnade, l'autosuggestion du
méridional qui se trompe en vous trompant. Non, c'est ici la
ruse pour la ruse, l'art pour l'art, on vous ment avec volupté.
On intrigue par plaisir ; on raconte, on potine, on aime
inventer les histoires, s'occuper du voisin, s'ingérer dans ses
affaires, le gêner ou l'aider suivant le cas.
Le
29 juin 1919
Quitté
Scutari pour l'armée de Hongrie accompagné par Moussa Yuca,
docteurs Bassi et Fahri.
Passé
le lac. Rieka.
Voiture
de Rieka à Cettigné.
Couché
à Cettigné à la légation de France.
Le
30 juin - Dîné hier soir avec une "mission
sanitaire" internationale, mélange de plusieurs
nationalités. Gens qui paraissent se prendre au sérieux.
D.
Ferrière, Suisse, délégué de la Croix Rouge de Genève. D.
Milanovitch, Monténégrin embusqué à Paris pendant la guerre.
Vu un plan en relief très curieux du Monténégro, un vieux
cloître.
Parti
l'après-midi de Céttigné pour Cattaro.
Couché
à Cattaro. Dîné avec Général Thaon.
Très
jolie vue pendant la route par le Lovcen.
Bouches
de Cattaro admirables.
Le
1er juillet
Départ
de Cattaro le matin, embarqué à Zelenika. Traversée de la
Bosnie. Fait le voyage avec un officier de marine yougoslave,
qui paraît très bien, qui méprise et déteste l'Italie.
Le
2 juillet - Matin, arrêt d'une demi-heure à Sarajevo.
Promené en voiture dans la ville.
Arrivé
à Slovansky Brod le soir. Trouvé une chambre après beaucoup
de difficultés.
La
traversée de la Bosnie, et avant, de l'Herzégovine fort
intéressante.
Herzégovine,
sauvage. Bosnie plus riante et riche, avec des fruits, des
rivières. Du tabac partout.
Le
3 juillet - Départ de Brod par l'Orient Express. Nous
nous arrangeons avec le médecin-major d'Arlhac, rencontré en
route, pour avoir des lits. Une femme se pend dans un sleeping.
Respiration artificielle sans succès pendant trois quarts
d'heure.
Une
dame, française mariée à un Roumain, m'offre, à 9 heures du
soir, la moitié de son compartiment.
Me
fait comprendre nettement, le lendemain qu'elle espérait que je
profiterais plus... complètement de son hospitalité, ce qui ne
me disait absolument rien. Je me tire de ce rôle ridicule avec
un peu de chiqué et promesse d'écrire. Tu parles !
Circonstance aggravante : la dame a été infirmière et a la
croix de guerre !!...
Arrivée
vers le matin à Sabadka.
Le
4 juillet - Sabadka. Grande ville hongroise très juive.
Aspect très moderne. Quelques édifices genre munichois avec
dessins monumentaux en sucre. Nous manquons de rester en panne
faute de charbon. La dame de mon sleeping le désire ardemment.
Moi, pas, quoique je lui déclare le contraire par politesse.
A
plusieurs reprises, ces temps derniers, les voyageurs de
l'Orient Express ont acheté pour six milles couronnes de bois
pour pouvoir continuer ! Mais notre train porte un Colonel
d'E.M.
Démarches.
Nous repartons. Arrivée à Szeged le 4 au soir.
Le
6 juillet - Voyage à Nagy. Kikinda. Vu le Directeur.
J'attendrai à la place de Szeged mon affectation.
Le
20 juillet - Départ pour Obeba, aux Spahis marocains,
pour remplacer Pilliot, le médecin, qui s'est trouvé malade.
Il
veut se faire évacuer. Je lui montre poliment et doucement
qu'il ne faut pas me prendre pour une poire. Je ne serai pas mal
aux Spahis ; mais je ne veux pas faire le jeu d'un monsieur qui
est un faiseur, éreinté par l'alcool, et un fumiste.
Le
23 juillet - Retour à Szeged. J'attends de nouveau. Vu
le Directeur le 24. J'irai probablement en France.
Le
20 novembre 1919
J'ai
été au port cet après-midi, pour voir le pont de la Bojana
qui vient d'être démoli par la cure, charriant des arbres et
des débris d'îlots.
Il
faisait un joli soleil, un peu pâle peut-être pour ici, mais
chaud cependant, et assez vif en tous cas pour redonner aux
choses un peu de leur charme. C'est curieux, cette magie de la
lumière, ici. En France, un beau soleil, c'est de la chaleur,
de la gaieté. Ici c'est cela, et c'est aussi quelque chose de
plus. C'est une transformation totale des choses et des gens,
c'est le coup de la baguette de fée qui mue un misérable
mendiant, d'aspect repoussant et sale, en un pittoresque
loqueteux, qui transfigure de pauvres bicoques et en fait un
amas de maisons joli et coloré, qui donne leur poésie aux
petites mosquées blanches, élançant vers le ciel pur la
silhouette élégante et fine de leurs minarets : c'est un coup
de théâtre, c'est un enchantement soudain...
Ce
port, le Pazar, plus exactement, est vraiment un endroit
curieux.
Ses
rues étroites et mal pavées, pleines de boue dès qu'il pleut,
et aujourd'hui transformées en canaux, où l'on circule en
barque comme dans une Venise, mais une Venise pauvre, une Venise
de tsiganes, ses rues sont garnies de petits magasins, de
petites échoppes, où l'on vend toutes sortes de choses et où
l'on exerce toutes sortes de métiers, petites choses et petits
métiers, proportionnée à l'industrie et au commerce
rudimentaires du pays. Ce sont d'abord, pour la plupart, des
sortes d'épiceries, où l'on trouve des denrées comestibles,
café, pâtes, etc... et aussi toutes sortes d'autres choses,
depuis les allumettes jusqu'à, dans certains, de vieilles
défroques brodées ou des peaux de renard.
Il
y a aussi des échoppes où l'on vend des objets de mercerie, de
la vaisselle, tout ce qui est utile dans la maison, y compris
les ingrédients nécessaires aux femmes pour préparer des
pâtes ou des drogues destinées à les débarrasser des duvets
superflus.
Voici
des armuriers, bien primitifs certes, comme outillage et comme
installation ; mais, dans leur échoppe basse où chacun peut
les voir travailler, ils réparent les armes des montagnards,
refont des crosses, coupent des canons de fusil, et leur
boutique est toujours pleine d'objets qui attendent leur tour ;
car, si dans Scutari, le port des armes est interdit, dès qu'on
franchit les portes, on ne voit pas un homme de la campagne qui
ne soit armé d'un fusil de guerre.
Les
marchands de cuir aussi sont nombreux, et ils travaillent
derrière les vitres de leur devanture. Il faut des bretelles
pour les fusils, des ceintures pour les cartouches, et on en
fait en peau de mouton surtout, rouge, noire ou blanche ; et si
le pittoresque de l'armement a beaucoup perdu au remplacement
par les armes modernes des vieux pistolets ciselés et argentés
et des fusils damasquinés, le souci de l'équipement est encore
une coquetterie actuelle.
Les
vieilles armes, elles, tombent peu à peu entre les mains de
l'antiquaire.
Mais
celui-ci est un marchand pour étrangers surtout ; on le trouve
à Scutari, et au Pazar, ce n'est que par occasion que l'on
rencontre dans les boutiques un joli pistolet à crosse d'argent
travaillé, enrichi de cabochons de verroterie, ou une boite à
huile ou un étui à cartouches en métal ciselé.
Voici
des marchands de bijoux, chez qui les montagnards se fourniront
de chaîne pour eux, de bagues, de colliers, de bracelets pour
leurs femmes. Ce sont des bijoux primitifs et barbares, la
plupart d'argent, quelques-uns d'or, et dans lesquels le travail
du filigrane tient une grande place.
Certes,
les femmes de la montagne n'ont pas la coquetterie discrète.
Mais il faut avouer qu'avec leurs couleurs éclatantes, le rouge
écarlate de leurs tabliers, ou de leurs foulards, le jaune, le
vert, qui s'y mêlent suivant leur fantaisie et la générosité
de leurs mâles, seuls peuvent ressortir quelque peu les bijoux
qu'elles assortissent à leur parure : ce sont des colliers
faits de médailles ou de pièces de monnaie réunies par des
chaînettes, supportant comme médaillon quelque plaquette
travaillée du volume d'une petite soucoupe ; ce sont de grosses
croix de métal, des bagues d'argent dont le chaton dépasse le
diamètre du doigt ; des pendants d'oreilles dont la grosseur et
le travail s'appareille aux autres ornements. Mais la base de
ces parures primitives, c'est la pièce de monnaie, et aussi le
cabochon de verroterie.
On
trouve d'ailleurs à Scutari, surtout dans les familles
musulmanes, beaucoup de pierres précieuses et notamment des
perles, souvent baroques, il est vrai, qui sont souvent brodées
sur des costumes ou des coiffures d'apparat.
Mais
c'est un jour de marché qu'il faut voir le Pazar, à la belle
saison. Alors, sous le soleil cru qui met les nuances en valeur,
c'est vraiment une chose très amusante de se promener dans les
ruelles encombrées, où s'entassent toutes sortes d'objets
hétéroclites.
Aux
marchands d'étoffes et de broderies notamment, non pas qu'on
trouve là des choses très belles en quantité. Le pays est
pauvre, primitif, et il ne faut pas s'attendre à trouver là
une réduction du Bazar des grandes villes turques.
Pourtant,
on peut trouver quelques jolies étoffes, susceptibles de
figurer chez un amateur. Il y a d'abord les vêtements brodés,
corselets et jaquettes des femmes catholiques, à fond rouge,
brodées de noir, ou à fond noir brodées d'or (celles-ci plus
anciennes et en général plus belles comme travail). Il y a des
coussins, des tapis, en toile rayée, à fond rouge, qui ne
présentent d'ailleurs pas grand intérêt. Il y a des
dentelles, assez fines, exécutées à Scutari, au crochet ; il
y a des tulles brodés de soir blanche, que les femmes
catholiques mettent sur la tête et laissent pendre dans le dos
; de fines étoffes de soie brodées d'or, que dans les
villages, les femmes portent comme voile aux jours de fête ; de
petits tapis de soie brodés de fleurs d'argent ou d'or ; enfin
des tapis albanais, beaucoup exécutés à Giacova, en étoffe
rue, fibreuse, et aux dessins bariolés de couleurs vives.
Et
ici, comme dans tout l'Orient, ce sont des marchandages sans fin
où l'on arrive à faire déduire du premier prix réclamé un
pourcentage énorme, surtout avec les gens des villages qui
connaissent mal la valeur de l'argent, et pour qui les multiples
monnaies en usage, avec leurs variations de change constantes,
compliquent vraiment par trop les calculs.
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