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9
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janvier 1917
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7
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janvier
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mars
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avril
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mai
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mai
31
mai
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juin
24
juillet
8
septembre
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septembre
26
septembre
1er
octobre
3
octobre
|
Le
25 septembre 1916
Embarqué
cet après-midi sur le France, grand paquebot (le plus beau,
nous a-t-on dit) aménagé en navire hôpital, et qui doit
levers l'ancre demain à 6 heures pour nous conduire à Alger,
et de là à Salonique. J'ignore la raison de ce détour.
Première
impression de curiosité et d'amusement ; la plupart d'entre
nous en sont à leur première traversée. Le luxe,
l'aménagement confortable des cabines, de la salle à manger
(très belle) nous changent agréablement de la vie dure et
incommode que nous menions depuis vingt-cinq mois sur le front.
Beaucoup de médecins faisant partie de notre convoi sont comme
moi volontaires ; pourtant certains ont été désignés
d'office. La plupart ont de multiples brisques et décorations.
Beaucoup de jeunes de l'active. J'ai essayé d'être ému en
quittant Toulon sur la chaloupe ; je n'y ai pas réussi, du
moins à avoir l'émotion un peu poignante qu'on m'avait dit
toujours éprouver en quittant la terre.
Le
26 septembre - Nous avons levé l'ancre vers 6 heures ce
matin. Très jolie, la sortie de la rade de Toulon. La mer est
bonne. Pas de mal de mer, heureusement ! A midi, on nous a
distribué à chacun notre numéro de canot, en cas de coulage.
On
est bien sur ce bateau ; mais c'est triste tout de même cette
mer à perte de vue. Toujours le même horizon, malgré les jeux
de lumière si jolis... On lit, on se promène sur le pont,
c'est un peu toujours la même chose. Puis dans les cabines on
respire un peu péniblement, quand on n'a pas l'habitude de
cette vie.
Ce
soir, mer un peu houleuse, vent. Beaucoup de passagers malades.
Moi pas, mais c'est tout juste.
Le
27 septembre - Arrivée à Alger, à 9 heures. Très
joli coup d'œil, la ville toute blanche en demi-cercle et
étagée, au fond de la rade, la ville arabe se détachant en
blanc plus cru et moins ordonné sur les autres blancs.
Les
28 et 29 septembre - Promenade dans Alger. Très jolie
ville, animée, ressources de toute sorte. Très française, à
part la Kasbah, pittoresque et curieuse.
Excursion
le 29 à Blida et aux gorges de la Chiffa. Très jolies,
ruisseau des singes. Le soir, été au Kursaal où on joue les
Cloches de Corneville ; cela faisait plus de deux ans que je
n'avais été au théâtre. Rien d'extraordinaire ; chaleur
étouffante.
Jolies
femmes à Alger, joli ton de peau, grands yeux, petites jeunes
filles précoces. Uniquement spectateur : prudence et peut-être
plus que je ne l'avoue, le souvenir de S.!
Le
2 octobre
Quitté
Alger à 16 heures. Temps magnifique, mer superbe et calme.
Alger détachant ses maisons blanches sur le bleu intense du
ciel et cette mer bleue à ses pieds, c'est idéal. Nous devons
mettre trois jours et quatre nuits pour arriver. Le bateau a
embarqué cinq mille tonnes de charbon. J'ai hâte d'arriver.
Alger, cette ambiance de mouvement et de plaisir, la vie oisive
et confortable du bateau, la vue de quelques flirts ici même,
qui pourtant ne me tentent pas, tout cela me met au cœur une
nostalgie de la vie telle qu'elle pourrait être... Je souhaite
ardemment de revenir au front, au vrai, pour oublier tout cela.
Trouvé
ce matin à la poste restante d'Alger deux lettres et une
dépêche (de S. celle-là, me souhaitant bon voyage). Et je me
suis aperçu que j'étais loin des miens et de la France, au
plaisir que j'ai éprouvé à recevoir ces lettres du pays.
Le
3 octobre - Longé la côte algérienne et tunisienne.
Mer délicieuse. Passé le Cap Bon. Un peu avant, aperçu
Zembra, un îlot aride et désolé, avec des découpures et des
aspects de vieux donjons sur ses crêtes.
Fait
la connaissance d'une infirmière sans aucun attrait physique,
un peu vieille fille, mais agréable et intelligente. Le temps
passe vite en somme à bord, on est comme bercé par ce
mouvement continu. A 3 heures on nous a fait faire un exercice
de sauvetage, il a fallu aller près du canot qui nous était
désigné avec nos ceintures de sauvetage. Il faut cela pour
nous rappeler que nous sommes en guerre ; sans cela on ne s'en
douterait guère !
Le
5 octobre - Ce matin, passé le Cap Matapan. Depuis nous
voyons presque constamment des côtes ; les îles : Cythère,
Zea, Eubée, ce soir les Sporades.
Cythère
n'a rien d'enchanteur ; encore une désillusion ! Un rocher
aride et nu, désert. Zea beaucoup plus joli ; un village assez
gros, cet après-midi, nous est apparu dans un creux, avec des
maisons blanches, bleues, roses, et détail surprenant, avec un
tas de moulins à vent sur la crête qui le surplombait.
Magnifique
coucher de soleil derrière les crêtes de la grande île
d'Eubée. Ce soir, mer très douce, avec une lune claire qui y
répand une traînée de vieil argent, et des côtes d'îles,
les Sporades. Cet après-midi, nous avons passé à quelques
mètres d'une mine flottante. Je ne l'ai pas vue. Au même
moment, la sonnerie qui annonçait les préparatifs de
sauvetage, le jour de l'exercice. Est-ce une pure coïncidence ?
Je me le demande. On a parlé d'un exercice pour le cas
d'incendie, mais il a été bien vite interrompu... Je me
demande si on n'a pas répandu ce bruit pour tranquilliser les
passagers ?
Le
8 octobre - Débarqué le 6 à 1 heure de l'après-midi.
Hôtels bondés. Puis une chambre à deux lits avec Lhorto.
Été draguer au camp de Zeitenlick pour des tas de papiers. Le
7, le matin à la Direction. Vague conférence, que j'ai
d'ailleurs ratée. L'après-midi, présentation de quelques
secondes au Directeur, qui est stupéfait de recevoir tant de
médecins, dont il n'a pas besoin. Retrouvé Tubert, toujours le
même, à l'E.M. aujourd'hui, passé deux heures avec lui, il
m'a emmené dans une famille salonicienne, où j'ai vu une
vieille grecque, une jeune parlant sept ou huit langues, une
juive italienne, un jeune grec encore terrifié de penser qu'il
aurait été mobilisé si on ne l'avait déclaré inapte, bref,
un milieu hétéroclite, caractérisant bien l'impression de
milieu hétérogène, de désordre, d'éloignement de notre
mentalité que l'on a ici.
Ah,
que la France paraît loin, et comme on l'aime, comme ce mot de
patrie prend un sens plus précis, plus imaginatif ici !
D'après ce que j'ai vu ou appris, voici à peu près mes
impressions sur ce pays :
Ville
cosmopolite en temps de paix et encore plus maintenant, on y
rencontre de tout : grecs voleurs, peu sérieux, peu
sympathiques, capables d'excitation passagère, mais de rien de
grand et de durable ; juifs commerçants (quatre-vingt dix mille
sur cent cinquante mille habitants) ne voulant à aucun prix de
soldats ; turcs, qui sont paraît-il, la partie la plus
intéressante de la population. Il y a aussi des donmeh, juifs
convertis à l'islamisme depuis 1500 environ, population assez
oubliée et assez intéressante, femmes plus fines et plus
belles que les autres.
Comme
militaires, on rencontre de tout : serbes, italiens, anglais,
français, russes, grecs, ces derniers portant au képi la
couronne royale réglementaire, et au bras le brassard bleu et
blanc, insigne des révolutionnaires. Ces officiers grecs sont
cirés, éperonnés, astiqués, et ont des têtes de figurants
d'opéra-comique. La ville elle-même paraît jolie et
pittoresque, vu du bateau, avec sa citadelle aux murs crénelés
qui la domine, ses innombrables minarets qui montent droits et
élancés dans le ciel pur.
Lorsqu'on
est à terre, cette impression change un peu ; elle est
diminuée par la saleté, les mauvaises odeurs, un aspect de
fragilité et de provisoire de beaucoup de maisons. Néanmoins,
l'impression de pittoresque demeure, et de mouvement intense
aussi. Les indigènes, à part les gens riches, vêtus à
l'européenne, sont sales et en guenilles. On rencontre de vieux
juifs dont l'aspect est idéal et vaudrait d'être fixé. A
l'est du port, où sont les grands hôtels, et cafés, groupés
aux abords de la place de la Liberté, sur laquelle aboutit la
rue Venizélos, la grande rue de l'endroit, et sur plusieurs
kilomètres d'étendue, se trouve le quartier des campagnes : ce
sont des gens de moyenne et de haute situation, les consulats
(dont beaucoup sont réquisitionnés par l'autorité militaire
pour loger le Général, le Prince de Serbie, etc...) sur le
quai, la tour Blanche, où autrefois les Turcs faisaient des
exécutions capitales, et à côté de laquelle un restaurant
(avec café, beuglant, jardin sur la mer) s'est installé ;
c'est le plus chic de l'endroit, et d'ailleurs le seul
convenable.
Dans
le quartier des campagnes, les hôpitaux, en particulier
l'hôpital Princesse Marie, où j'ai été cet après-midi rendu
visite à Mme de la Fargue.
Au
total, Salonique n'est pas, malgré tout l'intérêt réel
qu'elle comporte, une ville bien séduisante pour un Français.
On
voit peu de femmes dans la journée. Le soir vers 5 heures elles
sortent beaucoup en toilette assez recherchée ; mais cela n'a
pas le chic de Paris, ah non !
Le
9 octobre - Toujours pas d'affectation. La ville est
pavoisée, tout le monde dehors. On attend Venizélos et le
gouvernement révolutionnaire. Je ne m'imagine pas très bien
quels sentiments communs peuvent animer tous ces gens si
différents, et dont la plupart, d'ailleurs, ne demandent qu'à
ne pas se battre.
Vu
arriver Venizélos qui a débarqué à 5 heures.
Beaucoup
de monde, en toilette. Délégations. Bannières bleues et
blanches. Écoles de garçons et de filles, en rang et au pas.
Enthousiasme. Discours. "Zito" nombreux, mais avec une
certaine noblesse. Le Colonel Christodoulo en tête du cortège.
Défilé de volontaires (?) équipés par nous, de gendarmes
crétois. Ce sont des gendarmes qui font la révolution. Dire
que ça, c'est de l'histoire. On a tout de même l'impression de
quelque chose de pas très sérieux.
Dîné
avec Tubert. Visite au quartier du Vardar : bouibouis infects.
Pénétré dans une maison hospitalière où une vieille matrone
reçoit, après chaque visite l'argent du sacrifice et le met
dans son bas. Quand on arrive, les femmes ne se dérangent pas ;
on ne peut pas les accuser d'indiscrétion ! Elles parlent le
français pas trop mal. C'est d'ailleurs ignoble comme boite,
mais tout cela est à voir.
Le
10 octobre - Vu Lacassagne cet après-midi à l'hôpital
11 dans un coin où sont répartis presque tous les hôpitaux ;
tentes et quelques baraques. Les médecins disent s'y embêter
passablement. Ils n'ont à soigner presque que des paludéens,
quatre-vingt quinze pour cent disent-ils. Ils disent aussi
préférer les régiments. Aurais-je eu du flair en demandant
l'affectation que je croyais la moins bonne ?
En
somme, en France on ne voit pas du tout les choses d'ici sous
leur vrai jour. On disait : pourquoi ne prend-on pas l'offensive
en Macédoine ! Mais notre armée de manœuvre, c'est à dire le
corps franco-russe, et surtout français par le nombre, est
éreinté ; tous les hommes sont impaludés et incapables d'une
action sérieuse. Et puis les effectifs sont extrêmement
réduits ; quatre divisions et demi, avec des régiments qui ont
fondu d'une façon intense. Quant aux Grecs, à Essad Pacha, et
autres, je crois qu'il n'y a aucun fond à faire sur eux. Les
volontaires grecs, les soldats d'Essad, c'est assez piteux comme
armée. Les Serbes ont du moins l'avantage d'être courageux et
de bien se battre. Mais je serai bien étonné le jour où une
armée grecque se battra proprement. Il y a déjà sept mille
volontaires grecs. Il y en a un bataillon sur le front. Histoire
typique du pays : l'autre jour, Essad voulait tout de même
avoir des volontaires ; il convoque les fidèles à la mosquée,
la fait cerner, et fait prendre de force les hommes valides...
Ici les gens manifestent, pavoisent, c'est vrai. Mais leur
unique désir est de ne pas se battre, ce qui se comprend
d'ailleurs un peu.
Mais
quand dans les journaux de France on vous parle de l'Hellade
antique à propos de la Grèce nouvelle, vraiment quel
anachronisme !
Salonique
est tout de même intéressante. La première impression de
dépaysement passée, on y trouve beaucoup de curieux et de
pittoresque, avec ce port, ce ciel lumineux, cette animation,
cette diversité de la foule, l'horizon de montagnes derrière,
et l'Olympe au bout de la mer.
Il
se fait un bruit sur ce quai de la Victoire où je demeure ! Et
un va-et-vient ; il est vrai que les transports militaires y
sont pour beaucoup.
Le
14 octobre - Toujours à Salonique. De nombreuses
affectations ont été faites. Nous ne restons que deux à trois
galons. Il est vrai que les uns ont apporté des lettres de
recommandation, les autres ont été se présenter
individuellement au Directeur... C'est l'adjoint du Directeur,
Corbel, un monsieur à trois galons, l'air tout juste poli, qui
paraît tout faire. Forcément il doit caser ses connaissances
d'abord.
La
vie ici n'a rien de plaisant. Tout y est fort cher. Cent francs
ne valent que quatre-vingt neuf francs, de sorte qu'on gagne, en
réalité, moins qu'en France.
Lhortolary
est affecté ; de ce matin, à un régiment de marche d'Afrique,
il va du côté de Monastir. Je l'envie ! Je me lève tard, je
me promène, je vais le soir au cinéma ou au beuglant. Des
beuglants ignobles. Comme femmes, Dieu sait quelles roulures !
Heureusement,
avant-hier j'ai commencé à recevoir de lettres de France. Cela
fait un bien énorme. Je me sens rattaché au pays maintenant.
Je n'ai que les lettres de S. et si gentilles ! Mais pas de
lettres de ma Mère, je n'y comprends rien.
Les
choses paraissent s'accentuer à Athènes et au Pirée. On prend
des mesures pour empêcher les concentrations que fait
Constantin en Thessalie. Ici, Venizélos a établi son
gouvernement, que nous reconnaissons "en fait". Il y a
un état-major, des ministres. Des volontaires arrivent.
Je
vois Tubert de temps en temps. Toujours dégoûté et
discourant. On ne rencontre ici que des officiers d'état-major
et même des officiers d'administration avec des légions
d'honneur, des croix de guerre avec palmes, c'est effrayant. Le
Général est entouré d'un tas de gens qui profitent largement
de la situation.
Pour
moi, je désire vivement une affectation à l'avant, pour toutes
sortes de raisons.
Hier,
j'ai été vers la citadelle : petites rues tortueuses, sales,
tout en haut de Salonique ; vieux remparts crénelés qui ne
manquent pas de pittoresque.
Découverte
hier soir : des punaises. On m'avait bien dit que même dans les
hôtels propres, il y avait de la vermine. Quel sale pays !
Le
15 octobre - J'écrivais hier : sale pays... Et pourtant
hier même, il m'a paru bien joli, par certains aspects.
Je
suis sorti seul, dans l'après-midi, vers 3 heures et demi, pour
aller faire quelques photos, et j'ai fait, seul, une promenade
délicieuse. Seul, on goûte bien mieux les sensations, et l'on
réfléchit en toutes liberté ; car il est difficile d'avoir un
compagnon en qui se trouve un écho fidèle de votre pensée !
Donc, j'ai gagné, par de petites rues tortueuses, venant du
quai, la rue Egnatia, et je suis allé jusqu'à la porte
Constantinople, dont il y a encore d'assez beaux restes, avec
des bas-reliefs guerriers. Puis je suis passé par l'église
Saint-Georges, qui était fermée, d'ailleurs, et je suis sorti
de la ville par les cimetières de l'est. J'ai grimpé le long
des remparts jusqu'à la citadelle et à la vieille ville
turque, où j'ai erré un grand moment dans les rues tortueuses,
pavées de cailloux irréguliers et tranchants, les yeux amusés
par tout ce que je voyais. C'étaient les hommes ou les femmes
par groupes, assis sur le bord de ce qu'on pourrait appeler le
trottoir, par euphémismes ; les bourriques chargés et montés
par de grands diables trois fois plus lourds qu'eux, les
fontaines où piaillent des groupes de femmes vêtues de façons
diverses, mais multicolores, et portant, mélange symbolique,
soit des urnes de porteries aux formes antiques, soit des boites
de végétaline ou d'essence arrangées en seau ; ce sont encore
les petites échoppes où l'on vend, parmi des myriades de
mouches, les citrons, les piments, les raisins sucrés, et
toutes sortes de fruits, donnant à la boutique un coloris bien
spécial ; puis les petits cafés turcs, où pour une somme
minime, on vous donne une minuscule tasse de café excellent et
un grand verre d'eau fraîche et claire ; enfin les gosses, des
gosses amusants, pieds nus, sales, morveux et couverts plus ou
moins de vermine, les gamins portant le fez, les petites filles
avec des haillons multicolores, et tous se levant avec ensemble
à votre approche pour vous dire : Bonjourrr, monsieur, donne un
sou ! Et ils sont déjà rapaces, et quémandeurs, on est
parfois obligé de se fâcher pour s'en débarrasser.
Après,
je suis arrivé au sommet de la ville, en un point que j'aime et
d'où l'on découvre, du côté de la montagne, la vieille
citadelle avec ses créneaux et ses tours. Tout cela est bien
vétuste, mais garde encore beaucoup d'allure. Au milieu de la
citadelle un minaret tout blanc, dont le sommet est tronqué :
le canon, paraît-il, en 1913. Et j'ai vue, sur la mer et sur la
ville, le coucher du soleil, un coucher splendide. Le globe tout
rouge teignant la mer de pourpre, et poudrant la ville d'une
poudre sanglante, et disparaissant très vite derrière les
montagnes qui, au loin, limitent l'horizon du golfe de
Salonique.
En
redescendant, j'ai passé un instant dans une église,
Saint-Nicolas, où les gens allaient et venaient avec un bruit
et un manque de recueillement frappant, tandis que les dévots
et les dévotes faisaient devant les nombreuses icônes peintes
sur les murs, ou sur des espèces de pupitres, tout autour de
l'église, de nombreuses génuflexions et des prières. Et, à
plusieurs reprises, on baise l'icône, que des milliers de
lèvres baisent tous les jours ; puis on brûle de petits
cierges que des femmes vendent à la porte de l'église.
C'était samedi, hier, fête pour les juifs, aussi les rues
étaient-elles pleines de gens, en habits de fête. D'ailleurs,
peu de types beaux. Mais un aspect très pittoresque de ces rues
de la vieille ville juive.
Le
20 octobre - J'ai été voir cet après-midi un village
tsigane qui se trouve à côté du quartier du Vardar.
D'abord,
le quartier du Vardar lui-même est assez curieux. Il n'y a
presque que des maisons de prostitution, avec, de temps en
temps, une maison de gens quelconques (quelles maisons !)
enclavée entre deux bouibouis. Les femmes sont tout ce qu'on
peut imaginer de plus abject et de plus laid, tant comme tête
que comme mise. Il faut vraiment en avoir envie et été
complètement ivre. Il y a des moments, malheureusement pas à
l'heure où nous sommes passés, où les hommes font la queue à
la porte de certaines maisons, comme en France, à l'entrée des
théâtres.
Pour
en revenir au village tsigane, c'est assez curieux. Après le
quartier du Vardar, on traverse une vieux cimetière, plein de
stèles tombées et de plaques de marbre cassées, et l'on
retrouve un terrain habité par des gens sans aucun rapport avec
les juifs, les Turcs, ni les Grecs d'ici. Ce sont des tsiganes,
à l'allure plutôt sympathique, peaux bistrées, yeux noirs,
longs cils ; vêtements la plupart su temps en loques, et des
nuées de gosses d'ailleurs gracieux, vous poursuivant d'une
voix à l'inflexion extrêmement caressante pour vous dire :
donne moi des sous, zoli Capitaine ! Et des flatteries, et por
la Francia ! Tout ce qu'ils peuvent trouver pour retirer de
l'amusement et de la générosité des visiteurs quelques
pièces de monnaie.
Comme
habitations, de petites tentes, et des cases construites
légèrement, sur des dimensions très petites, avec du bois et
du plâtras ; le tout blanchi à la chaux. Certaines sont faites
de feuilles de fer blanc, sans doute des boites de conserve.
Tout
cela n'est pas trop sale. Quelques jeunes filles ou jeunes
femmes, sans doute les mieux du pays, et qui ont l'habitude
d'être photographiées, vous réclament d'avance le bakchich...
Au
point de vue affectation, rien toujours. Été voir Corbel hier.
On se fiche de moi comme si je n'existais pas. Je suis jeune et
n'ai pas de recommandation, deux défauts capitaux. Quelle
boutique !
Vu
cet après-midi Melle de la Fargue, rentrée de Veria. Minuit.
Je sors d'une boite, Leicester Loundge, après une partie de la
soirée passée au cinéma, l'unique distraction d'ici, avec
deux beuglants, dont un ignoble, et les innombrables maisons
hospitalières.
Il
y a le long du port un tas de bars, où "s'amusent"
les officiers alliés. Trois ou quatre femmes en moyenne pour
deux ou trois cents hommes. Ces femmes sortent à peu près
toutes des b... Leur rôle consiste à faire consommer du
champagne à trente-cinq francs la bouteille. Il y a pas mal de
Français, mais une majorité d'Anglais et de Russes. Ces
derniers produisent l'impression de brutes et d'ivrognes, et
tous ces cabarets rappellent exactement ceux qui en France,
peuplent Mailly ou Mourmelon. Une impression de bêtise, de
dégoût, et pas autre chose. Et je me demande quel travail
peuvent fournir ces officiers, visiblement abrutis, et souls
tous les soirs.
Il
paraît que dernièrement, à Marseille, les soldats d'un
régiment russe ont tué leur Colonel, à coups de botte.
C'était d'ailleurs une crapule, qui gardait les fonds destinés
aux hommes.
Et
pourtant, quand on les voit débarquer, ces Russes, ils
produisent une bonne impression : des gaillards solides,
marchant par six, au lieu de quatre, bien alignés, ayant belle
allure. Les Italiens aussi font bien ; mais ils se tiennent
infiniment mieux, en ville, comme officiers, que les autres.
Depuis que je suis ici, il est bien débarqué douze mille
Russes et trois régiments italiens. Il faut cela, du reste,
avec tout le déchet de malades (et aussi un peu de blessés,
depuis les affaires de Monastir) qu'on évacue continuellement.
Mais ce que j'en ai assez de Salonique, et le désir d'aller au
front, dans une atmosphère plus vivifiante et plus propre !
Heureusement que j'ai quelques lettres, sans quoi quel cafard.
Mais
cependant, tout cela était à voir.
Le
22 octobre - Déjeuné ce matin avec Melle de la Fargue,
qui est vraiment très sympathique, et Perrier. Ensuite fait un
tour à la ville turque. Nous nous sommes arrêtés à un petit
café turc en plein air : le patron, dès qu'il nous a vu
arriver, a fait jouer à son phonographe la Marseillaise ! On
n'est pas plus délicat. Puis des airs de marche français, puis
Tipperary, puis, au départ, encore la Marseillaise. De ce coin,
situé à l'extrémité orientale de la ville turque, on
découvre au loin les montagnes qui ferment l'horizon de toutes
parts, et tout le golfe de Salonique, c'est vraiment joli.
Le
Général Cordonnier est relevé. On dit qu'il aurait fait
massacrer trop de Russes. Puis qu'il n'aurait pas attaqué assez
vigoureusement Monastir. La préparation d'artillerie, à
l'attaque du 14, a laissé les fils de fer absolument intacts,
at quand les hommes sont arrivés dessus, ils ont été
fauchés. Je ne sais pas encore qui le remplace.
Le
1er novembre
Toujours
pas d'affectation. Journées de pluie, monotones. Déménagé
pour prendre une chambre en ville. Obligé d'en partir au bout
d'un jour, à cause des punaises innombrables. Venu hôtel
Bristol, drôle de boite. Plein de femmes, où j'ai pris une
chambre avec Walther. Walther parti le 31. Nouvelle chambre, à
cinq drachmes. La vie horriblement chère ici quand on est
livré à soi-même.
Le
2 novembre - Déjeuné à Beaurivage avec T. Toujours
pas d'affectation.
Le
9 novembre - (Hôtel Serrès, depuis quatre jours) Vais
probablement être affecté, d'une façon assez curieuse.
Tous
ces jours-ci, mené la vie de rentier à Salonique. Vie de désœuvrement,
qui n'est pas faite pour remonter le moral. A force de causer,
de voir ici bien des choses, j'étais arrivé à me dire à peu
près ceci : après tout, ici plus qu'ailleurs, ceux qui font du
zèle sont des poires. Ils n'ont aucune récompense, tout étant
donné à la faveur et aux relations. A quoi bon, après deux
ans de front français, aller croupir dans la boue, et ramasser
des pruneaux alors que je sais pertinemment que personne ne m'en
saura aucun gré ? Autant vaut profiter des quelques agréments
que peut m'offrir Salonique, et en tout cas d'une vie facile et
tranquille. Je me fiche d'aller n'importe où, pourvu que l'on
me mette quelque part.
Là-dessus,
je vais voir Mme de la Fargue, qui me dit : vous devriez vous
débrouiller pour avoir un poste de médecin chef d'hôpital ;
Princesse Marie va être libre. Je lui réponds que j'avais à
mon arrivée, demandé un régiment, mais qu'après tout cela
m'est égal. Elle m'offre de parler de moi à Vandenbosche.
J'accepte. Et cet après-midi, je la trouve à l'hôtel, me
disant que Vandenbosche lui a promis de me faire affecter
rapidement, et à un régiment.
J'ai
eu un peu de surprise. Mais après tout, cela va. Cela va même
très bien. Je préférerai ce milieu au milieu médical. Et
ici, j'aurais fini par m'abrutir. Je me serais peut-être mis à
faire une noce sans grande élégance, pour me distraire. Et
puis, ce qui est écrit, est écrit : si je dois écoper,
j'écoperai, je ne serai pas le seul !
De
plus en plus impression bizarre du milieu d'ici. Choses
fantastiques : par exemple, influence de P...N.
Le
14 novembre - Désigné avant-hier comme médecin chef
du G.B.C.2, arrivé de France il y a huit jours et pour le
moment à Zeitenlick. J'aurais mieux aimé autre chose, au moins
un groupe divisionnaire ; mais après tout, je suis tout de
même casé, et puis on m'a dit que les G.B.C ici (ou d'ailleurs
il n'y a pas de C.A.) étaient employés comme les
divisionnaires. Venu m'installer ici hier. Il y a à compléter
le groupe, en hommes, chevaux, mulets et matériel. Les voitures
de transport de blessés sont des arabas qui doivent être
aménagées. Il n'y a que deux cents hommes au lieu de deux cent
quatre-vingt ; il manque quatre vingt-six mulets ou chevaux, et
bien des choses.
Comme
milieu officier, c'est heureusement assez bien ; il n'y a pas
encore les aumôniers ; s'il pouvait n'en jamais venir ! Je loge
sous un marabout, qui ne laisse pas trop passer l'eau.
Heureusement car il pleut terriblement ! Nous sommes dans un
très sale endroit du camp, une cuvette où se ramasse toute
l'eau et toute la boue. Et les gens qui m'écrivent de France me
parlent de ma chance d'être en Orient, ciel bleu, minarets,
etc... refrain connu !
Le
lit de sangle ne vaut pas certes même les lits grecs ; il n'y a
aucune distraction, mais j'aime mieux, je crois, cette vie, que
celle que je menais à Salonique, isolé de tout, ne connaissant
personne, et subissant les excitations de la ville sans avoir la
ressource de les satisfaire d'une façon agréable. Et les
beuglants, leurs poules, et le reste, j'en avais vraiment assez
!
Ce
n'est pas qu'ici on s'amuse follement, non ! Surtout par de
temps. Et il est probable que nous sommes ici pour pas mal de
temps avant d'être prêts à partir.
Le
22 novembre - 5 heures. Le soleil va bientôt se
coucher, après avoir fait une courte apparition qui a égayé
un peu le camp en le dégageant de la brume et de l'humidité
qui ne donnent pas au paysage le cachet oriental.
Je
n'ai guère été à Salonique depuis mon arrivée au camp : une
fois pour voir Perrier, qui était pris par son service, une
autre fois pour passer deux heures avec lui, l'après-midi d'un
dimanche, et une troisième pour des courses de service à la
Direction du Service Automobile et au Parc, pour me faire livrer
des autos destinées au groupe.
Chose
curieuse, Salonique m'est apparue comme beaucoup plus
pittoresque et agréable, depuis que je n'y traîne plus mon
cafard désœuvré !
Il
faudrait du soleil et du beau temps ; le soleil ici transforme
radicalement l'aspect des choses, leur donnant un relief et une
couleur extraordinaires. L'autre jour, en allant à la
Direction, je suis passé par la ville turque, et c'est vraiment
attachant, ces ruelles tortueuses pleines de mystère, avec cet
étage qui avance comme dans nos vieilles maisons de France, et
tous ces grillages derrière lesquels des tas d'yeux se devinent
; ces marchands de fruits et de légumes dont l'étalage
vaudrait d'être peint, avec les jaunes, les rouges, les verts
des citrons, des pastèques, des tomates empilées au seuil de
la petite boutique. Je suis retourné à la mosquée des
Derviches, si jolie, malgré sa décrépitude, ou peut-être à
cause de cela. J'ai pris quelques photos ; en particulier celle
du derviche qui s'occupe de ses chats, dans sa chambre carrelée
pauvre et si propre. J'aimerais à causer avec lui, mais nous ne
pouvons nous comprendre que par signes. Le coin le plus
attachant de la mosquée peut-être, c'est une vieille port e
grillagée qui donne sur le cimetière. Quelques tombes
anciennes sont là, avec leurs stèles de marbre portant des
inscriptions turques dorées ; dans la dalle longue et étroite
qui recouvre la tombe, un trou est ménagé, et destiné,
paraît-il, à livrer passage à la main qui prendra le mort par
sa chevelure. Çà et là, quelques cyprès détachant sur le
ciel délicieusement bleu leur feuillage immobile et noir. Au
loin, les stèles des autres cimetières s'élancent, et les
collines sur lesquelles s'étage la ville haute ferment
l'horizon, portant sur leur crête les vieux murs crénelés des
remparts. Il règne là une paix infinie, qui émane de ce champ
de repos ancien, et à cette paix se mêle le charme évocateur
de ces choses d'Orient qui appartiennent à des êtres si
différents de nous comme façon de comprendre la vie. On
voudrait habiter quelque temps dans la ville turque, parler la
langue de ces gens, pénétrer un peu leur âme. Mais cela est
impossible à des étrangers, à des militaires, à des
passagers comme moi.
La
nuit tombe, la brume se répand de nouveau et le froid va se
faire sentir sous la tente. Il faut quitter la rêverie pour
aller voir comment on distribue le repas de mes hommes.
Quelle
sensation bizarre d'être une infime unité perdue dans cette
foule d'hommes de toutes races et de toutes provenances qui
concourent à un but mal connu de la plupart : Français,
Anglais, Italiens, Russes, Serbes, Malgaches, Annamites,
Sénégalais, Martiniquais, sans oublier les Grecs qui
commencent, par petites fractions, à aller au front.
Il
y a quelques jours un régiment de la division Christodoulo est
parti pour le front. Les journaux du pays ont célébré ce
départ en termes dithyrambiques et un peu exagérés. Les
soldats grecs n'ont pas l'allure si héroïque que l'on veut
bien le dire.
Et
qui sait combien de temps cette existence doit durer, loin de
tous ceux qu'on aime, loin du pays, dans l'impossibilité de
faire le moindre projet, car on ignore dans quelles conditions
la vie sera modifiée, après la campagne.
On
vient de créer, entre le territoire occupé par les soldats du
roi et celui qui se réclame de Venizélos, ou plutôt du
gouvernement provisoire, du triumvirat, une zone neutre qui
servira de tampon et administrée par les Français. On parle du
retrait des consuls des puissances centrales, exigé par
l'Amiral du Fournet. Cette scission du pays grec en deux états
distincts est vraiment quelque chose de curieux.
Le
29 novembre - Aujourd'hui, beau temps, du soleil, et de
la chaleur. Comme cela transforme tout. Je viens de m'asseoir un
moment devant l'entrée de ma tente, et j'y suis resté jusqu'au
crépuscule ; et pour la première fois peut-être, le camp m'a
semblé pittoresque. Dans la direction du sud, j'apercevais une
étroite bande de mer, et, au-dessus, la masse de l'Olympe se
découpant en gris mauve sur le ciel rougeoyant. Dans tous les
coins de l'horizon, des grappes de tentes blanches accrochées
aux pentes qui mènent rapidement à la montagne ; à ma gauche,
tout au loin, la vieille citadelle de Salonique avec ses tours
et ses créneaux. Des Russes passent sur la route en chantant,
suivant leur coutume ; des prisonniers bulgares, des grecs aussi
rentrent du travail ; des Italiens passent, allant à leur camp,
tout près de nous. Mes hommes rentrent des corvées, et se
mettent à manger, parlant avec l'accent et la patois du Nord.
Au-dessus
de tout cela, un ciel plein de nuages gris, avec çà et là,
quelques touches roses, et le mince croissant de la lune, qui,
ici, évoque tout de suite le signe de l'islam.
Et
l'on se sent encore plus seul, peut-être, à ressentir les
émotions de ce coucher de soleil sans pouvoir les faire
partager à personne !
Cafard,
ces jours derniers (à cause du mauvais temps et de l'absence de
courrier pendant huit jours) balayé hier par un courrier assez
important. Été hier à Salonique, à pied, par le raccourci
près des Derviches, et toute la rue Saint-Démétrios jusqu'à
l'avenue du Roi Georges. Vu Perrier, Melle de la Fargue. Revenu
à pied aussi. J'éprouve toujours le même charme de mystère
et d'inconnu à parcourir ces rues de la vieille ville ; je
voudrais tant pénétrer à l'intérieur des maisons ; mais
c'est très difficile. Et puis les juifs ne m'intéressent
guère ; ce sont des Turcs qu'il faudrait voir. Est-ce
l'influence d'Aziyadé, que je viens de finir ?
Le
7 décembre
Depuis
trente heures, la tempête fait rage, menaçant à tout instant
d'emporter mon marabout pourtant solide, arrachant tôles,
papier goudronné, toiles, etc...
On
souhaite le déluge pour mettre fin à ce vent, qui la nuit
menace à tout instant de vous envoyer, vous et vos pauvres
affaires, dans la boue.
Mais
le déluge arrive, et ce vent continue.
Vu
Colombet aujourd'hui, il est à l'ambulance Marchetti.
Graves
évènements à Athènes ces jours derniers ; Constantin nous a
mis à la porte. Qu'est-ce qu'on attend pour agir avec décision
? Quand on pense qu'il y a quelques mois, Sarrail a envoyé au
Pirée une division qui est restée une semaine dans le port,
parce qu'on l'a empêchée de descendre occuper Athènes. Ce
sont les Anglais, dit-on, qui ont mis leur veto. Est-ce vrai, je
n'en sais rien. Mais il n'y a pas besoin d'être diplomate, ni
d'être depuis longtemps dans le pays pour comprendre que tous
ces gens-là n'ont de considération que pour une chose : la
force ; on a attendu tranquillement que Constantin concentre
plus de cent mille hommes en Thessalie ; on le savait, et l'on
attendait sans rien dire, sans rien faire !
Et
on a tiré sur son palais trois obus sans fusée ; quelle
stupidité ! Résultat : les grecs disent que nos munitions sont
mauvaises.
Le
9 décembre - La tempête s'est calmée ce matin. Ma
tente a à moitié tenu. Ce matin, soleil. L'Olympe, magnifique
: les sommets éclatants de neiges ensoleillée, et le pied
entouré d'une ceinture de nuages au-dessus de la mer
scintillante.
Des
coloniaux (9ème) continuent à débarquer. Bucarest
pris, nous a-t-on dit hier !
Le
16 décembre - Événements considérables ces jours-ci
: propositions de paix de l'Allemagne, repoussées, fatalement.
Changements
dans le Haut Commandement français. Le Général Sarrail va
voir ses pouvoirs et, disent les journaux, l'importance de son
armée, augmentés.
Changement
dans le ministère français après ceux survenus dans les
ministères anglais et russes.
Ultimatum
de l'Entente à Constantin.
Enfin,
les journaux deviennent intéressants !
Ces
jours-ci, promenades avec ma nouvelle jument. Visité un petit
village au pied des montagnes : Doudbal, quelques maisons à
l'allure patriarcale, femmes tricotant des chaussettes
macédoniennes, petites filles rapaces au traditionnel : donne
un sou...
Ce
soir, ennui... Reçu de vieilles lettres dont deux de S.,
vieilles d'un mois et demi, qui m'ont stupéfait. Me serais-je
trompé ? Ce ne serait pas la première ni la dernière fois.
Enfin !
Le
28 décembre - Rien de sensationnel ces temps derniers.
Noël. Messe de minuit au camp. Réveillon. Quelques promenades
dans la ville turque et photos. Je fais du service au D.I. de la
156ème Division : idiot, sans intérêt.
Vais
probablement être désigné pour une ambulance alpine avec
Perrier comme aide-major ; été à la direction aujourd'hui
pour cela. Vu Corbel.
Propositions
de paix des Boches repoussés, naturellement. Tentative de
Wilson, dont on ne sait encore ce qu'il sortira. L'Allemagne
propose une conférence... Serait-ce la paix avant longtemps ?
Je n'y compte pas avant un an.
Lettres
quotidiennes avec S. Sentiment sérieux, de plus en plus...
Le
5 janvier 1917
Affecté
à l'ambulance alpine 10 ces jours-ci. Formation arrivée de
France avec seulement le gestionnaire comme officier. Proposé
à Perrier qui m'avait demandé au cas où j'aurais une
ambulance, de venir avec moi, de le prendre. Accepté. Le 4 au
soir, ordre de partir le 5 au matin pour rejoindre par étapes
la 11ème D.I. coloniale, à Sakulevo.
Départ
à 11 heures. En réalité 12 heures. Mulets non dressés,
n'ayant pas l'habitude du bât ni de la fatigue. Hommes non
entraînés, quelques gouapes dans le tas. Campé près de
Samli. Beau temps, toilette dans un ruisseau près du Galliko.
Bu une bouteille de Pommard le soir. Bonne impression.
Le
6 janvier - Gajladzik. Une vieille maison, c'est tout le
pays. Vingt kilomètres. Marche pénible avec les mulets qui se
couchent, se débâtent, s'arrêtent, et sont très chargés. Et
il faut prendre deux jours de vivres en sus du chargement
normal, déjà très considérable. Il y a des mulets qui
arrivent deux heures après les premiers ! Traversé les limites
du camp retranché de Salonique : tranchées, fils de fer. Puis
le Vardar, eau limoneuse, pas mal de courant, bancs de sable
boueux. Pays triste, désolé, des marais et des marais. La
route, par endroits, est à peine surélevée sur le marécage,
et l'eau coule le long de la chaussée. A la moindre crue ce
doit être submergé. Et la pluie. Pas drôle, on plaisante tout
de même, mais on est fatigué. J'ai fait hier et aujourd'hui
l'étape à pied complètement.
On
campe sur un sol pâteux et plein de crottin et d'excréments
même, car c'est le campement des gens de passage, derrière une
crête, de façon à être un peu abrités du vent.
De
ma tente, placée à mi-pente, j'aperçois un paysage infiniment
triste : cette plaine marécageuse, noyée dans la brume et la
pluie. Pas gai !
Le
7 janvier - Yenidjé-Vardar. Une ville de vingt-cinq
mille habitants autrefois, détruite pendant les guerres
balkaniques. Dix mille habitants actuellement. C'est une
surprise que de trouver cette ville et un cantonnement : les
hommes dans une sorte d'école. Nous dans la maison d'un vieux
Turc très aimable, qui nous a accueillis avec le sourire et une
poignée de mains. J'ai, au premier, une grande chambre meublée
de quatre chaises et d'un fauteuil et d'une sorte de commode :
c'est tout. Des rideaux aux fenêtres, grillées de barreaux de
fer, et donnant sur un jardin.
Cela
me paraît bizarre de cantonner ainsi chez un Turc ; le tout est
exquisément propre, vieux, réparé, mais très propre.
La
ville en elle-même est assez amusante à parcourir. Nous sommes
entrés prendre un gâteau chez un pâtissier (?). Ce gâteau,
appelé baklava, est une pâte feuilletée contenant des
morceaux de noix, et parfumée à l'huile de noix ou même
d'arachide. Le tout arrosé de sirop... Ce n'est pas fameux. Par
contre, mangé en route un morceau d'halva, sorte de masse
filamenteuse à goût d'amande ; pas mauvaise du tout.
Entré
dans un petit café, où les consommateurs, pour deux sous,
prennent un café turc et jouent aux cartes ou au jacquet,
interminablement. Il y avait des narghilés pendus, mais je n'ai
pas osé en demander, à cause de l'embout commun à tout le
monde.
Visité
une mosquée, où on loge des chevaux actuellement ; quelques
peintures bien conservées. Il y a ici pas mal de mosquées et
de minarets, mais plusieurs endommagés par la guerre.
Et,
comme partout des femmes et des mioches à la peau brune et aux
yeux caressants, vêtus de loques multicolores, genre tsigane,
vous appelant : joli Capitaine, pour avoir un pandar. Quelques
marchands de tabac, de vin, de figues, de menus objets usuels.
Peu de choses intéressantes.
Étape
assez courte : seize kilomètres aujourd'hui, dans la boue.
J'ai
les pieds éreintés ce soir, ayant voulu tout faire à pied
depuis le départ. Un mulet fichu le premier jour ; un autre
aujourd'hui. Demain j'aurai deux arabas à buffles, de
réquisition.
Le
8 janvier - Vertekop. Rien comme village. Une gare sur
la ligne de Monastir. Un hôpital français et un anglais,
celui-là plus grand de beaucoup.
Campement
sur un sol humide. Tout autour des montagnes : pendant quelques
minutes le soleil, tout devient joli. Des cimes neigeuses un peu
partout. Vodena dans un défilé apparaît : c'est notre route
d'après-demain. Demain, repos.
Le
9 janvier - Vertekop. Repos. Soleil, les hommes se
refont.
Trois
mulets indisponibles. Cela fait quatre, avec celui évacué le
premier jour. Ces mulets sont trop chargés, et non entraînés.
Du reste, c'est un point connu partout. Naturellement la
Direction a mieux à faire que de s'occuper des pareilles
questions. Il est plus important de faire avoir à l'adjoint au
Directeur une croix de guerre avec palme noblement gagnée sur
un rond de cuir !
Heureusement,
j'ai pu faire convoyer par le train de ravitaillement, en
surcharge, une partie du matériel jusqu'à Ostrovo. Là, on
avisera, car il y a d'Ostrovo à Banica, une étape longue et
dure !
La
lune éclaire un paysage glacial. Je viens de me chauffer un
instant à un feu de souches allumé près de la cuisine, avec
Perrier. Écrit quelques lettres. Suis empoisonné avec les
mulets manquants.
Dans
la tente à côté, Perrier tousse comme un martyr. Il est
défait qu'on crève de froid.
Que
sera-ce dans la montagne ? Gaillard aussi est un peu dégonflé.
Bah, cela se tassera !
Le
10 janvier - Vladovo. Nous voici en pleine montagne.
Traversé Vodena, petite ville aux rues étroites et mal
pavées, avec fenêtres grillées comme les fenêtres turques.
Des tas de petites boutiques de marchands, en particulier
d'objets de cuivre. Jolie route, en lacets pour atteindre
Vodena, puis à flanc de montagne. Des mûriers, des cascades
partout. Quelques champs cultivés, çà et là.
Traversé
Vladovo, petite bourgade insignifiante. Campé à un kilomètre
de la gare, que nous passerons demain, dans une gorge sauvage,
où nous sommes à l'abri, avec un ruisseau tout près pour nos
bêtes et notre cuisine.
Pas
de mulets perdus aujourd'hui. Touché deux mulets médiocres au
départ de Vertekop.
Le
12 janvier - Oshovo. Arrivés hier, repos aujourd'hui.
Campé au bord du lac. Paysage magnifique, mais temps horrible :
vent atroce, froid, pluie. Dommage ! Ce serait si beau par le
soleil.
Été
à Oshovo. Village misérable. En haut, petite église grecque.
Vue superbe sur le lac, à l'eau verte, et où le vent met des
vagues.
Habitants
misérables, à l'aspect farouche.
Pris
le café avec des artilleurs d'une batterie de 105 du 109ème,
après dîner.
Vent
horrible et froid. La tente va-t-elle s'envoler ?... Question
angoissante. Longue étape pour demain, tant pis, il faut se
coucher en attendant les évènements. Mais, bon Dieu, où est
le temps qui nous donnera un matin convenable, une chambre du
temps de paix !
Le
13 janvier - Un kilomètre avant Banica. Froid de chien.
Huit cents mètres d'altitude. Étape longue et dure, toute en
côtes, vingt-six kilomètres environ (on ne sait jamais au
juste avec ces cartes autrichiennes). La neige se rapproche de
nous. On entend bien le canon. Devant nous, la plaine, nous
approchons de Monastir. Un mulet fichu, paralysé de
l'arrière-train, laissé en route.
Le
14 janvier - Sakulevo. Large vallée où souffle un vent
glacial. Trouvé les ordres en arrivant et vu Lacaze avec un
médecin principal qui remplace le Directeur de l'A.F.O.
Nous
devons aller à Negocani pour quelques jours demain, et
attendre. Il paraît que nous sommes destinés à relever une
autre ambulance dans quelques jours probablement à quelques
kilomètres, sud de Monastir.
Le
15 janvier - Deux kilomètres nord de Negocani, à
droite de la route de Monastir ; emplacement de tranchées
bulgares d'avant la prise de Monastir, terrain humide, trous
d'obus nombreux pleins d'eau, où nous devons nous établir au
repos.
Un
détail : un serbe apporte à notre cuisinier du lait, deux
litres. Il ne veut pas d'argent, mais du pain, en paiement !
Au
loin, à une quinzaine de kilomètres, on distingue nettement
Monastir, avec ses maisons et ses minarets.
Croisé de
nombreuses voitures serbes, faisant le ravitaillement des serbes
en munitions ou en vivres : petites charrettes rustiques
traînées par des buffles, certaines avec des roues pleines, de
simples disques de bois ! C'est tout ce qu'il y a de plus
primitif.
A
notre droite, à mille cinq cents mètres, le petit village de
Medjizli, des maisons en terre brune, comme la plupart des
villages serbes, ce qui donne un aspect terne et triste. Les
gens sont habillés de couleur sombres et d'étoffes rudes, avec
des types peu caractérisés, assez primitifs en général, pas
affinés du tout.
Le
vent souffle toujours très violent, ce qui rend le froid très
piquant. Mais il ne faut pas trop se couvrir et s'habituer au
froid un peu.
Ce
matin, reçu des lettres de France, deux de Maman, une de ma sœur,
deux de S. Quel plaisir cela fait ; on se sent tellement perdu
ici.
Partout
autour de cette grande vallée, les montagnes sombres sont
couvertes de neige jusqu'à mi-pente.
Enfin,
je suis content d'être arrivé avec tout mon matériel, et
seulement deux mulets en moins.
En
compensation, nous avons ramassé hier un cheval squelettique,
que mes hommes appellent "l'aéroplane"!
Le
16 janvier - Vu le médecin divisionnaire ce matin.
Quelconque, très.
M'a
donné des explications très vagues d'après lesquelles je
serais appelé à relever une ambulance du côté de Kravari.
Lacaze
m'avait dit Zabjani.
Été
voir Perrier. Comme nous arrivions près de Kravari, nous sommes
encadrés par trois grosses marmites, une en avant, en plein sur
une ambulance, une derrière, vers le pont de la Bistrica, une
non loin de nous, dont les éclats et la terre projetée nous
retombent dessus. Nous rebroussons chemin, et allons voir
l'ambulance alpine du médecin-major Cassiou, un brave type de
la réserve, ambulance alpine, qui nous donne quelques tuyaux.
C'est, me fit-il, partout et pour tout, le système D. C'est
bien ce que je pensais. Son ambulance est d'ailleurs placée en
un endroit destiné à un bombardement numéro un, un jour
d'attaque. Toutes ces ambulances sont casées de façon bizarre.
Vu
Bonnenfant. Il nous confirme le tuyau (?) d'après lequel la 11ème
D.I.C. serait relevée et retournerait du côté du lac
Doiran... Nous referions ainsi la route jusqu'à Topsin ? Puis
reprendrions vers l'est.
Le
19 janvier - Le 17 reçu à 12 heures 30 l'ordre de
venir au pont de la Bistrica relever une ambulance alpine et
d'être prêts à fonctionner le 18 à la première heure.
Arrivés
à 5 heures 30 à l'emplacement. Pluie dès le soir.
Le
18, quelques malades. Installation sous la pluie et le froid.
Hommes dégoûtés. Nous aussi un peu.
Le
19, soleil. Rouspétance générale, au sujet de la cuisine,
café, etc... Obligé d'intervenir dans des détails de cuisine.
Dégoûté. Pas intéressant, ce métier. Pourquoi diable
suis-je venu en Orient !...
Conditions
de ravitaillement mauvaises, impossible de dépenser la prime
d'alimentation des hommes. Nous mangeons assez mal, aussi :
viande frigorifiée et singe, pas de légumes. Eau très
mauvaise, pleine de terre, et loin.
Médecin
divisionnaire : un vieux type à quatre galons, du G.B.D, ffons,
rasoir, assommant, conciliant et pompier.
Pas
de lettres, ni le temps, ni le goût d'écrire. En cas
d'attaque, nous serons évidemment sous les obus, incapables de
faire quelque chose de propre ; le bombardement très limité
d'il y a trois jours a placé une marmite à cinq cents mètres
en avant de nous. D'ailleurs, nous sommes logés dans l'espace
de trois cents mètres à peine compris entre la route de
Monastir et la voie ferrée ; c'est trouvé, pour une ambulance.
Je
dois aller à Christofor, où l'E.M. est installé dans un
monastère, au flanc de la montagne.
Le
23 janvier - Été à Florina. Jolie ville, en longueur,
à la naissance d'un défilé qui conduit au col de Bigla et de
là vers l'Albanie. A ce col il y a un mètre de neige ce
moment. Vu Lacaze. Déjeuné à la Direction. Été il y a
quelques jours à Christofor. Vu le Général Sicre et son E.M.
Tous très gentils. Déjeuné au monastère avec eux. La veille
il y était tombé quelques marmites. Le lendemain ils ont été
marmité sérieusement et ont du déménager pour venir dans un
village à notre hauteur, mais très bien abrité au flanc de la
montagne.
Froid
intense. Neige, glace, boue. Nous souffrons vraiment. Impossible
de se chauffer ; je touche un peu de charbon de bois, mais pour
les malades. Pas drôle. Pieds et mains gelés constamment. Et
par là dessus, aujourd'hui un vent atroce qui augmente le froid
et secoue la tente d'une façon abrutissante.
Le
25 février - Depuis un mois, existence assez unie et
monotone. Un peu d'ennui, mais pas mal de petites occupations.
Nous recevons presque exclusivement des malades ; on peu faire
cependant un peu de médecine et un peu de petite chirurgie. Le
campement s'est amélioré : chemins, rigoles. Lits en fil de
fer dans les tentes (fil bulgare ramassé), petits travaux
d'aménagement. Tout cela ne représente pas grand chose à
voir, mais demande, ici où les ressources sont nulles, et avec
les pommes de très moyenne volonté que nous avons, pas mal
d'efforts.
Peu
de sorties. Retourné à Florina une fois avec Fromezelle, le
lieutenant-automobiliste.
Marchandé
des étoffes hors de prix.
Été
avec lui du côté de Brod, par Jakulevo, Ortahobo, Asanova,
petits villages de terre brune dont il ne reste que des ruines,
depuis les guerres balkaniques. Aperçu Brod, la Cerna, que nous
avons traversée pour aller à Slivica, où j'ai retrouvé un
instant les gens du G.B.C. 2.
Vu
là, un officier d'administration d'un ambulance russe, qui nous
a confirmé avec détails véridiques ce que Fromezelle m'avait
déjà dit. Parmi ces Russes, des brutes honnêtes, et des gens
dont la moralité n'est pas à hauteur de la culture.
Tripotages, malhonnêtetés, décorations données à celui
"qui boit bien l'eau-de-vie", soûleries ignobles,
tout cela est monnaie courante.
Dans
cette gorge où est Slivica, l'ambulance russe est voisine d'un
hôpital écossais (on est à trente kilomètres du front). Les
médecins de l'ambulance invitent des officiers russes (beaucoup
d'officiers supérieurs dans cette armée là aussi) et les
infirmières et automobilistes écossais. Dîner, soûlerie, et
pelotage marchent de pair. C'est assez écœurant, paraît-il,
et la vie de ce Français, perdu parmi ces métèques, ne doit
pas être rose.
Aujourd'hui,
été à Bukovo, avec Fromezelle. Il faut passer sur la route de
Monastir à un endroit assez repéré et entouré de marmites
(près du pont de Monastir surtout). Mais en auto on passe vite.
Jolie
et agréable impression à Bukovo. C'est un village de la
montagne, maisons en pierre. Les hommes sont presque tous
absents sauf quelques très vieux ou très jeunes. Femmes très
propres, voiles blancs, aspect vigoureux et sain ; pas trop mal
gracieuses comme démarche, bien que sans la moindre finesse.
Quelques jolis yeux, visages communs. Elles sont vêtues de la
chemise brodée, de la longue tunique en espèce de feutre
brodé de laine, du foulard blanc dont un coin brodé tombe dans
le dos, recouvrant la natte. Les petites filles ont leurs
cheveux nattés avec des cordelettes de couleur où pendent des
perles, des pièces, des bibelots de métal. Un torrent estoie (?)
une partie du village, qui est à flanc de colline ; mes choites
(?), pavé irréguliers, avec le ruisseau au milieu.
J'ai
photographié quelques femmes et acheté quelques étoffes ;
mais elles vendent tout cela assez cher.
Puis
il est difficile de se faire comprendre, avec les trois mots de
serbe que je connais : Ima, il y a ; Nêma, il n'y a pas ;
Dobro, ça va.
Encore
un détail : ici comme en Grèce, pour dire non, les gens font
exactement la même chose que nous pour dire oui.
Le
6 mars
Été
avant-hier à Monastir avec Fromezelle. On n'y va pas très
souvent, parce que c'est copieusement marmité, ce jour-là, de
14 heures à 17 heures et à 2 heures du matin, il y eu des
marmites avec pas mal de blessés.
La
ville est d'ailleurs mieux de loin que de près.
De
notre campement même, on l'aperçoit établie au pied des
montagnes, avec ses hauts minarets et les dômes de ses
mosquées, se détachant nettement sur le fond sombre des
hauteurs qui la dominent. Elle fait ainsi vraiment une belle
impression, cette ville qu'un poète au nom inconnu appelait
l'autre jour : la porte d'or de la Serbie.
Et
c'est un joli décor d'Orient qui grandit et précise à mesure
qu'on avance sur la route. Et on s'avance vite, à partir de
l'église de Kravari, c'est à dire à mille huit cents mètres
d'ici. Car à partir de là la route, l'artère unique du
ravitaillement de ce front, est repérée par les artilleurs
bulgares qui ne se font pas faute d'envoyer des 150 et autres
objets malsains.
Le
maximum tombe entre le pont et l'entrée de la ville. Là c'est
partout plein de trous qui chaque jour augmentent. La gare, à
droite est à moitié démolie, puis des casernes, en partie
démolies aussi.
Enfin
l'on entre dans la ville : une rue assez grande et large, la rue
du Roi Pierre, avec des maisons à allure moderne ; la rue d'une
ville de vingt mille habitants chez nous. Des magasins assez
nombreux, mais aux volets de fer fermés, aux vitres brisées ;
partout des traces d'éclat d'obus. De ci, de là, un toit
effondré. Des habitants assez nombreux passent : ce sont des
femmes en costume serbe ou macédonien, quelques-unes en robe et
chapeau démodés, des Turcs ou des juifs, des hommes en costume
européen, des officiers ou fonctionnaires serbes, en costume
militaire avec des galons et des dorures, mais toujours se
mouchant dans leurs doigts.
A
un moment donné, un éclatement, puis des gens, hommes et
femmes qui fuient vers nous et se dispersent : c'est un obus.
J'aimerais autant m'abriter ; mais je suis avec Fromezelle, je
ne veux pas paraître avoir peur ; peut-être se fait-il aussi
le même raisonnement ! D'ailleurs il n'en tombe pas d'autre
pour l'instant.
Nous
allons voir des marchands, des juifs : tapis, étoffes, armes,
robes brodées. J'achète quelques objets plus curieux que
jolis, après des marchandages sans fin. Il faut offrir deux
tiers en moins de ce qu'on vous demande, s'en aller, se faire
rappeler, etc...! Et toujours le signe affirmatif pour dire non,
la tête rejetée en arrière, puis rabaissée. Pas de change à
Monastir : le billet de cinq p. y vaut 5 p.! Le dinar qui vaut
quinze sous à Florina y vaut vingt sous. Mais les objets y sont
encore moins chers qu'à Florina, en raison sans doute au moins
grand nombre d'amateurs qui se risquent à y excursionner.
Un
endroit assez curieux : le Dragor, qui traverse la ville, en
passant sous une multitude de petits ponts de bois, il y en a
tous les cent mètres. Un quartier turc, un quartier juif,
naturellement. De petites échoppes, des souks couverts, mais
tout cela est fermé, triste, noir et lamentable. En temps
ordinaire, ce doit être amusant comme tout de se promener
là-dedans. Mais en ce moment, on sent l'abandon, la misère
aussi. Des camions anglais ravitaillent tous les jours la ville
en farine, et c'est un spectacle assez curieux que la
distribution de ces vivres. Là aussi on fait queue à la porte
des boulangeries... Beaucoup de gens ont quitté la ville : la
plupart des gens riches et modernisés, d'abord, depuis que l'on
bombarde systématiquement. Puis aussi pas mal de pauvres ; à
chaque instant passe sur la route, devant mon campement, une
théorie de ces chariots primitifs, aux côtés formés par des
pieux pointus, aux roues parfois pleines, et traînés par des
buffles, qui constituent la voiture nationale de ce pays ; le
vieux chariot macédonien dans lequel Scott, retour de la guerre
des Balkans, nous montrait les blessés évacués, et aussi le
vieux roi Pierre (qui du reste a fait la retraite en auto,
d'après ce qu'on raconte).
Monastir
! Peut-être sera-t-elle d'ici peu à l'abri des obus ? Les
munitions et les pièces montent ; les tirs de destructions se
font entendre... Avancerons-nous vers Prilep ?... Je pense que
oui. Il vaudra autant n'être plus ici pour l'été, dans cette
plaine marécageuse et malsaine.
Ce
soit il souffle un vent du sud qui roule des nuages de sables,
aveuglants. La tente craque, flotte gémit, on a moins
l'impression d'être chez soi !
Arrivée
d'un deuxième aide-major, Haton.
Le
25 mars - Un kilomètre de Zabjani, près la route de
Monastir.
A
partir du 15, quelques blessés. On a attaqué (surtout la 57ème
D.I. et la 156ème. La 11ème aussi, mais
peu) à gauche de Monastir, et à la cote 1248. On a pris le
Peristeri et 1248, qui fut repris par les Bulgares, puis
finalement par nous. Le bombardement de Monastir a redoublé.
Les Boches ont envoyé des obus asphyxiants. L'un deux n'a pas
éclaté, on m'a envoyé à Florina porter du liquide recueilli.
Le
20, gros bombardement par avions au Viro, à côté de
l'ambulance. Impression assez désagréable en voyant une
quinzaine d'avions planer au-dessus de nous. Ils ont lâché des
obus et des torpilles. Plus de cent victimes. Sales blessures.
Nous en avons pansé soixante, de 5 heures du soir à 4 heures
du matin.
Le
21, un gendarme apporte l'ordre de l'A.F.O de nous replier
immédiatement au sud des ravitaillements. Je trouve
l'emplacement actuel, à cent mètres à l'ouest de la route,
quelconque.
Les
autos de Fromezelle sont à Negorani. Nous continuons à
fonctionner dans les mêmes conditions.
On
s'installe. Des caisses à cartouches d'un parc de munitions
voisin (comme par hasard) nous sont d'un grand secours. Nous
avons, ô luxe inouï, une popote en planches !
Rien
de neuf à part cela dans notre petit milieu. Je sens que P.
perd de la sympathie que j'avais pour lui, à cause de son
étroitesse d'esprit et de son caractère. Encore de ces gens
qui s'attachent plus aux dogmes catholiques qu'à la morale
chrétienne véritable. Enfin, il faut se supporter !
Le
5 avril
On
parle de départ, d'ici quelques jours, pour aller sur la
droite, du côté de 1050. Sans doute va-t-on essayer de
dégager cette malheureuse ville de Monastir, qui est encore
plus, depuis notre offensive de mars (offensive avec d'assez
lourdes pertes pour de minimes résultats, d'ailleurs) sous les
coups des obus boches, obus lourds et à gaz, qui ont fait
beaucoup de victimes.
L'ambulance
continue à fonctionner surtout pour des malades, les blessés
du sous-secteur de Cekrikci étant très peu nombreux. Il y a
aussi des blessés d'avion, qui, il y a quelques jours sont
revenus en nombre opérer un bombardement en règle du Viro.
Mais les pertes ont été moindres que la première fois, car on
avait fait des abris. L'activité de l'aviation ennemie est
très grande, d'ailleurs depuis un mois, et l'aviation
française de l'A.O. est très inférieure. Il y a pourtant des
appareils, mais les aviateurs ne font guère figure
d'"as".
J'ai
appris à connaître mieux depuis quelque temps mon médecin
divisionnaire. Je ne sais si j'ai eu la chance d'une série
spéciale, mais il complète bien la collection de la plupart
des chefs médicaux que j'ai eus jusqu'à ce jour. Ne
connaissant et ne comprenant rien de son métier, paperassier,
tatillon, maladroit, et bassement arriviste, il lèche les
bottes de l'E.M. et sape sans scrupules sur ses subordonnés
qu'il lâcherait à la première occasion.
A
la suite d'une sèche explication que nous avons eue ce matin,
il nous a déclaré sans beaucoup de formes que ce qu'il
fallait, c'était lui éviter des histoires ou des engueulades
de l'E.M. Il a cassé du sucre sur le dos du chef supérieur su
Service de Santé des A.A, ce qui est assez maladroit de sa
part, du reste. Bref, c'est un être pour qui, malgré tout mon
respect de la discipline, je n'ai que méfiance et mépris.
Il
y a une ambulance qu'il cire, parce que l'on sait s'y dem... et
lui lécher les bottes ! Elle est commandée par Bonnenfant, un
médecin de l'active qui pendant la guerre a été mis en
non-activité pour lâcheté, ce qui ne l'empêche pas de porter
la croix de guerre et de faire stupidement la roue.
Le
bouquet : cet individu, le médecin divisionnaire, qui s'appelle
Laffont, vient d'être cité à la division pour son courage,
etc...! Il a fait le malade pendant plusieurs jours, a essayé
sans succès d'ailleurs, de faire croire à la Direction de
l'A.F.O. qu'il avait souffert des gaz, ce qui était absolument
faux ; mais cela a pris à la division. Il ne manque qu'une
citation à Bonnenfant.
Vraiment,
dans ce métier, on fait tout ce qu'on peut pour écœurer ceux
qui font leur métier consciencieusement, pour le bien du
service et des malades, sans songer à l'avancement ou à la
ferblanterie. Si beaucoup ont cet esprit là, pas étonnant que
la guerre dure.
Le
5 mai
Un
kilomètre et demi nord-est de Slivica. Un coin assez
pittoresque dans un amas de rochers sur une hauteur qui domine
la Cerna. Position d'attente. La division est en réserve. La
canonnade nous annonce que l'offensive dont on espère la marche
sur Prilep, si elle donne de bons résultats, commence ce matin,
vers 9 heures.
La
chaleur commence à devenir très forte.
Hier,
fait avec Haton et trois gradés la reconnaissance de la
région, au point de vue voies d'accès et emplacements
possibles.
D'Hassanola
(trois kilomètres ouest de Sakulevo) où nous sommes restés du
13 avril au 1er mai, j'avais déjà vu, avec l'auto
de Fromezelle, la route d'Iven, le col de Vrata, Polok, Cegel.
Hier
j'ai fait : Gniles - Cegel - Col de Gola (où se trouve un poste
chirurgical très primitif de l'ambulance de Col. Mat. 11) cote
1422 (ex-1212) fourche d'Iven. Iven (que j'ai vu d'en haut, un
misérable hameau dans un fond, au dessus des gorges, très
pittoresques, de la Cerna) route d'Iven à Slivica. Cette
dernière est la seule bonne route de la région. Les autres :
pistes muletières, où les voitures s'éreintent et ne peuvent
passer qu'avec un chargement allégé.
Perrier
est parti, sur sa demande, au 2ème R.M.A. Il pense y
être mieux qu'ici. Il m'a quitté après deux propositions
élogieuses pour l'avancement. Je suis complètement écœuré.
A l'armée d'Orient, bien plus encore qu'en France, fleurissent
l'intrigue, le piston, d'une façon absolument scandaleuse.
C'est une honte. Salonique regorge de riz-pain-sel, de
médecins, d'officiers d'E.M. à qui l'on dispense largement
croix de guerre, palmes, légions d'honneur, avancement. Au
front, même mœurs. Dans ma division, après les affaires de
Monastir, sur les quatre formations sanitaires de la D.I, seule
la mienne, n'a eu aucun officier récompensé. Or, les médecins
y avaient de plus beaux états de service qu'ailleurs (deux ans
de régiment en France) et tout y marchait très bien.
Le
médecin divisionnaire, un être nul, sans notion de ses devoirs
et de son métier, assommant, tatillon, incapable, ignorant
tout, léchant les bottes de l'E.M. et aimant qu'on lui lèche
les siennes : cité. Le médecin-chef du G.B.D, assez brave
type, mais jamais au front français, ayant fait la guerre en
Algérie et dans un E.M. serbe, cité, avec un motif faux et
mensonger.
Le
médecin-chef de l'A. de C.M.3, Bonnenfant, un saligaud, mis en
non-activité au front français pour sa lâcheté, cite pour la
deuxième fois, à quinze kilomètres du front.
Pour
nous, ni récompenses, ni permissions, rien. Le responsable de
la plupart de ces choses est le médecin divisionnaire, un âne,
et un âne doublé d'un arriviste malpropre.
Il
est un des plus beaux spécimens du genre et Dieu sait pourtant
si j'en ai vu, dans le Service de Santé. Il n'y en a pas dix
pour cent, dans ceux qui dirigent notre service, qui pensent aux
intérêts des hommes, des malades, des blessés, ou à leurs
devoirs envers leurs subordonnés. Pour eux la guerre est une
mine d'où l'on tire, par n'importe quels moyens, galons,
citations, jalons pour plus tard.
Ceci
plus apparent encore à l'A.O. qu'en France.
Et
le pauvre bougre se fait tuer ou souffre pour cette crapulerie !
Oh,
m'évader de ce métier stupide où chacun est payé le même
prix pour ses services, bons ou mauvais, où, seuls, les
arrivistes et les gens malhonnêtes arrivent à quelque chose.
Et
avec ça, pas de courrier... Pas de nouvelles de ma fille, de ma
Mère ; pas de gentilles lettres de S. qui à chaque courrier me
redonnent un peu de moral.
Sale
armée, mauvais chefs... Sans cela je supporterais bien plus
allégrement les privations de toute sorte qui nous sont
imposées !
Le
11 mai - Quitté Slivica le 8 au soir. Installés à
Polok, petit village misérable, habité par quelques femmes et
deux ou trois mâles vieux ou très jeunes. Costume macédonien.
Pieds nus. Larges ceintures défigurant la taille, en grosse
étoffe sombre. Chemises brodées habituelles. Nous
fonctionnons, sans fonctionner ; petit service peu prenant, et
pas fatigant. Pour avoir du bois pour la cuisine, il faut faire
quarante kilomètres aller et retour.
Nous
irons probablement, si l'attaque réussit et si on avance, du
côté de Gola, ou Tchouka Gola, en avant de 1422. si on
n'avance pas, j'ignore ce que nous ferons.
Été
avec Haton à l'E.M. de la D.I, dans les rochers à un
kilomètre de nous. Vu le père Lafont, laïus sur le paludisme,
etc... Bonnenfant (revolver, masque, jumelles, équipement
anglais, deux étoiles sur une grande croix de guerre, faisant
toujours autant de foin).
Thé
à l'E.M. Quel honneur !...
Les
opérations : la fameuse attaque qui devait nous conduire à
Prilep a raté, jusqu'à présent. Nous avons perdu quatre mille
hommes, les Italiens deux mille. La brigade russe est
éreintée. Va-t-elle continuer ? Les Boches ont eu le temps
d'amener des hommes et de l'artillerie, et je ne crois pas que
l'on fasse grand chose maintenant. Les permissions sont
supprimées. C'est gai.
Le
26 mai - Nous partons demain soir pour Hasanoba, avec
arrêt à Brod.
Le
157 et le 2ème bataillon de Zouaves ont été
dirigés sur Eksissou d'urgence ; on forme là des troupes pour
marcher, paraît-il, contre la Grèce. Il semble que ces forces
doivent soutenir les Venizélistes qui vont envoyer là-bas un
peu de monde et qui ont dû préparer le terrain. Les attaques
ici sont abandonnées, naturellement. Il n'y a rien à faire.
toutes les réserves bulgares sont massées sur le front de
Macédoine, et les Russes, plus ou moins désorganisés par la
révolution, ne marchant pas, les Bulgares n'ont que ce front à
tenir.
La
division reste simplement avec l'E.M, deux ambulances, du
génie, et deux bataillons du 42, qui d'ailleurs s'est fait
accrocher sérieusement à 1050 dernièrement.
Peut-être
va-t-il se passer des choses curieuses en vieille Grèce. Depuis
quelque temps, les journaux français de Salonique contiennent
contre Constantin des articles fulminants comme jamais on n'en
avait vu, et comme si on voulait préparer l'opinion à quelque
chose. D'autre part, l'Indépendant d'hier parle de la récolte
de blé de Thessalie, qu'on moissonnerait, par ordre du roi,
avant même qu'elle ne soit tout à fait mûre. Nous avons ici
huit divisions françaises, sans compter les autres troupes
alliées. On peut marcher contre la Grèce, ce ne sont plus les
Bulgares et les Boches.
Je
ne pense pas cependant que l'armée d'Orient fasse jamais de
grandes choses.
Je
regrette de quitter Polok. Nous avions un joli emplacement, à
mille mètres d'altitude, grand air, paysage pittoresque. Je
m'amusais à aller voir les habitants, ou plutôt habitantes, et
les gosses, cela animait ce paysage un peu aride et rocailleux.
Ce soir, on m'a offert du "lébètsispaïnak" c'est à
dire une mince couche d'épinards entre deux minces croûtes de
pain, sorte de galette aux épinards ; cela n'a rien de fameux.
J'ai acheté avant-hier une petite chemise macédonienne (vingt
francs !) appartenant à une petite Mitô, ou Mitina pour
Marcelle. Les femmes tirent parti de notre curiosité et vendent
assez cher des choses de peu de valeur artistique, mais qui
flattent notre goût du pittoresque et de l'exotique.
Elles
sont amusantes à voir filer la laine, ou broder. C'est dommage
qu'elles se mouchent dans leurs doigts ; mais c'est l'habitude
ici et chez les Serbes ; même les officiers le font très
souvent.
Le
26 mai - Hasanoba. Quitté Polok hier soir. Campé à Brod.
Arrivé ce soir ici, sans savoir du tout où nous irons. La
division est sans troupes ; que fera-t-elle ?
Reçu
une lettre de Mad ce soir, qui m'a fait réfléchir. Je n'étais
plaint à elle de bien des choses. Elle me dit que je n'ai pas
eu la guigne que je crois ; peut-être... Peut-être ai-je tort
de ma plaindre !
Le
31 mai - Quitté Hasanoba ce soir pour Klobucista.
Cafard noir. Écrit jusqu'à 1 heure du matin et brûlé ce que
j'ai écrit.
Le
8 juin
A
Baresani depuis le 2 juin. J'installe une ambulance pour cent
cinquante lits. Comme toujours, moyens de fortune. Il y a à
cinq cents mètres de mon emplacement un monastère où était
une ambulance alpine il y a quelque temps et qui renferme de
nombreux locaux. Mais, naturellement, l'E.M. s'y est installé
et on nous a mis dehors. Ils ont à L'E.M. une frousse intense
des avions ; c'est une véritable phobie.
Lafont
est charmant pour moi, mais je sais ce que cela peut valoir, je
suis payé pour cela.
Dîné
il y a quelques jours à l'E.M. Ils sont très gentils, pour des
gens d'E.M. C'est dommage que nous ayons un médecin
divisionnaire tellement au-dessous de tout.
Les
hommes travaillent beaucoup, et la chaleur commence à se faire
sentir fortement. Il faut tout faire en même temps : monter une
baraque Adrian, terrasser, faire une route, des douches, un
jardin potager, etc... Et en se débrouillant ; à L'armée
d'Orient, le débrouillage est plus sûr que les demandes
régulières.
Des
bruits courent. Après l'action contre la Grèce, c'est la
Bulgarie et la Turquie qui manifestent des désirs de paix,
dit-on. Toute offensive de notre part ici est incapable de
réussite, c'est bien net, bien établi maintenant. Que
faisons-nous ici, je me le demande. Les Russes sont
désorganisés, fichus, pour quelque temps. La guerre
sous-marine nous gêne beaucoup. il y a un mois, j'ai appris
qu'à Salonique, l'Intendance n'avait qu'un jour de farine pour
le pain de l'armée, d'avance. L'action dont on parlait contre
la vieille Grèce paraît finir en queue de poisson. Comment
diable tout cela pourra-t-il finir ! En attendant, je suis très
occupé, et ma correspondance en souffre. Ce matin un avion est
venu lâcher des bombes non loin de nous, vers 6 heures du
matin.
Le
24 juillet
Les
malades augmentent. Dysenterie surtout. Paludisme, aussi, dont
plusieurs de première invasion. Mais beaucoup moins de
paludisme que l'an dernier. On ne manquera pas d'attribuer cette
amélioration aux précautions prises par la Direction, la
mission antipaludisme, etc...
En
réalité, les régions occupées sont beaucoup moins malsaines
que l'an dernier à pareille époque.
Le
service à la division est organisé d'une façon bizarre. Mon
ambulance devrait être plus en avant, pour le triage et les
pansements, et l'A. de Col. mot. qui a le double de médecins,
dont un chirurgien de carrière, et un matériel chirurgical
complet, devrait être ici. Mais le médecin divisionnaire ne
fait rien, c'est le chef d'E.M. qui règle tout.
Mon
gestionnaire, qui a eu un gosse qu'il n'a jamais vu, a droit à
une permission à titre exceptionnel. Il est allé à Salonique
à la Direction pour demander un remplaçant. Là, Corbel, et
Bastien l'ont reçu en lui dosant qu'il n'avait que huit mois
d'Orient, qu'il ne devait pas partir. Et comme il objectait que
les permissions à titre exceptionnel, d'après les récentes
circulaires, passaient d'abord, il lui a été répondu que les
règlements étaient faits pour être tournés ! Ah, on s'entend
dans les bureaux de Salonique, à tourner les règlements, les
ordres, et surtout la justice.
Corbel
! Qui a gagné sur son rond de cuir, la croix, puis une citation
à l'armée ; Bastien, un officier d'Administration du Service
de santé, cité à l'ordre de l'armée. Quelle honte, quel
gâchis !
L'Armée
d'Orient est véritablement quelque chose de curieux. Deux
catégories de gens, bien distinctes :
En
haut, à Salonique, Florina, etc... mais surtout, et de
beaucoup, Salonique : l'État-Major, avec le Général qui est
un roi dans le pays, un "proconsul romain" comme il
l'a dit lui-même. Autour, des satellites intrigants, venus ici
pour glaner les faveurs, pour avoir la sécurité de leur peau,
pour se faire coller des décorations et de l'avancement. Cela
fait la fête à Salonique ; cela part en permission sans
permission, avec la complicité des médecins membres d'une
clique analogue, qui délurent le congé de convalescence
procurant la traversée sur bateau-hôpital, et ne comptant pas
pour les permissions. A ceux-là, tout, faveurs, avantages de
toute sorte, congé, etc...
Mais,
en bas, il y a au front un tas de pauvres bougres qui claquent
de dysenterie ou de paludisme ; ou qui se font tuer comme aux
affaires de la Cerna, dans des offensives idiotes, mal montées,
ne rapportant rien.
Tout
cela n'est pas drôle... On leurre les gens avec des promesses
de permission ; il y eu à Zeitenlick il y a deux mois des
révoltes de permissionnaires qui devaient partir, et qu'on
voulait renvoyer au front ; dernièrement, des bataillons du
175, du 242, ont refusé de monter aux tranchées... Cela va
bien.
La
main forcée, les gens qui nous dirigent se décident à nous
laisser partir, mais il y aura tant d'atermoiements que cela
marchera sûrement très mal.
D'ailleurs,
les gens qui ont passé des mois à l'intérieur prennent rang
comme les autre, exactement.
Le
8 septembre 1917
Il
convient de noter que j'ai été proposé par le médecin
divisionnaire pour une citation à la division ; comme je suis
de ceux qui ne bénéficient que d'avantages platoniques, il est
bon de l'écrire pour moi.
Naturellement
à la division, on m'a recalé. Il y a eu, il y a sept jours, un
"coup de main" dont le résultat a été : échec
complet, cent vingt blessés, des tués et disparus, un chef de
bataillon prisonnier et blessé. Mais ceci n'est rien. Le
résultat le plus intéressant ce sont les citations qui vont
s'abattre sur un tas de gens qui se débrouillent : jusqu'à un
pasteur et un lieutenant du train, qui, ayant pour la première
fois de leur vie mis le pied dans une tranchée, seront cités
pour ce fait d'armes.
C'est
une honte et un scandale que cette prostitution de distinctions
soi-disant honorifiques.
Le
Général Sarrail vient d'être décoré de la médaille
militaire. Cela nous tiendra chaud cet hiver. Mon écœurement
de tout va grandissant de jour en jour, et je n'aspire qu'au
jour où je pourrai quitter cette livrée qui vous rend
l'esclave d'un tas de jean-foutres, d'autant plus méprisables
et impunis qu'ils sont plus élevés en grade. On dit que
Sarrail va filer et que nous passerons sous le Commandement du
duc d'Aoste. C'est probablement un de ces canards comme il en
circule tant. Notre Général, installé avec sa femme à
Salonique, tout puissant, entouré d'une cour servile de
mendiants galonnés (pour le prototype du "Général
républicain" c'est crevant) est trop bien pour vouloir
partir.
Le
service continue toujours le même. Nous nous rasons ferme.
Haton n'est pas à prendre avec des pincettes. Caractère très
égoïste, dénué de cœur, envieux et méchant par manie, il
faut une sacrée patience pour le supporter.
Visites
des aéros très souvent. Hier deux femmes du village ont été
atteintes par des bombes, c'est moi qui les soigne.
Je
n'ai qu'un espoir, qu'une idée à laquelle je me raccroche dans
la vague de dégoût, d'écœurement et de haine de tout ce que
je vois, c'est l'espérance d'une permission. voilà quinze mois
depuis la dernière. C'est déjà gentil !
Le
13 septembre- Depuis que la guerre est devenue un forme
de la vie organisée, codifiée, établie, elle donne moins lieu
à des descriptions pittoresques - tout a été dit dans ce
genre, et surtout par ceux qui n'ont rien vu - qu'à des
observations psychologiques vécues.
Malheureusement
ces observations constituent autant de vérités moins bonnes à
dire, d'autant qu'elles sont plus vraies. Cependant on peut les
noter pour soi. Par exemple, des choses qui me paraissent hors
de doute, à moi qui ai vécu dans pas mal de milieux et de
formations différentes depuis trois ans, et à qui en plus, mon
métier a permis de me frotter à toutes sortes de gens.
-D'abord,
tout individu qui affiche, après trois ans de guerre, de
l'enthousiasme, est un fou ou un menteur. Presque toujours un
menteur intéressé.
-Le
dévouement, l'esprit du devoir, la conscience, diminuent en
raison directe de l'élévation dans la hiérarchie militaire.
-Les
gens racontent d'autant plus de choses extraordinaires, dangers
courus, prouesses exécutées, qu'ils ont moins eu l'occasion
d'en observer. Et cela se comprend : le postier à quatre galons
de ma division, qui a été marmité une seule fois dans sa vie,
et a eu la croix de guerre pour cet exploit bien involontaire, a
bien mieux retenu cette occasion unique que le fantassin qui en
a subi des centaines, et de plus terribles.
-Dans
le métier militaire, en guerre, les récompense obtenues sont
la plupart du temps, en raison inverse du mérite et des
services réellement rendus.
-Il
semble qu'un des vices de notre armée soit de renfermer
beaucoup trop de militaires de carrière. Encore que beaucoup de
ceux-ci, combattants glorieux, se soient embusqués de leur
mieux, il en reste trop ; et ces gens sont déformés par des
années de vie militaire du temps de paix, de fonctionnarisme,
de recherche de l'avancement ou de la distinction, appelée,
sans doute par ironie, honorifique. Les règlements sont caducs,
comme les généraux.
-Il
y a une autre espèce que les militaires haut-gradés qui tirent
parti de cette guerre, pour eux occasion unique et inespérée
de profit : ce sont les prêtres. La crainte de la mort leur
rend leur antique pouvoir. Et avec quelle adresse, quel zèle de
propagande intéressée ils savent agir en exploitant le plus
mystérieux besoin moral de l'homme : la peur d'un au-delà, le
désir de ne pas finir tout à fait d'exister !
Il
y a des règles de l'état d'esprit du temps de guerre, comme
dans la morale bourgeoise du temps de paix. Il y a des choses
qu'on ne peut dire ou écrire sans être frappé, comme
militaire, des rigueurs de la discipline, comme civil, de
l'anathème des gens bien pensants.
Cependant,
pour savoir la vérité, ce n'est ni dans les journaux, ni dans
les livres, ni dans les discours des état-majors qu'il faut
fouiller : c'est dans la conversation de l'homme de troupe, et
depuis trois ans que je le fréquente, soit comme malade, soit
comme blessé, soit comme subordonné, soit comme simple
interlocuteur, je pense que j'ai pu me faire des idées exactes.
Faut-il
dire d'eux : les braves gens, ou les naïfs. Allons, il vaut
encore mieux employer la première expression ! si elle n'est
pas plue vraie elle est du moins moins douloureuse !
Le
26 septembre - Toutes
les veines : je file en permission demain : trente-deux jours.
Ai été, paraît-il, cité l'ordre des formations sanitaires de
la division (régiment). Petite satisfaction de coquetterie,
mais ça fait toujours plaisir.
Le
1er octobre
Sur
le Tungad, en traversant l'Adriatique.
Quitté
Barisani le 27. vingt-deux heures de train militaire en wagon à
bestiaux, jusqu'à Salonique.
Vu
Théobalt le 29.
Quitté
Salonique le 29 soir. Arrivé à Bralo le 30 soir. Pris de suite
une camionnette qui nous mène à Itea pour la nuit. Joli trajet
en camion : route en corniche, puis bois d'oliviers d'Amphissa,
jolie petite ville pittoresque, à Itea, petit port de pêche
où nous attend le Tungad. Un seul hôtel déjà plein.
Plusieurs officiers couchent dehors. J'obtiens du patron de
coucher par terre sur deux couvertures dans une antichambre.
Embarqué
ce matin. Mes trois ficelles me donnent une cabine pour moi tout
seul. Lit, table propre, eau de toilette, luxes inconnus depuis
longtemps.
Toujours
les prescriptions pour le torpillage, on passe au point
dangereux dans la soirée, à la nuit.
Le
3 octobre - Dans le train qui nous emmène de Tarente à
Livourne. Arrivés hier matin à Tarente, ou plutôt dans un
camp tout au bout de la rade. Impossible de visiter la ville.
Partis hier soir.
A
Livourne nous séjournerons une journée de repos.
On
traverse l'Italie sans rien voir que des gares. Quel dommage !
Même pas Rome, où l'on s'arrête une demi-heure, la nuit.
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