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janvier 1916
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janvier
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28
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février
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février
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août
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19
septembre
|
Le 11 mai 1915
En
permission du 2 au 9, rentré le 9 au soir au Neufour. Rejoint
le 10 au matin la Maison Forestière et le Colonel.
Comme
ma permission a été courte ! Ces huit jours ont passé avec
une rapidité incroyable. Ai été surtout heureux de revoir ma
fille, si changée, si gentille, et aussi mes Parents.
Je
suis bien heureux de les savoir ensemble, commodément
installés, ma fille au bon air et dans de bonnes conditions.
Ce
que c'est de rester neuf mois à vivre en sauvage. Du 6 août au
2 mai, je n'ai pas vu un civil ni surtout une civile
intéressante à quelque point de vue que ce soit.
Aussi,
rien d'extraordinaire à ce que je me sois toqué de G. avec son
joli visage de blonde, ses cheveux si fins, ses yeux bleus, et
malgré certaines circonstances extérieures qui, en temps de
paix m'eussent peut-être fait réfléchir. Et puis elle-même
m'a dit et montré de quelques façons que je ne lui étais pas
indifférent. Je ne pense pas que ce soit de la comédie ;
quelle raison eût-elle eu de le faire. Elle m'a dit qu'elle
m'écrirait ; je verrai bien. Après tout, si cela ne marche
pas, tant pis ; et si cela marche, cela n'a rien de
désagréable. Mais, tout de même, j'y pense beaucoup... trop
peut-être.
Déjeuné
ce matin avec Delay, le chirurgien de l'ambulance 8. J'écris,
seul, dans notre nouvelle cahute, où il fait frais, où on
aperçoit les arbres verts et où on peut rêver sans être
tracassé.
On
parle fortement de nous envoyer au repos. Mais où, après.
L'Italie, un autre secteur, quoi ? On verra. Mais nous
regretterons sûrement ce secteur, si nous en changeons. C'est
long, long tout de même. J'ai encore à la bouche le goût des
choses auxquelles je n'ai fait que goûter en passant, et cela
me procure des regrets plus cuisants qu'avant ma permission.
G.
en est un peu beaucoup cause !...
Le
14 mai - Dans la nouvelle cahute, où on complète
l'aménagement, et où il ne fait pas chaud, par ce temps gris
et pluvieux.
Le
tuyau qui nous faisait partir paraît crever ce matin, le
capitaine Belin, de la Division, nous a dit que la Division qui
devait nous remplacer a reçu l'ordre de partir demain. Donc
adieu le repos, l'Italie, et toutes les autres hypothèses, plus
ou moins fantaisistes que nous avions pu faire.
Après
tout, on ne sait jamais ce qu'on trouve et on sait bien ce qu'on
quitte. Nous ne sommes pas trop mal ici. Par exemple, il y a
beaucoup de pertes : mille sept cents cinquante tués ou
blessés, pour la Division, dans le dernier mois. C'est énorme,
avec peu d'attaques.
Je
m'ennuie, j'ai le cafard. Je crois qu'au fond de moi il y a,
surtout, le contraste de la vie d'ici avec celle de
l'intérieur, entrevu quelques jours ; puis aussi peut-être, et
pour quelques jours encore, non pas une passion, mais un petit
béguin incomplètement satisfait pour G. Je sais bien que c'est
idiot, car il ne manque pas d'autres femmes, et en rentrant,
avec un peu de temps et de patience, ce sera facile à trouver
à Paris... si je rentre en bon état, ce qui n'est pas prouvé.
Tout de même, G. est bien jolie, et gentille ! Bah, je verrai
bien. Si elle m'écrit, cela me sera une distraction
sentimentale ; sinon je n'y penserai plus dans quinze jours ;
voilà tout ; et ce sera qu'elle ne méritait pas que je
m'occupe d'elle. D'ailleurs elle ne le mérite peut-être guère
en effet. Et puis zut ! Faut-il être bête d'aller se fourrer
en tête un béguin en ce moment, comme s'il n'y avait pas de
sujets plus importants auxquels penser. Il est vrai que cela n'a
rien de très anormal ; après neuf mois de privation absolue,
voir une femme deux jours et trois nuits, et repartir prendre la
vie sauvage, rien d'étonnant à ce qu'elle vous laisse une
impression. Et dire qu'en ce moment, au fond de moi, je me dis :
peut-être que j'aurai une lettre au courrier de demain ! Idiot
! Seras-tu donc toujours prêt à faire des gaffes sentimentales
; ce n'est pourtant pas la première fois que cela te fasse
faire des sottises.
Thérèse
ne m'a pas répondu ; j'ai envie de lui écrire. J'ai des tas de
lettres à faire, et la flemme. Ai envoyé un mot à Mazel ; il
va se payer ma tête ; tant pis. Pourquoi était-il si aimable
avec moi ?
Rien
de neuf ici : le 4ème est en première ligne ; plus
de vingt blessés hier. Les Boches ont démoli nos deuxièmes
lignes avec des minnenwerfen. Ils ont trinqué hier, à la 6ème,
avec les nôtres. Les deux postes d'écoute sont à quatre
mètres l'un de l'autre. Pendant que les poilus trinquaient, les
nôtres étaient derrière, pétards à la main, prêts à parer
une surprise. Les Boches ont goûté le curaçao et le cognac,
avant de l'offrir aux nôtres. Si cela se sait, la 6ème
va être attrapée.
On
nous distribue des instructions et quelques produits pour les
gaz asphyxiants. Mais on donne cent vingt-cinq par régiment,
pour deux mille cinq cents hommes. C'est ridicule ; avec cela,
de l'hyposulfite en solution, dont on met une cuillerée dans un
seau d'eau.
Touché
hier des bicyclettes, quatre. On nous avait préparé à l'idée
de partir d'ici, pour un repos de quinze jours, et après
destination inconnue, et puis, crac, rien de fait. C'est tout de
même un peu une désillusion.
Une
de plus, ce n'est, hélas, pas la dernière. Le bridge ne
m'amuse plus, symptôme grave... Quelle vie idiote on mène ici,
et que les heures sont longues.
Le
15 mai - Il y a du bon. Le cafard passe. En voyant que
je ne recevais rien de G., cela m'a dégoûté un moment, puis
j'ai pensé qu'elle se moquait pas mal de moi et qu'il valait
mieux que j'en fasse autant. Je sens que cela se décolle. Tant
mieux. Écrit des tas de lettres, à Mme Ramillon, à cette
brave Thérèse qui est très gentille avec moi et qui est une
bonne camarade, à Tubert, etc... Huit lettres en tout ! La
journée a passé. Il est 7 heures du soir. Je vais dîner avec
l'abbé Henri, qui est très amusant.
Vu
Mathieu. Évacué le Capitaine Garnier. Il trouve, et c'est mon
impression, que les hommes ont un moral épatant, gais,
résignés à se faire casser la figure.
Je
suis dans la cahute, bien seul ; qu'on est bien ainsi au calme.
Après tout, autant rester dans ce secteur. C'est bien le diable
si un obus destiné à notre coin me tombe juste dessus ! S'il
n'y avait ces gros canons tout autour, ce serait charmant. Mais
on ne peut pas tout avoir.
Bonnes
nouvelles, très bonnes, du côté d'Arras ; est-ce la
"percée" cette fois. Mais en Italie, le ministre
démissionne. Je n'y comprends plus rien. Entendu, dans la
soirée, de grosses marmites se dirigeant (zut, encore le 155
qui tire) vers la Croix de Pierre ou Le Claon ; ces animaux là
sont fichus de nous en envoyer par ici, des grosses machines.
Enfin... Mectoub ! Mais j'aimerais tout de même mieux rentrer
entier. A la soupe, pour ne pas être en retard.
Le
17 mai - Rien de nouveau. Ce soir quelques blessés
graves, pleins de boue ; il a plu toute la journée. Retrouvé
l'impression lamentable de cet hiver : sales blessures, boue,
évacuation dans la nuit noire et la pluie... Bien triste !
Reçu
hier une lettre de G.; s'excuse de m'avoir raté à Paris ;
gentille, paraît venir à moi. Le béguin reprend.
Le
19 mai - Journée grise et monotone, pluie fine et
froide. Calme ; pas d'aéros, il fait trop de brouillard, peu de
tirs d'artillerie.
Spleen...
Je suis seul avec Clément, qui fait ses papiers, dans la salle
à manger, chambre, etc... J'ai essayé de me coucher, de
m'asseoir, de fumer, de lire Pépète le bien-aimé, de
rêvasser... Tout m'ennuie. A travers les quelques carreaux qui
restent, partiellement bouchés de croix en vieux journaux pour
éviter leur casse par les 120, j'aperçois des chevaux au
poteau, l'air de s'ennuyer pas mal aussi, la petite voie du
Decauville, des tas de fumiers, les bois noyé de brume et
d'eau. Un peu de ciel gris au-dessus de tout cela, pour
compléter ce paysage d'ennui et de dégoût. Au-dessus au 113,
on joue au bridge. Je rumine un tas de pensées, vagues le plus
souvent, car les facultés intellectuelles s'émoussent et se
paralysent, à ce métier-là. De temps en temps c'est un
incident extérieur qui réveille des choses endormies ; tout à
l'heure, en entendant fredonner des choses de la Veuve Joyeuse
dans la chambre voisine, je revoyais l'Apollo, Paris, A... ;
elle était pourtant gentille avec moi. Voici bien longtemps que
je ne lui ai donné aucune nouvelle.
Mon
voyage à Paris m'aurait guéri complètement de ce côté, si
toutefois j'avais eu quelque velléité de renouer. Pas de
lettre de G. Pendant de temps, probablement, elle est avec
quelque "ami". Bah, que m'importe. Lui demandais-je
autre chose qu'une passade. Il faudrait pourtant bien me guérir
de ce sentimentalisme idiot. Idiot, certes, mais qui tout de
même m'a donné et me donnera encore, si je reviens sans
accident grave, pas mal de jouissance. Quand je rentrerai, je
n'ai certes pas l'intention d'adopter la jeune T. qui du reste
ne s'y prêterait pas. Mais cela me serait agréable de la
retrouver un peu, de temps en temps. Je m'adresserai ailleurs,
et je sais bien dans quelle catégorie pour le fixe. C.
d'ailleurs, sera là pour me donner, au besoin, un bon tuyau.
Quel
temps on perd ici. La vie n'est pas si longue. Il est tant de
jolies choses, de délicates sensations, d'heures douces à
vivre. Je crois bien qu'on les achète par un nombre au moins
égal d'heures tristes et douloureuses, ou ennuyeuses. Mais
c'est vivre au moins. Tandis qu'ici on a une vie ralentie au
suprême degré... et quand elle n'est que ralentie, c'est
déjà qu'on est un heureux et un veinard.
Demain,
je descends au Neufour. Cela ne me cause qu'un maigre plaisir.
Un lit, un peu de confort... qu'est cela ; ce sera toujours le
même néant sentimental et intellectuel. Je me demande si les
heures âpres du début avec l'éreintement physique, les
blessés en tas, les obus de tous les côtés n'étaient pas
préférables. Non, tout de même, car une chose y était
atroce, la sensation de notre insuffisance notoire pendant cette
retraite. Il est 5 heures 30. Bientôt le dîner, puis le
bridge, puis le coucher, et tous les jours la même chose ! Quel
abrutissement.
J'ai
tout de même un peu le cafard depuis ma permission. Qu'est-ce
qui me l'a le plus donné ? Les premiers jours, je croyais que
c'était T. Mais non. Elle n'a fait que donner une forme à mes
regrets, à mes espoirs, que personnifier la vie qui nous
manquent à tous. C'est ce contact avec la vie qui m'a remis du
trouble dans le cœur.
Et
pendant ce temps, les miens s'inquiètent de moi, ma fille
grandit et progresse, et des tas de gens, de braves gens
souvent, s'entr'égorgent. Il faut réellement avoir vu cela
pour se faire une idée de la guerre !
Un
signe de bon augure : je ne me suis pas lavé le visage
aujourd'hui ; c'est que je me retrempe dans cette coque de brute
et de sauvage indispensable pour vivre ici sans trop de mal...
J'ai repris ma vieille vareuse, ma culotte de velours côtelé ;
j'ai une tenue bizarre, avec pour compléter le tout, un képi
gris bleu clair, des godillots noirs et des guêtres jaunes. Je
vais faire une petite bague avec une fusée d'obus pour ma fille
; elle sera contente, sûrement. Qu'elle était gentille, la
veille du départ, me disant : "tu sais, là-bas tu auras
le cafard", et comme je lui demandais ce qu'était le
cafard : "Ben, on s'ennuie". Je crois que je la
gâterais trop si j'étais avec elle. Elle sera trop sensible et
trop tendre plus tard, elle en souffrira. Comme sa mère, comme
moi. Pour son bonheur, je la voudrais plus égoïste, plus
froide.
J'attends
avec impatience les réponses aux lettres envoyées à Mme R.,
à Th., à ceux qui me connaissent et me parlent intimement. Au
fond, l'amitié, c'est peut-être ce qu'il y a de meilleur.
Le
21 mai - Au Neufour depuis hier matin.
Été
cet après-midi à Croix de Pierre : remise de décoration,
musique, défilé, concert. Cela remue, tout de même cette
musique militaire, en plein bois, pas très loin des Boches.
Cela m'a remonté ; c'est peut-être idiot, mais c'est ainsi. Vu
le Colonel, au champagne ; toujours très chic. De Martemprey
est tombé en admiration devant ma jument ; cela m'a fait
plaisir.
Pas
de lettre de T. toujours. Tant mieux, le cafard s'en va avec le
souvenir ; c'est mieux. Et puis en ce moment, à quoi bon à
songer à cela ! Au retour, ce sera bien temps.
Trouvé
un artiste en bagues faites avec des obus. J'envoie à Marcelle
une petite bague dont le tour est fait avec une fusée de 77 et
où est enchâssé du cuivre venant d'une fusée, d'un
"chandelier" de 305.
Le
27 mai - Maison Forestière Remonté ici depuis trois
jours. 6 heures 30 du soir. Ennui. Le train-train de tous les
jours ; une douzaine de blessés, les malades, quelques papiers.
Je suis là avec Chalesse et Zlatoff, Boutet ayant été
évacué. Je me rase. Reçu une grande lettre de Mme Ramillon.
Toujours un peu exaltée et au-dessus de la note. Pauvre femme,
je la plains bien tout de même. Reçu aussi une lettre de A.,
gentille aussi ; me dit qu'elle comprend bien que la guerre a
effacé bien des sentiments... mais enfin que je lui garde mon
amitié. Encore une qui n'a pas eu trop de chance.
Ai
envoyé aujourd'hui un mot à T., très simple, pour lui dire
que je me suis aperçu combien j'avais été ridicule de
m'emballer, et tout en lui envoyant des remerciements et mon bon
souvenir, lui montrer que je n'en avais pas fait une maladie. Il
doit y avoir du Mazel là-dessous ; et puis au fond, elle n'a
que l'âme d'une petite grue. Peu m'importe ; au contraire,
mieux vaut peut-être que je sois dégagé de toute
préoccupation sentimentale.
Nos
artilleurs tirent pas mal, aujourd'hui, les Boches, pas.
L'Italie,
depuis trois jours, a déclaré la guerre. cet évènement, si
important, nous a laissé presque froids, tant on l'attendait
depuis longtemps.
Vu
ce matin une "souris" ou "tourterelle".
C'est vraiment un petit engin très bien fait, mais qui
n'éclate pas toujours ; en tous cas il fait souvent de vilaines
blessures.
Voici
l'heure du dîner. Puis bridge, sommeil, demain recommencement
de la même vie... Combien cela va-t-il encore durer ?
Déjeuné
le 23 avec Favre, à l'E.M. et le 24 avec le Général Valdau et
le Colonel. Le Général est un homme charmant. Il m'a montré
une lettre où Papa lui parle de moi d'une façon trop
élogieuse. Il m'a parlé d'un changement d'affectation possible
?? Je n'ai pas dit grand chose, ne voulant pas paraître
désirer filer à l'arrière. D'ailleurs... je suis si abruti,
médicalement, que je ne ferais sans doute guère bonne figure
dans un hôpital. Et puis, qui sait, de rester au 4 me
rapportera peut-être quelque récompense. Mais ce n'est guère
probable. Et, à part l'ennui d'avoir la tête cassée ou un
membre amputé, je ne serais pas fâché, au point de vue
vanité pure, d'avoir fait toute la campagne dans un régiment.
Pas au point de vue agrément ou intérêt professionnel, par
exemple, ah non !
Le
30 mai - Hier et aujourd'hui, les blessés augmentent,
sans attaque (souris, crapouillots). Touché un nouvel
aide-major, remplaçant Boutet : trente-neuf ans, n'a pas l'air
d'avoir la moindre notion des choses militaires. Dîné avec
l'aumônier Henri hier. Je couche depuis hier soir dans le
gourbi, où il ne fait pas très chaud, entre parenthèses ;
mais qu'on y est bien pour lire et écrire tranquille.
Malheureusement, plus rien à lire... Je fais des lettres. Ce
matin, une lettre de Mazel, qui m'a fortement surpris. Il dit ne
pas être allé, par scrupule, rue des Martyrs, et, avec une
nuance légère d'ironie, me semble-t-il, me félicite.
Qu'est-ce que cela veut dire. Je ne comprends plus rien, alors,
au silence absolu de T. Pourquoi m'avoir montré un sentiment
prétendu réel, puisqu'elle n'avait aucun intérêt à le
faire... Je vais voir si elle répond à mon dernier mot.
J'avais pensé que Mazel était retourné là-bas et que
c'était la raison. Je ne m'explique pas très bien ce qui s'est
passé. Vais-je encore me mettre martel en tête pour cette
histoire-là ! Mazel blague mon goût pour la petite fleur bleue
; je crains que ce goût ne me passe pas d'ici longtemps ; bah,
on en souffre, mais on en jouit aussi.
Le
8 juin
Rien
de marquant jusqu'à hier : visite très rapide de Millerand,
absolument dégoûté de notre installation, demandant où sont
nos lits, nos tables, etc... Il n'a évidemment aucune notion du
rôle du poste de secours et de son matériel. M'a attrapé
parce que je n'avais pas de veste !!?
A
sûrement engueulé Carlier, qui est venu dans l'après-midi. A
été aimable avec moi, a trouvé mon bazar propre. Mais veut
qu'on organise quelque chose "en vue de visites
ministérielles ou autres", cela saute aux yeux. D'après
lui, nous aurions du dire au Ministre que nos gourbis étaient
des installations pour les blessés ! Qui trompe-t-on ici ?
Voilà une idée qui ne me serait jamais venue.
D'autant
que l'installation actuelle est suffisante pour un poste de
secours. N'importe, je fais transformer en salle à pansement la
pièce que nous occupons, faire un abri pour les blessés. C'est
idiot.
J'ai
attrapé de la bronchite et de la laryngite à la douche de la
Croix de Pierre et le gourbi l'entretient.
Écrit
des lettres (Mazel, Échard, etc...)
Thérèse
m'a écrit une gentille lettre. Je crois que réellement elle
s'intéresse à moi comme à un bon copain. Ça me fait plaisir.
Chabassu revenu de l'intérieur, dit que le secrétaire de
Millerand lui a dit qu'on pensait faire une campagne d'hiver. De
plus en plus gai. Si le Colonel file, je file aussi.
Commandant
Leconte blessé ce matin (fracture du trochanter). Grièvement.
Le
12 juin - D'un coin délicieux de coteau boisé au pied
du Neufour. Aline, la bride à mon bras, mange avec un plaisir
évident des touffes d'herbe fraîche. Nous venons d galoper
dans les prés, c'est délicieux.
Et
dire qu'on est en guerre !! Ce qu'on serait bien ici, dans ce
beau pays, à deux... Bon, cela canonne du côté de la Chalade
pour me rappeler que ce n'est pas le moment de faire des rêves.
Je vais rentrer, reprendre cette vie idiote, à laquelle on ne
peut échapper que par instants. D'autant qu'Aline ne veut pas
se tenir tranquille. Quelle gentille bête tout de même.
Le
13 juin - Au Neufour. Au repos depuis hier matin, et
jusqu'à demain soir (changement de secteur). Nous allons
prendre 263. Promenade à cheval dans les bois avec Lefranc.
Revenus par Florent. Dîné au Claon après avoir entendu un
concert.
Bonne
soirée. Trouvé en rentrant des papiers idiots du directeur,
une lettre de Cabos, et une de A. (qui me le fait à la
"grande amour"). Ah, non, zut !
Vu
le Colonel, qui a vu l'Intendant Laurent. Je commence à penser
à une petite croix de guerre, voyant autour de moi cités un
tas de toubibs qui n'ont rien fait de mieux que moi. Je ne suis
pourtant pas d'un naturel ambitieux !
Le
15 juin - Remonté ce matin à la Maison Forestière. Le
régiment occupe la cote 263. je crois qu'il u sera mieux qu'à
Bolante, comme pertes. Visite du Directeur cet après-midi. Il a
été convenable. Mais j'ai de moins en moins d'admiration pour
nos chefs médicaux paperassiers, étroits d'esprits, et pas du
tout militaires dans le bon sens du mot.
Be...
très empressé avec lui ; quel type, égoïste, très féru de
ses ficelles ; encore un futur grand chef ! Vu le Colonel hier :
quel brave homme. Vu aussi le Commandant Chambouton, que j'ai
vainement tenté d'évacuer, pour le bien de tous ; mais il est
roublard, ni en a envie et y viendra.
Il
fait beau. Lu Maurin des Maures. Secteur calme. Un seul blessé.
J'ai une paillasse ; on se monte... Dire qu'on peut passer
l'hiver ici.
Le
18 juin - Été hier à la cote 263 voir le Colonel et
les postes des médecins auxiliaires. Ils sont au flanc de la
pente Nord du ravin de Cheppe, avec une vue délicieuse, on
aperçoit la plaine et Boureuilles ; on peut aller à bicyclette
jusqu'au cimetière, on est le poste du Bataillon du centre.
Salmon m'a proposé d'aller dans les tranchées voir lancer les
crapouillots. J'ai dit non ; cela n'a pas du m'élever beaucoup
dans son admiration. Mais à quoi bon aller me faire zigouiller
bêtement dans une tranchée de première ligne où je n'ai rien
à faire. Si le service m'y appelait, j'irais. Vu Couturier ;
lui ai parlé en deux mots de ce que je désire ; il m'a dit que
je pouvais y compter, mais lui n'en sait pas plus, après tout.
Aujourd'hui, visite du Directeur. Il vient très souvent
maintenant. M'a fait des compliments pour mon abri et pour mon
poste de secours. Par exemple, ce que j'encaisse difficilement,
c'est qu'il nous ait fait faire une consigne pour le poste de
secours !! avec le nom du médecin et de l'infirmier de garde,
comme si, ici, tout le monde n'était pas toujours de garde...
Cela ne fait rien, il est assez aimable, en somme. Delay va
s'installer au Claon, avec Lucas, Championnière et un
radiographe, pour les blessés graves, surtout du ventre.
J'espère bien de cette façon, voir quelques interventions.
Toujours
la même vie... Je ne sais plus que mettre dans mes lettres. Les
Boches envoient maintenant des obus tout près de nos cahutes,
vers 9 heures du soir ; mais cela ne fait rien, on se sent en
sécurité dans ces gourbis. Une chose désagréable, dans ces
gourbis, ce sont les rats. Il y en a de tous les calibres. En ce
moment un énorme, gros comme mon avant-bras, se balade près de
l'endroit où j'ai fait mettre un piège, mais il n'a pas l'air
d'y mordre ; c'est désagréable, ces bêtes-là, je n'aimerais
pas en voir se balader sur ma figure.
Le
22 juin - Clermont. J'écris dans un coin de salle
d'hôpital (salle Joffre)... Propre, blanc, net, mais cette
salle avec ses quelques lits de malades est abominablement
triste. Il me semble que je suis ici "en traitement".
J'aime mieux mon gourbi. Puis il y a un tas de types qui
couchent là. Et on n'est pas chez soi. Pour prendre quelques
soins de toilette intime, hier après-midi (c'était le premier
jour de repos, j'étais plutôt sale) j'ai dû guetter si
personne ne venait, et faire des miracles de ruse et de
célérité. Tout est vitré, à chaque instant une sœur, un
type en sarreau ; pas gai du tout ! Sale cantonnement pour les
hommes et surtout les officiers.
J'ai
passé toute la matinée pour faire nettoyer le cantonnement.
Pas
de camarades... A part les deux médecins auxiliaires, gentils,
Renaud et Tamsven (?), mais que je ne veux pas raser.
Vu
le Colonel Valdau, ce matin. M'a invité avec le Colonel pour
déjeuner demain matin. Il ne m'avait pas reconnu.
Je
suis gêné, ici, pas chez moi... Bah, le temps passe.
Reçu
avant-hier une lettre de Mme Ramillon, à laquelle je vais
répondre. Toujours exagérée. Contient des plaintes contre le
Service de Santé que je relèverai. Ah, les médecins de
régiment, qu'est-ce qu'ils prendront les malheureux ; c'est
juste, ayant été les plus à la peine, ils seront les moins à
l'honneur, parmi les médecins.
Reçu
ce matin une lettre intéressée de A. Je serai content de lui
rendre service, mais je n'exagérerai rien.
Suis
allé déjeuner, à la popote (ignoble local que j'ai eu à
grand peine) où j'ai invité Rosa, l'ami de Bruand. Très
gentil ; m'a montré ici une jolie petite postière (rien à
faire, par exemple) et un hôtel démoli où l'on peut encore
consommer ans un jardin rempli de roses... servi par une jeune
femme assez moche. Faute de grives... on mangerait des merles !
Le
29 juin - Maison Forestière Remonté ici depuis trois
jours, après six jours de Clermont, pendant lesquels rien ne
s'est passé de saillant : vu le Général Valdau, déjeuné
avec lui et le Colonel, entendu chanter Reynaldo Hahn, cycliste
au 31, qui chante avec une expression vraiment étonnante,
quoique un peu cabotine : l'hymne aux morts de Vauquois, des
mélodies, puis M. de Charrette et... le Père la Victoire. Un
concert par le régiment, l'avant-veille du départ. Champagne
tous les jours, après la musique. Petite excitation platonique
sur deux ou trois petites poules, peu intéressantes d'ailleurs,
entrevues à la musique ou dans le jardin de l'hôtel détruit,
où l'on boit parmi les roses. Une course aux Islettes,
commandé des cols pour Maman et Suzanne.
Puis,
retour ici... C'est le courant pris, il durera Dieu sait
combien. Malgré tout, je ne crois pas à une nouvelle campagne
d'hiver. Je pense que les Allemands vont faire une offensive sur
nous un de ces quatre matins ; nous recevrons quelque chose
comme obus ! Mais je ne crois pas qu'ils nous enfoncent. En
attendant, c'est bien tranquille, à 263, très peu de blessés.
Je
suis ici avec Valençon et Zlatoff.
Reçu
quelques bouquins de Boutet. Lu le Passé Vivant de H. de
Régnier. On ne devrait pas lire de romans ici, et surtout pas
de livres où il soit question d'amour. Cela vous rend plus
cuisant le regret et le désir de la meilleure chose qui soit,
la seule, au fond, qui nous meuve tous.
Mais
pourtant, il n'est pas mauvais d'avoir quelques pensées et
quelques réflexions qui ne touchent pas uniquement à la vie
actuelle, à la guerre ou à nos préoccupations personnelles.
Au fond, nous vivons chaque jour dans un cercle de plus en plus
restreint, et notre cerveau se racornit, cela est absolument net
si l'on veut s'observer un peu. Aussi tout à l'heure, après la
lecture de mon bouquin, avais-je comme une surprise à constater
un état d'âme qui tranchait un peu sur le niveau habituel ; il
me semblait que je me trouvais dans une sphère nouvelle
d'activité, et cela était à la fois très bon et triste. Je
m'explique mal, mais cela correspond à quelque chose de très
réel.
Le
2 juillet
Marmitage
assez fort aujourd'hui, dirigé sur les batteries qui nous
environnent, quelques artilleurs blessés. Rivet m'a apporté
une fusée toute chaude encore. Cela a recommencé à plusieurs
reprises toute la journée. Deux blessés (les deux seuls, car
on n'en a plus guère maintenant avec les sapes) m'apprennent
que le 3èmeet
le 1er Bataillon ont toutes leurs tranchées de
deuxième ligne démolies par le bombardement. D'autre part, le
Colonel me téléphone que le régiment n'est pas relevé, alors
que le campement était déjà parti pour Clermont. On escompte
évidemment une attaque allemande. Ce serait bien étonnant s'il
n'y avait pas de la casse d'ici peu. Cet après-midi, j'ai
entendu une violente canonnade sur notre gauche probablement du
côté de Binarville, où les Allemands avaient fait une attaque
avec deux divisions, nous avaient pris quatre cents mètres de
profondeur (dit-on) et où on les avait repoussé presque
totalement, mais avec de grosses pertes de part et d'autre.
Peut-être
ici n'est-ce qu'une démonstration et vont-ils réattaquer de
côté de cette fameuse route de Vienne-le-Château ? Nous
n'avons eu ici je crois que des 77 et des 105 ou 150 ; mais nous
avons entendu passer de grosses marmites. Il est certain que
s'il en tombait ici, sur le gourbi, cela ne résisterait pas.
Bah ! Nous avons peut-être bien encore de la veine.
Envoyé
une carte avec un mot à cette petite grue de T., parce que j'ai
lu un bouquin de Courteline où il s'agit beaucoup de
Montmartre, et que cela m'a flanqué la nostalgie des femmes, et
m'a fait penser à la rue des Martyrs ; cette petite T. était
bien jolie quand même ... Que l'on perd de temps, tout de même
! Ah, oui...
Évacué
Chamboredon, sans remords.
Les
artilleurs d'ici font des sapes. Ce n'est pas une mauvaise
idée. Mais par amour-propre, je ne le ferais pas ici ; nous
autres "non combattants" nous ne pourrions pas nous
mettre dans des sapes, car nous aurions du travail.
Le
5 juillet - A Clermont, au repos depuis avant-hier
matin. J'ai une chambre, miteuse, mais pour moi seul, d'où je
vois le piton de Ste-Anne. Je m'y offre en ce moment une petite
orgie, grâce à un échantillon de bénédictine envoyé de
Rouen. Et je suis seul, bien tranquille, ce qui est
appréciable.
Le
3, contre mon attente, calme. Quelques obus à la Forestière,
et surtout en arrière.
On
nous dit que le 82 attaque le 4 au matin. Puis, le soir, l'ordre
d'attaque est annulé et on nous envoie à Clermont.
Ce
matin, je vois descendre d'une auto le Général Michelin qui a
été blessé par deux obus aux Meurissons ; il y était pendant
un crapouillotage, ce qui est contraire aux règles de la plus
élémentaire sagesse.
Blessé
à la tête et au bras, il a sa connaissance. On téléphone
dans l'après-midi. Fracture de la voûte, dure-mère
déchirée, diabétique... mauvais pronostic. Sa femme est venue
ce soir. Qui le remplacera ? Si c'était le Général Valdau ;
quelle chance ce serait pour le Colonel et pour moi. Vu le
Colonel ce soir, causé un moment. Il ira un jour ou l'autre
commander une brigade. Alors je n'aurai plus aucun scrupule à
m'en aller, je crois. Le Directeur est aimable avec moi. Je
crois que je pourrais obtenir une affectation agréable,
relativement.
Tout
annonce de longues opérations, bien que Maman m'écrive (tuyau
du chauffeur du Général anglais) que cela sera plus court
qu'on ne croit.
Les
Boches semblent attaquer fortement sur notre front, maintenant.
Renseignement d'aviateurs : c'est noir de Boches devant nous.
Nous devons probablement, remonter demain soir. Attaque après
demain, sur beaucoup de points sûrement par le 82 sur notre
point ; le 4 resterait dans ses tranchées.
Cela
marmite encore dur, paraît-il à la Forestière. Un brancardier
a été tué en chargeant un blessé, dans la cour devant la
porte ; cela devient gai ! Il faudra bien que nous écopions
tout de même un de ces jours. Hé ; évacuation, quelques jours
de permission, croix de guerre peut-être. Mais il ne faudrait
pas être trop amoché, tout de même. Je suis content si le 4
n'attaque pas. Cela me fait toujours mal au cœur de penser que
tant de pauvres bougres vont être tués ou abîmés, pour un
résultat vraisemblablement maigre !
Le
13 juillet - 3 heures 30 matin. Réveillés par une
canonnade extrêmement intense. C'est l'attaque allemande
attendue ; ces jours-ci ils avaient bombardé les tranchées
formidablement. Et puis, c'est demain le 14 juillet. Demain
matin, ce ne sera pas gai. Il va y avoir de la grosse casse.
Tout
à l'heure nous allons être, par ici, formidablement marmité.
Sera-ce la blessure heureuse, l'amputation, la fin ?... Je crois
bien qu'aujourd'hui la Maison Forestière n'y résistera pas. Je
fais porter les pansements dans l'abri. C'est phénoménal ce
qu'on entend comme artillerie, allemande surtout. Perceront-ils,
je ne le pense pas. Qu'est-ce qui va arriver comme marmites,
ici, maintenant que c'est bien repéré.
6
heures soir. Bombardement intensif à partir de 4 heures 30 à
la Forestière ; absolument terrifiant, à obus asphyxiants.
Malgré masque improvisé, véritable intoxication,
indépendamment de l'irritation très pénible des muqueuses.
Des types crachent le sang. Céphalées, nausées, torpeur.
J'apprends
que le 3ème
Bataillon est enfoncé. Samsoen prisonnier. Salmon s'est
échappé, une fois pris. Impossible de trouver le Colonel.
A
11 heures et demi, une panique ; des tas de soldats passent en
fuyant : voilà les Boches, etc... Je reste avec Chardon et six
musiciens, trois infirmiers, un brancardier, dans l'abri et nous
attendons, pensant que nous serons peut-être pris, mais nous ne
pouvons pas filer, abandonner notre poste. Tous les postes de
secours filent ; 131, 91, etc... Il ne reste que nous et le 113
qui, je crois bien, reste, parce que nous restons. J'envoie tout
le reste à Croix de Pierre.
Marmitage
toute la journée. Cela rappelle le mois de septembre. La pauvre
Forestière a reçu quatre ou cinq obus ! Quelques trous, et des
120 arrivent, etc... Dans la fin de l'après-midi, notre
artillerie qui avait assez peu parlé, tire, et les obus boches
s'espacent ; mais de 4 heures du matin à 5 heures du soir,
c'est long !
Valençon
est sans doute prisonnier.
Les
Boches sont venus jusque près de Pierre Croisée ; on les
aurait repoussés ?? Le 1er et le 2ème
Bataillon tiendraient toujours... Impossible de s'informer.
Route battue constamment ; le 89 qui vient en renfort a, sur la
route, à notre niveau, des tas de tués et blessés. Je suis
bien inquiet sur le Colonel. Des tas de blessés non
transportables sont restés aux mains de l'ennemi. Beaucoup ont
filé à travers bois.
Le
14 juillet - Ce matin, marmitage intermittent, puis
quelques obus dans la journée. Cela se calme. Au total, tous
mes brancardiers disparus, sauf deux, Samsoen pris, Valençon
certainement pris. Le 2ème
Bataillon n'existe pour ainsi dire plus. Le Colonel est au
ravin de Cheppe. Je n'ai pas été le voir, j'en avais envie
pour lui montrer que je ne craignais pas de me déranger, mais
je n'avais rien à y faire, et mieux valait rester ici pour les
blessés.
Chardon
est à Four aux Moines ; Zlatoff à gauche de Rochamp, à
mi-chemin entre la ferme et Cheppe. Berthier au ravin. Tous les
musiciens occupés à la relève, avec les douze brancardiers
restants, que guide Salmon, qui est bien précieux ; je vais le
faire citer. Écrit au Colonel ce soir que j'estimais que cela
allait ainsi, mais que j'irais où il voudrait.
Hier,
soixante-dix blessés, aujourd'hui quarante-sept (dont beaucoup
d'hier). Deux officiers seulement.
Mangeot
est avec moi. Au total, aujourd'hui détente. Mais demain, que
va-t-il se passer ? Je crains un nouveau marmitage et une
nouvelle attaque boche demain. C'est plein de trous de marmites,
et de grosses, tout autour de la maison et dans la maison,
crevée à trois endroits. Aucun obus sur le gourbis, c'est
inouï. Vu ce soir un culot de leurs obus asphyxiants ; c'est du
150, et cela sent encore nettement le gaz, odeur se rapprochant
de l'acétone ou du chloroforme. Reçu une lettre de mes
Parents, inquiets parce qu'ils ont vu que cela bardait vers la
route de Binarville. Que vont-ils dire quand ils verront, ils
l'ont déjà vu ce matin sur le communiqué, que cela chauffe
par ici. J'ai écrit ce matin, et hier, mais c'est ennuyeux, ils
ne recevront la lettre qu'après.
Les
Boches ont eu certainement de grosses pertes. Deux Compagnies
sont à peu près cernées au-dessous du cimetière de 263. Mais
les aura-t-on ? Nous avons fait quelques prisonniers, six ou
sept peut-être. Ils nous en ont fait bien plus. Il est vrai
qu'on ne peut pas y tenir avec leurs sacré obus asphyxiants. Je
pense que la moitié du régiment doit être disparue. Pauvre 4
; j'ai beau, en somme ne pas y connaître intimement personne,
n'y ayant pas été au début de la guerre et les officiers s'y
renouvelant très souvent, on s'attache tout de même à son
régiment.
Et
puis, il y a le Colonel. Couturier aussi, quelques autres. Enfin
!... et ce n'est pas tout.
Le
petit chat est épatant. Il n'a pas bougé du gourbi
aujourd'hui.
Il
se rend compte que c'est un abri... relatif !
Le
15 juillet - Calme relatif. Les shrapnells, presque
toute la journée, sur nous ; mais cela n'est rien.
Ce
soir, attaque qui a duré une heure. J'ignore par qui, et le
résultat. Les trois Compagnies du 3ème
Bataillon qui duraient encore au réduit sur leurs positions ont
du se replier et sont au barrage de la Chalade. Je pense que le
régiment a du perdre les deux tiers de son effectif !
Du
2ème
Bataillon, il ne reste rien, que le Commandant. Du 1er
il n'y a qu'un officier, et je ne sais combien d'hommes.
Le
Colonel m'a laissé libre de faire comme je voulais et a
approuvé tout ce que j'ai fait. Je n'ai pas été le voir.
Chalesse est avec moi.
Je
me suis lavé pour la première fois depuis trois jours
aujourd'hui.
Proposé
Salmon pour citation. Écrit à Mme Valençon. Demain,
j'écrirai au père de Samsoen.
Les
Boches sont à la crête 285. aussi, les balles sifflent ici. Le
communiqué dit que nous n'avons perdu que quatre cents mètres.
Je crois qu'il faut en mettre quatre cents de plus. Il y a des
renforts qui sont venus. Le 66ème
Bataillon de chasseurs, le 46, le 89, ont contre-attaqué hier
soir.
Vu
Gironce, avec son fils ; Barral.
Je
pense qu'on va nous envoyer nous refaire au repos ?...
Le
16 juillet - Été ce matin voir le Colonel derrière le
ravin de Cheppe, puis Berthier au ravin ; il est aux tranchées
de première ligne des territoriaux du 91, du fond du ravin, la
crête où sont les Boches qui pourraient vous tuer en tirant,
s'ils vous voyaient. Heureusement qu'il y a des arbres.
Le
Colonel m'a retenu à déjeuner. Il a été très chic. Il m'a
dit qu'il approuvait toujours mes propositions pour
l'organisation du service ; il a compris que nous avions écopé
à la Forestière. Il m'a dit qu'il me confiait le drapeau, qui
est à la Forestière avec quelques sapeurs. Tout cela n'est
rien, mais cela fait plaisir.
Il
reste au régiment 1250 hommes ! et trente officiers. Quelle
casse. Cela fait quatorze ou quinze cents hommes, je pense.
Il
paraît que sur un ordre d'attaque trouvé sur un Boche, tout
était souligné par le menu : "vous trouvez ici une
tranchée, là un boyau, etc... là, deux pièces de canon (les
prendre : mille marks par pièce)... " Quelle méthode, et
comme tout est bien prévu. Mais ces gens-là sont très bien
renseignés. Il y a beau temps qu'on aurait dû évacuer
complètement tous les civils des patelins où l'on va au repos.
En
réalité les Boches n'ont avancé à 285, que de quatre cents
mètres. Le communiqué disait vrai.
Pas
de tuyau nouveau. Le 6ème
C.A. viendrait ?? nous a dit ce soir un automobiliste venu avec
le lieutenant Girard qui est venu nous dire bonsoir.
Espérons-le,
et qu'on reprenne le terrain perdu. Cela ne fait rien, c'est
tout de même un échec pour l'armée du Kronprinz.
Reçu
un mot de Boutet, qui voudrait son deuxième galon, parce que
cela ferait plaisir à sa mère ! Crevant. Reçu une carte de
Barré, qui est au bord de la mer, je ne sais où, dans les
tranchées. Il a fait un flirt de Fantasio. Je vais aussi
écrire ; c'est un passe-temps amusant après tout.
Le
19 juillet - Deux jours à peu près tranquilles. Le
soir quelques grosses marmites qui nous causent quelques
émotions. Mon médecin auxiliaire est obligé de recueillir des
tas de blessés du 46, du 82, parce que le service est organisé
mal dans ces régiments. Au 82, D. qui n'a jamais dépassé la
Forestière, ne sait même pas où sont les auxiliaires. C'est
navrant. Aussi ils en profitent pour se mettre loin !
Causé
avec Peyrond, cet après-midi. M'a dit des choses assez
intéressantes, en particulier concernant l'impression qu'il a
sur les État-Majors et le haut commandement. Les E.M, trop loin
de la troupe, ne sont pas au courant des choses. On ne les voit
guère, en effet ! Et puis, on a beau n'y rien connaître,
comment admettre qu'on n'ait pas contre-attaqué de suite, le
14, au lieu d'attendre que les Boches s'organisent. Il est
probable qu'ils vont essayer d'avoir 263 en tournant par la
droite, par l'est du ravin de Cheppe. Et ils auraient ainsi une
excellente position, commandant la route de Haute-Chevauchée.
Déjà par leur avance à 285, ils ont bien plus d'action par
leurs fusils. Les balles arrivent ici ; la toile qui garantit
l'entrée de mon gourbi est trouée, et j'ai trouvé ce matin
une balle boche dans l'escalier.
Le
médecin divisionnaire me réclame un rapport détaillé sur le
fonctionnement de mon service ; après les coups de chien, les
papiers fonctionnent toujours en masse !
La
dernière Compagnie du réduit doit être relevée cette nuit ;
que va-t-on faire de nous ? J'espère qu'on va faire reposer le
régiment un peu cette fois ; mais sait-on jamais. On est un peu
"troupes sacrifiées" au 5ème
Corps.
Il
paraît que la 2ème
et la 10ème
n'ont pas tenu et se sont rendues en masse. On nous blague un
peu, nous, mais les combattants ne sont pas toujours
merveilleux.
J'ai
proposé Samsoen pour une citation ; mais comme prisonnier, ce
sera difficile. Cela me ferait pourtant grand plaisir qu'il doit
cité.
Le
20 juillet - Ce matin, marmitage impressionnant (hier
soir il y avait eu un repérage). Soixante obus de 210, obus de
rupture, la plupart n'éclatant qu'après un certain trajet
souterrain. Cela fait des trous où je tiens debout à l'aise,
et de trois mètres de diamètre. Et quels éclats ! Ils sont
tombés un peu partout autour de nous. Ce fut un peu
impressionnant, car depuis sept jours que nous subissons un
bombardement presque continu, nous finissons par avoir la tête
fatiguée.
Ce
soir ou demain matin, je me déciderai à reporter mon poste de
secours à Four aux Moines. Je ne vois plus de blessés ici,
puisqu'ils passent tous par le chemin sous bois, et c'est
vraiment idiot de rester à se faire casser la g... pour rien.
J'enverrai Zlatoff avec les trois compagnies qui sont à
l'ancienne brigade.
On
ne parle toujours pas de relève... C'est tout de même
malheureux. Le régiment en a assez. On lui a bien incorporé
des hommes du Bataillon de marche du 82, mais cela ne fait pas
une troupe homogène et encadrée.
Les
batteries lourdes d'ici ont fini par évacuer. Depuis une heure
il tombe de tous les côtés des obus, mais seulement des 105,
je pense ; cela ne fait rien, après le marmitage de ce matin.
Un des gros 155 longs, ce matin (cela pèse six mille kilos) a
été renversé par une de leurs marmites. Cela prouve combien
l'obus a de force. J'en ai vu une extrémité supérieure ; il
n'y a pas de fusée ; il doit y avoir un autre système
d'éclatement.
Je
voulais écrire des lettres, mais je suis trop abruti avec ce
chahut, et ces risques, il faut encore régler le service avec
nu personnel démoli et dans un secteur pas commode. Cela me
suffit comme occupation. Cela ne fait rien, quand on pense, au
milieu de tout cela, aux douceurs du temps de paix, on trouve
qu'il y avait du bon, et qu'on était bien sot de se plaindre,
souvent... J'ai les mains pleines de sang, je n'ai même pas
songé à les laver. Ce qu'on devient peu difficile, pour un tas
de choses. On m'a dit que le 131 avait fait des propositions
pour citations ; je me demande à quelles occasions. J'ai
envoyé ce matin au médecin divisionnaire le rapport détaillé
qu'il me demandait sur le fonctionnement du service depuis le
début de l'attaque du 13. Il va le lire, et n'en fera rien.
Peut-être s'il était chic, en tirerait-il au moins quelques
félicitations ; mais je suis bien tranquille de ce côté.
Le
24 juillet - Matin. 11 heures. Avons quitté Bourdelois
ce matin pour aller aux Baraquements Canard, à deux cents
mètres. Délicieux baraquements sous bois, petits jardins,
etc... Suis logé avec Couturier, Darmille, Édouard. Calme. On
ne se croirait pas si près de la Forestière. Nous allons
demain matin à Clermont. Pour un repos d'une huitaine, sans
doute. Réorganiser le régiment.
Vu
le Colonel. Samsoen est cité à la brigade. J'en suis bien
heureux. Eu une lettre de Mme Valençon.
Vu
plusieurs fois Besse, le médecin-chef du 113. naturellement
(son régiment relève ce matin) il a trouvé le service
organisé par moi ne lui convenant pas. Il l'a modifié, en
racontant partout que c'était idiot. C'est peut-être lui qui a
pansé mes blessés ? Lui qui était le premier à vouloir
quitter la Forestière et qui n'est resté que parce que je
restais ! Je suis écœuré de voir de pareilles façons. Son
principal souci, c'est d'avoir un gourbi confortable, ses
aide-majors groupés autour de lui pour faire le travail, et
après, le bien du service. Ce n'est pas ma façon de voir. Il
n'est même pas allé hier au poste du médecin auxiliaire, il a
trouvé sans doute que c'était trop exposé, et il a envoyé le
sien, un petit jeune homme plein de suffisance qui lui raconte
ce qu'il veut.
Enfin,
peu importe. J'ai le tort de prendre à cœur certaines petites
vexations courantes dans le métier militaire, et surtout dans
les rapports avec les médecins militaires, qui pensent surtout
à faire valoir leurs galons. Que cela peut-il me faire. J'ai
l'estime des officiers de mon régiment, cela me suffit. Et
puis, la fin de la guerre arrivera bien, et alors, il y aura de
nouveau une partie de la vie pendant laquelle on oubliera
complètement, une fois en veston, les ennuis du service.
Le
30 juillet - Clermont Au repos ici depuis six jours.
Nous remontons ce soir. Nouvelle organisation du secteur. Nous
prendrons la droite de notre ancien secteur, au pied de la cote
263, puisque nous ne l'avons plus ; le régiment est en
profondeur. Ce système est, je crois, préférable. Je vais à
la Forestière provisoirement, car je pense que je m'en irai
ailleurs.
Des
citations viennent de paraître, à la brigade, division, corps
d'armée. Il y a des médecins en assez grand nombre : Gobinot,
Boigey ! Pour ce dernier, c'est assez rigolo. Toujours en
arrière des obus, il paraît qu'il a remarquablement organisé
le service au moment de la retraite, etc... Je suis peut-être
injuste. Mais je pense tout de même que dans un régiment
depuis un an de campagne, j'aurais pu décrocher une petite
récompense aussi bien qu'un autre. Je devais être proposé,
par le Commandant Échard, s'il n'avait pas été blessé,
Mélot aurait dû le faire le jour de Villers-aux-Vents s'il
avait été tant soit peu chic ; le 13 juillet, je crois m'être
débrouillé convenablement. Je n'ai fait que mon petit métier,
je mérite infiniment moins que la plupart des poilus, mais tout
de même quand je vois un tas de médecins bien moins exposés
et ayant une vie infiniment plus agréable que moi, je ne puis
m'empêcher de trouver que cela n'est pas très juste.
Zlatoff
a reçu hier sa croix de guerre ; suis heureux pour lui ; mais
je me rappelle l'attitude plutôt piteuse qu'il avait le 13, et
cela fait un peu contraste.
Tout
cela, misères, c'est vrai. Mais tout de même, en rentrant, on
aura l'air bête lorsqu'on sera comparé à tous les embusqués
qui étaleront des croix de toutes sortes. Il suffirait, c'est
assez bête, d'une plaie au seton (?) pour vous procurer
le repos, la récompense auxquelles on a droit.
Le
3 août 1915
Depuis
le 1er ici. Ai tâché de repérer un endroit pour un
nouveau poste vers Rochamp ; mais ce n'est pas pratique. Puis,
j'hésite à faire construire des abris avant de savoir ce qu'on
fait, définitivement. On parle d'un repos de la division ?...
Cela
est capable d'arriver juste quand l'infirmerie sera bien
aménagée.
Il
pleut depuis trois jours. Notre gourbi laisse un passage trop
facile à l'eau, c'est désagréable.
Il
n'arrive plus d'obus ici depuis que nous sommes arrivés.
Déjeuné ce matin avec les deux aumôniers, Henry et Bailly.
Il
paraît qu'à Bar-le-duc et Ste-Menehould, tous les chefs de
service sont cités ; naturellement ! C'est honteux la facilité
avec laquelle on accorde cette décoration. Moi, si je l'avais
je voudrais que ce soit à l'ordre du régiment. L'armée, on
sait avec quelle facilité le premier riz-pain-sel venu peut
l'obtenir.
Reçu
des nouvelles de Valençon (parce que sa femme me réclame sa
cantine) qui est sain et sauf et interné à Mayence.
Le
7 août - Depuis deux jours, j'ai un an de campagne sans
interruption dans un corps de troupe. Si dures qu'aient été
parfois les circonstances que j'ai traversées, je m'estime
encore heureux puisque ma profession m'a mis un peu à l'abri,
et parce que j'ai plus de fierté que si toujours j'avais été
à l'arrière ; et les moments qui me laissent le plus de
plaisir à me remémorer sont les plus durs. Le 22 août,
Villers-aux-Vents, toute cette première période de la retraite
; l'hiver aux Allieux, le 9 janvier, le 13 juillet et les huit
jours suivants sont les époques que je suis le plus heureux
d'avoir vécues.
En
somme, depuis mon arrivée au 4ème,
nous avons plutôt, par ici perdu un peu de terrain. A 285 et à
263, nous avons perdu environ un kilomètre en moyenne, surtout
à 285. Varsovie vient d'être pris. Les Boches, en apparence,
ont lieu d'être satisfaits. Pourtant, j'ai absolue confiance
dans notre succès final ; il y aura encore malheureusement
beaucoup de casse, car bientôt sans doute, ils reviendront sur
le front occidental ; mais à la fin, ils s'useront et nous les
chasserons de chez nous. Il est arrivé ce matin au 4 un
sous-chef de musique qui est du 15ème
Corps. Il paraît que leur moral à ceux-là, est beaucoup moins
bon qu'ici et cela est d'autant plus choquant qu'ils n'ont
presque pas de blessés, un tous les trois, quatre jours et
moins ; ils sont devant Montfaucon. Ceci me montre une fois de
plus que plus on est à l'avant et à un endroit exposé,
meilleur est le moral.
Notre
division va, c'est à peu près sûr, aller au repos. Mais je
crois, huit ou dix jours seulement, ce n'est guère ! Puis :
destination inconnue... Que cela veut-il dire ? Le Nord, les
Vosges, en réserve : attaque, repos, bon ou mauvais secteur ?
En tous cas il paraît acquis qu'un corps d'armée va nous
relever. Les Anglais ont, dit-on, étendu leur front, ce qui a
libéré quelques corps d'armée.
Une
autre nouveauté : depuis que G. Godart est sous-secrétaire
d'État pour le Service de Santé, on parle très sérieusement
d'une relève. Cela peut-être m'atteindrait ? On verra. Au
fond, cela ne me déplairait pas d'avoir une vie plus médicale,
plus intellectuelle, plus confortable. Mais cela me fera quelque
chose de quitter le 4ème,
un régiment pourtant qui se modifie sans cesse, mais auquel on
finit par s'attacher. Et puis une ambulance, comme milieu, ne me
tente que médiocrement. Le milieu exclusivement médical
présente bien des désagréments. Il y a souvent peu de
camaraderie ; on y est susceptible, et souvent aussi ce n'est
pas très remontant.
Reçu
hier une gentille lettre de Laly Suchet qui m'a fait grand
plaisir. Charles est artilleur à Versailles, il fait ses
classes. Il me semble que c'était il y a bien peu de temps que
je le voyais bébé !
Je
reçois à l'instant une lettre de Maman où elle me dit encore
que Marcelle grandit. Tout cela me fait constater d'une façon
palpable que la vie coule toujours aussi vite et que l'on
s'achemine assez vite tout de même vers la fin. Il serait
souhaitable que la guerre s'arrête avant que je sois trop vieux
! Je crois fermement à la campagne d'hiver, malgré tous les
bruits qu'on avait fait courir.
En
tous cas, on se retranche fortement ici : tranchées en béton,
ouvrages, fils de fer, etc... Heureusement ! Et les grands chefs
viennent se rendre compte. Sarrail a été nommé aux
Dardanelles ; mais ce n'en est pas moins pour lui une mise à
pied. Je crois qu'en effet on n'avait pas assez bien préparé
la défense de cette région.
Le
12 août - 9 heures matin. Calme plat depuis que nous
sommes remontés. Presque tous les soirs, canonnade et fusillade
sur la gauche, mais rien sur nous. Plus d'obus à la Maison
Forestière. C'est épatant.
Grande
nouvelle, on nous relève ! Le 14 et le 15. Le 16, après deux
jours passés à Clermont, nous devons filer pour une
destination inconnue... Où sera-ce ? Bon ou mauvais coin ?
Mauvais très probablement. Il paraît qu'en Artois, d'où vient
le régiment qui nous remplace, ce n'était pas fameux.
Zlatoff
est en permission ; Berthier aussi (parti sans me prévenir),
Chardon malade depuis hier, assez mal fichu, 39°, des
symptômes d'embarras gastrique.
Il
me reste disponible : un aide-major, un auxiliaire. Et on ne me
remplace toujours pas Renaud. Eu de ses nouvelles hier, une
lettre très amusante. Il va mieux. On a installé une censure :
un Capitaine (ici Cornille) lit toutes nos lettres que nous
devons déposer au bureau du Colonel. C'est une mesure
désagréable, un peu vexatoire, mais ridicule et mal
appliquée. C'est un officier du régiment, un camarade, qui est
au courant de toutes nos petites affaires, et qui se fait des
gorges chaudes avec Couturier quand il y a une lettre drôle.
C'est stupide, on ne pourra plus rien dire d'intime ; si on n'a
même plus la ressource de la correspondance, zut ! Je vais
aller à Bois-Bachin, voir Chardon et l'infirmerie. Dire qu'il y
a tant de médecins qui ne fichent rien, dans les ambulances.
Le
22 août - Clermont Depuis le 14, au repos à Clermont.
Nous devions y rester deux jours et filer au grand repos plus en
arrière ; mais nous sommes restés ici, et dans trois jours
nous remontons.
Il
y a eu la remise de nombreuses croix de guerre. Presque tous les
officiers en ont maintenant. J'ai, par une conversation avec C.,
avec qui je suis logé, acquis la presque certitude que
Couturier a soigneusement caché au Colonel que le 13 et le 14
il y aurait eu motif pour moi, ou Chardon et moi, à une
citation. J'aurais pu proposer Chardon, mais c'était (puisque
nous étions ensemble) me mettre en avant, et je n'arrive pas à
me faire mousser. C'est bête, il y en a tant pour le faire.
C'est la lutte à la décoration et aux galons, comme en temps
de paix, à l'avancement.
Voilà
déjà deux occasions au moins que je rate : celle de
Villers-aux-Vents, où j'aurais dû l'avoir, resté seul du 89
avec le régiment, ayant pas mal risqué ma peau et fait le
brancardier ; mais Mélot n'a rien fait pour moi, et le
Commandant Échard qui aurait fait quelque chose, a été
blessé. Puis cette période du 13 au 20, où j'ai été
bombardé presque incessamment à mon poste que je n'ai pas
évacué, malgré un bombardement terrible le 13, alors que les
artilleurs, les services médicaux du 131, du 91 territorial, du
91 actif, l'on fait, que le 113 serait parti aussi si nous
n'étions restés.
A
côté de cela on décore Boigey, Gobineau, Homolle, etc...
etc... On gâche cette croix qu'on devrait réserver à ceux qui
risquent leur peau. Mathieu qui est à l'arrière, me disait
hier qu'on l'avait donnée à des secrétaires d'E.M.!!!!
Ce
n'est pas chez moi un désir immodéré du bout de ruban ; mais
que dira-t-on de ceux qui au front n'auront rien eu, alors qu'à
l'arrière les récompenses se donnent si largement ?
La
question de la relève des médecins, paraît-il, est en train
de se règle. Moi, je suis bien tranquille. Je n'ai pas voulu,
par conscience, me débrouiller ni pour une proposition, ni pour
un changement d'affectation, alors que cela me serait si facile,
avec M., lieutenant qui a une grosse situation maintenant. Je
serai, naturellement, la poire. Aussi suis-je un peu dégoûté.
Pas de zèle, disait un diplomate, il avait bien raison. Et
pourtant, j'en vois pas mal qui font du zèle en apparence ;
cela vaut mieux que d'en faire en réalité et de ne pas le
faire ressortir. Le 4, d'ailleurs, est un régiment où il faut
la croix et la bannière pour décrocher une récompense. C'est
un tort, moi qui cause avec pas mal d'officiers, je me rends
bien compte qu'on pourrait les encourager davantage.
Enfin
!...
La
vie ici, monotone, n'est pas désagréable, en comparaison de la
vie là-haut. Je suis logé avec Cornille. Trouvé quelques
instants très courts de distraction avec une jeune indigène.
Pas trop désagréable, mais rien d'intéressant ; j'aurais
peut-être mieux fait de rester tranquille, car cela m'a fait
repenser à un tas de choses dont j'avais perdu l'habitude. Je
ne pense presque plus jamais à A. D'ailleurs à G. non plus
(cela était assez bête, d'avoir eu le cafard pour cela huit
jours)...
Avons
recueilli à la popote les deux sous-lieutenants mitrailleurs.
Quand on cause des choses de leurs petits détails, on voit
comme on est loin des articles de journaux qui présentent aux
gens de l'intérieur les "poilus" pleins d'ardeur, et
ne demandant qu'à se battre.
Aujourd'hui,
Cornille m'a raconté un interrogatoire de prisonnier dont il a
vu le compte-rendu chez le Colonel. Il a déserté ; il dit que
les Boches en ont plein le dos. La nuit quand ils ont à faire
une patrouille, ils se collent à quelque distance dans un trou
d'obus et ne bougent pas, puis reviennent. Il y a longtemps du
reste, que ce truc est connu et pratiqué chez nous.
Au
fond, ils ne sont pas, je crois, meilleurs soldats que nous. Ils
sont seulement mieux organisés, plus disciplinés. Il paraît
qu'ils sont mal nourris (sur le front). Le prisonnier a ajouté
que les Boches feraient n'importe quoi pour que ce soit fini en
novembre.
Vu
il y a quelques jours le Général Valdon.
Le
28 août - Près de la Maison Forestière, abri du 82.
Quitté
Clermont le 25 au soir. Entrevues devenues quotidiennes avec
l'enfant en question, qui s'appelle Camille. Ce n'était pas
bien intéressant, mais cela fait tout de même plaisir.
Pourtant, je manque d'entraînement ; et puis je deviens vieux,
sans doute ; il faut qu'une femme soit intéressante pour me
plaire, qu'elle ait au moins un peu de chien ou d'élégance.
Passé
le 26 et le 27 aux baraquements Lenhardt, très bien quand il
fait beau. On y organise l'infirmerie.
Nous
prenons comme secteur 285. c'est le plus mauvais de la région.
Les régiments sont organisés en profondeur. Cantonnement de
repos : Lenhardt. Hier, note du Général de division disant que
: "le médecin divisionnaire" étudierait s'il est
possible d'organiser le service sur les bases suivantes :
-Médecin
aide-major au Bataillon.
-Médecin-chef
au Colonel, tout au moins les jours d'attaque. Le médecin-chef
pourrait, en temps ordinaire séjourner en son infirmerie, qui
est au cantonnement de repos du régiment.
Tout
cela est très joli. Mais enfin, il faudrait savoir si on a
quelque confiance dans les médecins-chefs. Mon Colonel, ni moi,
ni les blessés ne se plaignaient de la façon dont était
organisé le service ; qu'est-ce qu'un embusqué d'officier
d'E.M. qui n'y connaît rien vient nous chercher noise ? Cela
est la suite de la circulaire Castelmann, interprétée par
Artanère, peut-être Gobineau, et autres.
Le
médecin divisionnaire, inexistant comme chef, a dit amen à ce
que le Général lui a dit. Il n'y a en rien à compter sur lui
; cela on le sait depuis longtemps.
Les
aide-majors font un nez ! Et puis évacuation immédiate des
abris de la Forestière... Je dois donc m'installer en plein air
à Rochamp (car c'est à l'est et à l'ouest de Rochamp que je
dois me mettre). Qu'est-ce que cela fait ! Pour un officier
d'E.M. un médecin, cela peut bien crever.
Si
on voulait nous imposer une organisation précise, il fallait le
faire il y a longtemps, et ne pas attendre à maintenant. Car on
nous traite d'une façon un peu vexatoire. Aucune récompense ;
de la part de nos chefs techniques, méfiance le plus souvent ;
peu de compréhension de nos intérêts et de nos besoins ;
ignorance de ce que nous faisons et des difficultés auxquelles
nous nous heurtons ; de la part du commandement, à part
quelques rares chefs comme le Colonel Defontaine, ou le
Général V., suspicion, et considération très petite. Voilà
notre lot.
Aussi,
depuis un an passé que je supporte cela, je commence malgré
toute ma bonne humeur et ma bonne volonté, à être pas mal
dégoûté. Les faveurs vont à ceux de l'arrière, à ceux qui
ne risquent pas leur peau, mais mettent en lumière leurs
talents d'organisation et de léchage de bottes.
Maintenant
que j'ai treize mois de campagne sans indisponibilité, je crois
que je vais me débrouiller pour filer. J'attends la réponse du
Lieutenant-Colonel E., à qui je me suis décidé à écrire.
J'avais quelque répugnance à le faire, mais quand tout le
monde se débrouille plus ou moins proprement, pourquoi
hésiterais-je à rappeler simplement une promesse qui m'avait
été faite, que les circonstances matérielles ont retardée
dans son exécution, et pour une chose qui m'était, en somme,
due ?
Ici,
rien de neuf. Secteur assez calme. Mais nos premières lignes
(un bataillon seulement, front de six cents mètres) sur la
crête de 285, sont minées par les Boches, un de ces jours nous
allons avoir une sacrée casse. Enfin !...
Le
père Apard m'a expliqué que, d'après les instructions du
Directeur, et la nouvelle organisation, je ne suis plus là que
pour la Direction du service !!! Je ne dois plus arrêter les
blessés à mon poste de secours, à moins qu'il n'y ait une
urgence absolue. Ils doivent être pansés et évacués
directement par les médecins de bataillon ; moi je
collectionnerai leur renseignements, les enverrai au Colonel,
c'est tout. Je pourrai m'occuper de mon infirmerie. C'est
bougrement palpitant d'intérêt.
Aussi
vais-je tâcher de filer bientôt.
Le
1er septembre
Je
vis seul depuis quatre jours. On me construit un gourbi à
Rochamp. Chardon est à 285 (cafard, excitation, etc...).
Zlatoff s'est découvert un petit rhumatisme (??). Besse va à
l'ambulance 5, Donnier aux brancardiers de la 10ème
Division. Gobineau est radieux. Au fond, je ne crois pas
qu'il soit pour grand chose dans la nouvelle organisation, qui
est d'ailleurs celle de beaucoup de divisions. Je crois que la
nôtre valait mieux. Cela peut se discuter. On parle d'une
attaque boche pour demain (tuyau venant de la brigade ?). C'est
l'anniversaire de Sedan. Demain, alors, réveil en fanfare au
petit jour : pan pan, boum boum, etc... toute la journée. Gaz
asphyxiants ; programme habituel. C'est gai... Tant pis, on
verra bien. Je reste à la Forestière. C'est le 10 septembre
seulement que la nouvelle circulaire entre en vigueur.
Si
un obus tombe sur le gourbi, ce serait bien la guigne ; c'est
leurs sacrés gaz qui sont embêtants ; mais on n'en meurt pas.
J'ai pris l'ancien gourbi du 113, avec mon ancien à moi comme
poste de secours. C'est commode, ils sont l'un à côté de
l'autre. Je n'ai ici avec moi que Gigot, mon cycliste, un
infirmier, mon cuisinier Flèches. Clément est en permission à
Rouen. Je lui ai donné une longue lettre pour mes Parents.
Dîné
ce soir avec Rouit ; bridgé avec les deux médecins
auxiliaires, Désangle et Rougier.
Au
fond je ne crois pas à cette attaque, puisqu'on la prévoit.
Il
faudrait qu'ils nous laissent tranquilles un peu, afin qu'on
puisse organiser le secteur, et que l'on puisse faire des
contre-mines pour gêner les leurs qui arrivent juste sous nos
premières lignes.
Notre
artillerie tape bien dans leurs tranchées, le 75 dans les
premières, les 120 et 155 dans les deuxièmes et troisièmes
lignes. Notre artillerie a en ce moment nettement la
supériorité. Du reste il y a beaucoup d'artillerie par ici. Il
y a des 220.
Au
point de vue général, rien d'intéressant ; la Bulgarie qui
marche, puis ne marche pas, les Russes qui filent à toute
allure ; tout cela n'est pas follement drôle. Cela finira
sûrement à notre avantage, mais dans longtemps !
Le
6 septembre - Il y aura un an, à cette époque, je
dormais dans un champ, sur des gerbes, entre Cabos et le
Commandant Échard, en avant de Venise. Quelle journée ! Le
Lieutenant-Colonel Échard vient de m'écrire à ce sujet. Il va
me proposer pour une citation ; cela me fait un grand plaisir.
Au moins, après la guerre, je ne serai pas gêné. Et puis ;
cela donne un peu de poids.
Rien
de neuf ici. On parlait d'une attaque boche. Rien. On parle
maintenant d'une attaque de notre part ?? De gros travaux de
défense ont été faits par ici : tranchées, fils de fer,
etc... abris en béton, artillerie lourde.
Dans
deux jours, je serai à Rochamp. Mon gourbi, pour lequel Gigot
se donne du mal, sera terminé. Reçu une lettre d'une
demoiselle, Marguerite Ribin, 23 rue de Lorient, Tarbes : le
flirt sur le front, de Fantasio. Il faut bien se distraire !
Est-ce un vieux chameau, une grue, une cuisinière, ou une femme
délicieuse. Mystère. Si cela m'embête, je lâcherai. Mais
cela peut-être amusant.
Je
ne me suis pas encore décidé à demander qu'on me pistonne
pour filer. Cela m'ennuie d'aller à l'arrière, de quitter le
régiment, moralement.
Et
pourtant, au point de vue matériel et sécurité, ce serait
bien agréable. Ici je fais un métier abrutissant. Le
Directeur, que j'ai vu l'autre jour, m'a donné l'impression
qu'il se fichait de moi comme de sa première culotte, bien
qu'aimable. Il a eu le front de me redemander pourquoi je
n'avais pas la croix de guerre et de me dire qu'il fallait
tâcher de la mériter !! Boigey, Combes, et tant d'autres,
comment l'ont-ils gagnée ? Sur une chaise ?
Un
évènement : trouvé aujourd'hui sur ma flanelle, trois
énormes poux !! et je ne suis pas sûr que ce soit tout. Cela
devait bien arriver, à force de tripoter des pouilleux. C'est
gai.
Dîné
avec Marquet, du 82 et Mersey, un médecin de Paris, très
gentil.
Ce
matin, visite de journalistes français (sept). Conduits par un
Capitaine d'E.M. qui nous a salué d'un air bien dédaigneux. Ce
qu'ils ont l'air puant, tous ces types de l'État-Major, et
convaincus de leur supériorité !
Les
gourbis deviennent de vrais arches de Noé. Crapauds, poux,
puces, rats comme des lapins, souris, mouches de tous calibres,
petites bêtes inconnues ; j'ai horreur de cela. Quand
retrouvera-t-on un bon lit, des draps blancs et fins (garnis
aussi...), un appartement à soi, des livres, de la musique, un
veston, et le reste. Enfin, le moral est bon et gai, quand
même.
Le
8 septembre - Dernière soirée passée dans les gourbis
de la Forestière. Demain je vais à Rochamp où mon gourbi est
fini. Il est certain que j'aurais moralement besoin d'un peu de
changement et de repos. Cette vie de tanière est déprimante.
Je m'en aperçois. Je fais bien plus attention aux projectiles.
Quand il y a une violente canonnade, cela m'ennuie. Tout à
l'heure, revenant de prendre une douche à Bourdelois, une balle
a passé près de moi, cassant une branche. L'idée que j'aurais
pu la recevoir, à une demi seconde de distance, m'a ennuyé.
C'est bête, mais j'ai constaté sur plusieurs autres officiers
qu'on se fait ce raisonnement instinctif ! J'ai bien échappé
pendant treize mois, ce serait idiot d'écoper maintenant la
mort ou une sale blessure. Et c'est tout à fait réel.
D'un
autre côté cela m'ennuie de quitter le régiment. Non qu'on
puisse m'y donner une récompense, je n'y compte pas maintenant.
Mais on s'attache. Puis c'est ennuyeux d'aller à l'arrière
quand tant d'autres sont en avant. Il est vrai qu'il y a pas mal
de tourneurs d'obus, de secrétaires, d'E.M. etc... Je vais
réfléchir encore quelques jours.
Le
9 septembre - Rochamp
Installé
à Rochamp. Bon gourbi, construit par Gigot. Sera très bien
quand il sera bien fermé et terminé. C'est drôle comme on est
tranquille, là, à mille mètres des tranchées. Il est vrai
que c'est une grande distance pour les hommes qui vont à trente
mètres ! Passerai-je l'hiver ici ? Peut-être. Verdelet m'a dit
avoir vu chez le Directeur mon nom, le douzième à peu près
sur un travail de relève qui contenait au moins une soixantaine
de noms. On a dit quinze par mois et par C.A. Mais je n'y crois
pas. Il est sûr que j'aimerais infiniment mieux partir comme
cela qu'en le demandant.
Le
13 septembre - Les jours qui viennent de s'écouler ont
passés très vite, beaucoup plus qu'avant. Petits détails
d'installation. Je m'arrange pour pouvoir en cinq minutes
transformer mon abri, qui est assez petit, en poste de secours,
et y pouvoir mettre huit blessés assis et deux couchés. Puis
j'écris, je cause avec Flécher, avec mes infirmiers, et c'est
plus gai qu'avec Chalesse ou les autres médecins. On parle de
Paris, de femmes, de distractions. Tous ces genres là sont
très dévoués et très gentils pour moi. Clément et Flécher
à qui j'ai offert de rester à Lenhardt avec la musique, ont
refusé ; ils y seraient pourtant mieux ; il est vrai qu'ils
savent que je les garderai toujours avec moi, mais quand même,
c'est gentil de leur part.
Clément
revenu de Rouen hier ; il a vu les miens ; Marcelle en excellent
état. Mes Parents furieux quand ils ont su ma conversation avec
le Directeur. M'a apporté des lettres de Papa, de Maman, de
Suzanne, très gentille celle-là, avec une petite allusion à
la justice qui n'est pas de ce monde, et qu'on doit parfois
posséder alors qu'on est loin... J'ai bien compris.
J'ai
écrit hier qu'on ne fasse pour moi aucune démarche ; j'aime
mieux qu'on me refuse régulièrement, sans piston ; c'est
infiniment mieux au point de vue de ma conscience. Tant pis.
D'ailleurs Zlatoff, de Bar, m'écrit que cela va se faire à
partir du 1er octobre.
Cet
après-midi, bombardement assez grand, par nos grosses pièces :
une tranchée allemande éreintée, un blockhaus serait détruit
; mais deux de nos postes d'écoute à 285 ont trinqué, sans
accident.
Vers
4 heures et demi, les Boches ont répondu avec des 210 dont les
éclats arrivent jusque devant nos abris. Un peu plus long,
qu'est-ce que nous prendrions ! Mon gourbi n'y résisterait pas.
Un officier tué, une douzaine d'hommes blessés, en grande
partie dans un blockhaus de deuxième ligne. Un blockhaus
détruit ! Mon abri a beau être bon, il ne vaut que jusqu'aux
150 inclusivement.
Bah,
on n'y fait tout de même plus autant d'attention qu'autrefois,
dans les premiers temps. Et puis quelle guigne il faudrait pour
que ça tombe juste sur nous. Il est vrai que si cela démolit
la cabane, nous ne résisterions pas aux cailloux. Douce
perspective.
Et
pourtant cela a son avantage, de risquer quelque chose. On est
plus content de soi. J'ai accroché au mur de mon gourbi un topo
de la Vie Parisienne : deux petites femmes, l'une fait un pied
de nez, l'autre envoie des baisers ; celle-ci : pour les poilus
; celle-là : pour les autres. Cela fait plaisir de se dire
qu'après tout on n'est pas dans la catégorie des pied-de-nez.
Au
point de vue général, les Russes reprennent nettement. Je
crois que d'ici peu, tout le monde va attaquer à la fois, et
les Roumains, et peut-être les Bulgares aussi. mais il y aura
sûrement campagne d'hiver et de printemps.
Le
14 septembre - La nuit dernière nos canons ont envoyé
des tes d'obus sur les Boches. Aujourd'hui aussi, toute la
journée d'une façon intermittente. Ils ne nous ont pas tiré
dessus, ou très peu. A gauche vers la Champagne, canonnade
sourde ininterrompue toute la journée. Des tuyaux courent : on
aurait avancé en Champagne, et en Alsace, là, de vingt-cinq
kilomètres ?? Demain doit commencer un bombardement de trois
jours sans discontinuer. On dit qu'il y a trente mille obus par
pièce. Puis trouée... Puis... on ne sait pas.
Quand
je pense que dans un mois je ne serai peut-être plus là, je le
regrette. Cela a tout de même beaucoup de charme, de savoir que
d'un moment à l'autre on sera peut-être tué, que la mort est
autour de vous, partout. Hier, un sous-lieutenant, Fontenay,
devant sa cabane, à trois cents mètre d'ici : arrive un obus,
un éclat dans le poumon. A chaque instant cela peut nous
arriver, cela donne une certaine valeur à la vie, même peu
folâtre, qu'on mène.
Je
suis très bien dans ma nouvelle guitoune ; il y fait chaud,
sec, je suis bien éclairé. Je ne me couche pas avec onze
heures, minuit, c'est le meilleur moment de la journée.
Clément me tient compagnie, et je préfère sa conversation,
plus jeune et plus gaie, à celle de mes toubibs. Ce matin les
aéros boches ont bombardé le dépôt de munitions près de
Claon. Ce qu'ils sont bien renseignés !
Le
15 septembre - Depuis hier matin, le canon tonne au
loin, à notre gauche, en Champagne, sans arrêt. Ici, vacarme
incessant : sifflements, éclatements, départs. Ce sont surtout
nos canons qui donnent. Et il y a pas mal de lourds, dont on
n'entend même pas le bruit de départ. Il est souvent
impossible de distinguer si ce qui siffle au-dessus de votre
tête va chez eux ou chez nous.
Heures
un peu angoissantes, car, en dehors du souci personnel (et on
peut plus que jamais se demander, où serons-nous demain), il y
a la question qu'on se pose à chaque instant : que fait-on sur
le reste du front. Cela marche-t-il bien pour nous, et dans
quelles conditions ?
Des
bruits circulent : nous aurions pris, perdu, puis repris Lille ;
avance vers Arras, avance en Champagne, avance en Alsace. Mais
on ne sait rien, au fond. Je ne puis croire pourtant que tous
ces bruits soient faux.
Si
c'était vrai, ce serait beau. Au point de vue matériel et
moral ; mais il faut attendre. Ce qu'il y a de certain, c'est
que depuis trois jours, il y a une canonnade très intense sur
tout le front, et réciproque.
Cet
après-midi, les Boches ont envoyé pas mal de grosses marmites
un peu à gauche de nous, puis en arrière, vers la Maison
Forestière.
Dans
cette attente, impossible de lire ou d'écrire sérieusement.
Non pas à cause du bombardement voisin ; on y est habitué !
Mais parce qu'on sent qu'il va se passer quelque chose, qu'on
espère grand, et auquel on réfléchit instinctivement. Si nos
troupiers pouvaient se savoir victorieux ! Quel baume ce serait
pour eux. On dit, et c'est bien probable, que le Kaiser ramène
des troupes de Russie. Ce doit être des troupes bien peu
fraîches, mais s'ils amènent une artillerie aussi formidable
qu'on le dit, nous aurons du coton. On verra, mais la période
qui vient s'annonce comme ne devant pas être pleine de charmes.
Et
c'est drôle, au milieu de toutes ces pensées graves, où l'on
agite son sort et celui de l'armée du pays, par contraste, de
temps en temps, on pense à des choses futiles, à des projets
de plaisir ou d'amusement. Il faut, je crois, vivre des heures
comme celles-ci pour comprendre le prix de la vie normale, la
douceur d'une caresse féminine, le charme d'un parfum ou d'une
musique. Certes, la guerre, ou plutôt l'existence à laquelle
elle me force, m'a quelque peu abruti, intellectuellement et
médicalement. Mais que de motifs de réflexion, que
d'impressions nouvelles. Sans doute, quand ce sera fini, si je
reviens, j'oublierai très vite tout cela et je reprendrai mes
anciennes façons de penser et de vivre. Je ne puis croire
néanmoins qu'il ne me reste pas quelque chose dans
l'orientation des idées, un plus grand mépris de bien des
petites contingences ; mais sûrement aussi un goût plus vif de
la vie et des jouissances qu'elle peut nous apporter...
Mais
quel vacarme ! Cela tonne toujours en Champagne. Encore une
impression bizarre, cette canonnade lointaine, ce roulement
assourdi et continu, qui vous indique que l'on se bat durement
à quelques dizaines de kilomètres. Que de morts et de blessés
! Bah, c'est la guerre ; on s'y habitue, on ne s'apitoie plus
que sur des cas individuels. Mais cette idée de mort, qui, en
temps de paix, vous impressionne toujours un peu, même s'il
s'agit d'un indifférent, fait partie de notre existence en
quelque sorte. On en parle comme d'une chose naturelle, normale.
Cela
peut vous arriver si facilement, au milieu de l'occupation la
plus paisible, en fumant sa pipe devant le gourbi, en se
déplaçant si peu que ce soit, dans le gourbi lui-même. Drôle
de vie !
Chardon
meurt d'envie de plus en plus d'avoir sa croix de guerre. Il ne
me parle que de cela. Chabassu, du 82, se l'est fait octroyer,
lui qui me disait : voilà avec quoi on fait marcher les
imbéciles ! Drôles de gens, aussi.
Le
22 septembre - Il y a du nouveau : cela change. Tous ces
jours-ci canonnade nourrie à gauche, vers la Champagne ; sans
doute destruction d'ouvrages ennemis.
Mais
depuis ce matin, il est 9 heures du soir, la canonnade est
incessante. C'est l'offensive tant désirée. Il doit y avoir
trois jours consécutifs de bombardement, puis la poussée.
Puis... on ne sait pas. Je crois fermement qu'on percera leurs
lignes. Ensuite, vraisemblablement, contre-attaque boche ;
qu'est-ce que cela donnera ? Je ne pense pas qu'on aille vers le
Rhin, ni peut-être qu'on les pousse tout à fait à la porte de
chez nous. Mais un gros succès serait assez : pour les
démoraliser, les diminuer aux yeux du monde et surtout des
neutres, entraîner ces Bulgares si peu sympathiques, et les
Roumains.
Des
renseignements satisfaisants nous ont été donnés, par le
journaux, par des rapatriés et distribués ce soir aux troupes.
Leur situation financière paraît très basse, on oblige
officiers et fonctionnaires à abandonner une grosse partie de
leur solde. Un soldat qui verse vingt marks en numéraire
reçoit vingt-sept marks en papier et vingt-quatre heures de
permission. Moralement, ils sont assez bas aussi. Un Capitaine
wurtembergeois aurait déclaré : "Rüssland ist unser
Unglück".
Si
cela pouvait bien marcher, quel élan pour nos hommes ! Moi,
bien que "non-combattant" (ce qui ne veut pas dire,
malheureusement exempt de se faire casser la figure), je suis
heureux d'être encore dans un régiment, bien que les risques
vont notablement augmenter. Je suis heureux de marcher, de vivre
avec la troupe, de partager une partie de ses fatigues et de ses
dangers. Et ce canon qui sans cesse tonne au loin vous donne un
coup de fouet.
Tant
mieux qu'on ait dissocié les service médicaux, qui désormais
fonctionnent toujours par bataillon. C'est la seule façon que
cela marche à peu près. Et je n'aurai pas à traîner avec moi
des médecins rechignant et se demandant ce qui va leur arriver.
Évacué Blanchard. Je touche Merle, du 82, engagé volontaire
à cinquante-deux ans, proposé pour la croix de guerre au 85
(on y est plus généreux qu'au 4ème).
Il
paraît qu'il y aurait (ça ce sont des filons) attaque en
Champagne et dans le Nord... Ici, nos pièces tirent un peu.
Mais c'est assez calme. Quelques marmites boches passent
au-dessus de nous, c'est tout. Le corps d'armée doit tenir ses
positions à tout prix, c'est tout. Peut-être les Boches nous
attaqueront-ils ?
On
a donné des ordres pour se tenir prêt à partir, alléger les
chargements, vérifier les voitures. Cela va barder cinq
minutes, comme disent les troupiers.
Le
23 septembre - La canonnade continue, sourde et
ininterrompue, à gauche, loin, en Champagne certainement. Les
Boches ont envoyé dans la matinée, un certain nombre de
grosses marmites légèrement à gauche et en avant de l'endroit
où je me trouve. Des avions passent très souvent. Ils font
sentinelle au-dessus des lignes, et probablement empêchent que
les avions ennemis ne fassent des reconnaissances au-dessus de
nos lignes et en arrière, ne puissent voir où sont nos troupes
de renfort, nos pièces.
L'artillerie
de notre secteur tire de temps en temps. Dans les tranchées de
notre secteur, dès que les Boches envoient des grenades ou
d'autres engins de tranchée, on leur répond copieusement.
Hier
soir, vers 10 heures et demi, j'ai entendu un ronflement de
moteur plus considérable que celui d'un avion. Je suis sorti de
mon gourbi ; il faisait un clair de lune admirable qui rendait
délicieux le ravin où je me trouve. Les pierres des abris,
touts blanches, donnaient à ce coin des airs de cité antique
endormie dans ses ruines.
Puis,
ce fut, dans l'air un gros dirigeable jaune, qui passa au-dessus
de nous et un peu à droite, dans la direction de 263. Il eut
vite franchi la courte distance qui nous sépare des lignes et
je m'attendais à le voir encadrer par des obus. Mais rien ; il
passa tranquillement, malgré le bruit considérable de son
moteur, allant certainement bombarder quelque gare ou quelque
cantonnement.
Ainsi,
en l'air, sur terre, sous terre, sur l'eau, sous l'eau, partout
on lutte avec une sauvagerie opiniâtre et ardente. Moi-même,
qui par ma profession, mon caractère, suis disposé à la
pitié et la bonté, c'est avec plaisir que j'apprends que l'on
massacre des Allemands ; je verrais des Boches mourir en tas que
cela ne me ferait pas grand chose... La brute primitive
reparaît vite, et il suffit de bien peu de chose pour gratter
et enlever le léger vernis de la civilisation. A l'heure
actuelle, celui qui tue, qui détruit, est l'homme le plus
estimé, le plus admiré. Quel revirement, avec les utopies
humanitaires que l'on développait dans les milieux
intellectuels et dans ceux, plus bas situés qui d'inspiraient
d'eux !
Il
y a tout de même un beau côté à opposer à ce revers de
médaille : c'est l'esprit de sacrifice qui anime la plupart,
non pas complètement, mais en grande partie. Chacun tient à sa
peau, c'est certain ; mais on se dit, après tout, que si c'est
nécessaire, il faut consentir à en faire l'abandon, et l'on
perçoit la notion de l'intérêt général. Moi-même, qui suis
très impressionnable, et accessible à la crainte, je me dis
que si je suis tué, ce sera ennuyeux, certes, pour ma fille,
pour les miens, pour la vie aussi qui eût pu m'être douce,
après tant d'ennuis ; mais j'en fait tout de même le
sacrifice. Et pourtant, je ne pose pas au brave. Lorsque dans
quelques occasions, j'ai pu donner l'impression de l'être un
peu, c'est que j'étais poussé par l'amour-propre, et le
sentiment du devoir ; ce sont deux énormes facteurs, les plus
puissants sûrement, de courage, si l'on met à part le courage
des inconscients.
Il
est 18 heures, et tous ces bruits continuent, les mêmes :
sourde et lointaine canonnade, aéros, tirs intermittents de nos
batteries.
Que
va-t-il se passer sur le front de notre corps d'armée ? De
Vauquois à la Chalade, cela va-t-il rester calme, ou les Boches
attaqueront-ils par ici ? Ils ont dû transporter ce qu'ils ont
pu de monde et de pièces là où il y en avait besoin. Et
pourtant, il semble bien qu'ils n'abandonneront pas cette
Argonne, assez facile à défendre, à moins d'y être forcé
par un recul de leur front dans les autres points. On se demande
à chaque instant ce qu'il va se passer. Mais c'est un facteur
moral énorme de savoir que nous faisons quelque chose
d'actif... Je crois bien que mon bon gourbi ne m'abritera pas
cet hiver. Tant mieux ! Je n'ai plus envie du tout maintenant
d'être relevé.
Hier
soir, eu la visite d'un sergent, Péré, qui est interprète au
Louvre, que j'avais entendu à Aubréville, chanter des
chansonnettes anglaises, et que j'avais évacué en janvier. Il
a été trois mois au dépôt d'éclopés de Lavoye et m'a
confirmé les renseignements que j'avais eu sur cette formation.
Ce n'est pas une formation sanitaire, mais militaire, où un
lieutenant d'artillerie, nommé Pelletier, dirige mille deux
cents hommes environ : très mal nourris, se reposant peu parce
que, pour se faire mousser le lieutenant les fait travailler au
lavage, à faire des claies, etc... pendant que lui-même se
goberge avec les fournitures destinées aux hommes ; un médecin
pour passer la visite de tout ce monde et leur donner des soins
(!), bref, une organisation mauvaise et par certains points,
scandaleuse. Les hommes divisés pour la presque totalité, en
deux classes : les carottiers, qui se "maquillent" et
les éclopés vrais qui ne sont ni soignés, ni reposés, ni
alimentés convenablement.
Aussi
le lieutenant, qui a de hautes parentés politiques - on dit
très hautes - a eu la croix de guerre pour sa "bonne
organisation". C'est, réellement à crever de rire... Mais
les hommes, en rient-ils ? Je ne le crois pas, hélas.
Le
25 septembre - Journée passée dans l'énervement et
l'inquiétude. Très peu personnelle. Mais que se passe-t-il,
que va-t-on faire ? Tout le monde est prêt à partir.
L'artillerie de notre secteur bombarde continuellement, et avec,
en partie, des gros, l'ennemi. Celui-ci répond beaucoup moins.
Mais, presque toute la journée il a régulièrement envoyé de
grosses marmites sur les réserves du bataillon de première
ligne, et dans le ravin en avant du notre, cherchant des pièces
dans ce second emplacement.
Ce
matin, on a porté aux tranchées des échelles pour escalader
et sorti. On s'attend à ce que le 82 attaque demain matin.
Peut-être le 4 aussi.
On
dit que nous aurions avancé en Champagne, dans le Nord, pris
leurs positions. Mais on ne sait rien. Et pas de journaux du
tout pour renseigner sur les questions extérieures. Ce sera
comme à la bataille de la Marne, on ne saura qu'après. Je suis
inquiet surtout de savoir si mon service marchera, si je n'aurai
pas de difficultés trop grandes pour évacuer mes blessés,
pour régler le service. Cela va devenir difficile maintenant,
à cause de la liaison avec les organes de l'arrière et surtout
avec les brancardiers divisionnaires et les autres.
On
va avoir des blessés boches, sans doute, pas mal à ramasser.
Cette
attente me rappelle nos veilles d'examen ou de concours.
Heureusement qu'une fois sur la sellette, cela allait bien. Il
en sera de même ici, j'espère.
Les
gros obus continuent à siffler : wou-wou-ou... au-dessus de
nous. Les grosses pièces boches se sont tues. Seraient-elles
parties ? Je ne puis le croire. Le 8ème
chasseurs à cheval aurait chargé ?... Il y a des dragons aux
Islettes. Quelle attente. Tout de même. Si on pouvait avancer !
Je l'espère, je le crois.
Essayé
de me distraire en lisant un roman de A. Theuriet. Guère de
circonstance. On n'a, du reste, pas de goût à lire, dans les
moments où l'on est pas pris par un tas de détails de service.
Il
faut que j'envoie un mot à mon flirt tarbais. Mais
décidément, il ne me tente guère.
Le
26 septembre - Hier soir, j'apprends qu'en Champagne
nous avons gagné cinq kilomètres en profondeur sur quinze
kilomètres de front. Aujourd'hui : les Anglais ont progressé
sur tout leur front. Nous avons fait onze mille prisonniers.
En
Courlande, Hindenbourg se tient sur la défensive. Dans le bois
de la Grurie, les Boches ont attaqué sans succès. A
Binarville, notre attaque n'a pas réussi.
Cela
fait plaisir de penser qu'on avance. Mais il faut plusieurs
jours avant de savoir si vraiment cela marche. Je l'espère et
je le crois. Je pense que nous irons à la Meuse.
Il
fait un temps de chien, il pleut. Quelles sales routes nous
allons avoir ! Et les blessés couverts de boue ! Pourvu que le
service colle... quand on avancera. Heureusement, cela ira par
bataillon et j'aurai ma liberté de mouvement pour assurer la
liaison.
Écrit
à Yvonne Pierre, jeune modiste dont la connaissance peut avoir
quelque utilité lors de ma prochaine permission. Cela distrait,
en attendant.
Le
flirt tarbais me rase. Je n'ai pas le courage de lui envoyer un
mot. Cela me fait trois correspondances féminines. C'est le
meilleur procédé pour ne pas se laisser accaparer.
Le
27 septembre - 7 heures du soir. Ce matin vers 9 heures,
attaque allemande sur les positions du 82, juste à gauche de la
Haute-Chevauchée et sur 285.
Arrosage
copieux de grosses marmites sur les premières et deuxièmes
lignes. Puis en arrière jusqu'à la Forestière où ils ont
fait un barrage de gaz. Ici nous avons senti les gaz, mais sans
être incommodés. Shrapnells et percutant, éclats de grosses
marmites autour de la cahute, mais rien sur elle. Le 82 a
flanché un peu et perdu des éléments de première ligne ; on
a contre-attaqué tout à l'heure.
Au
total, pour nous, une cinquantaine de blessés ; le régiment a
maintenu ses positions. Somme toute, l'attaque allemande, faite
avec une assez grosse dépense de projectiles, a raté. On a
fait une trentaine de prisonniers. Un sergent-major a déclaré
nettement que l'ennemi en avait assez. Ils on attaqué ici avec
un régiment d'infanterie et deux bataillons de chasseurs.
Pendant
ce temps, de bonnes nouvelles arrivent : dix-huit mille
prisonniers allemands, quarante-huit pièces prises. Deux
régiments de cavalerie ont chargé en Champagne. Les Anglais
cerneraient Lille ; ils en sont à trois kilomètres.
Personnellement,
très content de la journée ; je n'ai pas eu de crainte une
seule minute. De savoir que les affaires marchent, cela donne de
l'allant.
Chardon
est venu me trouver ce matin, vers 12 heures, dans un état
d'énervement, comme toutes les fois qu'il y a du coton. Quel
nerveux ! Ce qui ne l'empêche pas d'être bien pour le service.
Mon
gourbi, modifié pour faire le poste de secours, a des airs de
déménagement. Je pense que ce sera bientôt le grand
déménagement... pas pour l'éternité, mais pour la Meuse, au
moins, ou le Rhin. S'il n'arrive pas d'accident ? Mais j'en ai,
franchement, à peu près fait le sacrifice.
Le
29 septembre - Ce soir vers 9 heures, fusillade et
canonnade ; pas mal d'obus autour du gourbi. Depuis hier nous
sommes juste dans l'axe de tir de pièces de 77 et de 105
autrichiens. Hier, il n'y avait pas moyen de sortir du gourbi
sans risquer de recevoir des éclats ou des shrapnells. D'autre
part les balles arrivent bien mieux depuis que les Boches ont
avancé un peu à la Fille-Morte, et, détail peu poétique,
mais typique, on ne peut plus aller aux feuillées sans risquer
de se faire attraper. Aussi je fais faire une nouvelle feuillée
sur la même horizontale que le poste de secours ; ce serait une
blessure si bête, et ennuyeuse à raconter. C'est arrivé, du
reste, assez souvent.
Le
30 septembre - Les nouvelles sont de meilleures en
meilleures : officiel : deux cents pièces allemandes, dont des
pièces lourdes. Quarante mille prisonniers. Trois divisions
suivent le retrait de l'armée allemande, et un corps d'armée
appuie ces divisions, en rase campagne.
On
dit, mais ce n'est qu'un tuyau, qu'à St-Michel on aurait pris
aussi pas mal d'hommes et de pièces, c'est possible, mais non
confirmé.
Les
lettres que nous envoyons sont retardées, paraît-il, de cinq
jours. Les Boches avaient, paraît-il, le 27, l'ordre de prendre
les premières et deuxièmes lignes, d'entrer dans les
troisièmes, de détruire ce qui s'y trouvait, et de revenir
dans les deuxièmes lignes ; cela pour avoir des vues sur nous.
Une Compagnie allemande, devant le secteur du 4, ne serait pas
sortie pour l'attaque ; notre 10ème
Compagnie, qui avait flanché, a contre-attaqué immédiatement.
Delfour qui commande la Compagnie, a été décoré de la
légion d'honneur par le Général de Division.
Au
91 cela a mal marché, toutes leurs premières lignes et une
partie des deuxièmes sont prises, et les contre-attaques, comme
celles faites pour reprendre les éléments perdus par le 82,
ont raté. Le Colonel m'a dit qu'elles ont raté grâce à ce
que notre artillerie tire mal. Il semble bien en effet que nos
artilleurs ne font pas tout ce qu'ils peuvent. A l'attaque du 4
avril, c'était la même chose. Ils ne vont pas assez observer
dans les tranchées, on y envoie au lieu d'officiers
expérimentés, des sous-officiers ou de jeunes aspirants. Il y
a quelques jours ils ont envoyé, à six cents mètres environ
des lignes boches, des obus de 155 dans un poste de secours
français, tuant trois infirmiers, en blessant trois et un
aide-major. C'est un peu scandaleux. Ils n'ont pas souvent des
pertes, vivent bien, et en somme ne font rien de
particulièrement héroïque. Je me rappelle le 13 juillet, avec
quelle précipitation ils ont filé. Enfin, ce sont des
combattants, et ils ont en le prestige...
Il
y a pas mal de malades, beaucoup d'ictères. Je demande au
Colonel d'augmenter la nourriture du matin, de donner deux
quarts de vin par jour, de faire multiplier les boissons chaudes
et distribuer du charbon de bois.
Écrit
il y un ou deux jours, au flirt tarbais, par acquit de
conscience et politesse. Ne m'amuse pas.
Le
3 octobre
Journées
calmes. Canonnade peu intense de part et d'autre. Rien de
nouveau ne se passe en Champagne. Va-t-on préparer une nouvelle
attaque, ou attendre une contre-offensive de l'ennemi ? Dans ce
dernier cas, j'ai tout lieu de croire que le Kronprinz nous
ferait passer ici quelques heures désagréables.
La
Bulgarie mobilise. La Grèce aussi. Il paraît certain qu'un
corps franco-anglais, d'après les journaux, va débarquer à
Salonique. Au fond c'est peut-être le meilleur moyen d'en finir
avec Constantinople. Lu tout à l'heure un extrait de journal
allemand, où l'on dit que la solution de la guerre s'obtiendra
dans les Balkans. Malgré tout cet article ajoute qu'il croit à
un armistice pour Noël, je ne crois pas que l'on soit quitte
avant le printemps prochain.
Quatorze
mois écoulés ! Cela fera presque deux ans. Vu hier l'abbé
Henri, qui m'a demandé pourquoi diable je n'étais pas relevé.
Je lui ai dit la vérité, que je n'avais rien voulu demander.
Proposé
hier Chardon pour une citation, avec un motif qui est passé
partout. Le Colonel l'a refusé. Il dit ne pas vouloir donner de
croix de guerre pour ce qui n'est pas un fait de guerre précis,
et ne pas vouloir récompenser des services rendus, même longs.
Je lui ai représenté combien nous étions de la sorte
désavantagés par rapport aux autres régiments, aux ambulance,
hôpitaux de l'arrière, etc... Il m'a dit qu'il le savait mais
qu'il estimait devoir, dans sa sphère personnelle, devoir
maintenir la croix de guerre au niveau qui lui était destiné,
etc... C'est très joli, mais, de cette façon, on est "les
poires" puisque partout ailleurs on agit autrement. Nous
sommes le seul régiment du corps d'armée où il n'y ait pas de
médecin officier cité, et j'en connais beaucoup ailleurs, qui
n'ont guère mérité leur citation. Et puis, c'est en
interdisant aux gens toute récompense qu'on les décourage et
qu'on leur enlève toute envie de dépasser leur devoir strict.
C'est le cas pour Chardon et pour moi. Et puis... les
secrétaires du Colonel qui ont été décorés en masse,
ont-ils fait des choses si héroïques ? Tout cela est un peu
dégoûtant et j'ai été vexé profondément de voir qu'on ne
m'était pas plus reconnaissant d'avoir donné satisfaction à
ce régiment depuis un an, surtout étant donné la différence
qu'il y avait avec mon prédécesseur. On pourrait au moins
m'accorder le crédit nécessaire pour faire récompenser mes
subordonnés.
Je
voudrais sans aucun scrupule maintenant que le Commandant
Échard réussisse dans la demande qu'il a faite pour moi. Aussi
je ne devrais rien à ce régiment, où vraiment on est un peu
chiche. A côté de cela, on devient de plus en plus généreux
dans les Compagnies et on y distribue les citations avec une
générosité qui contraste heureusement avec la parcimonie
d'autrefois.
Je
vais aller tout à l'heure boire chez le Colonel à la santé de
Delfour qui vient de gagner la légion d'honneur sur le champ de
bataille ; j'en suis bien content pour lui, c'est un brave type.
La
vie ici continue la même. Je m'abrutis de plus en plus, et
deviens inconscient de mon abrutissement. Il fait froid et
humide. Le soir on fait du feu, et je rêvasse devant, en fumant
d'innombrables cigarettes. Clément vient après dîner me tenir
compagnie. On reste malgré tout gai et jeune, mais cela demande
un bon caractère.
Les
lettres ont été retardées. Mais les journaux, heureusement,
ont prévenu nos familles.
Maman
m'a déménagé mon appartement de Paris. Où sera mon prochain
appartement ? Peut-être pas loin d'ici, dans le cimetière de
la Forestière.
Gobineau,
vu avant-hier, m'a dit beaucoup de bien du Tonkin.
Je
lis Montaigne. Mais plus le goût à ouvrir mon Lejars.
Reçu
une note confidentielle pour les soins à donner au cas où les
Boches nous enverraient du gaz cyanhydrique. C'est gai !
Oxygène (je n'en ai naturellement pas), respiration
artificielle, cela se devine, injection d'eau oxygénée diluée
à trois pour cent...
Le
10 octobre - Pas grand chose ici. Boches assez
tranquilles. Ont fait sauter hier deux mines sans résultat.
Conversations absorbée par les histoires des Balkans, l'attaque
boche contre les Serbes, notre débarquement à Salonique. Un
nouveau front ! Que va-t-il se passer ? Ce soir cela tonne fort
du côté de la Champagne. Est-ce que l'offensive reprend ? Il
paraîtrait que lors de la grande offensive autour du 27
septembre nos batteries ne se seraient pas assez portées en
avant. C'est le Commandant Garnier qui me l'écrit, de Vichy.
Lortat-Jacob a déclaré que mon diagnostic était
"lumineux". Mince alors ! Ici, rien. Je vois de temps
en temps Cornille. Chardon, lamentable, me donne sur les nerfs.
Il est vraiment trop exigeant, et est neurasthénique parce
qu'on lui a refusé la croix de guerre. Et moi, alors ? La vie
continue pareille. Aujourd'hui, belle journée d'automne. Pas de
nouvelles du Commandant Échard. Peut-être est-il parti avec
Sarrail. Ce ne serait pas de chance. Voici plus de quarante-cinq
jours que je n'ai pas quitté les bois. Je m'adapte. En somme,
très philosophe. Je n'ai pas été gâté à mon entrée dans
la vie pratique. C'est peut-être pour cela... Reçu une lettre
d'A., très gentille, comme toutes d'ailleurs, c'est curieux
comme cette petite bonne femme est intelligent et a bon cœur.
Mais quant à recoller, non !
Le
11 octobre - Depuis hier soir 7 heures, canonnade
presque ininterrompue en Champagne. Aujourd'hui on me dit que ce
sont les Allemands qui auraient attaqué pour reprendre leurs
positions de Tahure perdues ?
Aujourd'hui,
de 1 heure et demie à 5 heures, bombardement violent ici avec
de gros obus. Il ne fait pas bon dans le ravin ou devant ma
porte, car on est copieusement arrosé d'éclats de toutes
grosseurs.
Aussi,
par ces moments-là, le ravin se vide tout d'un coup, et c'est
un contraste avec le temps normal où il est toujours plein de
corvées, hommes allant à la distribution, mulets chargés de
rondins, hommes transportant matériel ou munitions. Je me
demande si ce marmitage est le prélude d'une attaque pour
demain ou si ce n'est qu'une démonstration.
Un
peu de lassitude passagère se fait sentir en ce moment, sans
être inquiet sur l'issue de la guerre ; nous savons bien que
nous finirons par être vainqueurs ; l'attitude des métèques
de ces pays là, les effectifs que nous allons y envoyer. Notre
offensive va-t-elle être gênée par l'alimentation de ce
nouveau front ? On pense un peu à tout cela, et, sans être
ébranlé dans sa foi, on se dit qu'évidemment il surgit là
des difficultés.
Cornille
ce matin. Il s'occupe de se faire donner une citation, par
l'intermédiaire du Capitaine Belin, de la Division.
Le
Colonel n'est tout de même guère chic et ne sait pas trop
encourager son monde. Tout le monde ne peut pourtant pas être
remarqué dans des moments difficiles ou être son secrétaire.
Il la fait au type juste et impartial, mais il faudrait être
bien naïf pour prendre cela complètement au sérieux. Mes
subordonnés se rendent bien compte de tout cela, et de même,
certainement (car je ne vais pas leur monter le coup) les autres
hommes du régiment. Enfin, c'est encore une illusion qui part.
Bien des petites choses finissent par vous dégoûter. C'est
comme la bonne volonté et le dévouement de Chardon, qui
tenaient évidemment uniquement à l'espoir d'une récompense.
Tout
ça n'est pas très joli, joli. Mais cela ne m'empêchera pas de
faire consciencieusement mon devoir. Seulement, je ne ferai pas
de zèle inutile, ah non ! Ce qui est de l'intérêt des
blessés et des malades ; c'est tout. Je vois toujours le
Colonel, me disant nettement qu'il ne veut pas récompenser par
la seule récompense possible ici (et bien gâchée, cependant)
les services rendus. Qu'est-ce qu'il veut ? Que nous chargions
avec les Compagnies, qui ne chargent pas souvent, d'ailleurs.
Encore
rien d'E. Rien de la petite Y. Je serais curieux de voir comment
sa lettre sera tournée. Salmon m'a encore offert un bibelot
(porte-crayon en cartouches boches). Je ne puis lui refuser.
Mais cela me gêne. C'est bien le type de Joyeux, bon garçon,
mais ficelle et débrouillard, et pas encombré de scrupules.
Enfin, tout le monde ne peut pas se payer le luxe d'un tas de
scrupules souvent bien faux. Ainsi, en ce moment, on discutera
des points d'honneur ou d'honnêteté délicate, et on extermine
froidement son prochain. Les civilisés ont parfois d'étranges
contradictions, et on pourrait fort bien se demander si les
amoraux, les dégénérés, ne sont pas plus près que nous de
la vérité naturelle.
Au
fond, voler, tuer, piller sont des choses normales, et plus on
améliore moralement une société, plus il faut payer cher un
jour cette amélioration par des milliers de victimes, de ruines
et de pillages. La preuve : cette guerre.
Allons,
ces considérations morales sont plus haut placées que mes
ressources intellectuelles du moment. En attendant que Clément
revienne, et qu'il arrange ma lampe qui file et éclaire mal, je
vais procéder à un brin de toilette et changer de linge. Cela
passera bien un moment. Il est 21 heures. C'est le moment où on
est tranquille : ni malade, ni visite de supérieur, ni
papiers... Je jeûne de plus en plus, tout le temps. C'est la
grande intoxication... Mais je ne suis pas fichu d'être malade.
Le
14 octobre - Il y a un an, je me présentais au Colonel
Defontaine, à la cabane des Six Chemins.
Bilan
de cette année : beaucoup d'heures d'ennui, quelques
désillusions, des satisfactions très rares et très minimes,
un certain nombre d'heures pénibles, l'oubli de bien des
notions, un endolorissement cérébral marqué. Au fond, jamais
le cafard sérieux, à part en rentrant de permission, et encore
parce que j'avais eu l'imbécillité de prendre un léger
béguin pour une petite grue.
Militairement,
nous avons reculé de un kilomètre à peu près.
Le
Colonel m'a fait appeler hier pour des affaires de service. Il
m'a dit : j'ai vu M. Carlier... par deux fois. On aurait dit
qu'il hésitait à me dire quelque chose de plus. Le Directeur
lui aurait-il parlé de moi ? Cela m'étonnerait bigrement.
Tout
le monde a eu ce moment de la lassitude et de l'ennui un peu.
Cela se conçoit. Il paraît que les affaires de Champagne nous
ont coûté très cher. L'artillerie, surtout la lourde, n'a pas
pu, ou n'a pas été portée assez vite en avant après
l'avance.
Ici
la guerre de mines continue. Un jeune Capitaine, Blanc, au
génie, organise cela très bien dans nos secteurs.
On
fait des puits de dix, douze mètres, puis on pousse à vingt
mètres et plus. Hier nous en avons fait sauter une, et Cornille
me le racontait ce matin. Nos mineurs ont entendu les mineurs
boches travailler, rire, chanter. Ils ont attendu longtemps,
puis, lorsque les Boches ont été jugés être un certain
nombre dans leur trou, on a déclenché l'explosion. C'est
horrible, si on y réfléchit un peu. Mais c'est la guerre. Il
paraîtrait (?) que suivant les dires d'un déserteur, les
Boches devaient nous attaquer ce matin. Au contraire, c'est
tranquille.
Delcassé
a démissionné. Pourquoi ? C'est bizarre, en ce moment. Tout le
monde voudrait être plus vieux de un mois pour savoir ce qui va
se passer.
Yvonne
m'a répondu. Mais c'est moi qui ne répondrai pas ; il y a trop
de fautes d'orthographe.
Je
m'ennuie énormément, aujourd'hui, n'ai plus de goût à rien.
Le
24 octobre - Depuis avant-hier, canonnade formidable,
qui équivaut à celle de Champagne lors des victoires d'il y a
un mois. Cela a été d'abord en Champagne, puis s'est
rapproché, au Four de Paris.
Qu'est-ce
qui se passe ? Tout le monde en est inquiet. Est-ce nous, ou les
Boches, qui attaquent. La canonnade, au son, paraît venir des
deux côtés. C'est maintenant un roulement précipité et
ininterrompu, qui fait vibrer la terre ici même dans mon
gourbi. Impossible de rien faire de suivi, car on est trop
inquiet de ce qui se passe. Je pense que les Boches doivent
contre-attaquer fortement, partout, en Champagne et sur les
flancs.
Un
tuyau que Clément m'apporte, venant par Fity : les Boches
auraient attaqué hier, pris une première ligne. Mais nous
avons contre-attaqué, repris le terrain perdu et avancé. Ils
auraient de nouveau attaqué ce matin.
Un
peu de malaise, tous ces jours-ci. Je ne perds pas du tout
confiance, loin de là, parce qu'il ne faut pas perdre
confiance. Mais toutes ces histoires de Grecs qui ne marchent
pas, de Bulgares qui se mettent avec les Boches... et qui
avancent, de Roumains, de ministres qui démissionnent, les
pertes qui ont paraît-il été grandes en Champagne... bref, on
n'a pas de tranquillité d'esprit, comme si l'on savait tout
simplement qu'on va prendre ici ses quartiers d'hiver. Je ne
m'affole quand même pas, et ne deviens pas pessimiste. Mais,
tout de même, comme le pays sera appauvri en hommes lorsque
tout sera fini.
Appris
il y a quelques jours, la mort de mon pauvre O. Eurile ; cela
m'a fait réellement de la peine !
Cela
tonne de plus en plus. Et calme plat ici, aujourd'hui.
Beaucoup
de guerre de mines, ces jours-ci. Nous y avons l'avantage. On
leur fait sauter des quinze cents et deux mille kilos de
mélinite !
Dans
mon coin, petites distributions quotidiennes d'obus, shrapnells
en général. Été faire un tour, il y a quelques jours dans
les lignes et vu les ouvrages, terminés maintenant. C'est
épatant comme défenses ; fils de fer, hérissons, blockhaus
bétonnés, abris-cavernes, rien n'y manque.
Je
fais faire un dispositif pour porter les blessés dans les
boyaux ; dans un but d'utilité et non de réclame.
Le
28 octobre - Tristes évènements ces jours-ci, Merle et
Chardon de rencontrant à quarante mètres de mon gourbi ; un
obus tue Chardon net, et fracture le crane et un bras à Merle !
Merle décoré, Chardon cité : cela n'arrange rien, hélas ! Le
26, été à l'enterrement de ce pauvre Chardon aux Islettes.
Beaucoup de médecins (c'est effrayant ce qu'il y en a à
l'arrière). Petit discours du Général Arlabosse, bien.
Directeur très terne, pas une parole de regret. M. Apard, au
contraire, m'a dit quelques mots qu'on sent venir d'un brave
homme. Bien triste journée !
Écrit
au père de Chardon, à son amie, petite femme charmante,
paraît-il, à la disposition de qui je tiens quelques photos et
souvenirs. Que c'est pénible à faire, ces lettres-là !
Les
Boches tirent maintenant quelques obus à l'importe quelle
heure. Mon coin devient tout à fait peu sûr. On n'est jamais
certain, même en sortant pour le plus naturel des besoins, de
n'être pas tué ou blessé. Les 117 autrichiens, sont terribles
pour cela. On n'entend pas venir le coup, la vitesse initiale
doit être très grande. Dès qu'on entend le coup de départ,
on a le projectile dans la figure.
Je
pense de plus en plus à mon départ en permission. Ai écrit à
A. qui est maintenant à la tête d'une confiserie avec sa sœur,
à Bordeaux. Très rigolo. La ferai venir à Rouen. Les Parents
seront un peu offusqués, mais après tout je ne suis ni en
bois, ni un petit garçon.
Journées
rasantes. Reçu du nouveau personnel. Le temps passe à ne rien
faire ou pas grand chose. Je m'abrutis considérablement. Cela
fait plus de deux mois ici sans repos. Quelle monotonie.
On
parle d'aller au repos, ou d'aller vers Vauquois. Tout cela, des
"filons"...
Le
4 novembre
Toujours
au même endroit ; je caresse l'espoir à peu près certain,
s'il ne m'arrive pas d'accident, de partir en permission le 13.
Les Boches sont en train de shrapnelliser copieusement les
alentours. Je fais de moins en moins des choses médicales. Par
contre je m'occupe d'eau javellisée, de linge sale, de poux,
etc... Je ne demanderais pas mieux que de faire dans ce sens des
choses utiles, mais on se heurte à une inertie absolue de la
part des Compagnies et à leur mauvais esprit. Loin de chercher
à reconnaître qu'on fait ce qu'on peut alors que souvent on
pourrait, aussi, rester inerte, les gens ne pensent qu'à se
plaindre et à critiquer. Alors zut ! Puis comme malgré
l'immuabilité de la solution tactique, les organisations
changent tout le temps et sans qu'on sache pour quoi, on ne peut
rien avoir de stable.
Tant
de choses pourraient être améliorés au point de vue hygiène,
si on voulait s'en occuper avec un esprit précis et désireux
d'être utile aux hommes ; mais quelqu'un qui s'y connaisse, et
qui ait vu ce qui se passe réellement. Il est vrai que le souci
d'une méthode mûrement réfléchie, puis appliquée de façon
constante, n'est fichtre pas ce qui nous distingue, en rien !
Reçu
lettre navrante de l'amie du pauvre Chardon. Lettres toujours un
peu exagérée de Mme Ramillon. Merle va mieux et va être
évacué, après de sérieuses craintes.
Tout
ça finit par être bigrement long. Des bruits de paix courent
les journaux... Je crois qu'ils n'ont rien de fondé. Je ne
compte pas la paix avant le mois de mai. Il y a bien des moments
où je me dis que je suis une fameuse poire de rester ici,
lorsque tant d'autres se débrouillent. Et, dame, je me tâte un
peu. Après quinze mois, personne ne peut me dire que j'ai tiré
au flanc. Je vais voir, après ma permission.
Le
10 novembre - Depuis hier, se succèdent les notes au
sujet des gaz asphyxiants, dont les Boches généralisent de
plus en plus l'usage : précautions avant, pendant, après
l'attaque, organisation des abris, etc...
Il
semble bien qu'on escompte une attaque boche prochaine. Je ne
pense pas qu'ici, avec les ravins successifs, les arbres, ils se
servent beaucoup de nappes de gaz. Ce sera plutôt obus
asphyxiants et marmites, panachés. Charmante perspective !
Depuis quelques jours, il y a de l'activité dans l'air. La
nuit, qui est extrêmement noire, on tiraille plus. Le jour,
bombardements répétés. Le coin devient assez mauvais. Quelle
drôle d'existence. Avec cela, le froid a pris carrément, et
rien n'est plus triste que ces nuits froides et noires, avec les
rafales de vent dans les arbres dépouillés, la fusillade, de
temps en temps des rafales d'artillerie. Tout cela devient
fatigant à la longue. J'ai réellement besoin d'aller un peu en
permission. C'est après-demain soir que je dois partir... s'il
n'y a pas d'anicroche.
La
soirée est toujours le meilleur moment, où l'on voit clair,
où l'on a chaud, et où l'on est tranquille. Avant-hier Fity
nous a distrait avec son violon. Un violoniste de
l'opéra-comique ici, ce n'est pas à dédaigner.
Les
journaux disent que les Boches ont ramené cinq corps d'armée
de Russie sur notre front. Ils vont sans doute faire une
offensive. Je pense qu'ils seront reçus. Les affaires de
Champagne nous ont, dit-on, coûté assez cher. Ce n'est pas
surprenant. Quand ces gens-là sont cramponnés quelque part, ce
n'est pas facile de les expulser.
Les
journaux sont bien ternes, et toujours avec des articles idiots
au sujet de la guerre, des poilus, etc... Vraiment, il ne faut
avoir rien vu pour raconter de pareilles histoires.
Monjot
et Perrier (celui-ci, croix de guerre : une frousse intense,
aucun cran) doivent être relevés. Je crois être un des cinq
ou six, à peine, de l'active qui soient depuis le début dans
l'infanterie, au C.A. et le seul qui n'ait aucune récompense,
même minime. C'est encourageant ! J'ai bien perdu, à venir
dans ce régiment. Si j'étais resté au 89, c'eût été bien
plus avantageux qu'ici, où, en faisant bien ou mal son service,
on a le même résultat pratique. D'autant que par comparaison
aux autres, vis-à-vis de mes chefs techniques, cet état de
chose sera constamment nuisible.
Eu
hier la visite, tout à fait inattendue, du frère de ce pauvre
Chardon, très différent de lui. Son amie paraît être une
femme très bien à tous points de vue. Quelle triste histoire !
Le
25 novembre - Été en permission du 13 au 23 au matin,
ou j'a retrouvé mon gourbi sans aucun cafard. C'est comme si ma
vie normale était devenue celle-là. C'est drôle comme on
s'adapte.
Pendant
ma permission, trouvé Paris et Rouen très animés, regorgeant
de monde partout. Retrouvé ma fille grandie, très gentille,
très raisonnable, et en très belle apparence physique. Elle
m'a très bien reconnu et est très gentille et affectueuse avec
moi ; j'en suis bien heureux.
Quelques
évènements féminins à noter.
D'abord,
rompu toute espèce de relations avec A., dont j'avais
par-dessus les oreilles. Fait la connaissance de Marguerite
Kuhn, petite camarade de Clément très gentille ; une petite
chatte ; un peu rosse et cherchant à faire marcher les gens.
J'ai d'ailleurs marché un petit peu, mais parce que cela
m'amusait, et bien moins qu'elle ne l'a cru.
Fait
connaissance de ma marraine qui m'avait écrit pour me demander
de passer la voir à Paris et qui est vraiment bien : jolie,
assez élégante, quoique simple, intelligente, gaie. Il est
entendu que nous devons correspondre. Elle m'a dit qu'elle
n'avait pas d'amie femme, que les hommes désintéressés
étaient rares, et qu'elle serait heureuse de m'avoir pour
camarade. Cette solution me plait beaucoup. Je ne pense
d'ailleurs pas à autre chose, pour plusieurs raisons : parce
que je n'éprouve aucune autre chose qu'une amicale sympathie ;
enfin, ce serait une chose assez sérieuse, et, dame, je n'ai
pas le désir de m'embarquer dans une chose sérieuse.
A
part cela, j'ai retrouvé la vie toujours la même, marmitages
quotidiens et irréguliers, occupation avec un tas de trucs pour
les gaz asphyxiants. Le froid a bien pris, ce n'est pas très
agréable d'avoir toujours les mains gelées.
Vu
pendant ma permission Mme Mélot. Son mari, bien casé dans une
ambulance, va être cité, paraît-il, au C.A. C'est épatant !
Enfin j'en suis heureux pour lui, car j'ai beaucoup d'amitié
pour lui.
Il
paraît que Mme Cellier pense toujours à moi. Alors, tant mieux
!
C'est
tout de même bien gentil et bien bon, les femmes, même quand -
ce qui est la règle - elles ne sont pas telles que nous les
souhaiterions. Dans quatre ou cinq mois, on pourra y goûter de
nouveau.
Le
25 novembre - Ça devient moche dans ce coin. Il y a
quelques jours un obus se logeait sans éclater dans le mur de
mon poste de secours. Cet après-midi, les Boches ont encore
envoyé quelques salves, et un obus a démoli un coin de mon
gourbi. Heureusement qu'il y avait pas mal de pierres, sans quoi
il rentrait dans le gourbi. Par la même occasion, deux hommes
tués et trois blessés très grièvement, du 313. Je commence
à envisager l'hypothèse d'être zigouillé ou accroché
sérieusement. Ce serait bien ennuyeux, après plus de quinze
mois et tant d'occasions auxquelles j'ai échappé, de finir si
bêtement. Il est vrai que c'est toujours bêtement que l'on
finit.
Déjeuné
avec le Colonel.
Vu
Gobineau, qui passe adjoint au Directeur. Le Boigey... est
relevé, sans doute. Il passe à quatre galons et à une
ambulance, à Froidos. C'est tout simplement écœurant.
Heureusement que je ne suis pas ambitieux et que je ne compte
pas sur le stupide métier de médecin militaire pour me donner
des satisfactions. C'est seulement un métier qui vous permet de
gagner sa vie et que je fais de mon mieux parce que j'ai de
l'honnêteté, voilà tout.
L'activité
est assez grande autour de nous tout ces temps-ci, artillerie,
minnen, et mines. On se préoccupe toujours beaucoup des gaz
asphyxiants.
Cela
a l'air de s'arranger pour nous aux Balkans, mais je ne vois pas
la fin de tout cela avant longtemps.
Le
30 novembre - On s'attend à recevoir des gaz. Ils en
ont envoyé du côté de Forges. Ce devient vraiment dégoûtant
: ce ne sont plus les gaz du 13 juillet, m'a dit le Colonel ; on
n'a ni picotement, ni larmoiement, mais on ne sent rien, puis,
tout d'un coup, on tombe, et... on a de grandes chances d'en
claquer. Cette perspective est tout à fait pleine de charmes.
Dire
que d'un moment à l'autre ça peut m'arriver. Ah quelle belle
vie ! Comme on chante dans Louise.
Content
ce matin, parce que je me retrouve seul et libre, M. Chocquet,
un homme charmant d'ailleurs, venu ici pour expérimenter un
appareil pour fracture de cuisse, et qu'il n'a pu utiliser faute
de fracturé, étant reparti. Je suis devenu ours, sauvage ; je
trouve le temps infiniment moins long à rêvasser qu'à causer,
surtout de sujets qui m'intéressent plus ou moins. J'ai
d'ailleurs quelques sujets de rêverie, S., sérieusement, M.,
pas sérieusement du tout par exemple.
La
médecine, et particulièrement la militaire, m'inspirent de
moins en moins de goût. Après la guerre ? Mais il faut d'abord
en revenir et ne pas se faire asphyxier.
Le
9 décembre
Été
hier à Vraincourt. Vu Favre, une minute le Général, puis Lux,
quelques officiers du 89.
En
arrivant à Lenhardt, reçu un message téléphonique : ordre de
venir de suite au P.C.
C'était
parce qu'on craint, on est sûr même d'une attaque allemande,
grosse affaire, contre notre région. Pris dispositions
nécessaires. Ce matin, rien. Ce sera peut-être pour demain ou
après-demain. Temps de chien, pluie et vent, qui doit les
embêter pour leurs gaz.
Une
belle saleté ! Il y a eu des morts à la 10ème
Division. Ça m'ennuie, cette perspective de crever comme un
animal d'expérience. Enfin ! quand je pense que Ferry est à
Bar-le-duc depuis des mois. Il faut n'avoir pas de pudeur.
Autre
chose. correspondance soutenue avec S. Très sincère de sa part
et de la mienne. J'ai quand j'y pense, quelques inquiétudes.
Mais zut, après tout, rien ne sert de calculer. Et si c'est
quelque chose de vrai, eh bien pourquoi pas ?
Le
11 décembre - Les Boches n'ont pas encore attaqué. Il
est vrai qu'il fait un temps de chien. Cafard un peu. Reçu une
lettre de Mme Cellier, qui avait commencé par prendre un
pseudonyme et de faire écrire poste restante se donnant comme
marraine envoyée par Fantasio. Elle se souvient encore de moi.
Allons, c'est gentil. S. m'a envoyé une longue lettre où elle
me conseille le mariage. Brr... j'en frémis. Très gentil de sa
part, tous ces conseils amicaux. Mais aucune envie de les
suivre. Envoyé hier à M. K un poulet bien senti pour lui
expliquer que je n'aimais pas qu'on s'offre ma physionomie ;
donc affaire réglée. Il y a des femmes qui sont de vrais
petits chameaux et il y a lieu de montrer qu'on n'est pas trop
naïf.
Déjeuné
et dîné avec ce bon Commandant Delbrel. L'artillerie a fait
des tirs de concentrations dans le but de détruire les
gazogènes boches.
Le
12 décembre - Été à Clermont, convoqué p% (?)
du Directeur pour "recevoir des instructions concernant la
vaccination antityphoïdique". Ah mince d'instructions ! Le
Directeur est venu, nous a fait un laïus idiot, après nous
avoir préalablement fait "ranger" comme des troupiers
et avoir dit à un aide-major qui était un peu penché de
"prendre une attitude plus militaire"(!!). Puis ce bon
M. Apard qui s'en va, a tâché d'expliquer la question au
médecin divisionnaire qui le remplace, un cinq galons qui
arrive de l'intérieur, et qui n'a rien compris, bref une scène
burlesque et qui serait risible si elle n'était pas
abominablement triste ! tous ces gens-là ont comme
caractéristiques : le désir de ne pas endosser de
responsabilités, l'ignorance absolue et crasse des difficultés
dans lesquelles se débat chaque jour le malheureux troupier, et
aussi le médecin d'infanterie, et une inaptitude absolue à
organiser rapidement quelque chose de précis et de convenable.
Il ne serait pas intéressant de détailler. Cependant, ce trait
: comme je signalais au nouveau divisionnaire que nous manquons
absolument de stock de rechange comme tampons, lunettes contre
les gaz et que par conséquent les vérifications ne riment à
rien du tout, il me répond : mais, c'est une affaire de
demandes, si vos demandes sont faites et que vous ne receviez
rien, votre responsabilité est dégagée ! Mais je m'en fous de
ma responsabilité, sinistre crétin ! Ce que je veux ce n'est
pas esquiver une engueulade ou onze jours d'arrêt, ça m'est
bien égal. Ce que je ne veux pas, c'est que les troupiers avec
qui je vis depuis seize mois, que je vois souffrir et se faire
casser la gueule pendant que les bureaucrates somnolent sur leur
rond de cuir, ne crèvent pas asphyxiés par les gaz, faute de
moyens de protection. Ah, non, j'ai beau être discipliné et
militaire d'esprit, je le crois, il y a des moments où le
dégoût et le mépris de mes chefs médico-militaires sont
vraiment considérables !
Et
je me demande avec une anxiété réelle : est-ce que, dans
notre métier, dès la quarantaine, on est obligé de tourner à
la brute, au paperassier étroit, et au crétin peureux ? Cela
me paraît probable, car la proportion de chefs bien est infime.
Depuis la campagne, qui ai-je connu das ce cas : Baratte, et
c'est à peu près tout. Peut-être M. Wissenmans, mais je ne
l'ai vu que cinq minutes en dix mois...
Vrai,
si à la fin de la guerre je pouvais trouver une situation
agréable, je crois que je la prendrais avec enthousiasme ; mais
ce métier me dégoûte ! Il est vrai qu'il y a la question
pratique, la galette...
Déjeuné
avec Collineau. Vu Larget, Chevassu. Ils mènent la bonne petite
vie. Oh, tant mieux pour eux. Je les vois sans amertume. Mais
Ferry, par exemple, à Bar depuis de longs mois, je la trouve
plutôt saumâtre.
Le
18 décembre - Cet après-midi, deux 117 sur mon gourbi.
Un en plein sur le toit, un à l'entrée. Cela a bousculé les
pierres du mur d'entrée qui a éboulé, et esquinté la moitié
des tôles ondulées. Pas de blessés. Tout de même, ce coin
devient bien désagréable à habiter. Nous sommes juste dans
l'axe de tir d'une batterie qui doit être à Bolante.
Couturier
va partir au repos quelques jours. Il n'y a qu'un citoyen du
régiment qui ne parte jamais au repos, c'est moi. Si je voulais
j'irais habiter Lenhardt. Mais c'est drôle que le Colonel ne
pense aucunement à moi. Drôle, si on veut ; cela, au fond, ne
m'étonne guère. D'ailleurs je vais peut-être m'occuper de
modifier cette situation, si les Boches ne la modifient
eux-mêmes en me faisant capout !
Le
25 décembre - Noël ! Le deuxième passé en Argonne,
et, qui sait... peut-être pas le dernier.
Réveillonné
hier, ou plutôt dîner tardif et reveillonnatoire avec mon
personnel, les quelques hommes (six) qui vivent ici avec moi et
qui m'ont demandé de partager leur petite fête. Plats et
bouteilles en nombre notable ; airs de violon raclés par
Clément et Flécher, airs de beuglant, airs d'opéra, le tout
mélangé avec grâce. Bref couché à 3 heures du matin et, au
réveil, bouche un peu liqueuse. Vers 2 heures un poilu de la
mitraille, notre voisin, qui venait de fêter joyeusement Noël
et était gai, a été absolument épaté de me trouver là, en
chandail et buvant avec tout le monde.
Aujourd'hui,
cafard et noir. Pas gai, ici, en pensant à tous les gens en
fête, à l'intérieur, aux embusqués, aux vieux, aux classes
17, à tous ceux qui en ce moment profitent de la vie, jouissent
de leur famille ou s'amusent.
Correspondance
fréquente de S. ; lettres longues, écrites avec rapidité (ça
se voit !) mais gentilles. Je crois que c'est une petite femme
honnête, pas bête, très gentille, mais qui pense à son
avenir avec un sens pratique de la vie assez développé. A part
cela, une charmante camarade. Lettres moins fréquentes (la
fréquence ira peut-être en augmentant) de cette aimable Mme C.
avec qui je veux d'abord me rendre compte s'il y a des
possibilités extra-régulières, ce qui ne ferait de mal ni à
elle, ni à moi. Elle m'écrit très gentiment, me parle de la
pierre blanche qui marque le jour de notre première rencontre,
etc... Ma chère ! La jeune guite n'a plus pipé. Non, mais de
fois ; me croyait-elle donc encore plus naïf que je ne suis !
La
guerre ? Ca continue. Peu de pertes, un ou deux blessés par
jour, un tué à peine. Seulement les malheureux bougres sont
dans l'eau, dans la boue, c'est effrayant. Les sapes sont
pleines d'eau. Et quand il vont au repos... on les vaccine !! Le
vaccin antityphique, ne suffit pas, il faut l'antityphoïdique,
le AB, le T.A.B ! Et allez-y, les laboratoires, les circulaires
où tout est prévu, de façon que tout le monde y passe, à la
vaccination, et l'homme vacciné mis au repos, et privé
d'alcool, et les états pour les deux mille sept cents poilus du
4ème, à envoyer en double au Directeur, pour
fourrer dans l'armoire aux papiers, etc... Quelles conneries.
Non, ce que j'en aurai vu, du gaspillage de temps. Ils
prévoient tout, à l'arrière, sauf qu'à la cote 285 ou même
aux baraquements, la vie n'et pas tout à fait la même qu'à
Bar-le-Duc. Et puis, du reste, ils s'en foutent pas mal. Pourvu
que leurs circulaires partent, qu'ils reçoivent des rapports,
ils sont heureux.
Et
avec les gaz, ça change tout le temps. Je veux, par curiosité,
dresser la liste des rapports que j'ai à fournir de façon
régulière. Ce n'est pas que je me plaigne du travail ; oh, on
peut y arriver aisément ; seulement c'est de voir comme c'est
peu intéressant, et peu utile, qui vous dégoûte. Pour la
vaccination : en un mois et demi, temps nécessaire pour les
quatre injections (tous les douez jours sur les bataillons au
repos) il y aura près de huit cents hommes partis ou revenus,
sans compter les corvées, les piquets, les malades, les
permissionnaires, etc... qui font que cette vaccination est
impossible à réaliser régulièrement. Et puis les poilus sont
dégoûtés, et protestent. Je les comprends. ce que je suis
heureux, de ne pas avoir à les piquer moi-même, les
malheureux. Pendant un mois et demi leurs maigres repos vont
être empoisonnés avec cela.
Et
cela influe-t-il vraiment sur la morbidité antityphoïdique. Je
commence à me le demander. Quand je pense avec quelle facilité
ont doit parfois truquer les statistiques pour se faire bien
voir, ou pour ne pas être embêté. Il y a si peu de types
honnêtes.
Violentes
canonnades ces jours-ci, à gauche, cette nuit de Noël même.
L'autre jour, un homme du régiment a passé à l'ennemi, un
nommé Eude. Deux de ses camarades, pour n'avoir pas tiré
dessus, ont eu soixante jours de prison dont quinze de cellule.
Au
fond, tout le monde est las. Les gens feront leur devoir, j'en
suis convaincu, mais ils seront bigrement heureux quand on leur
dira : on n'entendra plus le canon ! Et moi aussi. dix-sept mois
dans quelques jours de gourbi et plein air, c'est déjà gentil.
Ah,
j'allais oublier. J'ai été cité à l'ordre de la 10ème
Division pour, comme motif principal, le jour de Villers-
aux-Vents. Je suis convaincu que des gens diront que j'ai du me
faire pistonner salement !
Au
fond, j'en suis content parce que, surtout, tous les médecins
et officiers ayant mon temps de régiment sont cités et que les
rares exceptions sont en butte à des suspicions. Puis le motif
m'est un brevet de non-embuscade. A part ça, je n'en tire pas
une gloire exagérée.
Le
1er janvier 1916
Et
voilà. Encore une nouvelle année de guerre, et, qui sait,
peut-être pas la dernière. Le Général Joffre, dans son ordre
du jour, en nous envoyant ses vœux, dit qu'elle sera glorieuse
pour l'armée française, mais c'est tout. 1915, ici, a expiré
dans le vacarme des canons français et boches. De 11 heures du
soir à 1 heure du matin c'est effrayant ce qu'on a tiré, et
des gros.
Boue,
pluie. Vie toujours la même. Occupations aussi attrayantes
toujours. Au fond, on a beau être gai, et avoir du ressort ;
cela devient franchement rasoir. Ce n'est pas d'ailleurs
l'impression d'un isolé, mais de la masse. Beaucoup de
correspondance tous ces jours-ci. Madame Madou me devient
sympathique. Ma sœur m'écrit plus souvent. j'ai beau tâcher
de lire un peu. Je m'abrutis progressivement et
considérablement. Oublis, fautes grossières d'orthographe,
plus d'imagination. Pâtés en masse.
Le
11 janvier - Convoqué aujourd'hui par le médecin
divisionnaire avec tous les médecins chefs de corps de troupe
de la Division pour affaires de service. Je me doutais bien de
ce que se serait. Vingt-huit kilomètres aller et retour dans la
boue, la pluie, sur la route où l'on peut facilement récolter
une marmite (encore il y a quelques jours deux chasseurs tués
près de la Forestière) pour entendre des fadaises...
Recommandations
sempiternelles sur les trois sujets d'actualité : gaz -
vaccination - cantonnements.
Une
histoire bien typique :
Une
commission, composée de Laverau, Vaillard et Robin, est venue
pour visiter les cantonnements. Si elle voulait voir quelque
chose, il fallait au moins venir à Monhoven, Lenhardt,
Bourdelois, sinon en deuxième ligne. Or ils ont vu... la ferme
de la Thibaudette !!! Et le plus drôle, c'est ceci. Il paraît
que nous sommes une des armées où il y a le plus de fièvres
typhoïdes. Quelle en est la cause ? Il est bien évident pour
tout homme de bon sens et qui a vécu avec la troupe, que
c'est : la fatigue. A y ajouter le manque d'hygiène qui est forcé
sur le front (le vrai front).
Ces
messieurs ont envisagé comme causes :
-l'eau,
on leur a dit qu'on la javellisait ; naturellement cela leur a
suffi.
-La
souillure du sol. Elle est inévitable, on ne peut pas la
restreindre plus qu'on de l'a fait.
-Enfin
! La propreté des mains ! L'histoire des porteurs de germes !!
En campagne !
Alors
on nous a gravement recommandé de veiller à ce que les hommes
se lavent les mains avant chaque repas... Ces théoriciens et
ces bonhommes de laboratoire sont à crever de rire.
Vu
Lenhardt en passant. L'infirmerie est bien, il y a
l'électricité maintenant. Les hommes mangent dans un
réfectoire, et convenablement. On a vacciné des Compagnies du
2ème
Bataillon. Ils ont protesté. Le Commandant Delbrel a du venir
revolver ai poing et une trique à la main. Après tout, les
pauvres diables, je les comprends. quel poison pour eux ! Cela
leur enlève tout le bénéfice du repos pendant quatre
périodes de dix-huit jours. et puis ils s'en moquent pas mal
d'être vaccinés, de risquer ou non une typhoïde. Ils s'en
moquent, et au contraire désirent attraper quelque chose, pour
être évacués. Je serai comme eux.
Le
12 janvier - Ce matin, réveillé par une secousse
formidable du gourbi. Puis grosses marmites sur les premières
lignes. Commencement de tir de barrage sur la route. Je me
lève, 6 heures et demie, croyant à une attaque.
En
réalité, ce sont les Boches qui ont fait sauter une grosse
mine : entonnoir de soixante mètres de diamètre. Ils ont
essayé de l'occuper, n'ont pas pu, ont bouleversé leur
tranchée et la nôtre. Une quinzaine de blessés assez peu
graves, deux tués et une douzaine qui ce soir sont encore
ensevelis. Les pionniers dégagent le terrain ce soir, mais
doivent étayer au fur et à mesure. Les pauvres bougres sont
sûrement tous morts.
Les
Boches ont-ils voulu attaquer ? Il semble que cette mine
n'était pas pour rien, et s'ils voulaient attaquer, ils en
auraient profité dès ce matin. On ne sait pas trop exactement.
Tous
ces jours-ci, vie monotone et identique chaque jour. Marmitages
sérieux sur les premières lignes, Garnier. Très peu de
pertes. Réponses de notre artillerie, avec vraisemblablement
aussi peu de pertes boches. distributions plusieurs fois par
jour au-dessus de nous, fusants à fumée blanche très haut :
repères, ou obus mal débouchés ?
Correspondance
très nourrie avec S. qui vraiment est une gentille amie et que
j'aime bien. Madou m'écrit de plus en plus tendrement. M'a
envoyé une photo, qui d'ailleurs a l'air très mal faite, photo
d'amateur, où elle n'est pas avantagée. A moins que je me sois
illusionné. Il me semble pourtant bien qu'avant la guerre elle
était, non une beauté, mais agréable. Nous verrons en
permission... Quand ? Peut-être début de mars, m'a dit
Couturier. Mais il ne faut pas trop le prendre au sérieux.
Il
fait de nouveau froid. Beau petit temps pour les gaz.
Le
28 janvier - Il y a une douzaine de jours, les Boches
ont fait sauter une mine énorme, on estime vingt mille kilos
d'explosif, puits à vingt mètres. Depuis plusieurs jours les
hommes disaient qu'on travaillait sous eux, qu'on allait les
faire sauter. Mais le génie avait affirmé que "c'était
impossible" et que les bruits entendus venaient de la
transmission de produits par la confection d'abris-cavernes, au
pétard, dans les lignes boches.
Il
y a eu une vingtaine de tués. Les Boches n'ont pas attaqué.
Des hommes de chez nous sont sortis de suite et ont été tirer
sur quelques Boches qui sortaient. Il est probable que les
Allemands ont voulu effondrer la crête de 285 pour avoir des
vues chez nous. Ils y ont mal réussi. Car la lèvre de notre
côté est plus haute que la leur. L'entonnoir a soixante dix
mètres au moins de diamètre. Ici, cela m'a réveillé
(c'était vers 6 heures et demie). On aurait dit un tremblement
de terre.
L'artillerie
est extrêmement active depuis quelque temps. Le carrefour des
7F. le poste du Colonel et notre coin, ainsi que la route, sont
constamment marmités. Il devient dangereux de sortir. Couturier
ni Cornille ne mettent plus jamais les pieds chez moi. le
Colonel voulait faire aller ailleurs sa liaison, Couturier
aurait dit que ce n'était pas la peine. En tous cas, ce qui est
certain, c'est que le Colonel s'est bien gardé de penser à
nous !
Il
y a deux jours, nous avons eu en arrière et en avant de nos
gourbis, des 150, surtout en avant, sur 43. Il a fallu descendre
dans la sape, qui se poursuit petit à petit.
Drôle
d'existence. Cinq mois que je suis là. Eh bien, malgré tout,
je suis assez bien adapté. Ici, personne ne vient m'embêter.
Le service marche maintenant comme il est monté. Je m'embête
et je m'abrutis, c'est indubitable. Mais je n'ai pas trop le
gros cafard. Je suis certainement le seul officier de la
Division et du C.A. qui n'aille jamais au repos ; mais au fond,
cela m'embête de bouger.
Il
paraît que je suis proposé pour une ambulance (car la relève
automatique ne concerne que les officiers de complément du
Service de Santé, c'est officiel).
Certes,
cela m'ennuiera au point de vue amour-propre, de partir. Je
quitterai mon personnel et l'avant avec un certain regret.
Seulement,
c'est, ou plutôt ce serait (car je doute fort qu'à Bar on
s'inquiète à moi !) du repos, l'à peu près certitude de
revenir, peut-être un peu de médecine en perspective ; et puis
à quoi bon exagérer. Comme médecin, je serai toujours
considéré comme une espèce d'embusqué, quoique je fasse.
Alors, inutile de faire un zèle qui serait complètement
déplacé ! Encore si au régiment où je suis depuis quinze
mois, on avait fait quelque petite chose pour moi. mais rien,
absolument rien. Donc point de scrupules, qui seraient
uniquement ceux d'une poire.
Mad
me devient de plus en plus sympathique. C'est extraordinaire ce
que des lettres peuvent vous donner de réconfort moral et être
un remède au cafard. Si je n'avais pas ma correspondance, assez
chargée d'ailleurs, je m'ennuierais à mourir.
Le
4 février
Déjeuné
avec le brave Commandant Delbrel, Cornille, deux officiers qui
font un stage d'état-major. Delbrel et Cornille, et Martin,
venu ensuite, tous las, autant que moi, sinon plus.
Lassitude
générale. Et cela s'explique, non seulement par la durée,
mais par ce fait que notre corps d'armée, et spécialement le 4ème
qui a toujours eu la guigne à ce point de vue, n'a jamais eu de
vrai repos.
Un
homme est blessé à la main (la main perdue), il y a quelques
jours, près de Moissonnier. Il était enchanté, parce que la
guerre était finie pour lui. Il faisait la part du feu. Et un
homme courageux. C'est effrayant quand on y réfléchit.
Réflexion
d'un homme, il y a un ou deux mois, passant près de mon abri
pendant un bombardement : un autre conseillait des mesures de
précaution ; il répond : bah, il faut toujours être tué,
d'une manière ou d'une autre. Alors, être zigouillé ici ou
ailleurs...!
Hier
les Boches ont essayé de prendre un petit poste que nous avons
établi sur la lèvre Nord du grand entonnoir. On a
contre-attaqué à la grenade, ils ont été repoussés avec de
grandes pertes (6ème
chasseur silésien).
Marmitage
pluri-quotidien ici. Ma sape est finie. On en fait une au
Colonel.
Ma
chatte a eu la patte cassée par un chien. Ou une balle ? Je
n'ai gardé qu'un petit, qui crie tout le temps et que je fais
boire !!
Le
dix-neuvième mois est commencé depuis deux jours. Le Colonel
ne s'inquiète toujours pas de ce que nous devenons, et notre
tour ne vient pas d'aller un peu au repos, c'est fantastique !
Pas une marque palpable de bienveillance, à part qu'il me fiche
la paix, depuis quinze mois. Je ne suis pas d'Auxerre.
On
m'a dit que j'étais proposé pour une ambulance par le C.A.
Mais avec la cuisine de Bar et leurs pistons, qu'est-ce que cela
deviendra.
On
fait une relève automatique pour les médecins de complément.
Mais, avec un système de points épatant, on arrive à compter
les mois de front à Bar-le-Duc, exactement comme ceux
d'infanterie. C'est d'un grotesque achevé. Quelle boutique.
Le
10 février - Hier soir, un grand évènement. On
apprend que le C.A. va être relevé dans quelques jours, pour
aller tout à fait à l'arrière, au repos, et sans doute faire
des manœuvres, marches, etc... Les hommes et tout le monde sont
heureux. Échapper à la boue, aux marmites et au reste pour
peut-être un mois ! Pour moi, cela me fera presque six mois de
séjour continu ici, à hauteur des ouvrages de deuxième ligne,
sans repos. je serai très content aussi. dire que le Colonel ne
s'est pas une seule fois inquiété de savoir ce que je devenais
pendant ce temps-là. J'en ai soupé du 4ème.
On
demande des médecins pour l'Armée d'Orient (base de Corfou).
Cela me ferait envie, rien que pour changer. Mais c'est la base
de Corfou. Donc l'Albanie... sale pays. Et puis le typhus,
perspective peu gaie ; à Corfou sont les serbes rescapés. Et
puis, je ne suis pas tout seul sur terre, sans quoi je
demanderais, rien que pour voir. Quant à ma proposition pour
une ambulance, elle n'a jamais existé.
Neige
ces deux jours. Paysage délicieux. Peu de marmites.
J'ai
dû faire tuer la pauvre petite chatte ! Elle était trop
blessée pour pouvoir vivre facilement. Le petit gosse dort
devant le feu. Il est gentil, gros comme à peine la moitié de
mon poing. On s'attache à ces bêtes, même à des chats.
Le
19 février - Toujours la même vie monotone,
déprimante, et insipide. Aucune satisfaction de métier. Les
paperasses du temps de paix, plus abondantes, sans la
consolation de la vie normale une fois la livrée militaire
déposée.
A
l'arrière de l'arrière, des grands chefs, Directeurs de
l'armée ou du C.A. qui ignorent le personnel des régiments,
n'ont avec lui de rapports que par le papier, pour lui demander
des compte-rendus d'une nécessité illusoire, ou lui faire des
reproches immérités. Ces gens-là se moquent de nous, et n'ont
vraisemblablement pour nous que du mépris. Ils n'ont aucune
idée de ce qui se passe ici parce qu'ils ont peur pour leur
peau et n'y viennent jamais.
C'est
avec cela que de sinistres fumistes vous décrivent le microbe
du pied de tranchées, comme prophylaxie vous parlent de
désinfecter la boue !
Un
peu moins à l'arrière : médecin divisionnaire. Même
mentalité, en mieux. Se rend un peu mieux compte des
difficultés, aussi paperassier que les autres. On le voit
quelquefois, presque jamais au poste de secours. De temps en
temps à l'infirmerie, où il me convoque pour me donner
quelques vagues instructions, fort peu utiles. Pour les
recevoir, je fais des kilomètres sur une route régulièrement
arrosée de shrapnells et où il y a souvent des tués et des
blessés !
Le
Commandement, a fait quelques progrès à notre égard. Mais
toujours méfiant, un peu jaloux et méprisant pour les
"non combattants". Comme médecin de l'active,
n'appartenant pas à la chapelle du Val, ni aux gendres, ni aux
gros pistonnés, aucune relève. Nous ne sommes pas électeurs.
Pour les gendarmes, les officiers d'état-major, un tas
d'officiers de l'active détachés à l'arrière il y a un
repos. Pour nous, je veux dire pour ceux qui honnêtement et
modestement sont à leur poste de combat depuis de longs mois
sans intriguer, rien.
Le
résultat, pour moi et tous ceux qui sont dans mon cas, et avec
qui j'ai causé est le suivant : lassitude d'un métier qui ne
vous apporte pour les dangers courus, aucune satisfaction
d'aucune sorte, ni comme intérêt médical, ni dans la
considération, ni comme avantages matériels (que gagnent
"les combattants' presque toujours).
Dégoût
profond pour une carrière où l'on eut été tout disposé à
payer le plus possible de sa personne.
Absence
totale d'estime et de dévouement pour les grands chefs
techniques qui, on le sent, nous verraient crever d'un œil
parfaitement indifférent.
Abrutissement,
amertume, et aigrissement, et fatalement, diminution du
dévouement et de la facilité à risquer sa vie.
Ce
tableau, sommairement dressé, est strictement exact. Et j'ai
l'esprit très militaire et très discipliné, dans le bon sens
de ces mots. Seulement, tout a des limites !
Il
y a trois jours, le 16, le Colonel m'a fait venir dans son
gourbi, et m'a remis la croix de guerre que j'ai la conscience
d'avoir mieux gagnée que beaucoup d'autres parmi les médecins.
J'ai été enchanté d'échapper à une cérémonie devant les
troupes ; c'était un peu forcé, du reste, puisque jamais je ne
vais au repos. le père Défontaine m'a embrassé. Mais enfin,
cela n'empêche pas qu'il eut pu être plus chic pour moi,
m'octroyant lui-même une récompense qu'il a accordé à
d'autres qui n'en avaient pas fait plus que moi. mais ceci est
secondaire. Il est tout de même honteux de penser que cette
décoration qui devrait rester le prix du sang, c'est à dire du
risque de sa vie, est octroyée à des riz-pain-sel, et à un
tas de gens qui ont fait la guerre en pantoufles. Mais à
l'intérieur on ne se rend pas compte de cela. Le front a une
largeur extrêmement élastique, et plus on est à l'arrière,
plus on ébouriffe les gens par le récit de qu'on a vu (?).
Quelqu'un
qui, à l'intérieur, lirait ces lignes serait sans doute
indigné. Quel égoïste, dirait-il ! Penser à d'aussi mesquins
intérêts quand la Patrie est en danger. Mais ma mentalité est
celle de tout le monde, soldats et officiers. Et encore j'en
connais pas mal, de mentalités qui sont beaucoup plus laides.
Heureusement
j'ai les lettres pour me changer un peu. Mad est charmante, me
gâte à chaque instant, m'envoie des livres. Elle fait du
chemin dans mes sentiments...
Nous
attendons une grosse attaque sur Verdun, avec gaz et toute la
figuration habituelle. Il pleut. Peut-être cela retardera-t-il
la chose. on parle de bombardement prolongé, de trente-six, de
quatre-vingt dix heures...? Si c'est vrai, ici, à neuf cents
mètres des Boches, en plein barrage et juste à côté des
ouvrages de défense, il y a bien des chances d'y rester. Douce
perspective que d'avoir souffert ces dix-neuf mois consécutifs
pour claquer maintenant. Enfin, cela n'empêchera pas de faire
le service comme il le voudra.
Le
22 février - Reçu avant-hier l'avis de ma mutation. Je
vais à l'ambulance 5/5, du côté de Revigny. J'attends mon
successeur, viendra-t-il ?
Ici
on prend ses précautions pour un très long bombardement : mois
(?) de réserve pour deux jours et plus dans les
ouvrages, deux tampons taulbuté (?), etc... Secteur
très calme, étonnamment, hier et aujourd'hui. Les chasseurs
devant nous ont été remplacés par des bandeaux rouges.
Tout
le monde est sur le pont.
Avions
nombreux, boches et français ces deux jours. les Boches ont
bombardé des points de voie ferrée (vers Revigny), Aubréville
est très bombardé. On a descendu un zeppelin près de Brabant,
et cinq avions. Un de nos avions a été descendu, l'aviateur
blessé, mortellement, près de Lenhardt.
Il
y a eu à Clermont beaucoup de blessés venant de Malancourt.
Les Boches vont évidemment jouer un gros coup sur Verdun.
On
amène à Clermont de la grosse artillerie (270).
Le
23 février - 9 heures, matin. A la porte de mon gourbi.
Dans mon dos, le feu ronfle et chauffe. Devant moi, le ravin
tout couvert de neige et le bon air froid et vif qui me fait les
doigts gourds et me dilate la poitrine, avec une sensation de
plaisir à chaque large bouffée qu'on aspire.
Dernières
impressions d'une existence qui va se transformer, si M. Haslé
arrive bientôt, comme c'est probable ; et je regretterai
peut-être quelquefois cette vie pastorale, quoique d'une façon
générale j'aie plaisir à la quitter.
Mais
cette vie m'a appris à aimer la nature, la forêt, le silence,
l'air vif et sain.
Le
tableau que j'ai devant moi n'est pas bien grandiose, ni bien
pittoresque ; il a cependant son charme. Tout le ravin est blanc
de la neige que deux jours de gelée claire ont durcie. Le fond
du paysage, tout en arbres dépouillés, est noir, ou plutôt
grisâtre, avec des touches blanches, là où la neige est
restée sur un nœud, sur une branche.
Dans
le fond du ravin, où les gourbis et les écuries sont bien
rangés et étagés, la vie s'accomplit, calme comme en une rue
de village. Devant moi, sur le versant qui me fait face, des
mulets mangent tranquillement leur avoine, et on les pourrait
croire appartenant à quelque scène biblique, sans le bât
qu'ils portent et qui est leur uniforme de mitrailleurs.
Les
oiseaux chantent et piaillent en masse, et font penser que c'est
bientôt le printemps. A droite cependant, vers Vauquois, ou
Montfaucon, une canonnade s'entend, violente et sourde ; à
gauche quelques rafales de temps en temps. Ici, rien. Un calme
effrayant. Un silence de cimetière, à se demander si Allemands
et Français ne sont pas ensevelis sous la neige. Le calme, si
rare doit présager quelque chose de sérieux.
Et
dire qu'à neuf cents mètres d'ici, des lignes boches, peut
partir tout d'un coup une rafale de mort, qui peut supprimer en
un éclair ma pensée et ma sensibilité. Étrange chose.
Étrange aussi cette vie qu'on sait pouvoir cesser à chaque
minute.
La
neige tourbillonne. Mes doigts ne trouvent plus ma plume ; et
voilà des hommes du génie, des habitants du ravin, qui
viennent à la visite. Leur médecin, en permission, s'est
marié, et... fait porter malade.
Ils
m'ont bien fait rire hier. J'en ai entendu un qui disait tout
bas, en parlant de moi : c'est un médecin civil ! Quelle idée
stupide, que quelques crétins ou quelques brutes, et que la
presse surtout à fait accréditer partout. Comme si nous
étions inférieurs à la moyenne des médecins civils !
Le
29 février - Depuis sept jours une gigantesque bataille
se livre au Nord de Verdun. Les Boches ont attaqué après une
formidable préparation d'artillerie lourde (305 et le reste) à
l'est de la Meuse. De nombreux avions boches sont passés tous
ces jours au-dessus de nous, allant bombarder. Ils tirent sans
cesse sur Aubréville. Ils ont tiré sur Clermont, entre
Clermont et les Islettes, pour couper la voie. Verdun doit être
en ruines. Il est passé des masses de troupes, de matériel
filant sur Verdun. De nombreuses troupes sont en réserve en
arrière. Tout ceci appris par Verdelet, Clément qui rentre de
permission, ou d'autres.
Nous
sommes restés trois jours sans journaux. La situation paraît
être la suivante : avance allemande de six kilomètres environ,
arrêtée. Ils ont pris le fort de Douaumont, nous l'avons
repris, ils l'ont repris. Ce doit être une boucherie
fantastique. Quelle chance que nous n'ayons pas été au repos,
disent tous les poilus.
Ici,
calme. mais je m'attends à ce que d'un moment à l'autre il se
déclenche une action par ici. Et, dame, ce ne sera pas rigolo.
Il faudra faire d'avance et nettement le sacrifice de sa peau.
Ici, au niveau des ouvrages de deuxième ligne, la terre sera
labourée et rien ne résistera.
Dire
que, tout de même, depuis plusieurs jours je devrais être à
l'arrière, sans ce cochon de successeur qui n'arrive pas. Ça
serait bête d'avoir dix-neuf mois de sale existence, après
tout, sans rien, puis de claquer juste au moment de partir. il
est vrai que tant d'existences sont fauchées que peu importe la
mienne. Tout de même !
Le
8 mars
Évènements
considérables.
Le
4 mars au soir, arrivée de mon successeur au 4ème,
contre toute attente. Il avait été prévenu huit jours après
moi, par le Corps d'Armée.
Le
5 je pars, après adieux de quelques minutes (et sans aucun
remerciement, au père Defontaine, la veille). Adieux plus longs
et plus sincères à mon personnel, en buvant une dernière
gnole ensemble.
Arrivée
le 5 soir à Brabant-le-Roi. Trouvé deux officiers
d'administration, anciens sous-officiers coloniaux, un
pharmacien assez amusant, un aide-major de réserve gentil, et
un petit sautard très gentil. En somme impression meilleure que
je ne craignais.
Personnel
subalterne paraissant pas trop mal.
Trois
autres ambulances au repos dans le patelin ; je suis le
médecin-chef du groupe !! Et
chef de cantonnement : quelle gloire !!
Impression
de gêne d'être à l'arrière les premiers jours. Puis cela se
tasse, surtout depuis hier, où j'ai été à Bar (revu en
passant Laumont, Villers-aux-Vents... quels souvenirs !) où
j'ai vu quantité d'officiers de toutes armes bien implantés
là.
Vu
Ferry, à l'hôpital d'évacuation (deux mille blessés par jour
en ce moment), Larget.
Aujourd'hui
vu M. Mélot. Déjeuné à Revigny avec lui. Ensuite été au
centre hospitalier ; bien installé, très bien. Vu faire des
pansements, avec plaisir et intérêt (très importante
remarque).
Avant-hier,
nuit du 7 au 8, Revigny bombardé par zeppelin : quatre tués,
quelques blessés. L'hôpital et la gare ont pris. Un train de
munition a été incendié.
Le
train de Joffre devait passer par cette heure-là...
(coïncidence étrange ?...) Il a dû être refoulé à Bar.
Vu
des femmes à Bar, dans la rue, magasins. Aux "Magasins
Réunis" une petite vendeuse qui m'a donné de la pâte
dentifrice, si gentille... Ah, cela manque de femmes ici.
Logés
chez l'habitant, un cafetier. Trois dans une chambre. Bon pieu,
cela change agréablement. Bonne petite vie.
Le
16 mars - Cela devient d'une monotonie désastreuse, ce
désœuvrement. Et dans le gourbi, on avait au désœuvrement
une compensation (au point de vue amour-propre) : le danger.
Ici, rien.
J'ai
hâte qu'on aille fonctionner quelque part. je préférerais
être à un C.A. ou à une Division. On connaît ses chefs, et
ceux-ci n'ont pas cet esprit de l'extrême arrière qui est
horrible : bureaucratie en temps de guerre !
Il
est passé ce matin des canons : 155 longs avec tracteurs
automobiles. C'est la première fois que j'en vois. Il est vrai
que là-haut je ne voyais jamais rien.
Reçu
un mot de Verdelet ce matin.
Vu
Mélot plusieurs fois. Il est venu déjeuner avant-hier. Au
fond, j'ai beau recevoir de tous côtés des assurances qu'il
n'y a aucun déshonneur à être au repos après ces dix-neuf
mois d'infanterie, je ne suis pas si fier qu'au 4ème.
Mais en moi Tartarin, Pança se réjouit... Quelle misère !
Pendant ce temps, le bombardement sur les défenses de Verdun
continue. Je pense que les Boches ne passeront pas. Mais ils
préparent sûrement une deuxième offensive, et sur Verdun.
Peut-être que leur échec sera de nature à écourter la durée
de la guerre.
Été
à Villers-aux-Vents à cheval il y a quelques jours à la porte
de la maison où j'avais garé des blessés le 6 septembre 1914,
on tuait un cochon. Le pays est presque en entier détruit. Ce
ne sont que ruines dans toute cette région : Revigny, Brabant,
Sermaize, Laumont, Villers, et bien d'autres.
Je
m'ennuie colossalement !
Le
29 mars - Dans le train Bar-Revigny.
Depuis
quelques jours détaché au centre hospitalier de Revigny,
service de blessés. Très intéressant. On m'a changé de
baraque pour m'en donner une, et bientôt deux (trente-deux lits
par salle). Très intéressant, grands blessés, je suis dans la
joie de faire enfin quelque chose de médical. Puis je vais
opérer. Vu Ferry ce soir en passant deux heures à Bar pour
quelques courses. Il paraît qu'il y a huit ou dix jours
j'étais désigné pour un régiment d'infanterie si Ferry
n'avait été là pour dire que j'avais dix-neuf mois de corps
de troupe et que j'étais depuis quelques jours seulement muté
pour l'ambulance 5. Quelle boutique ! C'est un riz-pain-sel à
quatre galons qui mute comme il lui plait tout le personnel de
l'armée ; c'est inimaginable !
Mais
il m'apparaît que ma situation est essentiellement instable. Si
on me renvoie dans un régiment, je ne le trouverai pas
extraordinaire et j'y ferai de mon mieux. Mais tout de même il
y en a d'autres ayant moins de temps de corps de troupe que moi.
Puis je voudrais bien faire quelque temps de service
hospitalier, pour apprendre quelque chose.
Au
centre on a tous les blessés inévacuables. Il en meurt
beaucoup, naturellement. Il y a encore des tétanos (malgré un
première injection) et quelques gangrènes gazeuses. Là au
moins, c'est du travail qui rend, et on a plaisir à travailler.
Je suis pris toute la journée mais je ne m'en plains pas. Le
matin je déjeune avec M. Mélot. Le soir je reviens à Brabant.
Le
25 août - Coclois. Au repos depuis le 13 avec le C.A.
Envie de reprendre ce soir mon petit carnet pour y résumer les
événement mémorables (si l'on peut dire) depuis ces quatre
mois.
Jusqu'à
fin juin, travail à Révigny, intensif, intéressant,
éreintant ! Pas moyen de penser ni de s'ennuyer.
Au
début de juin, permission de huit jours. Paris, Rouen. Refait,
amplement, la connaissance de Mad. Rien à dire
d'extraordinaire.
Revu
Suzette. Impressionné un petit peu ; elle, plus.
Le
21 juin
Départ,
d'urgence (c'est toujours d'urgence, dans ce métier) pour
monter un centre hospitalier à la Forestière de Brizeaux, avec
deux ambulances. Au bout de trois semaines de travail, dégommé
par Coste, du 131 autrefois, qui dévisse le médecin-chef de
l'ambulance 4/68, adjointe à la mienne, pour ne pas aller dans
un régiment. Encore un qui sait se remuer. Le 13 juillet 1915
sous les gaz asphyxiants, il se remuait moins. Enfin ! Jours de
cafard à la Forestière.
Le
2 août
Départ
: le C.A. va au repos dans la région de Mailly. Étapes.
Changement de personnel. J'y gagne des types plus potables. On
arrive au repos à Coclois, vingt-huit kilomètres, Nord-Est de
Troyes. Troyes, patrie temporaire de la littéraire Gaby. Juste
elle vient de partir pour Paris. Mais le 23 j'ai pu faire sa
connaissance à Luyères. Cette connaissance promet... Gentille,
grands yeux bleus, cheveux acajou, pas tout à fait naturel
comme couleur, mais je n'en suis pas à cela près ! Une seule
chose drôle : une voix grave et une allure de diction qui
surprend dans ce corps mince et svelte. Doit venir à Coclois,
ou à Paris. Ce soir 9, rencontré Favre. Je lui avais procuré
un flirt par Fantasio. Ça n'a pas marché. Je lance un ballon
d'essai sur ledit flirt : Harriet (ce nom est tout un programme)
Halzay. Paris, avenue Victor Hugo. Artiste, paraît-il, lyrique
ou dramatique, je ne sais plus. On verra bien ! Cela manque à
ma petite collection, qui commence à devenir gentille, et où
la plupart des catégories sont maintenant représentées ;
puisqu'il y a même eu une femme coupère (?) ... et
palmée ! Au fond, c'est encore la chose la plus amusante, à
condition de s'amuser à faire une petite psychologie qui ne
casse rien, certes, mais qui a son charme. Et puis, il y a
beaucoup de petits avantages.
Suzette
est toujours sur le pied de bonne camarade. J'en deviens
amoureux quand j'ai l'esprit complètement libre, ce qui est
rare. Alors mes lettres prennent un ton qui doit lui faire
entrevoir des horizons. D'ailleurs, le plus drôle, c'est que je
suis toujours sincère. Je suis toujours sincère, seulement ça
ne dure pas : ce n'est pas de ma faute. Comment diable
voudrait-on que je me marie avec une mentalité et une
sensibilité pareilles ! Avec Mad, qui s'en aperçoit très
bien, c'est le calme... plat, très plat. D'ailleurs, elle a
bien toujours vu de quoi il retournait. Au fond, elle tenait à
ce que je sois aimable, je l'ai été. Mais il ne faut pas me
demander trop.
Je
pense que ce petit communiqué sentimental m'amusera à relire
dans un an ou deux quand, dans un trou de province, j'en serai
réduit à faire la cour à une vendeuse de magasin, ou à
quelque chose du même genre. Ah zut, non. Je file en Afrique et
j'achète une Lalla Janina, alors.
Mais
il faut bien ces lettres et ces préoccupations pour chasser
l'affreux cafard, le cafard de l'arrière, plat, bête, et
nauséabond qu'entraîne cette vie d'ambulance au repos. Quel
empoisonnement quotidien ! Si je n'avais pas mes lettres, je
ferais de la neurasthénie suraiguë !
Le
10 septembre
Nams-au-Val
- Partis le 2 septembre de Coclois. Embarqués le 3. Arrivés le
4 au soir dans la Somme, cantonnés dans un petit village à
moitié tombant en ruines, Meigneux. Et dans la 2ème
Armée, celle de mon Père. Il est venu le lendemain de mon
arrivée et j'ai pu passer vingt-quatre heures avec lui, près
d'Amiens. Le même jour où je l'ai revu, je recevais ma
désignation pour l'armée d'Orient. Je m'étais inscrit à la
fin d'août, comme volontaire, ainsi que Lhortolary. Je me suis
décidé très vite, en vingt minutes, car on vous demande
toujours les choses d'extrême urgence. J'ai demandé : d'abord
parce que je ne me sens pas à une place très... chic à
l'arrière comme je le suis, et inutile, puisqu'on ne nous fait
rien faire de réellement important. Je me sens un peu humilié
de cette situation qui ne convient pas à mon âge, ni à ma
conscience, ni à mon amour-propre. Ensuite, l'attrait du
voyage, du nouveau, de l'inconnu. Ce sera une vie assez dure, je
crois, d'autant que je prendrais volontiers là-bas un corps de
troupe. Au point de vue matériel, pas d'avantage sérieux. Je
ne puis, quoi qu'il arrive, avoir mon quatrième galon avant de
longues années. La croix, il ne faut pas compter non plus. Au
fond ce qui me plait le plus c'est de demander une situation
plus périlleuse et plus dure que celle que j'ai, sans que cela
me rapporte. C'est Maman qui va trouver cela mauvais. Papa a
bien compris. Bah, il faut croire en la veine. Ce qui est écrit
est écrit, et si je dois laisser ma peau à la guerre, je l'y
laisserai. J'avoue que j'aimerais mieux pas ! il y a surtout
là-bas de la dysenterie et du paludisme. J'attends mon
successeur qui ne se presse pas d'arriver. Lhortolary est
désigné aussi.
Le
13 septembre - Nous
partons demain matin pour être à Bray après-demain et
fonctionner. Le successeur n'arrive toujours pas.
Le
19 septembre - Rouen. Arrivé hier. Passé trente-six
heures avant de partir demain pour l'inconnu. Je suis très
content et ne regrette rien.
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