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(Partie 2)

Le 1er novembre

          Toussaint Rien à noter. Journée comme les autres. Ai été mal fichu : coliques, fatigue. Rien de jour férié.

          Le 2 novembre - Journée calme. du soleil, assez chaud, cela permet de voir plus nettement encore combien la forêt se dépouille vite de ses feuilles.

          Vu le Colonel à la Croix de Pierre. il m'a dit qu'il avait reçu nos feuillets de campagne, que j'étais très bien noté, que le service marchait très bien depuis ces temps derniers et qu'il ne demandait qu'à me garder comme chef de service. Bref, très aimable.

          Il veut un aide-major en permanence à la Maison Forestière. Ma foi, je reste toujours à Lochères, moi. Puisque je suis chef de service, c'est ma place ? Il est bien juste que je profite de la situation. Du reste, mes sous-ordres n'ont pas l'air de se plaindre.

          Il y a plus de malades : une trentaine à l'infirmerie. Pas mal de courbatures fébriles : futures typhoïdes ?...

          Il paraît qu'il y en a eu pas mal ; au 45ème notamment. Mis un mot sur le rapport du médecin divisionnaire pour lui dire que cette augmentation de morbidité était due au surmenage imposé par la vie de première ligne.

          Le 3 novembre - Toujours rien de changé ! Nous commençons à devenir pessimistes quant à la durée de la guerre. Nous allons sans doute passer l'hiver ici, ou tout au moins le mois de novembre. On fait dans les bois des cahutes solides, terre, bois et feuillage.

          Les vêtements de laine arrivent de tous côtés. J'ai deux passe-montagne, un cache-nez. Vais en recevoir encore de Maman. Pas de Suzanne, sans doute ; c'est drôle...

          Le 4 novembre - Rien, rien. Et pas de lettres depuis une semaine des Parents ; beaucoup sont dans ce cas ; je me demande ce qu'il y a de cassé à la poste.

          Reçu un mot de O. Émile.

          Toujours un aide-major et auxiliaire à la Maison Forestière.

          Le 5 novembre - Été à Courcelles ; raté Violet. Puis à Clermont, rapporté du tabac, du vin. Pas appris de nouvelles. Les Allemands retraitent du côté de l'Yser. Mais ils ont encore un fameux morceau de territoire à évacuer avant d'être chez eux.

          Encore pas de lettres ce soir !!

          Le bruit reprend, d'après lequel la 9ème Division irait relever la 10ème ; je n'y tiens pas plus que cela. Si la 9ème Division restait ici, nous resterions sans doute tout le temps à Lochères. On y est assez mal ; les uns sur les autres ; c'est plus ou moins propre, mais enfin on y est tranquille.

          Tandis que Neuvilly, où l'on tire tous les jours est moins calme. Enfin, on verra bien. Ce qui me dégoûte c'est d'être sans nouvelles des miens. Non que je sois inquiet, mais c'est si agréable d'avoir des nouvelles. Reçu hier une carte aimable, qui m'a fait grand plaisir, de Mme Mélot. Elle est très bonne, et si simple, si aimable.

          Le 6 novembre - Rien. Toujours pas de lettres.

          Le 7 novembre - Pas de lettres ! Un mot de Tubert, toujours affolé. Me dit que Od. a l'accident craint par elle et lui. J'aime mieux cela pour lui que pour moi. Ce pauvre Tubert a toujours des histoires extraordinaires.

          Vu Violet. Longuement causé. Il est cité à l'ordre de l'armée. Il en est heureux comme un roi, quoiqu'un peu confus, à quoi bon ! Il pense que nous en avons bien pour jusqu'à avril. Gouraud a dit que les préparatifs de paix seraient très courts. Notre artillerie, paraît-il se renforce de canons de 105 et même de 210. On fabriquerait soixante mille par jour ? Cela me paraît un chiffre un peu fantaisiste.

          Le 8 novembre - Nous attendons des ordres pour partir, peut-être cette nuit. J'apprends ce soir que nous ne filerons que le 11. Probablement pour nous à Aubréville.

          Je continue à rester sans nouvelles des miens. Ce soir une lettre de A, actuellement à Bordeaux, ou dans les Landes. Pas très intéressant ; quoique, à tout prendre, cela me rappelle quelques bons souvenirs.

          Au fond, si j'excepte les années assez fades et incolores de l'adolescence, et si je regarde ma vie depuis ces sept ou huit dernières années, quelles sont celles où j'ai été heureux et tranquille ? A l'École, le souci des examens, la situation spéciale que me créaient mes longues fiançailles ne m'ont pas fait une vie bien amusante. Après, le Val, les chagrins, la tristesse et l'angoisse constante ; puis le deuil, l'effondrement qui s'est fait dans ma vie. Puis, tous les ennuis avec ma belle-famille, mes tiraillements pécuniaires, etc... Ce n'est guère que vers le milieu de 1913 que j'ai repris vraiment une vie normale, libre et indépendante, quoique ayant encore souvent quelques petites gênes (sans importance, mais parfois ennuyeuses tout de même) avec les parents. Puis aussi toutes les histoires de Suzanne, qui ont amené tant de discussions à la maison, alors qu'elle aurait pu être relativement calme.

          Et voilà ma guigne ; je ne suis pas plus tôt tranquille, que l'on mobilise. Mais j'ai tout de même eu du bon temps à Paris : A, les sorties, le théâtre, les promenades au dehors de l'été, les lectures chez moi, bien au calme... Tout cela est loin, déjà. Quand cela reviendra-t-il ?

          Le 9 novembre - Le service médical du 82 parti ce matin à Aubréville. Vu Couturier pour lui parler un peu de notre installation. L'après-midi, flâné, désœuvré. Au courrier, encore pas de lettres de Rouen ! C'est bien ennuyeux tout de même. Un mot de Tubert ; pour une fois, son ton affolé se comprend ; son frère vient d'être tué.

          Le Colonel désire que j'aille avec lui demain matin reconnaître les positions que le régiment va occuper (Buzemont, la Cigalerie, la Hardonnerie, le Pont des Quatre Enfants, je crois). Cela m'est égal ; on part à 6 heures 30 ; à ce moment il y a du brouillard et on ne risque pas trop d'être vu. Et puis comme cela, cela ne me fait rien d'être exposé, c'est pour une raison pour un fin utile ; et puis on ne peut pas être toujours en arrière, il faut bien se monter un peu.

          Le 10 novembre - Été avec le Colonel ce matin voir les emplacements du 89. vu M. Mélot et tous les camarades ; ils vont au repos aux Islettes.

          Le soir, parti à 9 heures 30 pour arriver sur les positions à 2 heures. Le Colonel me disait d'aller à Aubréville et de laisser à son poste les autres médecins ; mais par amour-propre et aussi pour les médecins qui sont sous mes ordres, je ne veux pas paraître désirer me mettre toujours à l'abri. J'enverrai donc un aide-major à Aubréville, et moi près du Colonel.

          Le 11 novembre - Au poste de secours, sur la route du rendez-vous de chasse aux Allieux.

          Arrivés ici après une marche assez pénible dans la boue et avec des à coups, à 2 heures.

          Trouvé du feu chez Rassal, du 89. Pas dormi. Je me suis installé dans une petite cahute que m'a laissée un sergent du 89. J'ai : mon lit, avec de la paille que j'ai fait tasser dans le fond, une petite table, une chaise (ô luxe), un carreau (nouveau luxe) et un petit four qui marche assez bien. Cela fume beaucoup et je sens la fatale conjonctivite qui s'amorce.

          Mais il fait chaud, tant qu'il y a du feu tout au moins ; et je me prépare à dormir avec enthousiasme. Nous sommes à deux ou trois kilomètres suivant les Compagnies des avant-postes ; mais il paraît qu'on ne reçoit pas d'obus ici ; du moins ce n'est pas arrivé jusqu'à présent. Espérons que cela va continuer.

          Quelle drôle de vie ! Une cahute de charbonnier et encore, je suis dans les heureux ! J'y suis seul, de sorte que j'ai la paix et plus de liberté. J'ai plus le temps de penser aussi, et les pensées sont forcément un peu mélancoliques. Ce que nous faisons est tellement dénué d'intérêt. Il faut le faire, c'est entendu. Mais quand on y réfléchit... Ce n'est ni le lieu ni l'instant de philosopher. Aussi bien, mon cerveau doit être bien racorni, avec cette vie-là. Il fait au dehors un vent de tous les diables, qui me souffle la fumée dans ma cabane ; et c'est sinistre, tous ces grands arbres dépouillés qui s'agitent dans la nuit complètement noire, humide et froide, comme s'ils clamaient une plainte lugubre, et terriblement monotone. Penser qu'en ce moment des milliers, des millions d'hommes en Europe sont à se guetter, pour s'entretuer en masse quand, pris individuellement, ils ne se feraient aucun mal, et seraient peut-être amis !

          Je pense à ces blessés dont M. Mélot m'a parlé, qui sont restés tout près des lignes allemandes, cinq jours sans manger ni boire, dans un marécage (c'est en venant de les chercher que Mandonnet s'est fait tuer, en partie grâce au capitaine Husset). Les sentinelles allemandes les ont pillés, dévalisés ; et un civil, fermier quelque part du côté de la Cigalerie, a proposé à l'un d'eux de l'amener dans les lignes françaises pour cinquante francs ! Ce qui n'a pas été fait, je ne sais pourquoi. Mais quelles heures d'angoisse pour ces malheureux ; et comme la guerre de la légende épique ressemble peu à la réalité des faits !

          Le 12 novembre - La vie dans les gourbis n'a rien de bien tentant ; mais le temps passe tout de même. Cela fait presque deux jours de tués. On sent bien l'humidité du bois ; j'ai des douleurs vagues, surtout dans les reins.

          Deux blessés seulement. Canonnade toute la journée. Les obus allemands éclatent du côté de Buzémont. Nous n'en avons pas eu. Les nôtres partent à notre hauteur ; il y a tout près à gauche, de petites pièces de montagnes. Les 75, et peut-être des 155 passent au-dessus de nos têtes. En ce moment, fusillade intense à notre gauche ; il est 9 heures du soir. Je vais me coucher ; les heures de sommeil sont des plus délicieuses. Aubréville a reçu quelques obus aujourd'hui. A Courcelles il en est, paraît-il tombé aussi quelques-uns. Aubréville est, à vol d'oiseau, à sept kilomètres en arrière de nous, à dix par la route.

          Pas de lettres, les vaguemestres ne sont pas encore venus aujourd'hui.

          Le 13 novembre - Deux blessés. Calme. Froid et humidité. Passé ma journée à lutter contre la fumée. Une lettre de Rouen du 28.

          Le 14 novembre - Les malades deviennent plus nombreux. Ils souffrent de l'eau et du froid, dans les tranchées. Heureusement, ils mangent presque chaud, et ont du café chaud. Des tas d'obus passent depuis hier, au-dessus de nous. Il y a du 95, du 75, du 65.

          On tire sur Boureuilles, sur Vauquois. Tout cela sans grande utilité, je suppose. On ferait bien mieux de rester tranquille chacun de son côté, et de prendre tranquillement ses quartiers d'hiver.

          Envoyé Boutet relever Nory.

          Suis mal fichu aujourd'hui, frissons, diarrhée. C'est le froid humide qui opère.

          Le 15 novembre - Pluie toute la journée. Cela tombe dans les cahutes et désagrège les toitures. Boue ignoble dehors.

          Reçu hier des tas de petits paquets des Parents et de Mme Mélot.

          Plusieurs lettres. Une de M. Luguet.

          Le 16 novembre - Les malades augmentent. Cinquante à l'infirmerie, une vingtaine d'évacués par jour. Ce matin, des obus nous encadrent : à droite, à gauche, et une dizaine à la lisière est de notre village. Encore de la veine !

          Ma cahute est inhabitable. J'ai reçu de la pluie d'eau et de boue toute la nuit ; je me suis réveillé avec un vrai lac par terre. Ce soir je couche dans celle de Bruant, Nory, Chalesse, après avoir causé longuement. Je me suis bien habitué maintenant à eux. Ils sont tous très gentils. Parlé des femmes, un peu médecine. Pensé à ce que je ferai après la guerre, aux bonnes choses qui m'attendent si j'en reviens. Ce que j'espère bien, mais il ne faudrait pas beaucoup d'occasions comme ce matin pour enterrer tous ces projets. L'existence que nous menons ici est pittoresque, mais rudement incommode et non exempte de dangers. Il faut être philosophe, et espérer ; et ne pas craindre le froid, la pluie, la boue, l'ennui, voire les obus !

          Le 17 novembre - Nous allons être relevés dans la nuit du 18 ou 19. tant mieux, car les hommes sont éreintés.

          Rien de nouveau.

          Beaucoup de malades, soixante-six à l'infirmerie, vingt-neuf évacués. Reçu un mot de Boutet. Il paraît que le nommé Javal nous renvoie pas mal de nos évacués. Cet individu fait un zèle stupide, ou bien c'est un parfait crétin, modèle de tous ces médecins qui crânent aux ambulances, bien logés, bien nourris, n'ayant aucune idée de la troupe. En ce moment, des tas d'hommes, après six ou sept jours de repos dans un dépôt d'éclopés peuvent revenir frais. Laissés dans la tranchée, au bout de quelques jours ils sont à évacuer pour une affection grave. Mais M. Javal et ses congénères, les Rossier, Combe et autres, font du zèle, c'est le principal. Ils seront notés en conséquence, proposés pour des récompenses de toutes sortes. Quant aux pauvres bougres qui dans les régiments font leur service en risquant maintes fois leur peau, mal installés, couchés comme des troupiers, dont ils partagent l'existence, ceux-là seront bien bons pour l'avancement à l'ancienneté et les sales garnisons, en rentrant.

          Heureusement ceux-là ont le bon goût de s'en foutre, pour parler militairement mais exactement !

          Au reste la plupart des évacués que l'ont m'a renvoyés de Clermont, je les ai évacués par une autre voie ; ambulance des Islettes ou ambulance d'Aubréville. Puisque là on les accepte, pourquoi est-on d'une sévérité inutile et grotesque à Clermont ?... sans doute, parce que cela fait bien lorsqu'on est à côté de la Direction du Corps d'Armée. Les imbéciles ! Et ce Javal est un civil, décoré ; son père est député, est-il juste d'ajouter. Quelles misères.

          Reçu une lettre de Maman.

          Le 18 novembre - Quitté les Allieux dans l'après-midi pour dîner et coucher à Aubréville, afin de liquider et trier les malades de l'infirmerie. Trouvé un lit très miséreux, mais un lit et du feu, dans une maison ! Toutes choses luxueuses. Dîné avec Nory, très communicatif. Il paraît qu'on est content de m'avoir comme chef de service...

          Le médecin divisionnaire (Apard) est venu ce matin. Il a trouvé, paraît-il que le service ne devait pas être organisé comme il l'était ; il y a trop de monde à l'avant, pas assez à l'arrière, à l'infirmerie. Je ne demande pas mieux. Il paraîtrait aussi que le "camarade" de l'ambulance, un nommé Hauriot (cité à l'ordre de l'armée, je ne sais pourquoi, qu'a-t-il bien pu faire de remarquable ?) a eu l'air de dire que les évacués du 4ème l'étaient par des médecins auxiliaires sans billet régulier, etc... Tas de crétins pour qui la paperasse et la formalité passent avant tout, et dont le seul souci est de se faire mousser sur le dos des autres !

          Allons, vivement la fin de la guerre et Paris, afin de penser le moins possible à ce service stupide et à ses ridicules représentants.

          Le 19 novembre - Parti de bonne heure, préparé le cantonnement à Ville-sous-Cousance (1er Bataillon) et Gulvécourt (2ème et 3ème). Bon cantonnement. Nous avons tous un lit. Un lit où on se couche déshabillé, quel luxe !

          Le 20 novembre - Nuit délicieuse, impression de bien-être. Journée occupée ; malades ; évacué trois pieds gelés. Écrit longuement aux Parents.

          Tuyau : on partirait peut-être demain, du côté de St-Michel, poursuivre l'ennemi qui bat en retraite ?? Dommage de partir d'ici.

          Le 25 novembre - Depuis le 20 : arrivé à Aubréville (je commence à le connaître). Installés à l'école des filles. Bonne chambre, confortable. Malheureusement, je n'y suis jamais seul, toujours rasé par les camarades, qui sans mauvaise intention d'ailleurs, causent, entrent, sortent ; impossible de faire quoi que ce soit, lire ou écrire.

          Le 22, 23, 24, vacciné tout le régiment. Travail ennuyeux.

          Vu aujourd'hui le Colonel pour lui exposer modifications du service ; j'envoie un aide-major et les deux médecins auxiliaires. Je serai ici un peu plus tranquille, peut-être. Il y a des moments où cette vie les uns sur les autres m'agace formidablement, où je voudrais être seul, au calme, pouvoir lire ou rêvasser en paix. Mais pas moyen ! Il faut que je trouve une autre organisation.

          Vu ce soir M. Bernard, médecin-major du 131. M'a longuement développé ses théories au sujet du service, du cantonnement, etc... Gentil, mais un peu rasant.

          On nous dit ce soir que l'Italie aurait déclaré la guerre à l'Allemagne ; ce doit être quelque canard ! Hier, Marcelle a eu quatre ans. Déjà ! Que de choses depuis ces quatre années. Plus de choses tristes que de gaies ; peut-être cela changera-t-il maintenant, si quelque percutant n'y met bon ordre. On tire sur Aubréville quelques obus chaque jour ; mais c'est surtout sur la voie. Pas de lettres depuis quatre ou cinq jours.

          Le 26 novembre - Nous changeons d'infirmerie demain. Je pourrai j'espère, avoir un local indépendant. Rien aujourd'hui de spécial. Visite, une minute, du médecin divisionnaire. Insignifiant, air d'un curé.

          Bonnes nouvelles des Russes, victorieux en Pologne.

          De notre côté cela va. Il paraît que la bataille des Flandres est à notre avantage.

          Les Allemands manqueraient de munitions ? Tant mieux ; peut-être Aubréville en sera-t-il préservé.

          Écrit aux Parents. A Barré. Au C. Bret. Vu Dubrulle.

          Le 28 novembre - Aubréville Bonne journée ; les nouvelles sont très bonnes avec les journaux, que nous avons régulièrement. Les Allemands ont été battus en Pologne. De notre côté, ils préparent paraît-il une nouvelle attaque très sérieuse dans le Nord. J'ai confiance. Mais encore trois mois au moins de guerre...

          Ici, c'est calme. on entend chaque jour un peu de canonnade, mais peu marquée.

          Presque chaque jour, ils tirent sur Aubréville. Ils cherchent à démolir la voie, soit près de la gare, soit près du passage à niveau qui est sur la route de Clermont. Il s'en égare (?) aussi dans le village. Il y a deux jours, deux hommes ont été tués sur le pont, à quelques pas de notre maison. Et puis, nous sommes tout près de la voie. Peut-être un de ces jours, pendant que nous serons bien tranquilles, nous recevrons un percutant qui nous fera finir rapidement la campagne. J'aimerais mieux la finir autrement, et que cela dure plus ! Il faut être fataliste : s'il est écrit que je dois être écrabouillé par une marmite, cela m'arrivera ; sinon, c'est que j'aurai eu de la veine, voilà tout.

          A part cela, je suis assez bien ici. Le régiment aux Allieux, je reste avec deux aide-majors, en ce moment Nory et Delteil : nous nous entendons très bien, nous avons la paix et la tranquillité. Je ne ressens pas le besoin de m'isoler comme lorsque que B. est là, avec ses histoires personnelles qui n'intéressent personne et qu'il débite toujours avec une pose et une insistance de mauvais goût.

          Il n'y a comme travail que les malades de l'infirmerie, quarante environ, ce qui n'est pas long à liquider.

          Aussi j'ai le temps de penser à bien des choses ; au retour souvent. J'y pense toujours avec une pointe de déception, en regrettant un peu de n'avoir pas une femme qui m'attende, j'entends une femme qui ait une valeur et une sympathie réciproque. Et pourtant, il me semble que cela ne me dirait rien du tout de me remarier ; cela, quand j'y pense, me fait l'impression de quelque chose d'absolument ennuyeux, d'inquiétant.

          Je voudrais encore deux ans de liberté, de ballade, d'indépendance, et... de Paris. Maintenant que j'en connais les ressources à tous points de vue, je suis sûr que je ne m'y ennuierais pas. Mais ce sera dur à décrocher.

          Reçu l'autre jour une lettre très gentille du Lieutenant-Colonel Échard, qui m'a fait grand plaisir. Il me dit que lui écrive quand je le pourrai, il me dit aussi que nous nous retrouverons certainement sur les bords de la Seine. Le ciel l'entende !

          Reçu ce matin un mot de M. Mélot. Mon père lui a écrit. Moi, je n'ai de lettres que de Maman. C'est drôle. Suzanne m'a écrit quatre fois au plus depuis le début de la guerre ; et Papa pas très souvent. Il est vrai qu'il est très occupé. Mais quand même, un mot est vite fait.

          Nous lisons. Des journaux, un bouquin d'histoire, un ou deux romans de Dumas. Je vais commencer l'Évangéliste de Daudet.

Le 3 décembre

          Je renonce à écrire tous les jours. C'est si monotone, les journées sont si ennuyeuses à passer. La visite le matin ; se laver dans une cuvette grande comme ma main, qui nous sert pour notre figure, nos mains, nos pieds, etc... manger ; fumer quelques pipes ; lire ou écrire ; écouter quelques obus qui arrivent dans le pays ; remanger, lire ou parler, toujours des même sujets ; voilà ! Je reçois peu de lettres, une de Maman tous les quatre jours à peu près. Papa ne m'a pas écrit plus de huit fois depuis le début de la guerre ; Suzanne a péniblement écrit trois ou quatre lettres, à peine, où d'ailleurs il n'était pas beaucoup question de moi.

          Certes, ceux qui ont une femme qui pense à eux et leur écrit ont de la chance. Mais bien des soucis et des angoisses, aussi ! Pourquoi faut-il que toute bonne chance ait ses mauvais côtés.

          Journaux peu intéressants ; nous n'avons pu, du reste, n'en avoir qu'un.

          Aujourd'hui, évènement qui nous a donné un peu à réfléchir : le village a été sérieusement bombardé ; un tué et quelques blessés comme résultat. Cela est tombé dans plusieurs endroits, loin de nous et près de nous, loin et près de l'endroit que nous allons occuper demain, quand le régiment reviendra des tranchées.

          C'est tout de même ennuyeux de penser que d'une minute à l'autre, peut-être avant que j'aie fini ma phrase, une marmite va venir me supprimer ou m'endommager, me rendre infirme ! C'est idiot d'être frappé comme cela. Et puis on se déshabitue de tout cela.

          Tous ces jours-ci, il arrive bien trois ou quatre obus sur le pays, mais ce n'est rien. Tandis qu'aujourd'hui réellement, cela commençait à devenir sérieux. Et, il faut bien l'avouer, lorsque j'entends le sifflement caractéristique, cela m'est désagréable et j'aimerais mieux être ailleurs. Du reste, comme me le disait M. Bernard du 131 tout à l'heure, même les combattants et les gens courageux ont actuellement cette mentalité et "en ont soupé". Quatre mois, cela finit par compter, tout de même. Si par hasard cette canonnade était le prélude de la retraite des Allemands, comme nous l'avons déjà vu ? Ce serait trop beau, et nous passerons sans doute notre hiver ici, douce perspective. Que de braves de l'intérieur trouveraient ces notes empreintes d'un mauvais esprit, sans doute. Mais je voudrait les y voir.

          Reçu une gentille lettre de Dupont, hier. Cela m'a rappelé bien des choses, mes premiers mois de Paris, puis l'époque où j'ai recommencé à vivre ; Loulou, les autres, la musique, Louche, le théâtre, etc... Ce serait bien embêtant de ne pas retrouver tout cela ; oui, mais ce sera difficile de se faire caser à Paris ; et il n'y a que là que je puisse vraiment me rattraper un peu.

          J'ai rencontré Jugon cet après-midi ; il m'a demandé d'un air navré si je croyais que je reviendrais chez moi. Je lui ai répondu que le croyais fichtre bien, et que j'y comptais ferme. Ce serait tout de même dommage de se faire détériorer quand on a d'aussi bonnes dispositions ?

          Le régiment revient demain matin ; nous retournons à l'école. Je n'ai pas mis les pieds au poste des Allieux cette fois ; pourquoi faire ?

          Le 4 décembre - Changé d'infirmerie, repris l'école. Ma chambre avec le piano. Boutet et André à Clermont.

          Nouveau bombardement vers 15 heures comme j'étais dans ma chambre. Nous sommes dans l'axe de tir. Plusieurs obus sont passés au-dessus de nous. Un a tué un homme dans la rue basse. A quinze mètres de l'école où j'habite, un autre a éclaté dans la rue, sur un fumier. Bengouté a été couvert de boue, un éclat a démoli son liseur (?). Cela devient tout à fait mauvais ; j'aimerais mieux les cahutes. Et c'est un cantonnement de repos !! Qu'est-ce que cela serait, sans cela ? Ce sont de gros obus, du 150.

          Il paraîtrait que le Kronprinz commande l'armée qui est devant nous.

          Reçu une carte de Suzanne avec un mot et sa photo en infirmière. Elle espère que la fin ne tardera pas. Je crois qu'elle s'illusionne beaucoup.

          Le 5 décembre - Vacciné un bataillon. Entendu au piano un brancardier divisionnaire qui est organiste ; quelques airs de musique classique ; cela vous reporte loin.

          Quelques obus sur la gare, ce matin.

          Pas un instant de solitude ; cela me manque.

          Il pleut ; il siffle partout un vent qui à l'air d'une plainte, stridente et lugubre avec des modulations et des tremblements ; qu'on doit être mal dans les tranchées !

          Réduit ce matin une luxation d'épaule à André, que j'ai évacué.

          Le 6 décembre - 3 heures du soir. Je viens de vacciner. Je me suis enfermé à clé dans ma chambre pour avoir la paix ; on vient tout le temps pousser la serrure.

          Calme au dehors, à part le pas des hommes qui traversent continuellement le couloir, traînent leurs semelles, sifflent, etc...

          Au dehors, depuis un instant, assez loin, on entend de nombreux coups de canon ; ce sont les nôtres qui tirent. La réponse ne se fait pas encore entendre.

          Les journaux deviennent de plus en plus pessimistes, cela sera long, très long. Le Maréchal French a dit que la guerre durerait un an au moins ! Allemands et Russes sont accrochés près de Lodz. Ils restent aux prises comme nous, il n'y a plus de raison pour que cela finisse ; à moins que cela ne se termine en queue de poisson, mais les Anglais ne le voudront pas.

          Je pense au retour. S'il s'effectue sans que j'aie eu d'accident, qu'est-ce que je deviendrai ? Mailly, ou Auxerre ? Il est vrai que je ne puis faire aucune conjecture, car il y aura des modifications dans les garnisons, à ce moment-là. Je voudrais bien qu'il approche, ce moment.

          Le temps passe tout de même, mais si bêtement, si lentement.

          Les journaux ne donnent rien de nouveau, rien de bien saillant ; petits progrès de quelques mètres, c'est tout.

          Il n'y a pas des tas de malades, il est vrai qu'il ne fait pas froid. Des bronchites, beaucoup ; une pneumonie hier, bien nette, avec un foyer localisé juste au-dessous du sein droit. Je ne vois pas beaucoup de cas ressemblant à des typhoïdes ; quelques-uns, de temps en temps. Il paraît qu'il y en a beaucoup, à Bar-le-Duc, à Verdun.

          J'ai deux bouquins sous la main : une Histoire de France, et... la Dame de Montsoreau !! C'est bien un bouquin à lire en ce moment.

          Reçu une lettre de ma Mère : Marcelle a reçu les bonbons que lui faisais envoyer de Verdun. Chère petite mignonne : que je suis heureux de savoir qu'elle a eu un plaisir par moi. C'était pour ses quatre ans. Que je serai content de la revoir, de la promener, de la gâter un peu. Il faut bien la gâter pour deux, la pauvre petite ; quel dommage ce serait que je me fasse supprimer par quelque éclat d'obus.

          Le 9 décembre - Poste des Allieux Partis hier matin à 8 heures d'Aubréville, avec deux Bataillons du 4ème pour coopérer à l'attaque de Vauquois. Les deux aide-majors et Bruant avec moi, Boutet restant à Clermont pour faire le service du 2ème Bataillon et de l'infirmerie.

          Marche assez pénible dans d'ignobles chemins. Arrivés aux Allieux, toutes les cahutes occupées par le 131. nous sommes arrangés avec son service médical, très aimable, pour nous caser. Je couche dans la grande cahute sous terre que nous avions construite.

          Journée sans occupation le 8 ; passée dans un abri qui constitue le poste de secours pour le 113, le 131, le 4. encombrement médical. Une douzaine de médecins, la moitié de trop ; mais le commandement l'exige.

          La nuit, rien.

          Ce matin (9) une demi-douzaine de blessés de chez nous, c'est tout. Le 1er Bataillon a quitté la Barricade vers 11 heures pour aller au Mamelon Blanc et à la Cigalerie. Le 3ème Bataillon resté à la Barricade. Ce soir, un Bataillon du 82 est venu en réserve.

          Bruant est à la Barricade avec un relais de musiciens.

          L'attaque de Vauquois a réussi en partie ; mais une contre-attaque allemande se prépare ; il y aura de la casse demain. Le 113 en a pas mal aujourd'hui ; le 131 un peu aussi.

          Dîné avec Jugon, gaiement ; il fallait lui remonter le moral. Je constate que j'ai conservé ne somme une assez bonne mentalité et une assez bonne humeur. Puis Delteil et Nory sont gais, c'est appréciable.

          Ce soir, j'occupe seul la cahute sous terre. On tiraille sans cesse. Il est 9 heures. Le canon s'est tu. Depuis deux jours, on a envoyé des obus non loin d'ici, mais notre coin lui-même n'a rien recu ; c'est tombé en avant, et à gauche. Je n'espérais pas autant de veine ; j'espère que les artilleurs allemands continueront à être aussi convenables. Le Colonel est à la Cigalerie, la C.H.R. est restée aux Allieux.

          Vu passer ce matin un officier, ou élève-officier allemand les yeux bandés. Un prisonnier, paraît-il ?

          Des soldats allemands, quarante ou cinquante, d'après un blessé, se seraient mis devant leurs tranchées fusils par terre, et les mains en l'air.

          On nous a dit que les Allemands auraient reculé, du côté de Soissons, jusqu'à Rethel.

          Le 10 décembre - Depuis le 8, vingt blessés seulement. Quelques malades envoyé à Aubréville. Le 1er Bataillon est revenu au poste des Allieux ; le 3ème l'a remplacé au Mamelon Blanc et à la Cigalerie. Le Colonel est à la Barricade. Je ne l'ai pas vu, lui ai envoyé seulement ce matin le nombre des blessés.

          Vu le Commandant Monthoven ce soir. Vauquois est imprenable, formidablement défendu : trous de loup, fils de fer très gros, fusées éclairantes, mitrailleuses, tranchées crénelées et très bien couvertes.

          Passé la journée au poste de secours, avec les autres médecins. Celui du 113, M. Besse a reçu l'ordre, de la Brigade, d'être au poste de commandement du Colonel, le service du "dépôt de passagers" (qualificatif idiot du brigadier pour désigner l'infirmerie) devant être fait par un sous-ordre.

          Au 82, les médecins ont reçu l'ordre de vivre avec leur chef de Bataillon !

          Ces combattants, les fantassins, ont une bien sale mentalité souvent. Ils nous jalousent parce que nous risquons moins, tout en ayant l'air de nous dédaigner un peu. Ils ne savent que faire pour nous montrer qu'ils nous commandent et nous causer des vexations mesquines.

          Au 4ème, jusqu'à présent, cela se passe bien avec le Colonel. J'espère que cela durera ainsi.

          A part cela, existence bien morne et sans intérêt, même professionnel.

          Boue de plus en plus ignoble, saleté ; pas moyen de se nettoyer ; nuits d'encre où l'on n'est pas fichu de retrouver sa case.

          Lettre de Maman ce matin. Écrit un mot ce soir.

          Il est 8 heures. Fusillade peu nourrie ; les canons se taisent.

          La contre-attaque allemande ne s'est pas produite. Peut-être demain ?

          Journaux sans intérêt.

          Le 13 décembre - Rentré le 11 au matin à Aubréville, avec le 1er Bataillon, les deux autres sont ailleurs, 2ème toujours à Clermont, 3ème aux Allieux, revient le 12 à Grange-Leconte.

          Quelques obus chaque jour.

          Dîné hier soir avec le Colonel, qui a été très simple, très aimable, avec Couturier et le curé d'Aubréville, très bien. Présentés hier au Général de Brigade nouveau (Boufail) qui vient de la bataille de la Marne où il avait été blessé ; paraît très crâne et énergique.

          Il nous a dit que dans peu de temps notre artillerie aurait quinze mille coups à tirer par jour !

          Été ce soir au vêpres avec Delteil. C'était un spectacle curieux et... assez décevant. Nous venions d'être bombardés sérieusement, une trentaine d'obus au moins, quatre tués dont deux sergents qui étaient tranquillement dans une maison en train de changer de linge, deux blessés. Dans la cour de l'école, où nous sommes, il tombait des éclats. Un éclat dans notre popote. C'est épatant comme cantonnement de repos ! Je n'ai pas eu l'émotion aujourd'hui. On s'habitue.

          Pour en revenir à mes vêpres, c'était très bien. L'Église est assez grande : il y a un orgue que tient une jeune fille du pays ; les hommes ont chanté des cantiques. L'Abbé de Pitray a prêché simplement, avec l'autorité que lui donnent son courage et son dévouement connus de tous.

          A part trois ou quatre femmes (dont une assez gentille, ma foi), l'église était pleine de troupiers, et c'était un spectacle fort émouvant que ces hommes tous absorbés par des pensées graves, cherchant un refuge moral dans des croyances effacées depuis longtemps chez la plupart, debouts, immobiles dans leurs uniformes salis par les tranchées, dans le demi-jour que laissent passer les vitraux ; les chants, l'orgue, le prêtre officiant avec les gestes rituels, solennels et calmes ; et pendant ce temps au dehors, quelques obus qui venaient encore éclater sur le pays.

          A la fin, on a apporté, sur des brancards et couverts d'une couverture brune, les cadavres des hommes qui venaient d'être tués. On s'est retourné un peu pour voir, puis on s'est remis à écouter l'office, sans plus. On s'est tellement habitué à la vue de la mort !

          Je ne suis pas converti le moins du monde, oh non ! Je suis trop doucement sceptique et trop ouvert aussi à toutes les hypothèses pour adopter une croyance. Mais j'ai enregistré une impression heureuse, assez douce et assez grave, en même temps que pittoresque ; et cela m'a fait remonter un peu dans l'idéal, m'a élevé pour quelques heures au-dessus du terre-à-terre quotidien.

          Du reste, depuis quelques jours, je suis gai et ai repris la bonne mentalité qui m'avait un peu abandonné.

          Pas de lettre. Mais un paquet, avec un sac, et... un oreiller !! C'est vraiment un comble.

          Le 16 décembre - Le 14. bombardement habituel à Aubréville, à deux reprises : un tué. Bombe d'aéro sur la gare : voie coupée, un tué, deux blessés.

          Le 15, le régiment va aux avant-postes (la Cigalerie, pont des Quatre enfants). Le Colonel veut que je laisse un aide-major à l'infirmerie et que tout le reste soit aux Allieux. Nous occupons la cahute souterraine où nous sommes moins en danger qu'avant. L'emplacement du village nègre a été bombardé hier. Notre cahute est couverte de madriers et de terre. Le seul danger, c'est qu'un obus un peu gros, en arrivant, ne nous fasse tomber le plafond sur la tête, ce qui nous tuerait net. Mais il faudrait de la guigne pour que cela tombe juste là. En tous cas, nous sommes protégés, je crois, contre les shrapnells. Journée encore plus terne que les autres, les uns sur les autres, cela est à la fin agaçant, surtout étant donné la présence de B.

          Le 16. Il pleut, pour changer. Boue ignoble partout. L'après-midi, vers 3 heures. On nous envoie une vingtaine d'obus. Il y a des shrapnells et des 150 (l'un n'a pas éclaté). Sept blessés par balles de shrapnells. C'était juste au moment où le ravitaillement arrivait. Comment les Allemands le savaient-ils ?

          Le toit du poste de secours est troué en quelques endroits par les balles de shrapnells.

          On s'y habitue. Je n'ai pas eu le petit frisson des premiers temps en les entendant passer. Aussi, depuis dix jours environ, que je sois ici ou à Aubréville, je reçois constamment des obus. Cela devient réellement excessif. En attendant, je finis la Dame de Montsoreau !! Heureusement, j'aurai après le Roi Pausole, ce sera mieux.

          Lettre de Maman. Ma fille dit qu'elle s'ennuie de moi. Et moi d'elle, donc !

          Le 20 décembre - Rien de saillant ces jours-ci. Canonnades. Journées ennuyeuses.

          Aujourd'hui la 18ème Brigade avec la 150ème attaque Boureuilles et l'ouest de Vauquois.

          Nous contenons l'attaque. Depuis 9 heures (il est 11 heures) fusillade et canonnade extrêmement intenses.

          On apporte de suite une proclamation du Général Joffre (à ne pas divulguer au public). "L'heure des attaques a sonné, dit-elle. Il faut chasser l'ennemi du territoire national, en profitant des faiblesses qu'accuse l'ennemi".

          Un homme me dit que le 4ème Corps est là, que l'on voit dans les champs de nombreuses troupes.

          Il va y avoir de la casse ; mais cela va peut-être raccourcir les choses. Tant mieux. Gare aux dégelées d'artillerie et aux mines, par exemple !

          Reçu longue lettre des Parents, envoyée par un lieutenant-trésorier qui va à Verdun. C'est dommage, il n'aura pas pu me voir, et me parler des miens.

          Le réveillon, dans ces nouvelles conditions, où se fera-t-il ? Sans doute pas à Aubréville. On va attaquer partout. Oui, mais ils sont bien retranchés, les animaux. Nous allons voir du travail, et dans les conditions où nous sommes, dans la pluie, la boue et du froid, ce sera bien dur et difficile. Tant pis, c'est déjà beaucoup si cela active les opérations et si je m'en tire avec mes quatre membres intacts.

          Le 22 décembre - Hier, rien. Reçu un colis pour le réveillon, nous avons des provisions pour un souper très confortable.

          Par exemple, je ne sais pas où nous serons ! Aujourd'hui comme hier, nos canons ont tiré énormément ; les Allemands ont peu répondu. Notre petit coin a été très tranquille. Le Colonel a fait dire que l'on prenne ses dispositions pour un départ, "même par alerte". Que s'est-il passé ? Un tuyau a couru : nous serions à Varennes ; est-ce vrai, peut-être. On aurait attaqué Montfaucon, mais j'ignore le résultat, et pourtant nous sommes à côté du 15ème Corps.

          Quatre blessés hier, cinq ou six aujourd'hui (dont un malheureux tombé en avant des lignes et qu'on ne pourra avoir que ce soir à la nuit). Le régiment n'a rien fait que rester dans ses tranchées. Et ce 4ème Corps qu'on nous disait hier derrière nous, qu'est-il devenu ? Sans doute passé en avant.

          Quelle drôle de chose, pourtant. On se bat sûrement partout en ce moment ; je suis à quinze cents mètres à peine des lignes allemandes, bien tranquille, dans une cahute souterraine ; j'entends tirer ; des obus passent en sifflant au-dessus de nos têtes, les uns allant chez nous, les autres en venant (ceux-ci plus nombreux ces deux jours derniers)... et c'est tout. Les soldats que je vois ressemblent plus à des gens qu'un accident vient de faire tomber dans une mare de boue qu'à d'héroïques guerriers. Quand nous n'avons pas de travail, nous causons comme en temps de paix. Hier soir nous avons fait une manille très gaie. Nous lisons les journaux, peu intéressants, d'ailleurs. J'ai lu ces jours-ci le Roi Pausole, barboté chez un habitant de Clermont.

          Par exemple, on a tout le temps les pieds humides et froids. D'autant que dans la journée, nous ne pouvons presque pas faire de feu ; une fumée tant soit peu considérable serait vue par les Allemands, car la forêt est toute dépouillée, et le mince rideau d'arbres qui nous sépare de la clairière, de l'autre côté de laquelle est l'ennemi, ne suffit pas par un temps clair, à nous protéger.

          Si nous marchons en avant, nous serons beaucoup moins bien qu'ici, souvent. Les cantonnements occupés par les Allemands, cela sent mauvais, c'est sale, et il n'y a plus rien dans les maisons.

          Le 23 décembre - Aujourd'hui nouveau bombardement. Un blessé chez nous, un tué du 82.

          Écrit des lettres : Parents, Mme Mélot, Barré, dont j'ai eu une carte ce matin et qui est dans une tranchée quelque part dans le Nord.

          Il est 9 heures du soir. Fusillades assez vives. Les Allemands chantent dans leur tranchées, et on leur tire dessus, on emploie aussi les bombes lancées par les vieux mortiers d'il y a plus de cent ans.

          Nous devions réveillonner demain ; mais comme nous ne seront pas réunis, nous remettons cette bombe d'un autre genre à la nuit du 31, pour finir l'année. Commencer 1915 ici ! Nous ne l'aurions jamais cru au début de la campagne ! C'est tout de même long, et quel temps on perd. On parle encore de cette relève du 5ème Corps, de nous envoyer ailleurs ; au repos ou sur le front. Tout cela ne signifie rien. Encore reçu un topo du Directeur du Service de Santé de C.A, cuisiné par inspiration de l'ambulance 5. Tous ces gens-là sont ridicules, et n'ont aucune idée de ce qu'est le service des régiments. froussards, prétentieux, paperassiers, craintifs vis-à-vis des généraux, voilà nos chefs médicaux. Quant à compter sur eux pour nous défendre en cas de difficultés avec nos chefs militaires, il n'y a pas lieu de le faire.

          Heureusement cela marche bien avec notre Colonel actuel.

          Le froid reprend ferme. On a tout le temps les pieds gelés et humides. Les hommes, pour beaucoup, ont les pieds rouges, œdèmatiés, douloureux, diminués quant à la sensibilité ; si le froid tient, il y aura du déchet. J'en évacue chaque jour une quinzaine, dont dix qui reviendront dans les quinze jours.

          Le 24 décembre - On a attaqué aujourd'hui, mais je crois l'artillerie seulement. Je n'ai eu qu'un blessé, mort au poste de secours. La 1ère et la 2ème Compagnie sont à gauche en avant du bois noir, et leurs blessés passent par l'avant-garde et Neuvilly. J'ai un médecin auxiliaire à l'avant-garde.

          Encore quelques papiers. L'un ce matin, du Général de Division, prescrit aux médecins-chefs de diriger le fonctionnement des "dépôts d'examens" (alias infirmeries !); hier le Médecin Inspecteur nous prescrivait de rester au poste de commandement du Colonel ; allez donc comprendre. Aussi je ne cherche pas à comprendre, ce ne serait pas militaire. J'obéis au Colonel qui veut m'avoir près de lui.

          A part cela, rien de neuf. On s'embête toujours.

          Lu des journaux illustrés, à Couturier. C'est très curieux de voir la guerre sous un aspect que nous ne sommes guère habitués à voir dans notre secteur. Nous avons décidé de remettre le réveillon au 31, car nous ne sommes pas tous réunis ; néanmoins nous ferons ce soir, après mûre réflexion, un réveillon tout de même, moins bien que l'autre, et pour lequel Bruant dessine des menus humoristiques où je suis représenté avec une énorme moustache, servant un canon qui est une bouteille de champagne ; au loin les Boches fuient... Ce qu'il y a d'ennuyeux c'est que le champagne est resté à Aubréville, réservé pour le réveillon solennel ; mais ce soir nous avons du vin, et du chocolat ; et une bûche de Noël que nous ont donnée les musiciens !

          Le 25 décembre - Noël. 5 heures du soir.

          Je viens de sortir, quelques minutes ; et le tableau que j'ai contemplé ne manque pas d'un certain pittoresque. Un clair de lune superbe qui illumine d'une clarté diffuse toute la forêt ; une brume qui estompe toutes choses et malgré laquelle ont voit toutes les petites branches fines des arbres se découper perte de vue. Le sol sec et gelé craque sous les pas et la gelée vous fouette un peu le visage.

          Dans les cahutes qu'on devine plutôt qu'on ne les voit, les musiciens font un concert un peu rudimentaire, car leurs instruments sont en grande partie perdus ou hors d'usage. Et c'est très bizarre, l'aspect de ce campement si calme, avec ces flonflons de cuivre en sourdine, alors que de temps en temps des rafales de feux de salves, tout près, à mille deux cent mètres, indiquent que là, des centaines d'hommes cherchent à se tuer !

          Hier nous avons réveillonné assez gaiement hier soir, et même ce matin. Un musicien nous a joué quelques airs de petite flûte. Un autre, assez amusant, ma foi, est venu nous chanter des airs d'opéra, des chansons, et nous imiter des tas de gens du régiment, moi compris. Nous avons, en somme, passé très gaiement la soirée.

          Aujourd'hui, pas grand chose ; me suis lavé avec de l'eau contenant des glaçons, brrr... siesté, me suis réveillé pour recevoir une invitation à dîner du Colonel pour ce soir ; il me dit : "ce sera un coup de fusil, mais nous y sommes habitués !"

          Reçu une lettre de T. Georges.

          A plusieurs reprises ces temps-ci, j'ai eu l'impression, d'après ce qu'on me dit, que mes médecins étaient contents de m'avoir pour chef de service ; cela fait tout de même plaisir.

          Le 26 décembre - Journée tranquille. Lettres. Pas d'obus. Beau froid sec.

          Le 28 décembre - Rien hier. La pluie reprend, notre cahute envahie par l'eau ; nous avons un poêle qui ne chauffe guère et fume abondamment. Vu hier des fusiliers-marins qui viennent pour des canons-revolver. Ils ont reçu une ou des carabines lance-fusées éclairantes.

          Les journaux relatent que nous progressons sur Boureuilles et Vauquois, bien peu !

          L'artillerie ennemie est très économe. Nous, assez prodigues au contraire.

          Cet après-midi, à 3 heures, attaque, ou plutôt menace d'attaque du bois de Cheppy ; il y aura probablement peu de casse. A 3 heures l'infanterie à commencé des feux. A 3 heures 15 (en ce moment même). L'artillerie commence à taper depuis le rendez-vous de chasse. Voici quinze jours que nous sommes là, sans repos pour les hommes ; les Compagnies de première ligne se relèvent tous les cinq jours. Peu d'évacués malgré cela, moins qu'au 82, d'après ce que je crois. Daumier, lui aussi, est dans les bois, à Florimont, parce qu'il le veut bien. Reçu une lettre de Maman, qui me dit que Marcelle grandit beaucoup, et fait des progrès marqués au point de vue de l'intelligence.

          Que c'est dommage de ne pas assister à tout cela !

          Je vis en brute, c'est à peine si j'ai le goût de lire, bien que nous ayons quelques bouquins. On se nettoie à peine, on cause, on plaisante beaucoup, on fait de petites banques, ou des manilles, on fume tout le temps. Du reste l'eau pour se laver est si boueuse que ce n'est pas tentant de se laver la figure.

          Je dois avoir une de ces allures ! Les vêtements plus ou moins terreux, la barbe hirsute, dépeigné, coiffé d'un polo de laine, vêtu d'une capote de troupier et les guêtres et chaussures pleines de boue, quelle tenue !

          Les journées sont assez courtes, de 8 heures à 4 heures, le reste c'est la nuit et la tranquillité. On oublie souvent que c'est la guerre ; c'est curieux comme on s'adapte à tout. Moi, j'ai seulement des regrets quand je pense aux miens ou à la petite vie agréable que je mènerais à Paris, à ce que serait douce une présence féminine, par exemple... Patience !

          Le 30 décembre - Toujours aux Allieux. Je m'y habitue. On nous a annoncé aujourd'hui une relève prochaine, cela ne m'a presque pas fait plaisir. Nous ne recevons plus d'obus depuis pas mal de jours déjà ; notre cahute est un peu asséchée par quelques travaux que nous y avons fait faire ces jours-ci (dans un trou qu'on a fait au sol pour collecter l'eau, dix-huit litres en deux heures !), notre poêle nous rend suffisamment chaude l'atmosphère ; quelques bouquins, que demander de plus en ce moment ! L'artillerie allemande est toujours, dans notre secteur, très inactive, j'ai un, deux blessés par jour. Notre artillerie aussi tire moins.

          Nouvelles peu considérables : si tout le monde reste accroché comme ici, plus de raisons pour que cela finisse. Barrès, dans l'Écho de Paris, envisage les solutions de la guerre, "devenue l'état normal". Ça c'est épatant !

          Lu, écrit quelques mots (Échard, Violet, Levannier, Capitaine Bret, Barré).

          Barré est dans une tranchée à trente mètres des Allemands. Pourvu qu'il ne se fasse pas tuer.

          Ai sorti mon petit bouquin d'allemand, pas l'envie d'en faire beaucoup. Nous sommes autour de la lampe ; Nory, Delteil, Bernardeau. Calme de bibliothèque ; le canon s'est tu. Il y a vraiment des instants où l'idée de la guerre est totalement absente. Et à mille mètres exactement de notre cahute sont les Allemands ; et quand on va à Aubréville, on passe à cinq cents mètres d'eux (je viens de le vérifier sur la carte).

          Le 31 décembre - Canonnade furieuse ce matin dans l'Argonne, à notre gauche. Été ce matin sur une crête qui nous domine et d'où j'ai bien vu Vauquois, couronné de maisons en ruines, avec les lignes de tranchées.

          Vu l'interrogatoire d'un prisonnier (soldat réserviste du 98ème) fait ces jours-ci : les Allemands ont à Vauquois deux bataillons. Ils ont des tranchées très bien abritées des projectiles ; ils sont bien ravitaillés, ne se plaignent pas de leurs officiers, sont rarement punis. Leur état sanitaire est bon, ils ont été vaccinés à Vauquois contre la fièvre typhoïde (trois injections à la poitrine) ; pas du tout les pieds gelés ou oedomatiés, parce qu'il n'y a pas d'eau dans les tranchées, qui sont sur une pente. Les hommes croient fermement à la victoire allemande, mais souhaitent ardemment la paix. Chez eux, on leur écrit seulement que la vie est un peu plus chère.

Le 1er janvier 1915

          1915 ! Je n'aurais jamais cru, en partant, que je serais encore en campagne au début de l'année. Et pourtant, celui qui m'assurerait la fin de la guerre pour le mois de mars me paraîtrait un joyeux prophète maintenant. Journée mémorable par divers incidents : à 8 heures vœux au Colonel à qui on venait de donner la Marseillaise. A midi champagne chez lui avec les médecins, et les officiers de la 3ème et 4ème en réserve ici. Puis, concert ! Et quel concert ! Sept ou huit musiciens avec quelques cuivres sauvés de la débâcle, ont joué au milieu de notre village nègre le Chant du Départ, un peu redoublé, la Marseillaise. Comme décor, la forêt brumeuse et triste avec ses arbres dépouillés et rares à ce niveau, la boue partout. Comme public, une centaine d'hommes aux tenues hétéroclites, moitié civiles et moitié militaires, mais toutes uniformément sales. Nous, Lefranc, et quelques autres. J'oubliais l'accompagnement des obus qui grondaient ou sifflaient un peu dans toutes les directions. Et cela m'a tout de même remué, et tous les autres aussi, sous nos rires et nos plaisanteries ; et en blaguant tel ou tel musicien, on pensait plutôt, au fond de soi, à toutes les choses qu'éveillaient en bous ces airs contemporains des campagnes de la Révolution.

          Après, Bruant, Nory, Delteil, nous sommes rentrés dans notre cahute. Lu du Musset puis du don Quichotte.

          Dîné gaiement : champagne du gouvernement. Joué aux cartes. Un peu de cafard au moment de me coucher. Cela a passé en fredonnant et en fumant des cigarettes.

          Le 2 janvier - Canonnade assez marquée. Hier soir fusillade assez intense. De nombreuses balles arrivaient sur notre campement, et nous ne nous risquions pas à sortir.

          Il y a eu hier soir, ou cette nuit des blessés de l'autre cote du ruisseau, au Pont des Quatre enfants, et on ne peut pas y aller. On y va ce soir ; peut-être pourra-t-on les avoir. Mais les Allemands tirent et il y a tout le temps des fusées éclairantes, lancées des deux côtés.

          Les Allemands emploient de nouvelles bombes pour les tranchées, à effets explosifs assez considérables.

          Les Russes marchent de nouveau. Dieu veuille que cette fois ils ne s'arrêtent plus. Mon impression est que maintenant nous n'avancerons plus guère jusqu'en mars. Et la fin des hostilités peut-être en avril. Mais qui sait !

          Le 5 janvier - Appris avant-hier par une lettre de G.M. Bret la mort de Jean Delacarte, mort de ses blessures au bout de deux jours, enterré en Belgique. Je n'ai pas d'autres détails. Pauvre Jean ! Bien qu'il n'ait pas eu toujours à mon égard l'attitude que j'aurais aimé à lui voir, sa mort m'a fait une vive peine. Quelle fatalité sur cette famille. G.M. Bret n'a plus actuellement comme descendants que son fils et Marcelle. J'ai été content de voir qu'elle avait pensé à me prévenir ; mes beaux-parents ne l'ont pas fait. De quelle intention s'en abstiennent-ils ? Je l'ignore. En tous cas, en même temps que je répondais à G.M. Bret, je leur ai écrit mes condoléances. Peut-être la lettre s'arrêtera-t-elle à Vincennes. Je ne sais même pas où est affecté mon beau-père.

          Par ici, pas grand-chose. Du côté de l'Argonne, très violentes canonnades tous ces jours-ci. La 10ème Division aurait un peu flanché. Le 2ème Corps au contraire a bien marché.

          Nous partons demain au repos : Clermont ou Grange Leconte. Pour huit jours, à moins qu'avant ce délai on ne nous emploie à quelque attaque.

          Il paraît que six corps d'armée allemande ont été retirés de Pologne ; probablement vont-ils nous les jeter dessus. Mais où ? Peut-être sur Verdun ? En ce cas nous aurions du travail.

          Le 7 janvier - Grange Leconte Quitté hier matin les Allieux pour Grange Leconte, ferme assez vaste avec un château où l'on assez mal. Très resserrés. On m'a naturellement oublié comme chambre, à moins qu'on ne m'ait barboté celle qui m'était destinée. Les farouches combattants, les héros, en effet, ont de ces procédés vis-à-vis du Médecin, individu que l'on méprise un peu, que l'on envie, parce qu'il est quelques centaines de mètres derrière vous, où d'ailleurs il risque aussi bien, parfois mieux les obus, et pour qui on n'a d'égard que quand on désire l'évacuation vers l'arrière. C'est normal. S'il fallait compter sur les égards de ces gens-là pour être récompensé, on serait bien volé. Il est vrai que les satisfactions professionnelles, qui seraient un réconfort, sont à peu près nulles. Aussi je souhaite la paix, pour pouvoir vivre indépendant de ces types peu sympathiques, à ma guise et goûter les joies intelligentes qui doivent leur être à peu près fermées.

          Il est vrai que je suis dans l'infanterie. Quelle vilaine arme. Qu'ils sont étroits d'esprit. A part le Colonel et deux ou trois autres, il n'en est pas qui m'inspirent de sympathie dans ce régiment.

          Évènement sensationnel : j'ai pris un bain ! Oui, un vrai bain, à Clermont, dans une chambre éclairée à l'électricité. Il m'a fallu l'attendre jusqu'à 9 heures, revenir ensuite à cheval ici pour une nuit d'encre, avec un vent terrible, me baigner dans une eau boueuse, brune ; mais ce n'était que de la terre ; et quelle sensation délicieuse que d'être propre partout.

          Vu le médecin divisionnaire, pour lui demander une voiture ; ensuite, je lui ai parlé de la façon dont on devrait organiser le service. Rien à en tirer. "Arrangez-vous avec votre Colonel". Il n'y a eu rien à compter sur nos chefs (?) médicaux.

          Cela m'est égal, du reste.

          Victoire russe sur les Turcs. L'Italie entrerait bientôt en ligne. Les Anglais mettraient en ligne en ce moment un million deux cents mille hommes.

          Peut-être cela ira-t-il plus vite que l'on ne pense... Je le souhaite ardemment, car le peu d'intéressant que j'avais à voir est vu, et l'existence que je mène me rapporte bien plus d'ennuis ou de déceptions que de moments heureux.

          Le 8 janvier - 10 heures du matin. Dans la chambre que j'occupe avec Chalesse, Bruand, Delteil ; sans feu, en dessous, à côté, des troupiers partout, on se croirait à la caserne. Je viens de passer la visite. Il y a beaucoup d'hommes fatigués. Quarante malades à la visite par Compagnie. Beaucoup ont des poux, et ce n'est pas commode de les en débarrasser. Je tremble d'en attraper aussi !

          Tout à l'heure le déjeuner sensationnel qui remplace le réveillon. Cela ne me cause qu'un médiocre plaisir...

          Je commence à être vraiment las de cette existence, moralement. Je puis bien dire que je n'y ai aucune satisfaction. Je crois que j'aimerais autant que l'on barde un bon coup, et que cela finisse.

          Le 10 janvier - Le 8, au café, après le déjeuner, une note : prêts à partir. Une demi-heure après, on part. pour la Maison Forestière. Marche très pénible, la nuit, on enfonce dans la boue, en colonne par un.

          On va jusqu'à Pierre Croisée. Il y arrive des balles. Je couche dehors ; froid, pluie ; on ne mange pas. A 3 heures et demi je vois le Colonel qui me dit d'installer mon poste où nous sommes (à la brigade, à cinq cents mètres de Pierre Croisée). Je lui fais observer que ce serait mieux à Maison Forestière, pour être à l'abri de la pluie. Il n'y voit pas de difficulté. C'est ennuyeux, je suis toujours pris entre le désir d'être au mieux pour panser mes blessés, et la crainte de paraître tirer vers l'arrière sans compter qu'il se mêle, forcément, à tout cela le soin de ma sécurité personnelle et de celle de mes sous-ordres !

          Vu M. Mélot le matin à 9 heures, à la brigade. Subi un beau bombardement, pendant plus d'une heure, la petite cahute où nous étions était pleine de l'odeur de poudre. Heureusement elle n'a rien reçu ; car elle n'était pas protégée. Je crois que j'ai de la chance.

          Laissé un aide-major et Bruant avec une voiture et vingt musiciens à Pierre Croisée. Eu pas mal de blessés, quatre-vingt dix environ dans la journée et la nuit ; trois officiers tués, deux blessés. Aujourd'hui, moins. Un boche blessé à panser, en bon état.

          J'ai eu ce soir une satisfaction. M. Baratte, médecin principal de mon ancienne division est passé ici et a dit à mes sous-ordres, après quelques paroles aimables : "et puis, vous savez, avec Bolotte, il n'y a rien à craindre, cela ira, je le connais !" Cela m'a fait bien plaisir. il était bien mieux d'ailleurs que notre divisionnaire actuel !

          Javal continue à se montrer un sinistre crétin. Nous étions venus ici parce que le 46 s'est fait prendre du terrain, chiper deux Bataillons, tuer son Colonel, etc... Gerbault a eu la jambe cassée, par un éclat d'obus, je crois, un médecin auxiliaire prisonnier. Ce qui reste du pauvre 46 est commandé par un lieutenant ! Vu hier Gabrielle et Fabien, qui occupaient, avec un personnel considérable, la Maison Forestière.

          On dit que l'Italie va mobiliser bientôt, la Roumanie aussi. Tant mieux !

          Il y a un remaniement dans l'organisation de notre armée. Dubail a été aux Islettes.

          Le 13 janvier - Le 10, encore des blessés. Au total : cent trente-huit.

          Le 11, fait enterrer Moussonnier, Nourigat et Millot. Demandé un piquet au 120 et un aumônier. Les ai accompagnés avec mes médecins. Très émouvante, cette cérémonie au son du canon, dans ce cimetière plein de tombes de soldats, avec les hommes présentant les armes tandis qu'on descendait chacun des pauvres corps dans sa fosse, où on l'enterre sans cercueil, ni suaire. Quelques prières, une croix de bois, et c'est tout. Nous nous tenions tous pour ne pas pleurer. J'ai fait continuer le plan du cimetière ; cela peut être utile aux familles... A côté on a creusé une grande fosse pour une dizaine d'hommes. On a fait une pyramide en bois et feuillage qui est assez bien, au milieu du cimetière.

          Le 12 au matin, été voir le Colonel dans le ravin des Meurissons, à deux cents mètres des Boches, pas plus. Il y a une crête ennuyeuse à traverser avant d'y arriver, parce que les balles y arrivent très souvent, un lieutenant vient d'y être blessé. Mais je ne voulais pas, vis-à-vis du Colonel ou de mes subordonnés, avoir l'air de ne pas oser y venir. Tous les matins un médecin va passer la visite aux Meurissons. Au point de vue des obus, c'est la Pierre Croisée et la Brigade qui sont le plus dangereux. Le Colonel a eu l'air content de me voir.

          Le 13. Encore enterré le matin un sous-lieutenant du 89 que je ne connaissais pas, nommé Goutherbe ; il n'y avait personne de son régiment.

          Vu Galuchon l'après-midi.

          Envoyé Boutet à Aubréville pour assurer le service des petites réserves. Nous sommes ainsi moins nombreux ici ; cela vaut mieux, on est bien mieux.

          Abrité hier soir dans notre paille un officier d'artillerie (commandant) remarqué quelle différence avec ce qu'aurait été probablement un fantassin.

          Reçu un mot de Jodka.

          Le bruit court partout que l'Italie a déclaré la guerre. Les journaux (du 12) n'en disent rien, c'est encore un canard.

          A voir : Illustration du 26 décembre : topo sur Clermont. Petit Parisien, entre le 4 et le 10 janvier, topo sur Boureuilles et Vauquois, Aubréville.

          Le 17 janvier - Journées monotones. Hier matin, été voir le Colonel. Convenu avec lui d'envoyer un médecin aux Meurissons.

          Hier soir un officier du 120 vient faire le cantonnement pour son Colonel. Il lui faut cinq pièces (salle à manger, ...) ! Nous devons aider, car c'est le Général de Corps d'Armée qui a ordonné au Colonel de prendre la maison. S'il vient beaucoup de blessés, ce sera gai : nous sommes tous les uns sur les autres : 4, 82, divisionnaires.

          D. du 82 rouspète beaucoup, mais ne fait rien de plus que nous, moins même. Mais il est un peu beaucoup "bourreur". Excellent homme, d'ailleurs.

          Impression de marasme, de gêne, d'ennui. Reçu une bonne lettre de T. et O. Georges. Ils sont très gentils avec moi, et l'ont toujours été.

          Hier, lettre de ma belle-mère, répondant à mes condoléances. Emphatique, expressions ampoulées, cela sonne un peu creux. Il paraît qu'elle a envoyé à son mari ma lettre en lui disant qu'elle me répondait. Il ne peut donc même pas écrire un mot ? Il doit pourtant être autrement mieux installé que moi... Avant-hier, lettre très affectueuse et qui m'a bien touché, pour Marcelle et pour moi, de G.M. Bret et de son fils. Il y a des moments où je me demande si je la reverrai, ma petite Marcelle. Heureusement qu'il y a la chance, mais il y a aussi les balles sur la crête, quand on va aux Meurissons, les obus, qui tout à l'heure tombaient à côté dans le cimetière.

          Eu un mot de Tubert. O. et B. lui demandent de mes nouvelles. C'est flatteur!

          Nous espérons une relève proche. Causé hier avec un officier du 120 (2ème Corps, vient du Bois de la Gurie). Cela a tapé dur par-là. Il y a des tranchée communes ! Et une foule d'engins: petits mortiers, pétards, grenades à main et à fusil: c'est infernal. Le 2ème Corps a été éprouvé. Ils vont au repos.

          Le 18 janvier - Hier soir et ce matin, une vingtaine de blessés, autant au 82. nous les pansons dans la pièce où l'on mange, où on fait cuire le dîner, le 4, le 82 ; tout cela entassé parce que le Colonel du 120 veut son confortable. Il s'appelle Girard. Il a paraît-il coutume de brutaliser ses hommes. Un lieutenant m'a raconté que, il y a quelque temps, il a flanqué dans la mâchoire d'un homme la crosse de son fusil, qui était mal tenu.

          Hier soir (il couche au-dessus de nous) il a eu le toupet de nous faire dire que nous faisions trop de bruit, ce qui était faux, et parlait de foutre tout le monde dehors.

          Il a dit ce matin qu'il s'intéressait aux blessés, mais pas aux brancardiers, parce que ceux-ci, ne sachant où se mettre, et attendant de charger des blessés, encombraient un peu le chemin qui va à sa porte ! Et qu'il a fait encadrer, d'ailleurs par des fils de fer. Quelle mentalité ! Ce serait grotesque, si ce n'était pas si triste.

          C'est à la cote 263 que les blessés ont été frappés. Une compagnie du 82 a été tournée, il a fallu la dégager. C'est la 1ère et la 2ème du 4 qui ont trinqué. Ce pauvre Monthoven serait tué.

          Le 20 janvier - Relevés ce matin. Allons à Futeau. Fait la route à pied. Belle route, encombrée de troupes et d'autos.

          Logé chez la marchande de tabac. Gens très gentils. Chambre sans feu, température voisine de zéro. Enfin on est tranquille, plus de marmites. Plus le bruit assourdissant des 120 et 155 qui cassaient nos vitres à la Maison Forestière.

          Il paraît que C. des brancardiers de corps est cité à l'ordre de l'armée ! Parce qu'il est venu quelques fois aux endroits où nous avons toujours vécu.

          C'est tout de même un sale métier que celui de médecin de régiment. Rôle difficile, toujours dangereux. Envié et un peu dédaigné de la plupart des officiers, jamais récompensé, pendant que les médecins des formations sanitaires sont bien logés, reposés, travaillent peu, récoltent les citations et les avantages. Pour nous, à part de rares exceptions, rien. A moins d'être blessés, et encore !

          On dit que des Anglais viennent en nombre dans le Nord et que nous nous massons vers Soissons. Les Allemands attaqueraient peut-être là ou en Argonne... Je voudrais changer de secteur. J'ai un peu de spleen, et un peu d'aigreur aussi. Peut-être ai-je tort, car mon Colonel est très bien pour moi.

          Mais cette biffe, ce que j'en ai assez !

          Le 23 janvier - Sur une hauteur qui domine Futeau, au pied d'un grand sapin qui est resté vert et qui fait contraste dans ce décor tout blanc. Car autour de moi tout est blanc de neige, et cela fait un fond d'un blanc où avec le ciel, d'un gris extrêmement doux, ouaté, où se détachent avec une élégance et une finesse extrême les armes et les feuillages jaunis. Tout cela est immobile et muet, et l'on pense tout naturellement à quelque lieu enchanté, où l'on se promener en paix, où votre vie est en sûreté. Malheureusement le silence est troublé par le bruit du canon qu'on entend dans le lointain, à douze kilomètres environ. Cela seul rappelle la guerre.

          Aussi je jouis pleinement de l'heure présente. Je sui propre, j'ai quelques heures à moi, je puis aller et venir comme il me plait, et je suis dans un décor de féerie. Comme elle est jolie cette Argonne ! La forêt n'est tout de même pas complètement silencieuse, lorsque le brise passe, cela fait dans les feuilles couvertes de givre un petit grésillement très fin. Quelque chose comme un chant de grillon qui serait assourdi et voilé par la neige et le froid. Cette vie a tout de même son charme, surtout si l'on sûr d'en revenir. Et comme on respire ici, à pleins poumons.

          Ce repos à Futeau est un de ceux que j'ai trouvé le plus agréable. Si la chambre (avec lit et draps propres !) où je couche était chauffée, ce serait parfait. Il y a même une hôtesse pas trop désagréable, au moins pour des gens privés comme moi depuis six mois. Mais je n'ai rien entrepris.

          La neige recommence à tomber. J'entends le train de Verdun. La canonnade se calme. Il m'arrive quelques échos d'un concert très lointain fait par quelque musique militaire, avec ses instruments faussés. Une corne d'auto, un moteur. Puis le silence, et je vais redescendre au village tout doucement, pour jouir plus longtemps de cette pause que je n'avais pas connue depuis si longtemps.

          Le 25 janvier - Toujours à Futeau. On y serait très bien si on pouvait s'y chauffer. Je commence à m'y ennuyer. Les deux distractions sont de faire bombance et jouer aux cartes ! !

          Devons être relevés, ou plutôt aller relever le 113 dans la nuit du 27 au 18.

          Un ennui. D'après la dernière lettre des Parents, je crois comprendre qu'ils tâcheraient peut-être de me faire raccrocher pour la proposition dont je pensais être l'objet de la part du Commandant Échard. Je ne le voudrais pas, car ce serait trop tiré par les cheveux et trop tard ; on croirait que c'est uniquement au piston. Tout de même, si le Commandant Échard était resté au commandement du 89, il ne m'aurait sûrement pas oublié et cela m'aurait fait un grand plaisir.

          Le 27 janvier - 9 heures du soir. Je vais quitter tout à l'heure Futeau pour la Maison Forestière ; nous partons à minuit. Il gèle dur ; beau clair de lune. Nous partons probablement pour huit jours. On dit toujours que le C.A. va être au repos bientôt. Mais que faut-il en croire ?

          Ici j'avais beaucoup de malades ; des entéro-gastriques à aspect typhoïde. Beaucoup plus de malades qu'aux tranchées ; c'est toujours ainsi. Il y en qui veulent couper aux corvées ; mais beaucoup aussi de vrais malades. C'est assez curieux.

          Vu le médecin divisionnaire, très gentil. Approuve ce que je fais. Le 113 n'a pas l'air d'avoir bonne presse.

          Lettre de mon beau-père. Il est Directeur de l'Intendance au 20ème Corps. La lettre est bien.

          Une lettre de A. Ne me dit plus rien du tout. Mais m'intéresse quand même ; gentille. Écrit hier des tas de lettres. Vais me coucher, fatigué ; rasé toute la journée par des malades et du service, pis qu'en temps de paix.

          Le 30 janvier - Maison Forestière Rien de spécial. Arrivé le 28 à Maison Forestière par une belle gelée dans la nuit. Attendu le jour assis au coin du feu. Passé la journée avec les médecins du 131 (il paraît que Pauvert serait cité à l'ordre ??). Jugon et Marquet arrivent dans la nuit suivante ; Daumier établirait une infirmerie aux Islettes, un peu loin...

          Enterré le beau-frère de Devo, aujourd'hui. Quelques blessés, peu de malades. Tranquillité relative, sauf quand le 155 long tire.

          On s'ennuie. Le Colonel est à Pierre Croisée avec un aide-major.

          La mentalité de bien des médecins n'est décidément pas très belle ; l'égoïsme et le souci de la conservation y tient une grande part. Peut-être si cette mentalité était différente celle de bien des combattants serait-elle meilleure aussi. Et encore, ce n'est pas prouvé.

          Nous entendons beaucoup d'arrivées d'obus mais depuis que je suis ici aucun n'est arrivé près de Maison Forestière. La route qui va d'ici à Pierre Croisée n'est plus très sûre, il y a eu des derniers jours des blessés et un tué par balles perdues. S'il arrivait un projectile sur la maison, cela ferait du propre. Mais à quoi bon y penser, cela ne sert à rien.

          Le 31 janvier - Dimanche. Été à la messe, à deux cents mètres d'ici dans le bois. Dite par l'abbé Henri, qui avait revêtu de beaux ornements, étole, etc... Une chapelle improvisée avec des planches, un fond en sapin, une croix de feuillages. La messe servie par un jeune troupier à allure de séminariste qui n'avait rien d'un guerrier. La seule chose qui marquait le soldat, c'était ses grosses semelles dont les clous reluisaient quand il était agenouillé. Mais avec ses yeux baissés et ses mouvements doux, on ne se le représentait pas du tout chargeant à la baïonnette. Cantiques germanophobes. Tout de même, c'est une bonne chose que la croyance. Indépendamment des consolations que cela apporte, cela met quelque idéal dans une vie où tout est matériel: souci de sa peau, souci de sa subsistance.

          Ma petite table tremble terriblement, ébranlée par les 75 qui sont en train de tomber à côté.

          Plus de blessés aujourd'hui que les autres jours par des bombes. Cela donne des blessures multiples, pas toujours graves.

          Nouy est muté pour une ambulance. Il y sera évidemment mieux qu'ici. Delteil a envie de partir aussi, je crois. C'est la propagande de D. qui opère. Je crois que celui-ci n'est pas fâché de voir partir les médecins qui sont ici depuis le début, de façon à se faire ressortir, lui qui reste. Il guigne la croix.

          L'aide-major qui vient au 4 a paraît-il demandé à venir dans un régiment. Tant mieux, il n'aura pas envie tout de suite de filer. Et il parlera moins d'évacuation.

          Je regretterai Nouy. Je voudrais faire quelque chose pour Bruant, le garder comme ...(?) d'aide-major au premier départ. Ne sais si je pourrai le faire, mais je le demanderai au Directeur.

          Je me demande ce que devient mon affaire. Évidemment cela me ferait plaisir, mais il me semble que je serais un peu gêné vis-à-vis du Lieutenant-Colonel E. s'il faisait quelque chose pour moi. il croirait peut-être que ma sympathie pour lui était intéressée. Pour Mélot aussi cela me gênerait. Inch'Allah ! En fait d'Allah, je pourrais bien, me disait Daumier ce matin, aller au Maroc après la campagne. Cela ne serait peut-être pas si bête que cela, après tout. Je serais habitué à la vie de sauvage, et là-bas c'est sûrement moins dur qu'ici. Puis les Marocains n'ont pas d'artillerie, et à moins de choper le typhus, on est à peu près sûr d'en revenir.

          Mais que je pense donc à ma peau ! dirait un lecteur de ce petit carnet. C'est que l'égoïsme est bien grand. Il l'est assez dans bien des milieux médicaux, d'après ce que je vois. C'est drôle comme bien des jeunes médecins ont peu d'allant. Est-ce le fait de notre profession, qui habitue à observer, à réfléchir ; car en somme les actes de courage et d'audace, bien souvent sont le fait de l'irréflexion, un peu de l'inconscience.

Le 5 février

          Au repos à Futeau, depuis le 3. Logé au même endroit, propriétaire très aimable. Rien de saillant tous ces jours-ci. Déjeuné ce matin à l'ambulance 6 avec Nouy. Des gens très aimables, charmants à mon égard. Comme ils sont bien en comparaison de nous. Sécurité complète, bien logés, bonne table, peu à faire, métier intéressant : ils sont quatre-vingt lits, une salle d'opération avec un chirurgien de St-Joseph, Leray, qui est d'ailleurs très bien. Ils vont se promener de temps en temps à Bar ou à Ménehould. En rentrant à Futeau, on m'annonce une mort subite à l'infirmerie ; un petit bonhomme de la classe 1913, entré hier pour crise hystériforme. Méningite .. ou épilepsie ? Il n'avait aucun signe que d'un peu d'anémie, avait eu des crises antérieures sans signes d'épilepsie. C'est triste, mais au point de vue conscience professionnelle, il n'y a rien à se reprocher. Son lieutenant, un petit jeune homme qui arrive du Dépôt, rouspétait, paraît-il, parlait de faire un rapport, en disant que "ça ne devait pas arriver". Imbécile ! Ces gens-là croient que la médecine est une chose mathématique, et surtout ont bien vite fait de taper sur le médecin. Quant on choisit ce métier-là, il faut faire provision d'une sacrée dose d'abnégation et de philosophie. Le Colonel prend provisoirement la brigade. Il m'a promis de nommer sergent-major mon sergent. Ce matin il m'a fait comprendre (ce n'est pas la première fois) que je devais être plus énergique, engueuler les soldats et leur taper dessus. On ne réforme pas son tempérament. Il vaut mieux tirer parti de ses aptitudes en les développant dans le bon sens. Du reste je lui évacue très peu de monde.

          Les gens de l'ambulance ignorent tous ces petits inconvénients, tous ces froissements de chaque jour, qui résultent de notre différence avec l'esprit des combattants, et rendent notre situation souvent difficile. Enfin, tant pis !

          Le 7 février - Rien de neuf. Dimanche. On s'en va demain soir. Delteil m'a raconté que Cornil lui a longuement déblatéré contre les médecins, qu'on ne voit jamais, qui jouent aux cartes à Lochères pendant les attaques, etc... bateaux habituels et mensonges.

          Ce sont toujours les mêmes écœurements qui nous attendent, au lieu de récompenses ; on pense tout le temps à son métier, on se donne un souci du diable pour que ça marche. Cela marche en effet aussi bien que possible, et voilà comme on vous apprécie.

          Pourtant quand on est détesté de ses hommes, qu'on laisse la compagnie charger à la baïonnette tandis qu'on reste dans une cahute à l'abri, comme il l'a fait le 9 ou le 10, à la dernière attaque ; ou quand on se fait évacuer n'ayant rien, on n'a pas le droit de faire le fendant ! On a beau être fils de général, cela ne vous empêche pas d'être un saligaud.

          Le 9 février - Maison Forestière Arrivés à 3 heures. Cette marche de nuit tous les six jours est bien ennuyeuse.

          Nous avons gagné du terrain à la Maison Forestière sur le 120... Mais cela profite surtout au personnel médical. Je fais faire de la salle où nous dînons une salle à pansements.

          Le 13 février - Maison Forestière. Pas mal de blessés ces jours-ci, surtout à la 2ème, tout près des Boches. Un plaisir, ce matin : un homme que je ne connais pas, a demandé à être pansé par moi... Mais ces satisfactions sont rares, en comparaison des embêtements quasi-quotidiens, petites tracasseries, appréciations saugrenues, qui sont notre lot. Quel sale métier ! Qui pourrait être si beau.

          C'est ce côté moral qui m'ennuie le plus. Les fatigues, privations, risques, etc... me semblent secondaires.

          Vivement la paix, qu'on vive un peu "en civil" et que l'on oublie les tristesses, les mesquineries et les laideurs du métier. Le Colonel est toujours brigadier. Le Commandant qui le remplace fait l'important. Vu D. Il était aux Islettes... malade. Le Colonel D. lui a fait donner l'ordre de venir ici. Il m'a dit que Apard lui avait déclaré que "Bernard et lui, étaient les pivots du service de santé". C'est à mourir de rire.

          La maison tremble, ébranlée par une dégelée de 75. Les Allemands tirent plus par ici maintenant : à gauche de la maison, tout près, puis dans le ravin où l'on prend de l'eau ; puis en arrière, du côté de la Croix de Pierre. Hier, à 10 heures environ, pendant que je faisais tranquillement le bridge (car je joue au bridge, horreur) ils ont envoyé des gros. On n'y était plus habitué la nuit. Et c'était embêtant un peu de se coucher en se disant : pourvu qu'on ne soit pas réveillé par une marmite. Mais non ; les jours se succèdent, et rien ne change. Les pauvres bougres se font tuer, souffrent, sont malades (peu, il est vrai). On en fait venir d'autres, et cela continue. Oh la classe !

          Pas eu de nouvelles de ma réponse à Suzanne où je lui disais qu'on ne s'occupe pas de moi dans le but que j'avais cru deviner. Ma lettre est-elle perdue ?

          Le 16 février - Rien ces jours-ci. Ce matin (on devait faire une attaque hier, reculée de quarante huit heures) les Boches attaquent 1ère et 2ème Compagnie. Grosse canonnade des deux côtés. Nous perdons les tranchées de première ligne de ces deux compagnies. Les Allemands emploient probablement des 305, énormes trous de marmites. Une cinquantaine de blessés. Nous pansons pas mal de blessés allemands ; cela fait plaisir. Grosses pertes boches.

          Un Bavarois nous dit qu'ils ont "plein le nez" de la guerre. Les Allemands ont de sales blessures en général. Vu passer une douzaine de prisonniers.

          Demain il doit y avoir une grosse attaque de chez nous (artillerie, 113, 131). Il y aura beaucoup de casse.

          Il est encore tombé des obus de tous les côtés de la Maison Forestière, mais pas dessus.

          Qui sait de quoi demain sera-t-il fait ? On verra bien.

          Le 17 février - Le 113 et 131 arrivés hier soir et ce matin.

          Il paraît que toute notre armée attaque. A gauche, très loin, canonnade sourde et violente.

          Les batteries autour de la Maison Forestière font depuis ce matin un feu d'enfer. Les obus allemands arrivent nombreux par ici, tout près de la maison. Ils font peu de dégâts. Le 4 a peu de blessés aujourd'hui. Hier, Crantin, Le Cap, Pureau et sa liaison faits prisonniers.

          Affluence de services médicaux à la Maison Forestière (4, 113, 131, 82, 313, 120 ?). Gênant.

          On s'embête. Le temps passe tout de même. Les chances d'écoper sont tout de même assez grandes.

          Le 18 février - Journée plus calme. Nous n'avons pas gagné de terrain. Mais les Boches ont de grosses pertes. Ils ont canonné hier beaucoup par ici. Il y a eu quelques blessés. Un shrapnell a éclaté sur le toit de la maison. Vu passer un médecin allemand prisonnier. Il était venu, soi-disant en parlementaire, mais pas régulièrement, demander un armistice pour enterrer les morts (deux mille, dit-on ?).

          Nous avons eu au total, quatre-vingt blessés environ du 4. deux brancardiers tués, sept pris, Crantin pris.

          Reçu lettres de Bruant (à Lodève !), de Barré, de Thérèse, celle-ci désolée de n'avoir pas vu son G. Naturellement c'est à moi qu'elle raconte ses peines ; et "mon cher ami", s'il vous plait. Après tout, je la crois au trois-quarts sincère.

          Une lettre de O. Marcel aussi, de Vienne.

          Je m'embête, je m'embête... Évacué Delteil assez mal fichu, pleurésie sèche. Comme cela se renouvelle vite !

          Le 23 février - Rien. Journées monotones. Reçu une photo de Marcelle. Qu'elle est changée, grandie ! Il me paraît que ce n'est pas ressemblant.

          Bridges. Plus de lecture, presque. Ennui, cafard. Daumier a le cafard aussi. C'est long, long. Je m'abrutis.

          Quelques blessés. Enterré le lieutenant Rouillé. Flemme même d'écrire. Et il y en a peut-être pour de longs mois...

          Le 26 février - Rien de saillant. Ennui de plus en plus marqué. Vingt-huit ans aujourd'hui. Très calme ce soir ; presque pas de fusillade. Les artilleurs ont bouleversé ce matin des ouvrages boches. Vu ce matin un aéro blindé à nous poursuivre un boche.

          Le régiment est revenu de première ligne.

          Le 27 février - On demande pour la Serbie cent médecins dont cinq à dix de l'active. Quelques avantages matériels. Je m'inscris. Pour le plaisir du tourisme et de changer. On ne pourra pas me dire que je lâche, après sept mois passés dans une campagne dans l'infanterie. La famille ne va pas être contente. Je ne risquerais pas plus là-bas, à part le typhus et le choléra. Et puis c'est un voyage que je n'aurai jamais occasion de faire. Pas grand chose à y gagner, sans doute. Mais on se rase tant ici !

          Le 29 février - Attaque à notre gauche et à Vauquois. Vauquois serait à nous. Pas de casse au 4. Marmitage sérieux dans les parages et autour de notre maison. Les 120 tirent toute la journée.

Le 1er mars

          Cafard ; depuis quinze jours cela ne va pas. Je m'ennuie énormément ; plus d'entrain. Le bridge n'arrive pas à me distraire.

          Aujourd'hui on se croirait au milieu d'un enfer. Marmites tout ce matin tout près de nous, jusqu'à quelques mètres de la maison, sur le toit. Potin infernal : artillerie allemande, 75, grosses pièces à nous, tout cela fait un bruit assourdissant. Les batteries qui nous attirent les projectiles allemands tirent tant qu'on peut, sans exagérer, se considérer ici comme ayant de fortes chances d'être démolis, sans profit ni gloire. Mais ce n'est pas cela qui m'a donné mon cafard. C'est l'ennui, le regret des heures agréables d'avant la guerre, l'absence d'occupation intéressante ; des idées de jouissance physique et intellectuelle vous traversent l'esprit ; et puis, la vraie raison c'est que cela fait sept mois, sept mois terriblement longs et tristes ! Ah, si ma demande pour la Serbie pouvait être acceptée. Ce serait avec joie que je partirais, pour n'importe où. Tout ce qu'on voudra, mais autre chose que la situation présente.

          Encore quand on allait un peu au repos, cela vous changeait les idées, on avait l'illusion d'une autre vie pendant quelques jours ; les embêtements des déplacements étaient eux-même une distraction. Mais ici, quelle mélancolie vous prend à ne jamais bouger... Je vais essayer d'écrire quelques lettres, cela me fera peut-être du bien.

          Le 5 mars - On s'ennuie ferme. Bridges. Siestes. Peu de blessés. Bonnes nouvelles sur les journaux, en général. On déloge l'ambulance du Neufour, qui n'y fait rien depuis deux mois, pour notre infirmerie et celle du 113. Vauquois est en partie à nous. Marmitages intermittents. Pas de nouvelles de la demande pour la Serbie.

          Ai demandé aux Parents de me pistonner. Mon carnet s'use et tire à sa fin. Encore combien de mois ?...

          On installe un Decauville qui doit venir ici. On continue les baraquements !

          Le 8 mars - Le régiment en réserve depuis trois jours. Le Colonel est à Maison Forestière. Pas de bombardement. Calme. On ne se croirait pas près des Boches. Déjeuné hier avec le Colonel, très aimable. Bridges, lettres. Lu Chanteraine d'A. Theuriet. Plus de bouquins nouveaux à lire.

          Venizélos a démissionné. Causé avec Couturier : toujours très optimiste. Pas de nouvelles de la Serbie. Daumier m'a dit que nos chefs (?!!) médicaux avaient pris nos demandes en mauvaise part ; cela m'est bien égal ; pour ce qu'ils m'importent ! Il fait froid, du vent, humide, une nuit d'encre. Pauvres bougres qui sont dans les tranchées, et même en deuxième ligne, que je les plains.

          Une lettre de Maman me dit que le Dr Volonghan va, écrit-il, volontiers prendre son café dans les tranchées. Ce que j'ai ri, à la pensée de ce bon docteur allant boire le jus en première ligne et circulant dans les boyaux ! Dire qu'il y a un tas de bourreurs de crâne comme cela, qu'est-ce qu'on va entendre après la guerre. Écrit à A.

          Le 12 mars - Aucun changement. Le régiment relève cette nuit. Écrit hier à Barré, à Thérèse une lettre un peu à la blague. Routhier retourne à l'ambulance 14 ; remplacé par Chardon, venu de Bar-le-Duc, où l'on mène assez joyeuse vie.

          Visite du Général Sarrail, qui m'a montré son œil quand le Colonel lui a dit que je demandais la Serbie ; il était escorté d'un vieux civil qu'on m'a dit être Léon Bourgeois ?

          Je continue à m'ennuyer ; cafard par moment, mais gaieté la plupart du temps. Je me sens assez abruti lorsqu'on entame une conversation intéressante. Je relis Rabelais. Je bridge et j'arrive à gagner. Daumier a le cafard. Tout le monde médical d'ici se rase et se lasse. Mignon a été horrifié du nombre de demandes pour la Serbie, a parlé de trahison ; quelle mentalité !

          Le 14 mars - Ce matin, de 7 à 9 heures, canonnade très violente sur le front de la Gruerie à Vauquois. L'objectif est la cote 263, encore. Il y a déjà des blessés, pas mal au 113 et 131, qui ont attaqué. Les Allemands ne paraissent pas répondre beaucoup à l'artillerie ; ils n'ont pas tiré par ici ce matin. Notre régiment, rien.

          Vu hier une chose qui m'a fait plaisir. Un capitaine, ancien du 4ème, de l'E.M. de l'armée, qui venu ici pour voir le Colonel n'a pas voulu aller jusqu'à Pierre Croisée et m'a chargé de la commission qu'il apportait. En somme, tout est très relatif ici comme ailleurs, et plus on a son point d'attache en arrière, plus on craint de venir loin en avant. Il est de fait qu'on ne voit pas très souvent d'officier d'E.M. par ici.

          Évacué sur l'infirmerie ce matin un gosse de seize ans du 2ème Bataillon qui a déjà été blessé légèrement. A fait une broncho-pneumonie, et se bat comme les camarades.

          Pas de lettres des parents depuis quatre jours, c'est ennuyeux. J'attends plusieurs lettres ces jours-ci (Thérèse, Barré, A?) cela donne un peu d'intérêt à une heure de la journée, celle du courrier.

          Lu hier l'Enfant à la Balustrade ; Boutet m'a apporté un peu de pâture intellectuelle.

          Le 16 mars - J'écris la fenêtre ouverte, par un temps extrêmement doux ; on entend chanter les oiseaux ; les canons se taisent ou sont lointains. Brève impression d'adoucissement, d'apaisement.

Peu de blessés, peu de malades.

          Hier une attaque sur la cote 263, peu marquée d'après le nombre de blessés, par 113 et 131. Les artilleurs ont fait de bon travail. Les coloniaux qui sont à gauche du 1er Bataillon, à Bolourte, La Chalade, se battent furieusement.

          Hier la canonnade autour de la maison a été des plus violentes ; le soir on en était abasourdi. Les Boches ont tiré aussi ; il y a eu des obus tout près de la boite, à quinze ou vingt mètres au plus.

          Ce matin le Général Sarrail est encore venu. On m'a apporté ce matin un numéro de la Vie Parisienne, avec de gentilles petites femmes dans des déshabillés à vous flanquer le cafard. Comme c'est loin, tout cela ! Au fond, il faut l'avouer, dans le retour, après, bien sûr, le désir de revoir tous les miens, qui est le premier et le plus sérieux mobile, c'est cela qui me tente le plus. Ce n'est peut-être pas très sérieux, mais zut, tant pis. Je pense que j'aurai bien le droit de m'amuser après toute cette affaire. Reçu avant hier une lettre de Maman me disant :

          1°- que la Serbie c'est la mort probable, typhus, choléra, etc... privations, rien d'intéressant à faire. Bon. Tant pis.

          2°- que je fasse une demande pour aller dans un hôpital. On lui a dit qu'il était tout naturel que je file après un service de huit mois dans l'infanterie ; que ma demande serait admise, et que je demande à appliquer mes aptitudes chirurgicales.

          J'ai refusé. Il est probable que personne m'en sache gré. Mais j'ai trop souvent souffert de l'appellation plus ou moins déguisée d'embusqué pour accepter cela.

          Tant pis, je resterai. J'aime mieux risquer l'obus terminal, m'embêter, souffrir matériellement, et ne pas lâcher, surtout en le demandant.

          Le 19 mars - Hier, bien triste journée. Le pauvre petit Forgeot a été blessé mortellement d'un éclat d'obus au ravin des Meurissons, tandis qu'il était à la porte de sa cabane. C'est bizarre, ce ravin m'inspirait pourtant assez confiance. Forgeot qui était si courageux, si gentil, si vivant ! En inventoriant ses affaires, vu une lettre de femme, que je n'ai pas lue, mais qui commençait : "Mon ami chéri". Pauvre petit, cela m'a fait une grosse peine ; on va l'enterrer aujourd'hui ; j'ai dit qu'on lui commande un cercueil, qu'il ne soit pas enterré si tristement que les autres. Je l'ai proposé pour la médaille militaire ; bien petite compensation ! Labbé blessé grièvement à la jambe, criblé partout de petits éclats assez superficiels, proposé pour citation à l'ordre de l'armée, a été très chic, a serré un pansement autour de sa jambe qui saignait, puis en a pansé d'autres.

          Reçu une lettre de Maman qui me dit avoir fait une démarche pour que j'aie un autre poste. Mon Dieu, je mériterais aussi bien qu'un autre une ambulance. Je le désirerais au point de vue matériel. Mais moralement, malgré le sale métier qu'on fait dans la biffe, au point de vue médical, je regretterai de quitter un poste plus dur et plus dangereux pour aller au repos. Puis le contact avec les hommes donne quelquefois des satisfactions morales. Puis surtout, je serai gêné de partir, vis-à-vis de ceux qui restent là. Et cependant depuis le 9 août, cela commence à compter.

          Reçu aussi une gentille lettre, non signée, de la "sœur" de Bruant, qui m'annonce un gâteau. Cela m'a fait plaisir, cette attention féminine si gentille ! Ce brave Bruant, quel nez j'ai eu de l'évacuer ! Sans quoi il était prisonnier.

          Le 22 mars - Hier le printemps. Depuis deux jours il fait un temps radieux ; tout est calme, quelques rares blessés. Un beau soleil, dont la chaleur surprend ; un ciel tout bleu ; le soir des couchers de soleil splendides, du côté de la vallée qui conduit à La Chalade. Au début, tout l'horizon est comme doré, puis le globe rougit et c'est une lueur mauve, violette, qui imprègne tout, les arbres, le ciel, les fonds. Puis le soleil devient une énorme boule sanglante, d'un rouge magnifique, et lorsqu'il commence à disparaître à l'horizon, c'est un délicieux crépuscule pendant lequel on goûte une joie d'apaisement.

          Mais si autour de nous la nature s'éveille et s'échauffe, au-dedans de nous naît un alanguissement infini. La guerre en ce moment, où tout semble fait pour rappeler la douceur de vivre, paraît quelque chose d'encore plus monstrueux. Les communiqués de ces jours-ci deviennent assez brefs et peu intéressants. L'intérêt, disent les journaux, se concentre sur les Dardanelles... Ce que les parisiens ont dû avoir la frousse avec les Zeppelins d'hier ! Cela devait être un assez curieux spectacle.

          Que vais-je devenir. Vais-je rester ici, me changera-t-on ? Je ne sais. Je désire et je crains l'un et l'autre. Certes, il y a bien des heures ennuyeuses ici, mais le fait d'aller en arrière quand tant sont en avant est bien désagréable aussi. D'autre part, s'il y a quelque chose à récolter, j'ai peut-être bien plus de chances de le faire ailleurs qu'ici. Car je ne pense pas qu'on me tienne compte de quelque chose si je reste toujours dans un régiment où malgré tout mon rôle est effacé et modeste. Arrive que pourra ! Bon, voilà les 120 longs qui tirent, c'est assourdissant. Ce matin les 155 allant tirer, les artilleurs nous ont prié de rentrer dans la maison, de crainte d'un éclatement prématuré, car ils tiraient dans notre direction.

          Un blessé, j'y vais.

          Le 27 mars - Le régiment est reparti aux tranchées. Journées assez calmes, peu de pertes.

          Le Général de Division a refusé de transmettre la proposition pour Forgeot, qui n'a fait que son devoir, sans action d'éclat, et n'a pas assez de services. Vu le Directeur, qui ne m'a pas paru s'en soucier beaucoup, et m'a dit que, ma proposition ne lui ayant pas été transmise, il était obligé de s'en laver les mains. Il eût pu, je crois, prendre les choses en mains ; mais cela ne m'a pas trop étonné. J'ai redemandé au Colonel une autre proposition, en la faisant passer par le Directeur, j'espère... Labbé a été cité à l'ordre de l'armée. On lui a amputé la cuisse, mais il ne va pas fort.

          Hier, diversion amusante, à un certain point de vue, par une circulaire de la Direction m'envoyant de multiples recommandations hygiéniques et me disant de rendre compte. Par exemple : "Vous êtes-vous assuré que la paille de couchage est renouvelée et que pendant la journée elle est relevée à la tête pour éviter les souillures. Vous êtes-vous entendu avec les autorités locales pour l'enlèvement des fumiers (les autorités locales de la Forestière, ou des Meurissons !?). Les feuillées sont-elles "exclusivement fréquentées"? et autres perles, qui sont bien amusantes à lire ici.

          Le Général de Division a prescrit que nous rendions immédiatement nos voitures de réquisition et leurs attelages. Dieu sait si elles nous rendent service, pour les marches, pour les sacs des hommes fatigués, pour chercher les médicaments, les désinfectants, transporter des malades en l'absence de voitures régulières, etc... Mais on se figure, à l'E.M. de la Division, que ces voitures sont pour nous une source de commodités et d'agréments, alors qu'au contraire elles ne sont guère qu'un surcroît de soucis. Ce n'est pas leur absence qui nous empêchera de nous approvisionner. Alors ? Toutes ces machines-là prouvent à quel point les état-majors sont restés paperassiers et étroits. Ils devraient mieux de s'occuper des Boches. Pour nous il n'y a qu'à carotter la brute (?), sans faire preuve ni de zèle ni d'initiative.

          Reçu une lettre de Maman, qui me dit que si je tiens à rester au 4 je serai bien servi, car il est très difficile de se faire changer. Au fond, je n'y tiens pas, à rester ici ; mais je serais gêné de partir.

          On est de plus en plus sévère pour les évacuations de médecins et d'officiers. On n'a pas le droit d'être fatigué ; on eût mieux fait d'avoir cette sévérité au début. Lu sur la Presse Médicale, un article de Proust, installé à Salvange, sur le fonctionnement du service de l'Avant. Rien d'intéressant, ni de nouveau ; mais un détail curieux : il n'y est pas fait allusion une seule fois aux médecins de régiment. Il est dit à un autre endroit du journal, que si le commandement ne tient pas à relever les médecins des corps de troupes, c'est que leur service est des plus difficiles et ne s'apprend pas vite ! Crevant !

          Ai écrit hier à A. Peut-être un peu trop amicalement (oh, sans aucune tendresse) mais cela n'engage à rien. Et après tout elle m'a toujours été très gentille, pourquoi être mufle, moi ?

          Boutet parle de s'en aller. Je le comprends... Mélot est parti à l'arrière. Voici venir Pâques ; le temps se rafraîchit, la vie dans cet espace très restreint, avec un tas d'individus, est bien ennuyeuse. Plus grand chose à lire ; j'ai demandé des feuilles littéraires à Rouen.

          C'est long, long ! J'ai de temps en temps le cafard. Quand pourra-t-on reprendre une vie normale, pas trop bête, trouver une gentille petite femme, lire de bons bouquins. Quand ? Le bruit court paraît-il, que l'Italie est entrée en action. C'est une pure blague, comme cette prise de Lille qu'on nous annonçait l'autre jour. Il est monté tout à l'heure un médecin de l'ambulance 8, très gentil du reste, qui a été absolument épaté par les cahutes fabriquées dans le ravin à gauche ; il était enthousiasmé. Moi il n'y a plus grand chose qui provoque mon admiration, je crois sérieusement que je m'abrutis. Et puis je m'énerve, un tas de petites choses m'agacent. J'aurais besoin de faire une cure de solitude, quelques jours. De solitude à deux, ce serait bien mieux. Enfin !

          Le 29 mars - Visites : Bienvenu Martin, venu avec Gortz. M. Poincarré, avec Sarrail, Duparge, etc... Ma mère m'annonce la venue de M. Laurent.

Le 1er avril

          Toujours même vie. Peu de travail. Journées longues, je joue au bridge et continue à perdre avec régularité.

          Le régiment est demain en deuxième ligne. On parle d'une attaque imminente. Des aéros allemands ont bombardé les Senades.

          Boutet cultive l'évacuation. Vincent est malade !

          M. Bernard, malade, n'aurait pas voulu être évacué ??

          Je m'ennuie fortement. Pas vu M. Laurent. Mais montera-t-il jusqu'ici ? Je voudrais changer, et pourtant cela m'ennuierait de partir. Pas de réponse de T. ; je crains d'avoir gaffé et qu'elle n'ait mal pris ma plaisanterie. J'ai des réponses à faire à Bruant, Delteil, Routhier, etc... Cela ne me dit rien d'écrire. G.M. Bret a répondu à Maman ; il faut que lui écrive aussi.

          Le secteur est calme en ce moment ; peu de canon, sauf la nuit d'avant-hier où les 155 ont tiré bien désagréablement pour notre sommeil, peu de fusillade le soir. Quelques mines qui sautent, c'est tout. Cinq ou six blessés par jour. Circulaires, papiers, etc... M. W. aurait dit qu'il viendrait par ici voir si on veille à l'hygiène des cantonnements. Cela me surprendrait fort. La section d'hygiène et prophylaxie (Comtes), n'a jamais rien fait.

          L'autre jour, pour prendre du mucus à des suspects d'être porteurs de méningocoque, il a fallu quinze hommes descendent aux Islettes ; Comtes n'a pas pu monter jusqu'ici !! Cela lui aurait peut-être, cette fois, valu la croix ?

          Le 4 avril - Pâques. Vu ce matin Boujeau et ensuite le capitaine Guidoux, venus avec un bataillon du 21, en renfort. Une grande attaque devait avoir lieu vers 9 heures. Le mauvais temps, pluie sans interruption, a retardé l'affaire. Nous la croyions remise à demain, lorsque à 1 heure 40, tranquillement assis, éclatent des rafales d'artillerie. C'est sans doute l'attaque qui commence. Le 4ème attaque en avant des Meurissons. Le Colonel est au plateau de la Fille Morte. Je vais avoir du travail, et les marmites vont rappliquer...

          Qu'est-ce que cela veut dire. Les coups s'espacent. Est-ce seulement une attaque allemande qu'on arrête !

          Boujeau est décoré. Cela m'a fait grand plaisir de le revoir. Guidoux est toujours capitaine ! Vincent est ici avec moi, complètement aplati. Boutet qui a été le remplacer au Neufour, avait le culot de me dire qu'il préférerait être ici pour l'attaque "au milieu de la bataille". Si ce n'est pas à crever de rire.

          Depuis quelque temps je remarque combien l'esprit de beaucoup de médecins est désagréable, égoïste profondément, dénigrant tout ; mais il y a une chose qui m'agace aussi, ce sont les gens qui bluffent.

          La place du chef de service du 131 est libre. Sera-ce pour Boujeau, Gobinot, ou un autre ? Déjeuné avec Gobineau, Arlabosse. Hier soir avec l'abbé Henri, qui est très amusant, large d'idées, et cultivé. C'est très intéressant de l'entendre discuter les questions religieuses ou philosophiques.

          Reçu un mot de Maman. Ma fille va être habillée avec un "tailleur". Comme cela pousse vite.

          Le canon ne tire plus que quelques coups isolés. Ce n'est donc pas ce que je croyais. On parlait de quinze mille obus, d'une avalanche d'artillerie.

          Pas un blessé, pas un malade. (J'ai supprimé la visite aujourd'hui). Que nous prépare ce recueillement ?

          L'abbé Henri a dit la messe à 6 heures sous la tente. Le Commandant D. y a été. Moi je ne me suis pas levé d'assez bonne heure.

          Guidoux m'a rappelé Noyers, Damvillers, les bois de Domhas... C'est déjà loin, pourtant, et il y a encore bien des choses à voir, bien des passages durs à franchir. J'aimerais être entouré de gens plus remontants comme moral que mon entourage actuel, pas fameux au point de vue campagne !

          Je crois que suis le plus gai de tous ; sauf Chardon peut-être, chez qui la gaieté est congénitale, mais méridionale.

          Le 5 avril - C'était bien l'attaque hier. Mais le régiment n'a pas lancé de gros effectifs. Le but, je crois était surtout de faire une diversion. La 9ème est allée jusqu'à la tranchée allemande, mais n'a pu s'en emparer. Trente cinq blessés en tout, dont ce pauvre Rouillé, grièvement à la poitrine, aux environs du péricarde. Pauvre garçon, son père tué il y a à peine un mois. A 263 on aurait pris une tranchée ? A gauche, à Bolante les coloniaux auraient une légère avance. Tout cela n'est pas grand chose. Il est vrai qu'ici, on ne doit pas faire autre chose que tenir et faire des démonstrations, certainement.

          La relève des blessés a bien marché ; pourtant il faisait une nuit d'encre et une pluie ! On a dû faire des boyaux pour reprendre certains blessés.

          Un blessé m'a fait grand plaisir, un sergent, Louchard, de la 9ème ou la 11ème. Il m'a dit que les hommes avaient grande confiance quand ils savaient qu'on les envoyait à mon poste de secours. Je sais que cela n'a pas grande importance, qu'il m'a dit cela un peu par amabilité. Mais tout de même. Si je partais, je regretterais infiniment cela, les quelques marques d'estime qu'on reçoit des hommes, la satisfaction de parler aux blessés en le réconfortant de quelques douces paroles. On doit attaquer encore aujourd'hui.

          Le 6 avril - Attaques hier ; attaques aujourd'hui. On n'a pas gagné de tranchée. L'artillerie ne paraît pas avoir donné d'excellents résultats dans les premières lignes allemandes. Cent cinquante blessés environ, et au moins cinquante tués pendant ces trois jours. (Cent blessés de minuit à ce soir). Bernardeau blessé légèrement et évacué. Berthier contusionné, deux infirmiers blessés, un tué, tout cela par un obus aux Meurissons. Évacué Vincent. Je n'ai plus qu'un médecin auxiliaire et deux aide-majors. Obligé d'envoyer Chardon aux Meurissons. Je suis seul à la Forestière. Blessés tout le temps, on dort mal la nuit. Je me sens fatigué. Mais je suis bien mieux encore que tous les autres. Heureusement que mes deux médecins auxiliaires qu'on avait annoncés blessés, n'ont pas grand chose ! Pluie, boue. Canonnade intense et constante. Pas gai.

          Le 7 avril - Le Colonel vient à la Maison Forestière. A l'air fatigué. Je sais qu'il a été dégoûté des attaques de ces jours-ci.

          Le 9 avril - Été aux Islettes, pour le Conseil de guerre. J'ai poireauté toute la matinée et j'ai filé, sans avoir déposé, en laissant B. plus remuant et tapageur que jamais. Visite de l'infirmerie. Remonté sous la grêle, rapports, etc... Journée occupée, soirée avec B. qui nous a rasés. Il m'agace depuis que je l'ai vu se conduire si égoïstement avec Vincent.

          Le 10 avril - Journée calme, sans incidents. Vu le Commandant Besse, un vieux de cinquante sept ans, retraité et qui n'en peut plus. Avons parlé des attaques dernières. De tous les renseignement recueillis ces jours-ci, toutes ces attaques partielles sont mal montées, et peut-être pourrait-on incriminer certains chefs d'une ambition exagérée qui ne les rend pas assez ménagers de la vie des hommes. Oh, pas notre Colonel, à coup sûr ! Celui-là est un excellent chef, et aimé de tous.

          Mauvaise préparation par l'artillerie ; on devrait faire au début, évacuer nos tranchées de première ligne, pour que les 75 puissent tirer assez court et démolir la première ligne allemande.

          Puis les généraux ne se rendant pas assez compte par eux-même de ce qui se passe, je crois. Les hommes du 4 ont très bien marché l'autre jour. Mais ils étaient fusillés et mitraillés à mesure qu'ils sortaient !

          Bonnes nouvelles aujourd'hui. Pichon parle du "soupir de délivrance pour l'été". Je n'ai plus envie de quitter le 4, maintenant. Ce soir, nous avons collé au mur des images de la Vie Parisienne, des petites femmes modern style, fait des porte-manteaux, etc... On s'installe ! Après tout on n'est pas si mal à la Maison Forestière, comparativement aux types des tranchées. Le Colonel est à la Tour Pointue.

          Le 15 avril - Beau soleil. Forte canonnade à gauche. Attaque par les allemands aux Meurissons ; c'est le 113 qui a pris. Cafard. Déjeuné et été faire un tour, avant-hier avec le Colonel, Couturier, Cornil.

          Dîné avec Besse, hier, déjeuné avec Couturier et Cornil, à ma popote. Aujourd'hui on a annoncé la visite du nouveau Directeur, Carlier. Mais il ne dépassera peut-être pas le Neufour. Cela m'est égal, d'ailleurs. Touché un nouveau médecin auxiliaire qui vient de Baltimore, Ducasse. Il me manque toujours un aide-major. Je dois toucher bientôt un médecin auxiliaire ff (?) d'aide-major à nom russe, Zlatof. Les nouvelles sont ternes. Il y a eu un succès aux Éparges, l'autre jour, puis rien depuis. Je pense que peut-être un jour ce seront les Allemands qui attaqueront, en France. Quant aux Russes, ils vont assez bien. Mais ils feraient bien, cette fois, de ne plus reculer.

          Lu, ces jours-ci, grâce à des "feuilles littéraires" reçues de Rouen.

          Toujours à la Maison Forestière. Nous allons faire quelques semis de radis, de salade !!! Et nous aurons bien le temps de les récolter.

On nous distribue des effets gris bleu clairs. J'ai acheté une vareuse grise.

          Je m'ennuie... Je voudrais changer, aller quelque part au repos, et cela m'ennuierait de quitter le 4ème, surtout à cause du Colonel. S'il partait, cela me ferait beaucoup moins de partir. Je reçois toujours tous les deux jours des lettres de Maman. Papa ne m'écrit presque pas ; mais il a beaucoup à faire. Quant à ma sœur, son égoïsme et sa nonchalance sont toujours les mêmes ; elle sort, se produit à la Croix Rouge, écrit à R. et se moque pas mal de son frère. De toutes mes connaissances, c'est elle qui m'écrit le moins. Elle aurait voulu que je trouve admirable sa façon d'agir avec son mari et que je supporte d'un cœur reconnaissant tous les ennuis qu'elle a fait à la maison. C'est malheureux, j'étais si bien disposé pour elle et j'aurais eu volontiers avec elle l'intimité la plus grande. Elle n'a pas voulu, tant pis. Mais à quoi bon parler de ce sujet tant rebattu.

          En raison du séjour qui se prolonge ici indéfiniment, avons amélioré le casernement, en faisant un porte-manteau, et en collant au mur deux petites femmes de la Vie Parisienne, qui nous donnent des distractions. Cela n'a l'air de rien, mais cela nous a occupés au moins deux heures. Faut-il que nous soyons abrutis !

          Il paraît qu'on aurait droit à une permission de huit jours, quand on a été sur le pont depuis le début. Mais ce sont les officiers d'E.M. et les médecins de l'arrière qui en profitent tout naturellement !

          Le 15 avril - Hier, visite du Général Sarrail, avec des civils, dont un petit vieux assez mal habillé qu'on appelait M. le sénateur. Pendant la visite, quelques shrapnells ; je crois que cela a écourté leur visite.

          Arrivée d'un nouveau médecin, bulgare, naturalisé, Zlatoff.

          Aujourd'hui, Pautié, blessé superficiellement à l'avant-bras ; balle sous le peau. J'en suis content pour lui, car c'est la bonne blessure, mais cela m'ennuie beaucoup, de voir quelle guigne à mon personnel.

          Je m'ennuie intensément, cafard. Je ne reçois guère de lettres. Petit marmitage, sans accidents.

          Le 21 avril - Je vais demander une permission. Cafard en rentrant ? Oui, mais tant pis. Écrit pour préparer les étapes (à Cabos, peut-être eu tort...) Tout le monde en demande.

          Marmitage plus rapproché aujourd'hui. Nous faisons une cahute, surtout pour être plus tranquilles. Depuis que j'ai quatre aide-majors, pas moyen d'être tranquille ; c'est un luxe de personnel dont je me serais bien passé. Cornil blessé, par un 77 que Couturier faisait démonter ?

          Le nouveau directeur est embêtant. C'et encore un de ces types, comme tous ceux qui nous commandent (!) dans la médecine, qui n'ont pas la moindre idée pratique de notre métier ici. Tant pis !

          Je pense beaucoup à ma permission. Ce sera bien vite passé... Si on me l'accorde. Mon plus grand souci et d'aller voir ma fille et mes Parents, mais je voudrais bien aussi passer quarante huit heures agréables (ce mot veut dire beaucoup de choses) à Paris. Je pense que c'est tout naturel.

          Le 24 avril - Temps pluvieux et froid. Cafard. Reçu une gentille photo de Marcelle ; il paraît qu'on l'habille en tailleur. Visite du Général Sarrail.

          M. Besse n'a eu que six jours de permission. Maman m'écrit que la guerre sera finie en juillet ?? Gigot m'a dit ce soir que si je voulais me présenter comme député, tous les hommes du régiment voteraient pour moi. Il paraît qu'on m'apprécie... Tant mieux ; cela fait plaisir. Nous faisons une cahute anti-percutante et anti-chahut derrière la maison. Je fais arranger les tombes du régiment par nos ff (?) Joyeux, Salmon, qui s'en tire très bien. Joyeuse occupation ! Plus rien à lire. Bridges nombreux.

          Les Boches font sauter pas mal de mines. Le secteur de Bolante devient mauvais ; seize blessés hier. Les calottes de fer sont efficaces ; voilà plusieurs cas où je le constate. On prépare des concerts, pour le repos. Après demain le régiment descend ; je vais aller au Neufour : pieu ; douche, chambre : joie !

          Le 27 avril - Arrivé hier au Neufour, à pied, à travers bois. Douche en arrivant ; délicieux. Gobineau a très bien arrangé cela. Ce qui ne l'a pas empêché, l'après-midi, d'être engueulé par Carlier, qui a trouvé insuffisant. Ce nouveau Directeur est en somme un type grincheux qui fait du zèle maladroit et bête. Il paraît qu'il a envoyé un médecin chef d'ambulance, M. Chailloud, pour l'assainissement du champ de bataille, dans les tranchées de première ligne, où il s'est fait tuer. D'où potin, parce qu'il est de l'Institut Pasteur. Carlier est venu ici hier, mais je n'ai pas bougé de ma chambre. Ce matin, chocolat au lit. Hier, musique par Perrier et un ténor de ses musiciens, chez un habitant qui possède un piano. Temps magnifique, chaud et lourd. Je fais revacciner, ou plutôt vacciner les hommes qui ne l'ont pas été précédemment. Fait un paquet d'affaires d'hiver à renvoyer, et en même temps renvoyé des lettres ; triage ; ai déchiré à peu près tout de A, toujours à Bordeaux.

          Pas de nouvelles encore de ma permission. On va me donner peut-être trois ou quatre jours. Ce n'est guère. Suis un peu embarrassé pour Paris. Peut-être me déciderai-je à la solution banale et sans suites, mais j'aurais mieux aimé autre chose de plus amusant et intéressant. Chardon me proposait hier, moitié en riant, moitié sérieusement, de me faire faire un mariage riche.

          Ma foi, cela ne me tente pas. Et la liberté ?

          Il faut que je me débrouille, tout de même pour Paris, si j'y vais.

          Flemme. Lettres à écrire. Ai écrit aux Parents, le reste attendra. Couvert (?) de Chalesse. Je dîne ce soir chez les médecins auxiliaires des divisionnaires. Je vais tâcher d'aller au piano, mais seul.

          Le 29 avril - Permission de huit jours accordée. C'est merveilleux, je n'espérais pas tant, après avoir vu accorder seulement six jours à M. Besse. Joie toute la soirée ; effets neufs ; tout le monde m'envie... Le retour sera triste. Bah, tant pis ! En attendant je suis rudement content.