
(Partie
2)
Le
1er novembre
Toussaint
Rien à noter. Journée comme les autres. Ai été mal fichu :
coliques, fatigue. Rien de jour férié.
Le
2 novembre - Journée calme. du soleil, assez
chaud, cela permet de voir plus nettement encore combien la
forêt se dépouille vite de ses feuilles.
Vu
le Colonel à la Croix de Pierre. il m'a dit qu'il avait reçu
nos feuillets de campagne, que j'étais très bien noté, que le
service marchait très bien depuis ces temps derniers et qu'il
ne demandait qu'à me garder comme chef de service. Bref, très
aimable.
Il
veut un aide-major en permanence à la Maison Forestière. Ma
foi, je reste toujours à Lochères, moi. Puisque je suis chef
de service, c'est ma place ? Il est bien juste que je profite de
la situation. Du reste, mes sous-ordres n'ont pas l'air de se
plaindre.
Il
y a plus de malades : une trentaine à l'infirmerie. Pas mal de
courbatures fébriles : futures typhoïdes ?...
Il
paraît qu'il y en a eu pas mal ; au 45ème
notamment. Mis un mot sur le rapport du médecin divisionnaire
pour lui dire que cette augmentation de morbidité était due au
surmenage imposé par la vie de première ligne.
Le
3 novembre - Toujours rien de changé ! Nous
commençons à devenir pessimistes quant à la durée de la
guerre. Nous allons sans doute passer l'hiver ici, ou tout au
moins le mois de novembre. On fait dans les bois des cahutes
solides, terre, bois et feuillage.
Les
vêtements de laine arrivent de tous côtés. J'ai deux
passe-montagne, un cache-nez. Vais en recevoir encore de Maman.
Pas de Suzanne, sans doute ; c'est drôle...
Le
4 novembre - Rien, rien. Et pas de lettres
depuis une semaine des Parents ; beaucoup sont dans ce cas ; je
me demande ce qu'il y a de cassé à la poste.
Reçu
un mot de O. Émile.
Toujours
un aide-major et auxiliaire à la Maison Forestière.
Le
5 novembre - Été à Courcelles ; raté
Violet. Puis à Clermont, rapporté du tabac, du vin. Pas appris
de nouvelles. Les Allemands retraitent du côté de l'Yser. Mais
ils ont encore un fameux morceau de territoire à évacuer avant
d'être chez eux.
Encore
pas de lettres ce soir !!
Le
bruit reprend, d'après lequel la 9ème Division
irait relever la 10ème ; je n'y tiens pas plus que
cela. Si la 9ème Division restait ici, nous
resterions sans doute tout le temps à Lochères. On y est assez
mal ; les uns sur les autres ; c'est plus ou moins propre, mais
enfin on y est tranquille.
Tandis
que Neuvilly, où l'on tire tous les jours est moins calme.
Enfin, on verra bien. Ce qui me dégoûte c'est d'être sans
nouvelles des miens. Non que je sois inquiet, mais c'est si
agréable d'avoir des nouvelles. Reçu hier une carte aimable,
qui m'a fait grand plaisir, de Mme Mélot. Elle est très bonne,
et si simple, si aimable.
Le
6 novembre - Rien. Toujours pas de lettres.
Le
7 novembre - Pas de lettres ! Un mot de
Tubert, toujours affolé. Me dit que Od. a l'accident craint par
elle et lui. J'aime mieux cela pour lui que pour moi. Ce pauvre
Tubert a toujours des histoires extraordinaires.
Vu
Violet. Longuement causé. Il est cité à l'ordre de l'armée.
Il en est heureux comme un roi, quoiqu'un peu confus, à quoi
bon ! Il pense que nous en avons bien pour jusqu'à avril.
Gouraud a dit que les préparatifs de paix seraient très
courts. Notre artillerie, paraît-il se renforce de canons de
105 et même de 210. On fabriquerait soixante mille par jour ?
Cela me paraît un chiffre un peu fantaisiste.
Le
8 novembre - Nous attendons des ordres pour
partir, peut-être cette nuit. J'apprends ce soir que nous ne
filerons que le 11. Probablement pour nous à Aubréville.
Je
continue à rester sans nouvelles des miens. Ce soir une lettre
de A, actuellement à Bordeaux, ou dans les Landes. Pas très
intéressant ; quoique, à tout prendre, cela me rappelle
quelques bons souvenirs.
Au
fond, si j'excepte les années assez fades et incolores de
l'adolescence, et si je regarde ma vie depuis ces sept ou huit
dernières années, quelles sont celles où j'ai été heureux
et tranquille ? A l'École, le souci des examens, la situation
spéciale que me créaient mes longues fiançailles ne m'ont pas
fait une vie bien amusante. Après, le Val, les chagrins, la
tristesse et l'angoisse constante ; puis le deuil,
l'effondrement qui s'est fait dans ma vie. Puis, tous les ennuis
avec ma belle-famille, mes tiraillements pécuniaires, etc... Ce
n'est guère que vers le milieu de 1913 que j'ai repris vraiment
une vie normale, libre et indépendante, quoique ayant encore
souvent quelques petites gênes (sans importance, mais parfois
ennuyeuses tout de même) avec les parents. Puis aussi toutes
les histoires de Suzanne, qui ont amené tant de discussions à
la maison, alors qu'elle aurait pu être relativement calme.
Et
voilà ma guigne ; je ne suis pas plus tôt tranquille, que l'on
mobilise. Mais j'ai tout de même eu du bon temps à Paris : A,
les sorties, le théâtre, les promenades au dehors de l'été,
les lectures chez moi, bien au calme... Tout cela est loin,
déjà. Quand cela reviendra-t-il ?
Le
9 novembre - Le service médical du 82 parti
ce matin à Aubréville. Vu Couturier pour lui parler un peu de
notre installation. L'après-midi, flâné, désœuvré. Au
courrier, encore pas de lettres de Rouen ! C'est bien ennuyeux
tout de même. Un mot de Tubert ; pour une fois, son ton affolé
se comprend ; son frère vient d'être tué.
Le
Colonel désire que j'aille avec lui demain matin reconnaître
les positions que le régiment va occuper (Buzemont, la
Cigalerie, la Hardonnerie, le Pont des Quatre Enfants, je
crois). Cela m'est égal ; on part à 6 heures 30 ; à ce moment
il y a du brouillard et on ne risque pas trop d'être vu. Et
puis comme cela, cela ne me fait rien d'être exposé, c'est
pour une raison pour un fin utile ; et puis on ne peut pas être
toujours en arrière, il faut bien se monter un peu.
Le
10 novembre - Été avec le Colonel ce matin
voir les emplacements du 89. vu M. Mélot et tous les camarades
; ils vont au repos aux Islettes.
Le
soir, parti à 9 heures 30 pour arriver sur les positions à 2
heures. Le Colonel me disait d'aller à Aubréville et de
laisser à son poste les autres médecins ; mais par
amour-propre et aussi pour les médecins qui sont sous mes
ordres, je ne veux pas paraître désirer me mettre toujours à
l'abri. J'enverrai donc un aide-major à Aubréville, et moi
près du Colonel.
Le
11 novembre - Au poste de secours, sur la
route du rendez-vous de chasse aux Allieux.
Arrivés
ici après une marche assez pénible dans la boue et avec des à
coups, à 2 heures.
Trouvé
du feu chez Rassal, du 89. Pas dormi. Je me suis installé dans
une petite cahute que m'a laissée un sergent du 89. J'ai : mon
lit, avec de la paille que j'ai fait tasser dans le fond, une
petite table, une chaise (ô luxe), un carreau (nouveau luxe) et
un petit four qui marche assez bien. Cela fume beaucoup et je
sens la fatale conjonctivite qui s'amorce.
Mais
il fait chaud, tant qu'il y a du feu tout au moins ; et je me
prépare à dormir avec enthousiasme. Nous sommes à deux ou
trois kilomètres suivant les Compagnies des avant-postes ; mais
il paraît qu'on ne reçoit pas d'obus ici ; du moins ce n'est
pas arrivé jusqu'à présent. Espérons que cela va continuer.
Quelle
drôle de vie ! Une cahute de charbonnier et encore, je suis
dans les heureux ! J'y suis seul, de sorte que j'ai la paix et
plus de liberté. J'ai plus le temps de penser aussi, et les
pensées sont forcément un peu mélancoliques. Ce que nous
faisons est tellement dénué d'intérêt. Il faut le faire,
c'est entendu. Mais quand on y réfléchit... Ce n'est ni le
lieu ni l'instant de philosopher. Aussi bien, mon cerveau doit
être bien racorni, avec cette vie-là. Il fait au dehors un
vent de tous les diables, qui me souffle la fumée dans ma
cabane ; et c'est sinistre, tous ces grands arbres dépouillés
qui s'agitent dans la nuit complètement noire, humide et
froide, comme s'ils clamaient une plainte lugubre, et
terriblement monotone. Penser qu'en ce moment des milliers, des
millions d'hommes en Europe sont à se guetter, pour s'entretuer
en masse quand, pris individuellement, ils ne se feraient aucun
mal, et seraient peut-être amis !
Je
pense à ces blessés dont M. Mélot m'a parlé, qui sont
restés tout près des lignes allemandes, cinq jours sans manger
ni boire, dans un marécage (c'est en venant de les chercher que
Mandonnet s'est fait tuer, en partie grâce au capitaine
Husset). Les sentinelles allemandes les ont pillés, dévalisés
; et un civil, fermier quelque part du côté de la Cigalerie, a
proposé à l'un d'eux de l'amener dans les lignes françaises
pour cinquante francs ! Ce qui n'a pas été fait, je ne sais
pourquoi. Mais quelles heures d'angoisse pour ces malheureux ;
et comme la guerre de la légende épique ressemble peu à la
réalité des faits !
Le
12 novembre - La vie dans les gourbis n'a rien
de bien tentant ; mais le temps passe tout de même. Cela fait
presque deux jours de tués. On sent bien l'humidité du bois ;
j'ai des douleurs vagues, surtout dans les reins.
Deux
blessés seulement. Canonnade toute la journée. Les obus
allemands éclatent du côté de Buzémont. Nous n'en avons pas
eu. Les nôtres partent à notre hauteur ; il y a tout près à
gauche, de petites pièces de montagnes. Les 75, et peut-être
des 155 passent au-dessus de nos têtes. En ce moment, fusillade
intense à notre gauche ; il est 9 heures du soir. Je vais me
coucher ; les heures de sommeil sont des plus délicieuses.
Aubréville a reçu quelques obus aujourd'hui. A Courcelles il
en est, paraît-il tombé aussi quelques-uns. Aubréville est,
à vol d'oiseau, à sept kilomètres en arrière de nous, à dix
par la route.
Pas
de lettres, les vaguemestres ne sont pas encore venus
aujourd'hui.
Le
13 novembre - Deux blessés. Calme. Froid et
humidité. Passé ma journée à lutter contre la fumée. Une
lettre de Rouen du 28.
Le
14 novembre - Les malades deviennent plus
nombreux. Ils souffrent de l'eau et du froid, dans les
tranchées. Heureusement, ils mangent presque chaud, et ont du
café chaud. Des tas d'obus passent depuis hier, au-dessus de
nous. Il y a du 95, du 75, du 65.
On
tire sur Boureuilles, sur Vauquois. Tout cela sans grande
utilité, je suppose. On ferait bien mieux de rester tranquille
chacun de son côté, et de prendre tranquillement ses quartiers
d'hiver.
Envoyé
Boutet relever Nory.
Suis
mal fichu aujourd'hui, frissons, diarrhée. C'est le froid
humide qui opère.
Le
15 novembre - Pluie toute la journée. Cela
tombe dans les cahutes et désagrège les toitures. Boue ignoble
dehors.
Reçu
hier des tas de petits paquets des Parents et de Mme Mélot.
Plusieurs
lettres. Une de M. Luguet.
Le
16 novembre - Les malades augmentent.
Cinquante à l'infirmerie, une vingtaine d'évacués par jour.
Ce matin, des obus nous encadrent : à droite, à gauche, et une
dizaine à la lisière est de notre village. Encore de la veine
!
Ma
cahute est inhabitable. J'ai reçu de la pluie d'eau et de boue
toute la nuit ; je me suis réveillé avec un vrai lac par
terre. Ce soir je couche dans celle de Bruant, Nory, Chalesse,
après avoir causé longuement. Je me suis bien habitué
maintenant à eux. Ils sont tous très gentils. Parlé des
femmes, un peu médecine. Pensé à ce que je ferai après la
guerre, aux bonnes choses qui m'attendent si j'en reviens. Ce
que j'espère bien, mais il ne faudrait pas beaucoup d'occasions
comme ce matin pour enterrer tous ces projets. L'existence que
nous menons ici est pittoresque, mais rudement incommode et non
exempte de dangers. Il faut être philosophe, et espérer ; et
ne pas craindre le froid, la pluie, la boue, l'ennui, voire les
obus !
Le
17 novembre - Nous allons être relevés dans
la nuit du 18 ou 19. tant mieux, car les hommes sont éreintés.
Rien
de nouveau.
Beaucoup
de malades, soixante-six à l'infirmerie, vingt-neuf évacués.
Reçu un mot de Boutet. Il paraît que le nommé Javal nous
renvoie pas mal de nos évacués. Cet individu fait un zèle
stupide, ou bien c'est un parfait crétin, modèle de tous ces
médecins qui crânent aux ambulances, bien logés, bien
nourris, n'ayant aucune idée de la troupe. En ce moment, des
tas d'hommes, après six ou sept jours de repos dans un dépôt
d'éclopés peuvent revenir frais. Laissés dans la tranchée,
au bout de quelques jours ils sont à évacuer pour une
affection grave. Mais M. Javal et ses congénères, les Rossier,
Combe et autres, font du zèle, c'est le principal. Ils seront
notés en conséquence, proposés pour des récompenses de
toutes sortes. Quant aux pauvres bougres qui dans les régiments
font leur service en risquant maintes fois leur peau, mal
installés, couchés comme des troupiers, dont ils partagent
l'existence, ceux-là seront bien bons pour l'avancement à
l'ancienneté et les sales garnisons, en rentrant.
Heureusement
ceux-là ont le bon goût de s'en foutre, pour parler
militairement mais exactement !
Au
reste la plupart des évacués que l'ont m'a renvoyés de
Clermont, je les ai évacués par une autre voie ; ambulance des
Islettes ou ambulance d'Aubréville. Puisque là on les accepte,
pourquoi est-on d'une sévérité inutile et grotesque à
Clermont ?... sans doute, parce que cela fait bien lorsqu'on est
à côté de la Direction du Corps d'Armée. Les imbéciles ! Et
ce Javal est un civil, décoré ; son père est député, est-il
juste d'ajouter. Quelles misères.
Reçu
une lettre de Maman.
Le
18 novembre - Quitté les Allieux dans
l'après-midi pour dîner et coucher à Aubréville, afin de
liquider et trier les malades de l'infirmerie. Trouvé un lit
très miséreux, mais un lit et du feu, dans une maison ! Toutes
choses luxueuses. Dîné avec Nory, très communicatif. Il
paraît qu'on est content de m'avoir comme chef de service...
Le
médecin divisionnaire (Apard) est venu ce matin. Il a trouvé,
paraît-il que le service ne devait pas être organisé comme il
l'était ; il y a trop de monde à l'avant, pas assez à
l'arrière, à l'infirmerie. Je ne demande pas mieux. Il
paraîtrait aussi que le "camarade" de l'ambulance, un
nommé Hauriot (cité à l'ordre de l'armée, je ne sais
pourquoi, qu'a-t-il bien pu faire de remarquable ?) a eu l'air
de dire que les évacués du 4ème l'étaient par des
médecins auxiliaires sans billet régulier, etc... Tas de
crétins pour qui la paperasse et la formalité passent avant
tout, et dont le seul souci est de se faire mousser sur le dos
des autres !
Allons,
vivement la fin de la guerre et Paris, afin de penser le moins
possible à ce service stupide et à ses ridicules
représentants.
Le
19 novembre - Parti de bonne heure, préparé
le cantonnement à Ville-sous-Cousance (1er
Bataillon) et Gulvécourt (2ème et 3ème).
Bon cantonnement. Nous avons tous un lit. Un lit où on se
couche déshabillé, quel luxe !
Le
20 novembre - Nuit délicieuse, impression de
bien-être. Journée occupée ; malades ; évacué trois pieds
gelés. Écrit longuement aux Parents.
Tuyau
: on partirait peut-être demain, du côté de St-Michel,
poursuivre l'ennemi qui bat en retraite ?? Dommage de partir
d'ici.
Le
25 novembre - Depuis le 20 : arrivé à
Aubréville (je commence à le connaître). Installés à
l'école des filles. Bonne chambre, confortable.
Malheureusement, je n'y suis jamais seul, toujours rasé par les
camarades, qui sans mauvaise intention d'ailleurs, causent,
entrent, sortent ; impossible de faire quoi que ce soit, lire ou
écrire.
Le
22, 23, 24, vacciné tout le régiment. Travail ennuyeux.
Vu
aujourd'hui le Colonel pour lui exposer modifications du service
; j'envoie un aide-major et les deux médecins auxiliaires. Je
serai ici un peu plus tranquille, peut-être. Il y a des moments
où cette vie les uns sur les autres m'agace formidablement, où
je voudrais être seul, au calme, pouvoir lire ou rêvasser en
paix. Mais pas moyen ! Il faut que je trouve une autre
organisation.
Vu
ce soir M. Bernard, médecin-major du 131. M'a longuement
développé ses théories au sujet du service, du cantonnement,
etc... Gentil, mais un peu rasant.
On
nous dit ce soir que l'Italie aurait déclaré la guerre à
l'Allemagne ; ce doit être quelque canard ! Hier, Marcelle a eu
quatre ans. Déjà ! Que de choses depuis ces quatre années.
Plus de choses tristes que de gaies ; peut-être cela
changera-t-il maintenant, si quelque percutant n'y met bon
ordre. On tire sur Aubréville quelques obus chaque jour ; mais
c'est surtout sur la voie. Pas de lettres depuis quatre ou cinq
jours.
Le
26 novembre - Nous changeons d'infirmerie
demain. Je pourrai j'espère, avoir un local indépendant. Rien
aujourd'hui de spécial. Visite, une minute, du médecin
divisionnaire. Insignifiant, air d'un curé.
Bonnes
nouvelles des Russes, victorieux en Pologne.
De
notre côté cela va. Il paraît que la bataille des Flandres
est à notre avantage.
Les
Allemands manqueraient de munitions ? Tant mieux ; peut-être
Aubréville en sera-t-il préservé.
Écrit
aux Parents. A Barré. Au C. Bret. Vu Dubrulle.
Le
28 novembre - Aubréville Bonne journée ; les
nouvelles sont très bonnes avec les journaux, que nous avons
régulièrement. Les Allemands ont été battus en Pologne. De
notre côté, ils préparent paraît-il une nouvelle attaque
très sérieuse dans le Nord. J'ai confiance. Mais encore trois
mois au moins de guerre...
Ici,
c'est calme. on entend chaque jour un peu de canonnade, mais peu
marquée.
Presque
chaque jour, ils tirent sur Aubréville. Ils cherchent à
démolir la voie, soit près de la gare, soit près du passage
à niveau qui est sur la route de Clermont. Il s'en égare (?)
aussi dans le village. Il y a deux jours, deux hommes ont été
tués sur le pont, à quelques pas de notre maison. Et puis,
nous sommes tout près de la voie. Peut-être un de ces jours,
pendant que nous serons bien tranquilles, nous recevrons un
percutant qui nous fera finir rapidement la campagne. J'aimerais
mieux la finir autrement, et que cela dure plus ! Il faut être
fataliste : s'il est écrit que je dois être écrabouillé par
une marmite, cela m'arrivera ; sinon, c'est que j'aurai eu de la
veine, voilà tout.
A
part cela, je suis assez bien ici. Le régiment aux Allieux, je
reste avec deux aide-majors, en ce moment Nory et Delteil : nous
nous entendons très bien, nous avons la paix et la
tranquillité. Je ne ressens pas le besoin de m'isoler comme
lorsque que B. est là, avec ses histoires personnelles qui
n'intéressent personne et qu'il débite toujours avec une pose
et une insistance de mauvais goût.
Il
n'y a comme travail que les malades de l'infirmerie, quarante
environ, ce qui n'est pas long à liquider.
Aussi
j'ai le temps de penser à bien des choses ; au retour souvent.
J'y pense toujours avec une pointe de déception, en regrettant
un peu de n'avoir pas une femme qui m'attende, j'entends une
femme qui ait une valeur et une sympathie réciproque. Et
pourtant, il me semble que cela ne me dirait rien du tout de me
remarier ; cela, quand j'y pense, me fait l'impression de
quelque chose d'absolument ennuyeux, d'inquiétant.
Je
voudrais encore deux ans de liberté, de ballade,
d'indépendance, et... de Paris. Maintenant que j'en connais les
ressources à tous points de vue, je suis sûr que je ne m'y
ennuierais pas. Mais ce sera dur à décrocher.
Reçu
l'autre jour une lettre très gentille du Lieutenant-Colonel
Échard, qui m'a fait grand plaisir. Il me dit que lui écrive
quand je le pourrai, il me dit aussi que nous nous retrouverons
certainement sur les bords de la Seine. Le ciel l'entende !
Reçu
ce matin un mot de M. Mélot. Mon père lui a écrit. Moi, je
n'ai de lettres que de Maman. C'est drôle. Suzanne m'a écrit
quatre fois au plus depuis le début de la guerre ; et Papa pas
très souvent. Il est vrai qu'il est très occupé. Mais quand
même, un mot est vite fait.
Nous
lisons. Des journaux, un bouquin d'histoire, un ou deux romans
de Dumas. Je vais commencer l'Évangéliste de Daudet.
Le
3 décembre
Je
renonce à écrire tous les jours. C'est si monotone, les
journées sont si ennuyeuses à passer. La visite le matin ; se
laver dans une cuvette grande comme ma main, qui nous sert pour
notre figure, nos mains, nos pieds, etc... manger ; fumer
quelques pipes ; lire ou écrire ; écouter quelques obus qui
arrivent dans le pays ; remanger, lire ou parler, toujours des
même sujets ; voilà ! Je reçois peu de lettres, une de Maman
tous les quatre jours à peu près. Papa ne m'a pas écrit plus
de huit fois depuis le début de la guerre ; Suzanne a
péniblement écrit trois ou quatre lettres, à peine, où
d'ailleurs il n'était pas beaucoup question de moi.
Certes,
ceux qui ont une femme qui pense à eux et leur écrit ont de la
chance. Mais bien des soucis et des angoisses, aussi ! Pourquoi
faut-il que toute bonne chance ait ses mauvais côtés.
Journaux
peu intéressants ; nous n'avons pu, du reste, n'en avoir qu'un.
Aujourd'hui,
évènement qui nous a donné un peu à réfléchir : le village
a été sérieusement bombardé ; un tué et quelques blessés
comme résultat. Cela est tombé dans plusieurs endroits, loin
de nous et près de nous, loin et près de l'endroit que nous
allons occuper demain, quand le régiment reviendra des
tranchées.
C'est
tout de même ennuyeux de penser que d'une minute à l'autre,
peut-être avant que j'aie fini ma phrase, une marmite va venir
me supprimer ou m'endommager, me rendre infirme ! C'est idiot
d'être frappé comme cela. Et puis on se déshabitue de tout
cela.
Tous
ces jours-ci, il arrive bien trois ou quatre obus sur le pays,
mais ce n'est rien. Tandis qu'aujourd'hui réellement, cela
commençait à devenir sérieux. Et, il faut bien l'avouer,
lorsque j'entends le sifflement caractéristique, cela m'est
désagréable et j'aimerais mieux être ailleurs. Du reste,
comme me le disait M. Bernard du 131 tout à l'heure, même les
combattants et les gens courageux ont actuellement cette
mentalité et "en ont soupé". Quatre mois, cela finit
par compter, tout de même. Si par hasard cette canonnade était
le prélude de la retraite des Allemands, comme nous l'avons
déjà vu ? Ce serait trop beau, et nous passerons sans doute
notre hiver ici, douce perspective. Que de braves de
l'intérieur trouveraient ces notes empreintes d'un mauvais
esprit, sans doute. Mais je voudrait les y voir.
Reçu
une gentille lettre de Dupont, hier. Cela m'a rappelé bien des
choses, mes premiers mois de Paris, puis l'époque où j'ai
recommencé à vivre ; Loulou, les autres, la musique, Louche,
le théâtre, etc... Ce serait bien embêtant de ne pas
retrouver tout cela ; oui, mais ce sera difficile de se faire
caser à Paris ; et il n'y a que là que je puisse vraiment me
rattraper un peu.
J'ai
rencontré Jugon cet après-midi ; il m'a demandé d'un air
navré si je croyais que je reviendrais chez moi. Je lui ai
répondu que le croyais fichtre bien, et que j'y comptais ferme.
Ce serait tout de même dommage de se faire détériorer quand
on a d'aussi bonnes dispositions ?
Le
régiment revient demain matin ; nous retournons à l'école. Je
n'ai pas mis les pieds au poste des Allieux cette fois ;
pourquoi faire ?
Le
4 décembre - Changé d'infirmerie, repris
l'école. Ma chambre avec le piano. Boutet et André à
Clermont.
Nouveau
bombardement vers 15 heures comme j'étais dans ma chambre. Nous
sommes dans l'axe de tir. Plusieurs obus sont passés au-dessus
de nous. Un a tué un homme dans la rue basse. A quinze mètres
de l'école où j'habite, un autre a éclaté dans la rue, sur
un fumier. Bengouté a été couvert de boue, un éclat a
démoli son liseur (?). Cela devient tout à fait mauvais
; j'aimerais mieux les cahutes. Et c'est un cantonnement de
repos !! Qu'est-ce que cela serait, sans cela ? Ce sont de gros
obus, du 150.
Il
paraîtrait que le Kronprinz commande l'armée qui est devant
nous.
Reçu
une carte de Suzanne avec un mot et sa photo en infirmière.
Elle espère que la fin ne tardera pas. Je crois qu'elle
s'illusionne beaucoup.
Le
5 décembre - Vacciné un bataillon. Entendu
au piano un brancardier divisionnaire qui est organiste ;
quelques airs de musique classique ; cela vous reporte loin.
Quelques
obus sur la gare, ce matin.
Pas
un instant de solitude ; cela me manque.
Il
pleut ; il siffle partout un vent qui à l'air d'une plainte,
stridente et lugubre avec des modulations et des tremblements ;
qu'on doit être mal dans les tranchées !
Réduit
ce matin une luxation d'épaule à André, que j'ai évacué.
Le
6 décembre - 3 heures du soir. Je viens de
vacciner. Je me suis enfermé à clé dans ma chambre pour avoir
la paix ; on vient tout le temps pousser la serrure.
Calme
au dehors, à part le pas des hommes qui traversent
continuellement le couloir, traînent leurs semelles, sifflent,
etc...
Au
dehors, depuis un instant, assez loin, on entend de nombreux
coups de canon ; ce sont les nôtres qui tirent. La réponse ne
se fait pas encore entendre.
Les
journaux deviennent de plus en plus pessimistes, cela sera long,
très long. Le Maréchal French a dit que la guerre durerait un
an au moins ! Allemands et Russes sont accrochés près de Lodz.
Ils restent aux prises comme nous, il n'y a plus de raison pour
que cela finisse ; à moins que cela ne se termine en queue de
poisson, mais les Anglais ne le voudront pas.
Je
pense au retour. S'il s'effectue sans que j'aie eu d'accident,
qu'est-ce que je deviendrai ? Mailly, ou Auxerre ? Il est vrai
que je ne puis faire aucune conjecture, car il y aura des
modifications dans les garnisons, à ce moment-là. Je voudrais
bien qu'il approche, ce moment.
Le
temps passe tout de même, mais si bêtement, si lentement.
Les
journaux ne donnent rien de nouveau, rien de bien saillant ;
petits progrès de quelques mètres, c'est tout.
Il
n'y a pas des tas de malades, il est vrai qu'il ne fait pas
froid. Des bronchites, beaucoup ; une pneumonie hier, bien
nette, avec un foyer localisé juste au-dessous du sein droit.
Je ne vois pas beaucoup de cas ressemblant à des typhoïdes ;
quelques-uns, de temps en temps. Il paraît qu'il y en a
beaucoup, à Bar-le-Duc, à Verdun.
J'ai
deux bouquins sous la main : une Histoire de France, et... la
Dame de Montsoreau !! C'est bien un bouquin à lire en ce
moment.
Reçu
une lettre de ma Mère : Marcelle a reçu les bonbons que lui
faisais envoyer de Verdun. Chère petite mignonne : que je suis
heureux de savoir qu'elle a eu un plaisir par moi. C'était pour
ses quatre ans. Que je serai content de la revoir, de la
promener, de la gâter un peu. Il faut bien la gâter pour deux,
la pauvre petite ; quel dommage ce serait que je me fasse
supprimer par quelque éclat d'obus.
Le
9 décembre - Poste des Allieux Partis hier
matin à 8 heures d'Aubréville, avec deux Bataillons du 4ème
pour coopérer à l'attaque de Vauquois. Les deux aide-majors et
Bruant avec moi, Boutet restant à Clermont pour faire le
service du 2ème Bataillon et de l'infirmerie.
Marche
assez pénible dans d'ignobles chemins. Arrivés aux Allieux,
toutes les cahutes occupées par le 131. nous sommes arrangés
avec son service médical, très aimable, pour nous caser. Je
couche dans la grande cahute sous terre que nous avions
construite.
Journée
sans occupation le 8 ; passée dans un abri qui constitue le
poste de secours pour le 113, le 131, le 4. encombrement
médical. Une douzaine de médecins, la moitié de trop ; mais
le commandement l'exige.
La
nuit, rien.
Ce
matin (9) une demi-douzaine de blessés de chez nous, c'est
tout. Le 1er Bataillon a quitté la Barricade vers 11
heures pour aller au Mamelon Blanc et à la Cigalerie. Le 3ème
Bataillon resté à la Barricade. Ce soir, un Bataillon du 82
est venu en réserve.
Bruant
est à la Barricade avec un relais de musiciens.
L'attaque
de Vauquois a réussi en partie ; mais une contre-attaque
allemande se prépare ; il y aura de la casse demain. Le 113 en
a pas mal aujourd'hui ; le 131 un peu aussi.
Dîné
avec Jugon, gaiement ; il fallait lui remonter le moral. Je
constate que j'ai conservé ne somme une assez bonne mentalité
et une assez bonne humeur. Puis Delteil et Nory sont gais, c'est
appréciable.
Ce
soir, j'occupe seul la cahute sous terre. On tiraille sans
cesse. Il est 9 heures. Le canon s'est tu. Depuis deux jours, on
a envoyé des obus non loin d'ici, mais notre coin lui-même n'a
rien recu ; c'est tombé en avant, et à gauche. Je n'espérais
pas autant de veine ; j'espère que les artilleurs allemands
continueront à être aussi convenables. Le Colonel est à la
Cigalerie, la C.H.R. est restée aux Allieux.
Vu
passer ce matin un officier, ou élève-officier allemand les
yeux bandés. Un prisonnier, paraît-il ?
Des
soldats allemands, quarante ou cinquante, d'après un blessé,
se seraient mis devant leurs tranchées fusils par terre, et les
mains en l'air.
On
nous a dit que les Allemands auraient reculé, du côté de
Soissons, jusqu'à Rethel.
Le
10 décembre - Depuis le 8, vingt blessés
seulement. Quelques malades envoyé à Aubréville. Le 1er
Bataillon est revenu au poste des Allieux ; le 3ème
l'a remplacé au Mamelon Blanc et à la Cigalerie. Le Colonel
est à la Barricade. Je ne l'ai pas vu, lui ai envoyé seulement
ce matin le nombre des blessés.
Vu
le Commandant Monthoven ce soir. Vauquois est imprenable,
formidablement défendu : trous de loup, fils de fer très gros,
fusées éclairantes, mitrailleuses, tranchées crénelées et
très bien couvertes.
Passé
la journée au poste de secours, avec les autres médecins.
Celui du 113, M. Besse a reçu l'ordre, de la Brigade, d'être
au poste de commandement du Colonel, le service du "dépôt
de passagers" (qualificatif idiot du brigadier pour
désigner l'infirmerie) devant être fait par un sous-ordre.
Au
82, les médecins ont reçu l'ordre de vivre avec leur chef de
Bataillon !
Ces
combattants, les fantassins, ont une bien sale mentalité
souvent. Ils nous jalousent parce que nous risquons moins, tout
en ayant l'air de nous dédaigner un peu. Ils ne savent que
faire pour nous montrer qu'ils nous commandent et nous causer
des vexations mesquines.
Au
4ème, jusqu'à présent, cela se passe bien avec le
Colonel. J'espère que cela durera ainsi.
A
part cela, existence bien morne et sans intérêt, même
professionnel.
Boue
de plus en plus ignoble, saleté ; pas moyen de se nettoyer ;
nuits d'encre où l'on n'est pas fichu de retrouver sa case.
Lettre
de Maman ce matin. Écrit un mot ce soir.
Il
est 8 heures. Fusillade peu nourrie ; les canons se taisent.
La
contre-attaque allemande ne s'est pas produite. Peut-être
demain ?
Journaux
sans intérêt.
Le
13 décembre - Rentré le 11 au matin à
Aubréville, avec le 1er Bataillon, les deux autres
sont ailleurs, 2ème
toujours à Clermont, 3ème
aux Allieux, revient le 12 à Grange-Leconte.
Quelques
obus chaque jour.
Dîné
hier soir avec le Colonel, qui a été très simple, très
aimable, avec Couturier et le curé d'Aubréville, très bien.
Présentés hier au Général de Brigade nouveau (Boufail) qui
vient de la bataille de la Marne où il avait été blessé ;
paraît très crâne et énergique.
Il
nous a dit que dans peu de temps notre artillerie aurait quinze
mille coups à tirer par jour !
Été
ce soir au vêpres avec Delteil. C'était un spectacle curieux
et... assez décevant. Nous venions d'être bombardés
sérieusement, une trentaine d'obus au moins, quatre tués dont
deux sergents qui étaient tranquillement dans une maison en
train de changer de linge, deux blessés. Dans la cour de
l'école, où nous sommes, il tombait des éclats. Un éclat
dans notre popote. C'est épatant comme cantonnement de repos !
Je n'ai pas eu l'émotion aujourd'hui. On s'habitue.
Pour
en revenir à mes vêpres, c'était très bien. L'Église est
assez grande : il y a un orgue que tient une jeune fille du pays
; les hommes ont chanté des cantiques. L'Abbé de Pitray a
prêché simplement, avec l'autorité que lui donnent son
courage et son dévouement connus de tous.
A
part trois ou quatre femmes (dont une assez gentille, ma foi),
l'église était pleine de troupiers, et c'était un spectacle
fort émouvant que ces hommes tous absorbés par des pensées
graves, cherchant un refuge moral dans des croyances effacées
depuis longtemps chez la plupart, debouts, immobiles dans leurs
uniformes salis par les tranchées, dans le demi-jour que
laissent passer les vitraux ; les chants, l'orgue, le prêtre
officiant avec les gestes rituels, solennels et calmes ; et
pendant ce temps au dehors, quelques obus qui venaient encore
éclater sur le pays.
A
la fin, on a apporté, sur des brancards et couverts d'une
couverture brune, les cadavres des hommes qui venaient d'être
tués. On s'est retourné un peu pour voir, puis on s'est remis
à écouter l'office, sans plus. On s'est tellement habitué à
la vue de la mort !
Je
ne suis pas converti le moins du monde, oh non ! Je suis trop
doucement sceptique et trop ouvert aussi à toutes les
hypothèses pour adopter une croyance. Mais j'ai enregistré une
impression heureuse, assez douce et assez grave, en même temps
que pittoresque ; et cela m'a fait remonter un peu dans
l'idéal, m'a élevé pour quelques heures au-dessus du
terre-à-terre quotidien.
Du
reste, depuis quelques jours, je suis gai et ai repris la bonne
mentalité qui m'avait un peu abandonné.
Pas
de lettre. Mais un paquet, avec un sac, et... un oreiller !!
C'est vraiment un comble.
Le
16 décembre - Le 14. bombardement habituel à
Aubréville, à deux reprises : un tué. Bombe d'aéro sur la
gare : voie coupée, un tué, deux blessés.
Le
15, le régiment va aux avant-postes (la Cigalerie, pont des
Quatre enfants). Le Colonel veut que je laisse un aide-major à
l'infirmerie et que tout le reste soit aux Allieux. Nous
occupons la cahute souterraine où nous sommes moins en danger
qu'avant. L'emplacement du village nègre a été bombardé
hier. Notre cahute est couverte de madriers et de terre. Le seul
danger, c'est qu'un obus un peu gros, en arrivant, ne nous fasse
tomber le plafond sur la tête, ce qui nous tuerait net. Mais il
faudrait de la guigne pour que cela tombe juste là. En tous
cas, nous sommes protégés, je crois, contre les shrapnells.
Journée encore plus terne que les autres, les uns sur les
autres, cela est à la fin agaçant, surtout étant donné la
présence de B.
Le
16. Il pleut, pour changer. Boue ignoble partout. L'après-midi,
vers 3 heures. On nous envoie une vingtaine d'obus. Il y a des
shrapnells et des 150 (l'un n'a pas éclaté). Sept blessés par
balles de shrapnells. C'était juste au moment où le
ravitaillement arrivait. Comment les Allemands le savaient-ils ?
Le
toit du poste de secours est troué en quelques endroits par les
balles de shrapnells.
On
s'y habitue. Je n'ai pas eu le petit frisson des premiers temps
en les entendant passer. Aussi, depuis dix jours environ, que je
sois ici ou à Aubréville, je reçois constamment des obus.
Cela devient réellement excessif. En attendant, je finis la
Dame de Montsoreau !! Heureusement, j'aurai après le Roi
Pausole, ce sera mieux.
Lettre
de Maman. Ma fille dit qu'elle s'ennuie de moi. Et moi d'elle,
donc !
Le
20 décembre - Rien de saillant ces jours-ci.
Canonnades. Journées ennuyeuses.
Aujourd'hui
la 18ème
Brigade avec la 150ème
attaque Boureuilles et l'ouest de Vauquois.
Nous
contenons l'attaque. Depuis 9 heures (il est 11 heures)
fusillade et canonnade extrêmement intenses.
On
apporte de suite une proclamation du Général Joffre (à ne pas
divulguer au public). "L'heure des attaques a sonné,
dit-elle. Il faut chasser l'ennemi du territoire national, en
profitant des faiblesses qu'accuse l'ennemi".
Un
homme me dit que le 4ème
Corps est là, que l'on voit dans les champs de nombreuses
troupes.
Il
va y avoir de la casse ; mais cela va peut-être raccourcir les
choses. Tant mieux. Gare aux dégelées d'artillerie et aux
mines, par exemple !
Reçu
longue lettre des Parents, envoyée par un lieutenant-trésorier
qui va à Verdun. C'est dommage, il n'aura pas pu me voir, et me
parler des miens.
Le
réveillon, dans ces nouvelles conditions, où se fera-t-il ?
Sans doute pas à Aubréville. On va attaquer partout. Oui, mais
ils sont bien retranchés, les animaux. Nous allons voir du
travail, et dans les conditions où nous sommes, dans la pluie,
la boue et du froid, ce sera bien dur et difficile. Tant pis,
c'est déjà beaucoup si cela active les opérations et si je
m'en tire avec mes quatre membres intacts.
Le
22 décembre - Hier, rien. Reçu un colis pour
le réveillon, nous avons des provisions pour un souper très
confortable.
Par
exemple, je ne sais pas où nous serons ! Aujourd'hui comme
hier, nos canons ont tiré énormément ; les Allemands ont peu
répondu. Notre petit coin a été très tranquille. Le Colonel
a fait dire que l'on prenne ses dispositions pour un départ,
"même par alerte". Que s'est-il passé ? Un tuyau a
couru : nous serions à Varennes ; est-ce vrai, peut-être. On
aurait attaqué Montfaucon, mais j'ignore le résultat, et
pourtant nous sommes à côté du 15ème
Corps.
Quatre
blessés hier, cinq ou six aujourd'hui (dont un malheureux
tombé en avant des lignes et qu'on ne pourra avoir que ce soir
à la nuit). Le régiment n'a rien fait que rester dans ses
tranchées. Et ce 4ème
Corps qu'on nous disait hier derrière nous, qu'est-il devenu ?
Sans doute passé en avant.
Quelle
drôle de chose, pourtant. On se bat sûrement partout en ce
moment ; je suis à quinze cents mètres à peine des lignes
allemandes, bien tranquille, dans une cahute souterraine ;
j'entends tirer ; des obus passent en sifflant au-dessus de nos
têtes, les uns allant chez nous, les autres en venant (ceux-ci
plus nombreux ces deux jours derniers)... et c'est tout. Les
soldats que je vois ressemblent plus à des gens qu'un accident
vient de faire tomber dans une mare de boue qu'à d'héroïques
guerriers. Quand nous n'avons pas de travail, nous causons comme
en temps de paix. Hier soir nous avons fait une manille très
gaie. Nous lisons les journaux, peu intéressants, d'ailleurs.
J'ai lu ces jours-ci le Roi Pausole, barboté chez un habitant
de Clermont.
Par
exemple, on a tout le temps les pieds humides et froids.
D'autant que dans la journée, nous ne pouvons presque pas faire
de feu ; une fumée tant soit peu considérable serait vue par
les Allemands, car la forêt est toute dépouillée, et le mince
rideau d'arbres qui nous sépare de la clairière, de l'autre
côté de laquelle est l'ennemi, ne suffit pas par un temps
clair, à nous protéger.
Si
nous marchons en avant, nous serons beaucoup moins bien qu'ici,
souvent. Les cantonnements occupés par les Allemands, cela sent
mauvais, c'est sale, et il n'y a plus rien dans les maisons.
Le
23 décembre - Aujourd'hui nouveau
bombardement. Un blessé chez nous, un tué du 82.
Écrit
des lettres : Parents, Mme Mélot, Barré, dont j'ai eu une
carte ce matin et qui est dans une tranchée quelque part dans
le Nord.
Il
est 9 heures du soir. Fusillades assez vives. Les Allemands
chantent dans leur tranchées, et on leur tire dessus, on
emploie aussi les bombes lancées par les vieux mortiers d'il y
a plus de cent ans.
Nous
devions réveillonner demain ; mais comme nous ne seront pas
réunis, nous remettons cette bombe d'un autre genre à la nuit
du 31, pour finir l'année. Commencer 1915 ici ! Nous ne
l'aurions jamais cru au début de la campagne ! C'est tout de
même long, et quel temps on perd. On parle encore de cette
relève du 5ème Corps, de nous envoyer ailleurs ; au
repos ou sur le front. Tout cela ne signifie rien. Encore reçu
un topo du Directeur du Service de Santé de C.A, cuisiné par
inspiration de l'ambulance 5. Tous ces gens-là sont ridicules,
et n'ont aucune idée de ce qu'est le service des régiments.
froussards, prétentieux, paperassiers, craintifs vis-à-vis des
généraux, voilà nos chefs médicaux. Quant à compter sur eux
pour nous défendre en cas de difficultés avec nos chefs
militaires, il n'y a pas lieu de le faire.
Heureusement
cela marche bien avec notre Colonel actuel.
Le
froid reprend ferme. On a tout le temps les pieds gelés et
humides. Les hommes, pour beaucoup, ont les pieds rouges, œdèmatiés,
douloureux, diminués quant à la sensibilité ; si le froid
tient, il y aura du déchet. J'en évacue chaque jour une
quinzaine, dont dix qui reviendront dans les quinze jours.
Le
24 décembre - On a attaqué aujourd'hui, mais
je crois l'artillerie seulement. Je n'ai eu qu'un blessé, mort
au poste de secours. La 1ère et la 2ème
Compagnie sont à gauche en avant du bois noir, et leurs
blessés passent par l'avant-garde et Neuvilly. J'ai un médecin
auxiliaire à l'avant-garde.
Encore
quelques papiers. L'un ce matin, du Général de Division,
prescrit aux médecins-chefs de diriger le fonctionnement des
"dépôts d'examens" (alias infirmeries !); hier le
Médecin Inspecteur nous prescrivait de rester au poste de
commandement du Colonel ; allez donc comprendre. Aussi je ne
cherche pas à comprendre, ce ne serait pas militaire. J'obéis
au Colonel qui veut m'avoir près de lui.
A
part cela, rien de neuf. On s'embête toujours.
Lu
des journaux illustrés, à Couturier. C'est très curieux de
voir la guerre sous un aspect que nous ne sommes guère
habitués à voir dans notre secteur. Nous avons décidé de
remettre le réveillon au 31, car nous ne sommes pas tous
réunis ; néanmoins nous ferons ce soir, après mûre
réflexion, un réveillon tout de même, moins bien que l'autre,
et pour lequel Bruant dessine des menus humoristiques où je
suis représenté avec une énorme moustache, servant un canon
qui est une bouteille de champagne ; au loin les Boches
fuient... Ce qu'il y a d'ennuyeux c'est que le champagne est
resté à Aubréville, réservé pour le réveillon solennel ;
mais ce soir nous avons du vin, et du chocolat ; et une bûche
de Noël que nous ont donnée les musiciens !
Le
25 décembre - Noël. 5 heures du soir.
Je
viens de sortir, quelques minutes ; et le tableau que j'ai
contemplé ne manque pas d'un certain pittoresque. Un clair de
lune superbe qui illumine d'une clarté diffuse toute la forêt
; une brume qui estompe toutes choses et malgré laquelle ont
voit toutes les petites branches fines des arbres se découper
perte de vue. Le sol sec et gelé craque sous les pas et la
gelée vous fouette un peu le visage.
Dans
les cahutes qu'on devine plutôt qu'on ne les voit, les
musiciens font un concert un peu rudimentaire, car leurs
instruments sont en grande partie perdus ou hors d'usage. Et
c'est très bizarre, l'aspect de ce campement si calme, avec ces
flonflons de cuivre en sourdine, alors que de temps en temps des
rafales de feux de salves, tout près, à mille deux cent
mètres, indiquent que là, des centaines d'hommes cherchent à
se tuer !
Hier
nous avons réveillonné assez gaiement hier soir, et même ce
matin. Un musicien nous a joué quelques airs de petite flûte.
Un autre, assez amusant, ma foi, est venu nous chanter des airs
d'opéra, des chansons, et nous imiter des tas de gens du
régiment, moi compris. Nous avons, en somme, passé très
gaiement la soirée.
Aujourd'hui,
pas grand chose ; me suis lavé avec de l'eau contenant des
glaçons, brrr... siesté, me suis réveillé pour recevoir une
invitation à dîner du Colonel pour ce soir ; il me dit :
"ce sera un coup de fusil, mais nous y sommes habitués
!"
Reçu
une lettre de T. Georges.
A
plusieurs reprises ces temps-ci, j'ai eu l'impression, d'après
ce qu'on me dit, que mes médecins étaient contents de m'avoir
pour chef de service ; cela fait tout de même plaisir.
Le
26 décembre - Journée tranquille. Lettres.
Pas d'obus. Beau froid sec.
Le
28 décembre - Rien hier. La pluie reprend,
notre cahute envahie par l'eau ; nous avons un poêle qui ne
chauffe guère et fume abondamment. Vu hier des fusiliers-marins
qui viennent pour des canons-revolver. Ils ont reçu une ou des
carabines lance-fusées éclairantes.
Les
journaux relatent que nous progressons sur Boureuilles et
Vauquois, bien peu !
L'artillerie
ennemie est très économe. Nous, assez prodigues au contraire.
Cet
après-midi, à 3 heures, attaque, ou plutôt menace d'attaque
du bois de Cheppy ; il y aura probablement peu de casse. A 3
heures l'infanterie à commencé des feux. A 3 heures 15 (en ce
moment même). L'artillerie commence à taper depuis le
rendez-vous de chasse. Voici quinze jours que nous sommes là,
sans repos pour les hommes ; les Compagnies de première ligne
se relèvent tous les cinq jours. Peu d'évacués malgré cela,
moins qu'au 82, d'après ce que je crois. Daumier, lui aussi,
est dans les bois, à Florimont, parce qu'il le veut bien. Reçu
une lettre de Maman, qui me dit que Marcelle grandit beaucoup,
et fait des progrès marqués au point de vue de l'intelligence.
Que
c'est dommage de ne pas assister à tout cela !
Je
vis en brute, c'est à peine si j'ai le goût de lire, bien que
nous ayons quelques bouquins. On se nettoie à peine, on cause,
on plaisante beaucoup, on fait de petites banques, ou des
manilles, on fume tout le temps. Du reste l'eau pour se laver
est si boueuse que ce n'est pas tentant de se laver la figure.
Je
dois avoir une de ces allures ! Les vêtements plus ou moins
terreux, la barbe hirsute, dépeigné, coiffé d'un polo de
laine, vêtu d'une capote de troupier et les guêtres et
chaussures pleines de boue, quelle tenue !
Les
journées sont assez courtes, de 8 heures à 4 heures, le reste
c'est la nuit et la tranquillité. On oublie souvent que c'est
la guerre ; c'est curieux comme on s'adapte à tout. Moi, j'ai
seulement des regrets quand je pense aux miens ou à la petite
vie agréable que je mènerais à Paris, à ce que serait douce
une présence féminine, par exemple... Patience !
Le
30 décembre - Toujours aux Allieux. Je m'y
habitue. On nous a annoncé aujourd'hui une relève prochaine,
cela ne m'a presque pas fait plaisir. Nous ne recevons plus
d'obus depuis pas mal de jours déjà ; notre cahute est un peu
asséchée par quelques travaux que nous y avons fait faire ces
jours-ci (dans un trou qu'on a fait au sol pour collecter l'eau,
dix-huit litres en deux heures !), notre poêle nous rend
suffisamment chaude l'atmosphère ; quelques bouquins, que
demander de plus en ce moment ! L'artillerie allemande est
toujours, dans notre secteur, très inactive, j'ai un, deux
blessés par jour. Notre artillerie aussi tire moins.
Nouvelles
peu considérables : si tout le monde reste accroché comme ici,
plus de raisons pour que cela finisse. Barrès, dans l'Écho de
Paris, envisage les solutions de la guerre, "devenue
l'état normal". Ça c'est épatant !
Lu,
écrit quelques mots (Échard, Violet, Levannier, Capitaine
Bret, Barré).
Barré
est dans une tranchée à trente mètres des Allemands. Pourvu
qu'il ne se fasse pas tuer.
Ai
sorti mon petit bouquin d'allemand, pas l'envie d'en faire
beaucoup. Nous sommes autour de la lampe ; Nory, Delteil,
Bernardeau. Calme de bibliothèque ; le canon s'est tu. Il y a
vraiment des instants où l'idée de la guerre est totalement
absente. Et à mille mètres exactement de notre cahute sont les
Allemands ; et quand on va à Aubréville, on passe à cinq
cents mètres d'eux (je viens de le vérifier sur la carte).
Le
31 décembre - Canonnade furieuse ce matin
dans l'Argonne, à notre gauche. Été ce matin sur une crête
qui nous domine et d'où j'ai bien vu Vauquois, couronné de
maisons en ruines, avec les lignes de tranchées.
Vu
l'interrogatoire d'un prisonnier (soldat réserviste du 98ème)
fait ces jours-ci : les Allemands ont à Vauquois deux
bataillons. Ils ont des tranchées très bien abritées des
projectiles ; ils sont bien ravitaillés, ne se plaignent pas de
leurs officiers, sont rarement punis. Leur état sanitaire est
bon, ils ont été vaccinés à Vauquois contre la fièvre
typhoïde (trois injections à la poitrine) ; pas du tout les
pieds gelés ou oedomatiés, parce qu'il n'y a pas d'eau dans
les tranchées, qui sont sur une pente. Les hommes croient
fermement à la victoire allemande, mais souhaitent ardemment la
paix. Chez eux, on leur écrit seulement que la vie est un peu
plus chère.
Le
1er janvier 1915
1915
! Je n'aurais jamais cru, en partant, que je serais encore en
campagne au début de l'année. Et pourtant, celui qui
m'assurerait la fin de la guerre pour le mois de mars me
paraîtrait un joyeux prophète maintenant. Journée mémorable
par divers incidents : à 8 heures vœux au Colonel à qui on
venait de donner la Marseillaise. A midi champagne chez lui avec
les médecins, et les officiers de la 3ème
et 4ème
en réserve ici. Puis, concert ! Et quel concert ! Sept ou huit
musiciens avec quelques cuivres sauvés de la débâcle, ont
joué au milieu de notre village nègre le Chant du Départ, un
peu redoublé, la Marseillaise. Comme décor, la forêt brumeuse
et triste avec ses arbres dépouillés et rares à ce niveau, la
boue partout. Comme public, une centaine d'hommes aux tenues
hétéroclites, moitié civiles et moitié militaires, mais
toutes uniformément sales. Nous, Lefranc, et quelques autres.
J'oubliais l'accompagnement des obus qui grondaient ou
sifflaient un peu dans toutes les directions. Et cela m'a tout
de même remué, et tous les autres aussi, sous nos rires et nos
plaisanteries ; et en blaguant tel ou tel musicien, on pensait
plutôt, au fond de soi, à toutes les choses qu'éveillaient en
bous ces airs contemporains des campagnes de la Révolution.
Après,
Bruant, Nory, Delteil, nous sommes rentrés dans notre cahute.
Lu du Musset puis du don Quichotte.
Dîné
gaiement : champagne du gouvernement. Joué aux cartes. Un peu
de cafard au moment de me coucher. Cela a passé en fredonnant
et en fumant des cigarettes.
Le
2 janvier - Canonnade assez marquée. Hier
soir fusillade assez intense. De nombreuses balles arrivaient
sur notre campement, et nous ne nous risquions pas à sortir.
Il
y a eu hier soir, ou cette nuit des blessés de l'autre cote du
ruisseau, au Pont des Quatre enfants, et on ne peut pas y aller.
On y va ce soir ; peut-être pourra-t-on les avoir. Mais les
Allemands tirent et il y a tout le temps des fusées
éclairantes, lancées des deux côtés.
Les
Allemands emploient de nouvelles bombes pour les tranchées, à
effets explosifs assez considérables.
Les
Russes marchent de nouveau. Dieu veuille que cette fois ils ne
s'arrêtent plus. Mon impression est que maintenant nous
n'avancerons plus guère jusqu'en mars. Et la fin des
hostilités peut-être en avril. Mais qui sait !
Le
5 janvier - Appris avant-hier par une lettre
de G.M. Bret la mort de Jean Delacarte, mort de ses blessures au
bout de deux jours, enterré en Belgique. Je n'ai pas d'autres
détails. Pauvre Jean ! Bien qu'il n'ait pas eu toujours à mon
égard l'attitude que j'aurais aimé à lui voir, sa mort m'a
fait une vive peine. Quelle fatalité sur cette famille. G.M.
Bret n'a plus actuellement comme descendants que son fils et
Marcelle. J'ai été content de voir qu'elle avait pensé à me
prévenir ; mes beaux-parents ne l'ont pas fait. De quelle
intention s'en abstiennent-ils ? Je l'ignore. En tous cas, en
même temps que je répondais à G.M. Bret, je leur ai écrit
mes condoléances. Peut-être la lettre s'arrêtera-t-elle à
Vincennes. Je ne sais même pas où est affecté mon beau-père.
Par
ici, pas grand-chose. Du côté de l'Argonne, très violentes
canonnades tous ces jours-ci. La 10ème
Division aurait un peu flanché. Le 2ème
Corps au contraire a bien marché.
Nous
partons demain au repos : Clermont ou Grange Leconte. Pour huit
jours, à moins qu'avant ce délai on ne nous emploie à quelque
attaque.
Il
paraît que six corps d'armée allemande ont été retirés de
Pologne ; probablement vont-ils nous les jeter dessus. Mais où
? Peut-être sur Verdun ? En ce cas nous aurions du travail.
Le
7 janvier - Grange Leconte Quitté hier matin
les Allieux pour Grange Leconte, ferme assez vaste avec un
château où l'on assez mal. Très resserrés. On m'a
naturellement oublié comme chambre, à moins qu'on ne m'ait
barboté celle qui m'était destinée. Les farouches
combattants, les héros, en effet, ont de ces procédés
vis-à-vis du Médecin, individu que l'on méprise un peu, que
l'on envie, parce qu'il est quelques centaines de mètres
derrière vous, où d'ailleurs il risque aussi bien, parfois
mieux les obus, et pour qui on n'a d'égard que quand on désire
l'évacuation vers l'arrière. C'est normal. S'il fallait
compter sur les égards de ces gens-là pour être récompensé,
on serait bien volé. Il est vrai que les satisfactions
professionnelles, qui seraient un réconfort, sont à peu près
nulles. Aussi je souhaite la paix, pour pouvoir vivre
indépendant de ces types peu sympathiques, à ma guise et
goûter les joies intelligentes qui doivent leur être à peu
près fermées.
Il
est vrai que je suis dans l'infanterie. Quelle vilaine arme.
Qu'ils sont étroits d'esprit. A part le Colonel et deux ou
trois autres, il n'en est pas qui m'inspirent de sympathie dans
ce régiment.
Évènement
sensationnel : j'ai pris un bain ! Oui, un vrai bain, à
Clermont, dans une chambre éclairée à l'électricité. Il m'a
fallu l'attendre jusqu'à 9 heures, revenir ensuite à cheval
ici pour une nuit d'encre, avec un vent terrible, me baigner
dans une eau boueuse, brune ; mais ce n'était que de la terre ;
et quelle sensation délicieuse que d'être propre partout.
Vu
le médecin divisionnaire, pour lui demander une voiture ;
ensuite, je lui ai parlé de la façon dont on devrait organiser
le service. Rien à en tirer. "Arrangez-vous avec votre
Colonel". Il n'y a eu rien à compter sur nos chefs (?)
médicaux.
Cela
m'est égal, du reste.
Victoire
russe sur les Turcs. L'Italie entrerait bientôt en ligne. Les
Anglais mettraient en ligne en ce moment un million deux cents
mille hommes.
Peut-être
cela ira-t-il plus vite que l'on ne pense... Je le souhaite
ardemment, car le peu d'intéressant que j'avais à voir est vu,
et l'existence que je mène me rapporte bien plus d'ennuis ou de
déceptions que de moments heureux.
Le
8 janvier - 10 heures du matin. Dans la
chambre que j'occupe avec Chalesse, Bruand, Delteil ; sans feu,
en dessous, à côté, des troupiers partout, on se croirait à
la caserne. Je viens de passer la visite. Il y a beaucoup
d'hommes fatigués. Quarante malades à la visite par Compagnie.
Beaucoup ont des poux, et ce n'est pas commode de les en
débarrasser. Je tremble d'en attraper aussi !
Tout
à l'heure le déjeuner sensationnel qui remplace le réveillon.
Cela ne me cause qu'un médiocre plaisir...
Je
commence à être vraiment las de cette existence, moralement.
Je puis bien dire que je n'y ai aucune satisfaction. Je crois
que j'aimerais autant que l'on barde un bon coup, et que cela
finisse.
Le
10 janvier - Le 8, au café, après le
déjeuner, une note : prêts à partir. Une demi-heure après,
on part. pour la Maison Forestière. Marche très pénible, la
nuit, on enfonce dans la boue, en colonne par un.
On
va jusqu'à Pierre Croisée. Il y arrive des balles. Je couche
dehors ; froid, pluie ; on ne mange pas. A 3 heures et demi je
vois le Colonel qui me dit d'installer mon poste où nous sommes
(à la brigade, à cinq cents mètres de Pierre Croisée). Je
lui fais observer que ce serait mieux à Maison Forestière,
pour être à l'abri de la pluie. Il n'y voit pas de
difficulté. C'est ennuyeux, je suis toujours pris entre le
désir d'être au mieux pour panser mes blessés, et la crainte
de paraître tirer vers l'arrière sans compter qu'il se mêle,
forcément, à tout cela le soin de ma sécurité personnelle et
de celle de mes sous-ordres !
Vu
M. Mélot le matin à 9 heures, à la brigade. Subi un beau
bombardement, pendant plus d'une heure, la petite cahute où
nous étions était pleine de l'odeur de poudre. Heureusement
elle n'a rien reçu ; car elle n'était pas protégée. Je crois
que j'ai de la chance.
Laissé
un aide-major et Bruant avec une voiture et vingt musiciens à
Pierre Croisée. Eu pas mal de blessés, quatre-vingt dix
environ dans la journée et la nuit ; trois officiers tués,
deux blessés. Aujourd'hui, moins. Un boche blessé à panser,
en bon état.
J'ai
eu ce soir une satisfaction. M. Baratte, médecin principal de
mon ancienne division est passé ici et a dit à mes
sous-ordres, après quelques paroles aimables : "et puis,
vous savez, avec Bolotte, il n'y a rien à craindre, cela ira,
je le connais !" Cela m'a fait bien plaisir. il était bien
mieux d'ailleurs que notre divisionnaire actuel !
Javal
continue à se montrer un sinistre crétin. Nous étions venus
ici parce que le 46 s'est fait prendre du terrain, chiper deux
Bataillons, tuer son Colonel, etc... Gerbault a eu la jambe
cassée, par un éclat d'obus, je crois, un médecin auxiliaire
prisonnier. Ce qui reste du pauvre 46 est commandé par un
lieutenant ! Vu hier Gabrielle et Fabien, qui occupaient, avec
un personnel considérable, la Maison Forestière.
On
dit que l'Italie va mobiliser bientôt, la Roumanie aussi. Tant
mieux !
Il
y a un remaniement dans l'organisation de notre armée. Dubail a
été aux Islettes.
Le
13 janvier - Le 10, encore des blessés. Au
total : cent trente-huit.
Le
11, fait enterrer Moussonnier, Nourigat et Millot. Demandé un
piquet au 120 et un aumônier. Les ai accompagnés avec mes
médecins. Très émouvante, cette cérémonie au son du canon,
dans ce cimetière plein de tombes de soldats, avec les hommes
présentant les armes tandis qu'on descendait chacun des pauvres
corps dans sa fosse, où on l'enterre sans cercueil, ni suaire.
Quelques prières, une croix de bois, et c'est tout. Nous nous
tenions tous pour ne pas pleurer. J'ai fait continuer le plan du
cimetière ; cela peut être utile aux familles... A côté on a
creusé une grande fosse pour une dizaine d'hommes. On a fait
une pyramide en bois et feuillage qui est assez bien, au milieu
du cimetière.
Le
12 au matin, été voir le Colonel dans le ravin des Meurissons,
à deux cents mètres des Boches, pas plus. Il y a une crête
ennuyeuse à traverser avant d'y arriver, parce que les balles y
arrivent très souvent, un lieutenant vient d'y être blessé.
Mais je ne voulais pas, vis-à-vis du Colonel ou de mes
subordonnés, avoir l'air de ne pas oser y venir. Tous les
matins un médecin va passer la visite aux Meurissons. Au point
de vue des obus, c'est la Pierre Croisée et la Brigade qui sont
le plus dangereux. Le Colonel a eu l'air content de me voir.
Le
13. Encore enterré le matin un sous-lieutenant du 89 que je ne
connaissais pas, nommé Goutherbe ; il n'y avait personne de son
régiment.
Vu
Galuchon l'après-midi.
Envoyé
Boutet à Aubréville pour assurer le service des petites
réserves. Nous sommes ainsi moins nombreux ici ; cela vaut
mieux, on est bien mieux.
Abrité
hier soir dans notre paille un officier d'artillerie
(commandant) remarqué quelle différence avec ce qu'aurait
été probablement un fantassin.
Reçu
un mot de Jodka.
Le
bruit court partout que l'Italie a déclaré la guerre. Les
journaux (du 12) n'en disent rien, c'est encore un canard.
A
voir : Illustration du 26 décembre : topo sur Clermont. Petit
Parisien, entre le 4 et le 10 janvier, topo sur Boureuilles et
Vauquois, Aubréville.
Le
17 janvier - Journées monotones. Hier matin,
été voir le Colonel. Convenu avec lui d'envoyer un médecin
aux Meurissons.
Hier
soir un officier du 120 vient faire le cantonnement pour son
Colonel. Il lui faut cinq pièces (salle à manger, ...) ! Nous
devons aider, car c'est le Général de Corps d'Armée qui a
ordonné au Colonel de prendre la maison. S'il vient beaucoup de
blessés, ce sera gai : nous sommes tous les uns sur les autres
: 4, 82, divisionnaires.
D.
du 82 rouspète beaucoup, mais ne fait rien de plus que nous,
moins même. Mais il est un peu beaucoup "bourreur".
Excellent homme, d'ailleurs.
Impression
de marasme, de gêne, d'ennui. Reçu une bonne lettre de T. et
O. Georges. Ils sont très gentils avec moi, et l'ont toujours
été.
Hier,
lettre de ma belle-mère, répondant à mes condoléances.
Emphatique, expressions ampoulées, cela sonne un peu creux. Il
paraît qu'elle a envoyé à son mari ma lettre en lui disant
qu'elle me répondait. Il ne peut donc même pas écrire un mot
? Il doit pourtant être autrement mieux installé que moi...
Avant-hier, lettre très affectueuse et qui m'a bien touché,
pour Marcelle et pour moi, de G.M. Bret et de son fils. Il y a
des moments où je me demande si je la reverrai, ma petite
Marcelle. Heureusement qu'il y a la chance, mais il y a aussi
les balles sur la crête, quand on va aux Meurissons, les obus,
qui tout à l'heure tombaient à côté dans le cimetière.
Eu
un mot de Tubert. O. et B. lui demandent de mes nouvelles. C'est
flatteur!
Nous
espérons une relève proche. Causé hier avec un officier du
120 (2ème
Corps, vient du Bois de la Gurie). Cela a tapé dur par-là. Il
y a des tranchée communes ! Et une foule d'engins: petits
mortiers, pétards, grenades à main et à fusil: c'est
infernal. Le 2ème
Corps a été éprouvé. Ils vont au repos.
Le
18 janvier - Hier soir et ce matin, une
vingtaine de blessés, autant au 82. nous les pansons dans la
pièce où l'on mange, où on fait cuire le dîner, le 4, le 82
; tout cela entassé parce que le Colonel du 120 veut son
confortable. Il s'appelle Girard. Il a paraît-il coutume de
brutaliser ses hommes. Un lieutenant m'a raconté que, il y a
quelque temps, il a flanqué dans la mâchoire d'un homme la
crosse de son fusil, qui était mal tenu.
Hier
soir (il couche au-dessus de nous) il a eu le toupet de nous
faire dire que nous faisions trop de bruit, ce qui était faux,
et parlait de foutre tout le monde dehors.
Il
a dit ce matin qu'il s'intéressait aux blessés, mais pas aux
brancardiers, parce que ceux-ci, ne sachant où se mettre, et
attendant de charger des blessés, encombraient un peu le chemin
qui va à sa porte ! Et qu'il a fait encadrer, d'ailleurs par
des fils de fer. Quelle mentalité ! Ce serait grotesque, si ce
n'était pas si triste.
C'est
à la cote 263 que les blessés ont été frappés. Une
compagnie du 82 a été tournée, il a fallu la dégager. C'est
la 1ère et la 2ème
du 4 qui ont trinqué. Ce pauvre Monthoven serait tué.
Le
20 janvier - Relevés ce matin. Allons à
Futeau. Fait la route à pied. Belle route, encombrée de
troupes et d'autos.
Logé
chez la marchande de tabac. Gens très gentils. Chambre sans
feu, température voisine de zéro. Enfin on est tranquille,
plus de marmites. Plus le bruit assourdissant des 120 et 155 qui
cassaient nos vitres à la Maison Forestière.
Il
paraît que C. des brancardiers de corps est cité à l'ordre de
l'armée ! Parce qu'il est venu quelques fois aux endroits où
nous avons toujours vécu.
C'est
tout de même un sale métier que celui de médecin de
régiment. Rôle difficile, toujours dangereux. Envié et un peu
dédaigné de la plupart des officiers, jamais récompensé,
pendant que les médecins des formations sanitaires sont bien
logés, reposés, travaillent peu, récoltent les citations et
les avantages. Pour nous, à part de rares exceptions, rien. A
moins d'être blessés, et encore !
On
dit que des Anglais viennent en nombre dans le Nord et que nous
nous massons vers Soissons. Les Allemands attaqueraient
peut-être là ou en Argonne... Je voudrais changer de secteur.
J'ai un peu de spleen, et un peu d'aigreur aussi. Peut-être
ai-je tort, car mon Colonel est très bien pour moi.
Mais
cette biffe, ce que j'en ai assez !
Le
23 janvier - Sur une hauteur qui domine
Futeau, au pied d'un grand sapin qui est resté vert et qui fait
contraste dans ce décor tout blanc. Car autour de moi tout est
blanc de neige, et cela fait un fond d'un blanc où avec le
ciel, d'un gris extrêmement doux, ouaté, où se détachent
avec une élégance et une finesse extrême les armes et les
feuillages jaunis. Tout cela est immobile et muet, et l'on pense
tout naturellement à quelque lieu enchanté, où l'on se
promener en paix, où votre vie est en sûreté. Malheureusement
le silence est troublé par le bruit du canon qu'on entend dans
le lointain, à douze kilomètres environ. Cela seul rappelle la
guerre.
Aussi
je jouis pleinement de l'heure présente. Je sui propre, j'ai
quelques heures à moi, je puis aller et venir comme il me
plait, et je suis dans un décor de féerie. Comme elle est
jolie cette Argonne ! La forêt n'est tout de même pas
complètement silencieuse, lorsque le brise passe, cela fait
dans les feuilles couvertes de givre un petit grésillement
très fin. Quelque chose comme un chant de grillon qui serait
assourdi et voilé par la neige et le froid. Cette vie a tout de
même son charme, surtout si l'on sûr d'en revenir. Et comme on
respire ici, à pleins poumons.
Ce
repos à Futeau est un de ceux que j'ai trouvé le plus
agréable. Si la chambre (avec lit et draps propres !) où je
couche était chauffée, ce serait parfait. Il y a même une
hôtesse pas trop désagréable, au moins pour des gens privés
comme moi depuis six mois. Mais je n'ai rien entrepris.
La
neige recommence à tomber. J'entends le train de Verdun. La
canonnade se calme. Il m'arrive quelques échos d'un concert
très lointain fait par quelque musique militaire, avec ses
instruments faussés. Une corne d'auto, un moteur. Puis le
silence, et je vais redescendre au village tout doucement, pour
jouir plus longtemps de cette pause que je n'avais pas connue
depuis si longtemps.
Le
25 janvier - Toujours à Futeau. On y serait
très bien si on pouvait s'y chauffer. Je commence à m'y
ennuyer. Les deux distractions sont de faire bombance et jouer
aux cartes ! !
Devons
être relevés, ou plutôt aller relever le 113 dans la nuit du
27 au 18.
Un
ennui. D'après la dernière lettre des Parents, je crois
comprendre qu'ils tâcheraient peut-être de me faire raccrocher
pour la proposition dont je pensais être l'objet de la part du
Commandant Échard. Je ne le voudrais pas, car ce serait trop
tiré par les cheveux et trop tard ; on croirait que c'est
uniquement au piston. Tout de même, si le Commandant Échard
était resté au commandement du 89, il ne m'aurait sûrement
pas oublié et cela m'aurait fait un grand plaisir.
Le
27 janvier - 9 heures du soir. Je vais quitter
tout à l'heure Futeau pour la Maison Forestière ; nous partons
à minuit. Il gèle dur ; beau clair de lune. Nous partons
probablement pour huit jours. On dit toujours que le C.A. va
être au repos bientôt. Mais que faut-il en croire ?
Ici
j'avais beaucoup de malades ; des entéro-gastriques à aspect
typhoïde. Beaucoup plus de malades qu'aux tranchées ; c'est
toujours ainsi. Il y en qui veulent couper aux corvées ; mais
beaucoup aussi de vrais malades. C'est assez curieux.
Vu
le médecin divisionnaire, très gentil. Approuve ce que je
fais. Le 113 n'a pas l'air d'avoir bonne presse.
Lettre
de mon beau-père. Il est Directeur de l'Intendance au 20ème
Corps. La lettre est bien.
Une
lettre de A. Ne me dit plus rien du tout. Mais m'intéresse
quand même ; gentille. Écrit hier des tas de lettres. Vais me
coucher, fatigué ; rasé toute la journée par des malades et
du service, pis qu'en temps de paix.
Le
30 janvier - Maison Forestière Rien de
spécial. Arrivé le 28 à Maison Forestière par une belle
gelée dans la nuit. Attendu le jour assis au coin du feu.
Passé la journée avec les médecins du 131 (il paraît que
Pauvert serait cité à l'ordre ??). Jugon et Marquet arrivent
dans la nuit suivante ; Daumier établirait une infirmerie aux
Islettes, un peu loin...
Enterré
le beau-frère de Devo, aujourd'hui. Quelques blessés, peu de
malades. Tranquillité relative, sauf quand le 155 long tire.
On
s'ennuie. Le Colonel est à Pierre Croisée avec un aide-major.
La
mentalité de bien des médecins n'est décidément pas très
belle ; l'égoïsme et le souci de la conservation y tient une
grande part. Peut-être si cette mentalité était différente
celle de bien des combattants serait-elle meilleure aussi. Et
encore, ce n'est pas prouvé.
Nous
entendons beaucoup d'arrivées d'obus mais depuis que je suis
ici aucun n'est arrivé près de Maison Forestière. La route
qui va d'ici à Pierre Croisée n'est plus très sûre, il y a
eu des derniers jours des blessés et un tué par balles
perdues. S'il arrivait un projectile sur la maison, cela ferait
du propre. Mais à quoi bon y penser, cela ne sert à rien.
Le
31 janvier - Dimanche. Été à la messe, à
deux cents mètres d'ici dans le bois. Dite par l'abbé Henri,
qui avait revêtu de beaux ornements, étole, etc... Une
chapelle improvisée avec des planches, un fond en sapin, une
croix de feuillages. La messe servie par un jeune troupier à
allure de séminariste qui n'avait rien d'un guerrier. La seule
chose qui marquait le soldat, c'était ses grosses semelles dont
les clous reluisaient quand il était agenouillé. Mais avec ses
yeux baissés et ses mouvements doux, on ne se le représentait
pas du tout chargeant à la baïonnette. Cantiques
germanophobes. Tout de même, c'est une bonne chose que la
croyance. Indépendamment des consolations que cela apporte,
cela met quelque idéal dans une vie où tout est matériel:
souci de sa peau, souci de sa subsistance.
Ma
petite table tremble terriblement, ébranlée par les 75 qui
sont en train de tomber à côté.
Plus
de blessés aujourd'hui que les autres jours par des bombes.
Cela donne des blessures multiples, pas toujours graves.
Nouy
est muté pour une ambulance. Il y sera évidemment mieux
qu'ici. Delteil a envie de partir aussi, je crois. C'est la
propagande de D. qui opère. Je crois que celui-ci n'est pas
fâché de voir partir les médecins qui sont ici depuis le
début, de façon à se faire ressortir, lui qui reste. Il
guigne la croix.
L'aide-major
qui vient au 4 a paraît-il demandé à venir dans un régiment.
Tant mieux, il n'aura pas envie tout de suite de filer. Et il
parlera moins d'évacuation.
Je
regretterai Nouy. Je voudrais faire quelque chose pour Bruant,
le garder comme ...(?) d'aide-major au premier départ.
Ne sais si je pourrai le faire, mais je le demanderai au
Directeur.
Je
me demande ce que devient mon affaire. Évidemment cela me
ferait plaisir, mais il me semble que je serais un peu gêné
vis-à-vis du Lieutenant-Colonel E. s'il faisait quelque chose
pour moi. il croirait peut-être que ma sympathie pour lui
était intéressée. Pour Mélot aussi cela me gênerait.
Inch'Allah ! En fait d'Allah, je pourrais bien, me disait
Daumier ce matin, aller au Maroc après la campagne. Cela ne
serait peut-être pas si bête que cela, après tout. Je serais
habitué à la vie de sauvage, et là-bas c'est sûrement moins
dur qu'ici. Puis les Marocains n'ont pas d'artillerie, et à
moins de choper le typhus, on est à peu près sûr d'en
revenir.
Mais
que je pense donc à ma peau ! dirait un lecteur de ce petit
carnet. C'est que l'égoïsme est bien grand. Il l'est assez
dans bien des milieux médicaux, d'après ce que je vois. C'est
drôle comme bien des jeunes médecins ont peu d'allant. Est-ce
le fait de notre profession, qui habitue à observer, à
réfléchir ; car en somme les actes de courage et d'audace,
bien souvent sont le fait de l'irréflexion, un peu de
l'inconscience.
Le
5 février
Au
repos à Futeau, depuis le 3. Logé au même endroit,
propriétaire très aimable. Rien de saillant tous ces jours-ci.
Déjeuné ce matin à l'ambulance 6 avec Nouy. Des gens très
aimables, charmants à mon égard. Comme ils sont bien en
comparaison de nous. Sécurité complète, bien logés, bonne
table, peu à faire, métier intéressant : ils sont
quatre-vingt lits, une salle d'opération avec un chirurgien de
St-Joseph, Leray, qui est d'ailleurs très bien. Ils vont se
promener de temps en temps à Bar ou à Ménehould. En rentrant
à Futeau, on m'annonce une mort subite à l'infirmerie ; un
petit bonhomme de la classe 1913, entré hier pour crise
hystériforme. Méningite .. ou épilepsie ? Il n'avait aucun
signe que d'un peu d'anémie, avait eu des crises antérieures
sans signes d'épilepsie. C'est triste, mais au point de vue
conscience professionnelle, il n'y a rien à se reprocher. Son
lieutenant, un petit jeune homme qui arrive du Dépôt,
rouspétait, paraît-il, parlait de faire un rapport, en disant
que "ça ne devait pas arriver". Imbécile ! Ces
gens-là croient que la médecine est une chose mathématique,
et surtout ont bien vite fait de taper sur le médecin. Quant on
choisit ce métier-là, il faut faire provision d'une sacrée
dose d'abnégation et de philosophie. Le Colonel prend
provisoirement la brigade. Il m'a promis de nommer sergent-major
mon sergent. Ce matin il m'a fait comprendre (ce n'est pas la
première fois) que je devais être plus énergique, engueuler
les soldats et leur taper dessus. On ne réforme pas son
tempérament. Il vaut mieux tirer parti de ses aptitudes en les
développant dans le bon sens. Du reste je lui évacue très peu
de monde.
Les
gens de l'ambulance ignorent tous ces petits inconvénients,
tous ces froissements de chaque jour, qui résultent de notre
différence avec l'esprit des combattants, et rendent notre
situation souvent difficile. Enfin, tant pis !
Le
7 février - Rien de neuf. Dimanche. On s'en
va demain soir. Delteil m'a raconté que Cornil lui a longuement
déblatéré contre les médecins, qu'on ne voit jamais, qui
jouent aux cartes à Lochères pendant les attaques, etc...
bateaux habituels et mensonges.
Ce
sont toujours les mêmes écœurements qui nous attendent, au
lieu de récompenses ; on pense tout le temps à son métier, on
se donne un souci du diable pour que ça marche. Cela marche en
effet aussi bien que possible, et voilà comme on vous
apprécie.
Pourtant
quand on est détesté de ses hommes, qu'on laisse la compagnie
charger à la baïonnette tandis qu'on reste dans une cahute à
l'abri, comme il l'a fait le 9 ou le 10, à la dernière attaque
; ou quand on se fait évacuer n'ayant rien, on n'a pas le droit
de faire le fendant ! On a beau être fils de général, cela ne
vous empêche pas d'être un saligaud.
Le
9 février - Maison Forestière Arrivés à 3
heures. Cette marche de nuit tous les six jours est bien
ennuyeuse.
Nous
avons gagné du terrain à la Maison Forestière sur le 120...
Mais cela profite surtout au personnel médical. Je fais faire
de la salle où nous dînons une salle à pansements.
Le
13 février - Maison Forestière. Pas mal de
blessés ces jours-ci, surtout à la 2ème, tout
près des Boches. Un plaisir, ce matin : un homme que je ne
connais pas, a demandé à être pansé par moi... Mais ces
satisfactions sont rares, en comparaison des embêtements
quasi-quotidiens, petites tracasseries, appréciations
saugrenues, qui sont notre lot. Quel sale métier ! Qui pourrait
être si beau.
C'est
ce côté moral qui m'ennuie le plus. Les fatigues, privations,
risques, etc... me semblent secondaires.
Vivement
la paix, qu'on vive un peu "en civil" et que l'on
oublie les tristesses, les mesquineries et les laideurs du
métier. Le Colonel est toujours brigadier. Le Commandant qui le
remplace fait l'important. Vu D. Il était aux Islettes...
malade. Le Colonel D. lui a fait donner l'ordre de venir ici. Il
m'a dit que Apard lui avait déclaré que "Bernard et lui,
étaient les pivots du service de santé". C'est à mourir
de rire.
La
maison tremble, ébranlée par une dégelée de 75. Les
Allemands tirent plus par ici maintenant : à gauche de la
maison, tout près, puis dans le ravin où l'on prend de l'eau ;
puis en arrière, du côté de la Croix de Pierre. Hier, à 10
heures environ, pendant que je faisais tranquillement le bridge
(car je joue au bridge, horreur) ils ont envoyé des gros. On
n'y était plus habitué la nuit. Et c'était embêtant un peu
de se coucher en se disant : pourvu qu'on ne soit pas réveillé
par une marmite. Mais non ; les jours se succèdent, et rien ne
change. Les pauvres bougres se font tuer, souffrent, sont
malades (peu, il est vrai). On en fait venir d'autres, et cela
continue. Oh la classe !
Pas
eu de nouvelles de ma réponse à Suzanne où je lui disais
qu'on ne s'occupe pas de moi dans le but que j'avais cru
deviner. Ma lettre est-elle perdue ?
Le
16 février - Rien ces jours-ci. Ce matin (on
devait faire une attaque hier, reculée de quarante huit heures)
les Boches attaquent 1ère et 2ème
Compagnie. Grosse canonnade des deux côtés. Nous perdons les
tranchées de première ligne de ces deux compagnies. Les
Allemands emploient probablement des 305, énormes trous de
marmites. Une cinquantaine de blessés. Nous pansons pas mal de
blessés allemands ; cela fait plaisir. Grosses pertes boches.
Un
Bavarois nous dit qu'ils ont "plein le nez" de la
guerre. Les Allemands ont de sales blessures en général. Vu
passer une douzaine de prisonniers.
Demain
il doit y avoir une grosse attaque de chez nous (artillerie,
113, 131). Il y aura beaucoup de casse.
Il
est encore tombé des obus de tous les côtés de la Maison
Forestière, mais pas dessus.
Qui
sait de quoi demain sera-t-il fait ? On verra bien.
Le
17 février - Le 113 et 131 arrivés hier soir
et ce matin.
Il
paraît que toute notre armée attaque. A gauche, très loin,
canonnade sourde et violente.
Les
batteries autour de la Maison Forestière font depuis ce matin
un feu d'enfer. Les obus allemands arrivent nombreux par ici,
tout près de la maison. Ils font peu de dégâts. Le 4 a peu de
blessés aujourd'hui. Hier, Crantin, Le Cap, Pureau et sa
liaison faits prisonniers.
Affluence
de services médicaux à la Maison Forestière (4, 113, 131, 82,
313, 120 ?). Gênant.
On
s'embête. Le temps passe tout de même. Les chances d'écoper
sont tout de même assez grandes.
Le
18 février - Journée plus calme. Nous
n'avons pas gagné de terrain. Mais les Boches ont de grosses
pertes. Ils ont canonné hier beaucoup par ici. Il y a eu
quelques blessés. Un shrapnell a éclaté sur le toit de la
maison. Vu passer un médecin allemand prisonnier. Il était
venu, soi-disant en parlementaire, mais pas régulièrement,
demander un armistice pour enterrer les morts (deux mille,
dit-on ?).
Nous
avons eu au total, quatre-vingt blessés environ du 4. deux
brancardiers tués, sept pris, Crantin pris.
Reçu
lettres de Bruant (à Lodève !), de Barré, de Thérèse,
celle-ci désolée de n'avoir pas vu son G. Naturellement c'est
à moi qu'elle raconte ses peines ; et "mon cher ami",
s'il vous plait. Après tout, je la crois au trois-quarts
sincère.
Une
lettre de O. Marcel aussi, de Vienne.
Je
m'embête, je m'embête... Évacué Delteil assez mal fichu,
pleurésie sèche. Comme cela se renouvelle vite !
Le
23 février - Rien. Journées monotones. Reçu
une photo de Marcelle. Qu'elle est changée, grandie ! Il me
paraît que ce n'est pas ressemblant.
Bridges.
Plus de lecture, presque. Ennui, cafard. Daumier a le cafard
aussi. C'est long, long. Je m'abrutis.
Quelques
blessés. Enterré le lieutenant Rouillé. Flemme même
d'écrire. Et il y en a peut-être pour de longs mois...
Le
26 février - Rien de saillant. Ennui de plus
en plus marqué. Vingt-huit ans aujourd'hui. Très calme ce soir
; presque pas de fusillade. Les artilleurs ont bouleversé ce
matin des ouvrages boches. Vu
ce matin un aéro blindé à nous poursuivre un boche.
Le
régiment est revenu de première ligne.
Le
27 février - On demande pour la Serbie cent
médecins dont cinq à dix de l'active. Quelques avantages
matériels. Je m'inscris. Pour le plaisir du tourisme et de
changer. On ne pourra pas me dire que je lâche, après sept
mois passés dans une campagne dans l'infanterie. La famille ne
va pas être contente. Je ne risquerais pas plus là-bas, à
part le typhus et le choléra. Et puis c'est un voyage que je
n'aurai jamais occasion de faire. Pas grand chose à y gagner,
sans doute. Mais on se rase tant ici !
Le
29 février - Attaque à notre gauche et à
Vauquois. Vauquois serait à nous. Pas de casse au 4. Marmitage
sérieux dans les parages et autour de notre maison. Les 120
tirent toute la journée.
Le
1er mars
Cafard
; depuis quinze jours cela ne va pas. Je m'ennuie énormément ;
plus d'entrain. Le bridge n'arrive pas à me distraire.
Aujourd'hui
on se croirait au milieu d'un enfer. Marmites tout ce matin tout
près de nous, jusqu'à quelques mètres de la maison, sur le
toit. Potin infernal : artillerie allemande, 75, grosses pièces
à nous, tout cela fait un bruit assourdissant. Les batteries
qui nous attirent les projectiles allemands tirent tant qu'on
peut, sans exagérer, se considérer ici comme ayant de fortes
chances d'être démolis, sans profit ni gloire. Mais ce n'est
pas cela qui m'a donné mon cafard. C'est l'ennui, le regret des
heures agréables d'avant la guerre, l'absence d'occupation
intéressante ; des idées de jouissance physique et
intellectuelle vous traversent l'esprit ; et puis, la vraie
raison c'est que cela fait sept mois, sept mois terriblement
longs et tristes ! Ah, si ma demande pour la Serbie pouvait
être acceptée. Ce serait avec joie que je partirais, pour
n'importe où. Tout ce qu'on voudra, mais autre chose que la
situation présente.
Encore
quand on allait un peu au repos, cela vous changeait les idées,
on avait l'illusion d'une autre vie pendant quelques jours ; les
embêtements des déplacements étaient eux-même une
distraction. Mais ici, quelle mélancolie vous prend à ne
jamais bouger... Je vais essayer d'écrire quelques lettres,
cela me fera peut-être du bien.
Le
5 mars - On s'ennuie ferme. Bridges. Siestes.
Peu de blessés. Bonnes nouvelles sur les journaux, en
général. On déloge l'ambulance du Neufour, qui n'y fait rien
depuis deux mois, pour notre infirmerie et celle du 113.
Vauquois est en partie à nous. Marmitages intermittents. Pas de
nouvelles de la demande pour la Serbie.
Ai
demandé aux Parents de me pistonner. Mon carnet s'use et tire
à sa fin. Encore combien de mois ?...
On
installe un Decauville qui doit venir ici. On continue les
baraquements !
Le
8 mars - Le régiment en réserve depuis trois
jours. Le Colonel est à Maison Forestière. Pas de
bombardement. Calme. On ne se croirait pas près des Boches.
Déjeuné hier avec le Colonel, très aimable. Bridges, lettres.
Lu Chanteraine d'A. Theuriet. Plus de bouquins nouveaux à lire.
Venizélos
a démissionné. Causé avec Couturier : toujours très
optimiste. Pas de nouvelles de la Serbie. Daumier m'a dit que
nos chefs (?!!) médicaux avaient pris nos demandes en mauvaise
part ; cela m'est bien égal ; pour ce qu'ils m'importent ! Il
fait froid, du vent, humide, une nuit d'encre. Pauvres bougres
qui sont dans les tranchées, et même en deuxième ligne, que
je les plains.
Une
lettre de Maman me dit que le Dr Volonghan va, écrit-il,
volontiers prendre son café dans les tranchées. Ce que j'ai
ri, à la pensée de ce bon docteur allant boire le jus en
première ligne et circulant dans les boyaux ! Dire qu'il y a un
tas de bourreurs de crâne comme cela, qu'est-ce qu'on va
entendre après la guerre. Écrit à A.
Le
12 mars - Aucun changement. Le régiment
relève cette nuit. Écrit hier à Barré, à Thérèse une
lettre un peu à la blague. Routhier retourne à l'ambulance 14
; remplacé par Chardon, venu de Bar-le-Duc, où l'on mène
assez joyeuse vie.
Visite
du Général Sarrail, qui m'a montré son œil quand le Colonel
lui a dit que je demandais la Serbie ; il était escorté d'un
vieux civil qu'on m'a dit être Léon Bourgeois ?
Je
continue à m'ennuyer ; cafard par moment, mais gaieté la
plupart du temps. Je me sens assez abruti lorsqu'on entame une
conversation intéressante. Je relis Rabelais. Je bridge et
j'arrive à gagner. Daumier a le cafard. Tout le monde médical
d'ici se rase et se lasse. Mignon a été horrifié du nombre de
demandes pour la Serbie, a parlé de trahison ; quelle
mentalité !
Le
14 mars - Ce matin, de 7 à 9 heures,
canonnade très violente sur le front de la Gruerie à Vauquois.
L'objectif est la cote 263, encore. Il y a déjà des blessés,
pas mal au 113 et 131, qui ont attaqué. Les Allemands ne
paraissent pas répondre beaucoup à l'artillerie ; ils n'ont
pas tiré par ici ce matin. Notre régiment, rien.
Vu
hier une chose qui m'a fait plaisir. Un capitaine, ancien du 4ème,
de l'E.M. de l'armée, qui venu ici pour voir le Colonel n'a pas
voulu aller jusqu'à Pierre Croisée et m'a chargé de la
commission qu'il apportait. En somme, tout est très relatif ici
comme ailleurs, et plus on a son point d'attache en arrière,
plus on craint de venir loin en avant. Il est de fait qu'on ne
voit pas très souvent d'officier d'E.M. par ici.
Évacué
sur l'infirmerie ce matin un gosse de seize ans du 2ème
Bataillon qui a déjà été blessé légèrement. A fait une
broncho-pneumonie, et se bat comme les camarades.
Pas
de lettres des parents depuis quatre jours, c'est ennuyeux.
J'attends plusieurs lettres ces jours-ci (Thérèse, Barré, A?)
cela donne un peu d'intérêt à une heure de la journée, celle
du courrier.
Lu
hier l'Enfant à la Balustrade ; Boutet m'a apporté un peu de
pâture intellectuelle.
Le
16 mars - J'écris la fenêtre ouverte, par un
temps extrêmement doux ; on entend chanter les oiseaux ; les
canons se taisent ou sont lointains. Brève impression
d'adoucissement, d'apaisement.
Peu de
blessés, peu de malades.
Hier
une attaque sur la cote 263, peu marquée d'après le nombre de
blessés, par 113 et 131. Les artilleurs ont fait de bon
travail. Les coloniaux qui sont à gauche du 1er
Bataillon, à Bolourte, La Chalade, se battent furieusement.
Hier
la canonnade autour de la maison a été des plus violentes ; le
soir on en était abasourdi. Les Boches ont tiré aussi ; il y a
eu des obus tout près de la boite, à quinze ou vingt mètres
au plus.
Ce
matin le Général Sarrail est encore venu. On m'a apporté ce
matin un numéro de la Vie Parisienne, avec de gentilles petites
femmes dans des déshabillés à vous flanquer le cafard. Comme
c'est loin, tout cela ! Au fond, il faut l'avouer, dans le
retour, après, bien sûr, le désir de revoir tous les miens,
qui est le premier et le plus sérieux mobile, c'est cela qui me
tente le plus. Ce n'est peut-être pas très sérieux, mais zut,
tant pis. Je pense que j'aurai bien le droit de m'amuser après
toute cette affaire. Reçu avant hier une lettre de Maman me
disant :
1°-
que la Serbie c'est la mort probable, typhus, choléra, etc...
privations, rien d'intéressant à faire. Bon. Tant pis.
2°-
que je fasse une demande pour aller dans un hôpital. On lui a
dit qu'il était tout naturel que je file après un service de
huit mois dans l'infanterie ; que ma demande serait admise, et
que je demande à appliquer mes aptitudes chirurgicales.
J'ai
refusé. Il est probable que personne m'en sache gré. Mais j'ai
trop souvent souffert de l'appellation plus ou moins déguisée
d'embusqué pour accepter cela.
Tant
pis, je resterai. J'aime mieux risquer l'obus terminal,
m'embêter, souffrir matériellement, et ne pas lâcher, surtout
en le demandant.
Le
19 mars - Hier, bien triste journée. Le
pauvre petit Forgeot a été blessé mortellement d'un éclat
d'obus au ravin des Meurissons, tandis qu'il était à la porte
de sa cabane. C'est bizarre, ce ravin m'inspirait pourtant assez
confiance. Forgeot qui était si courageux, si gentil, si vivant
! En inventoriant ses affaires, vu une lettre de femme, que je
n'ai pas lue, mais qui commençait : "Mon ami chéri".
Pauvre petit, cela m'a fait une grosse peine ; on va l'enterrer
aujourd'hui ; j'ai dit qu'on lui commande un cercueil, qu'il ne
soit pas enterré si tristement que les autres. Je l'ai proposé
pour la médaille militaire ; bien petite compensation ! Labbé
blessé grièvement à la jambe, criblé partout de petits
éclats assez superficiels, proposé pour citation à l'ordre de
l'armée, a été très chic, a serré un pansement autour de sa
jambe qui saignait, puis en a pansé d'autres.
Reçu
une lettre de Maman qui me dit avoir fait une démarche pour que
j'aie un autre poste. Mon Dieu, je mériterais aussi bien qu'un
autre une ambulance. Je le désirerais au point de vue
matériel. Mais moralement, malgré le sale métier qu'on fait
dans la biffe, au point de vue médical, je regretterai de
quitter un poste plus dur et plus dangereux pour aller au repos.
Puis le contact avec les hommes donne quelquefois des
satisfactions morales. Puis surtout, je serai gêné de partir,
vis-à-vis de ceux qui restent là. Et cependant depuis le 9
août, cela commence à compter.
Reçu
aussi une gentille lettre, non signée, de la "sœur"
de Bruant, qui m'annonce un gâteau. Cela m'a fait plaisir,
cette attention féminine si gentille ! Ce brave Bruant, quel
nez j'ai eu de l'évacuer ! Sans quoi il était prisonnier.
Le
22 mars - Hier le printemps. Depuis deux jours
il fait un temps radieux ; tout est calme, quelques rares
blessés. Un beau soleil, dont la chaleur surprend ; un ciel
tout bleu ; le soir des couchers de soleil splendides, du côté
de la vallée qui conduit à La Chalade. Au début, tout
l'horizon est comme doré, puis le globe rougit et c'est une
lueur mauve, violette, qui imprègne tout, les arbres, le ciel,
les fonds. Puis le soleil devient une énorme boule sanglante,
d'un rouge magnifique, et lorsqu'il commence à disparaître à
l'horizon, c'est un délicieux crépuscule pendant lequel on
goûte une joie d'apaisement.
Mais
si autour de nous la nature s'éveille et s'échauffe, au-dedans
de nous naît un alanguissement infini. La guerre en ce moment,
où tout semble fait pour rappeler la douceur de vivre, paraît
quelque chose d'encore plus monstrueux. Les communiqués de ces
jours-ci deviennent assez brefs et peu intéressants.
L'intérêt, disent les journaux, se concentre sur les
Dardanelles... Ce que les parisiens ont dû avoir la frousse
avec les Zeppelins d'hier ! Cela devait être un assez curieux
spectacle.
Que
vais-je devenir. Vais-je rester ici, me changera-t-on ? Je ne
sais. Je désire et je crains l'un et l'autre. Certes, il y a
bien des heures ennuyeuses ici, mais le fait d'aller en arrière
quand tant sont en avant est bien désagréable aussi. D'autre
part, s'il y a quelque chose à récolter, j'ai peut-être bien
plus de chances de le faire ailleurs qu'ici. Car je ne pense pas
qu'on me tienne compte de quelque chose si je reste toujours
dans un régiment où malgré tout mon rôle est effacé et
modeste. Arrive que pourra ! Bon, voilà les 120 longs qui
tirent, c'est assourdissant. Ce matin les 155 allant tirer, les
artilleurs nous ont prié de rentrer dans la maison, de crainte
d'un éclatement prématuré, car ils tiraient dans notre
direction.
Un
blessé, j'y vais.
Le
27 mars - Le régiment est reparti aux
tranchées. Journées assez calmes, peu de pertes.
Le
Général de Division a refusé de transmettre la proposition
pour Forgeot, qui n'a fait que son devoir, sans action d'éclat,
et n'a pas assez de services. Vu le Directeur, qui ne m'a pas
paru s'en soucier beaucoup, et m'a dit que, ma proposition ne
lui ayant pas été transmise, il était obligé de s'en laver
les mains. Il eût pu, je crois, prendre les choses en mains ;
mais cela ne m'a pas trop étonné. J'ai redemandé au Colonel
une autre proposition, en la faisant passer par le Directeur,
j'espère... Labbé a été cité à l'ordre de l'armée. On lui
a amputé la cuisse, mais il ne va pas fort.
Hier,
diversion amusante, à un certain point de vue, par une
circulaire de la Direction m'envoyant de multiples
recommandations hygiéniques et me disant de rendre compte. Par
exemple : "Vous êtes-vous assuré que la paille de
couchage est renouvelée et que pendant la journée elle est
relevée à la tête pour éviter les souillures. Vous
êtes-vous entendu avec les autorités locales pour
l'enlèvement des fumiers (les autorités locales de la
Forestière, ou des Meurissons !?). Les feuillées sont-elles
"exclusivement fréquentées"? et autres perles, qui
sont bien amusantes à lire ici.
Le
Général de Division a prescrit que nous rendions
immédiatement nos voitures de réquisition et leurs attelages.
Dieu sait si elles nous rendent service, pour les marches, pour
les sacs des hommes fatigués, pour chercher les médicaments,
les désinfectants, transporter des malades en l'absence de
voitures régulières, etc... Mais on se figure, à l'E.M. de la
Division, que ces voitures sont pour nous une source de
commodités et d'agréments, alors qu'au contraire elles ne sont
guère qu'un surcroît de soucis. Ce n'est pas leur absence qui
nous empêchera de nous approvisionner. Alors ? Toutes ces
machines-là prouvent à quel point les état-majors sont
restés paperassiers et étroits. Ils devraient mieux de
s'occuper des Boches. Pour nous il n'y a qu'à carotter la brute
(?), sans faire preuve ni de zèle ni d'initiative.
Reçu
une lettre de Maman, qui me dit que si je tiens à rester au 4
je serai bien servi, car il est très difficile de se faire
changer. Au fond, je n'y tiens pas, à rester ici ; mais je
serais gêné de partir.
On
est de plus en plus sévère pour les évacuations de médecins
et d'officiers. On n'a pas le droit d'être fatigué ; on eût
mieux fait d'avoir cette sévérité au début. Lu sur la Presse
Médicale, un article de Proust, installé à Salvange, sur le
fonctionnement du service de l'Avant. Rien d'intéressant, ni de
nouveau ; mais un détail curieux : il n'y est pas fait allusion
une seule fois aux médecins de régiment. Il est dit à un
autre endroit du journal, que si le commandement ne tient pas à
relever les médecins des corps de troupes, c'est que leur
service est des plus difficiles et ne s'apprend pas vite !
Crevant !
Ai
écrit hier à A. Peut-être un peu trop amicalement (oh, sans
aucune tendresse) mais cela n'engage à rien. Et après tout
elle m'a toujours été très gentille, pourquoi être mufle,
moi ?
Boutet
parle de s'en aller. Je le comprends... Mélot est parti à
l'arrière. Voici venir Pâques ; le temps se rafraîchit, la
vie dans cet espace très restreint, avec un tas d'individus,
est bien ennuyeuse. Plus grand chose à lire ; j'ai demandé des
feuilles littéraires à Rouen.
C'est
long, long ! J'ai de temps en temps le cafard. Quand pourra-t-on
reprendre une vie normale, pas trop bête, trouver une gentille
petite femme, lire de bons bouquins. Quand ? Le bruit court
paraît-il, que l'Italie est entrée en action. C'est une pure
blague, comme cette prise de Lille qu'on nous annonçait l'autre
jour. Il est monté tout à l'heure un médecin de l'ambulance
8, très gentil du reste, qui a été absolument épaté par les
cahutes fabriquées dans le ravin à gauche ; il était
enthousiasmé. Moi il n'y a plus grand chose qui provoque mon
admiration, je crois sérieusement que je m'abrutis. Et puis je
m'énerve, un tas de petites choses m'agacent. J'aurais besoin
de faire une cure de solitude, quelques jours. De solitude à
deux, ce serait bien mieux. Enfin !
Le
29 mars - Visites : Bienvenu Martin, venu avec
Gortz. M. Poincarré, avec Sarrail, Duparge, etc... Ma mère
m'annonce la venue de M. Laurent.
Le
1er avril
Toujours
même vie. Peu de travail. Journées longues, je joue au bridge
et continue à perdre avec régularité.
Le
régiment est demain en deuxième ligne. On parle d'une attaque
imminente. Des aéros allemands ont bombardé les Senades.
Boutet
cultive l'évacuation. Vincent est malade !
M.
Bernard, malade, n'aurait pas voulu être évacué ??
Je
m'ennuie fortement. Pas vu M. Laurent. Mais montera-t-il
jusqu'ici ? Je voudrais changer, et pourtant cela m'ennuierait
de partir. Pas de réponse de T. ; je crains d'avoir gaffé et
qu'elle n'ait mal pris ma plaisanterie. J'ai des réponses à
faire à Bruant, Delteil, Routhier, etc... Cela ne me dit rien
d'écrire. G.M. Bret a répondu à Maman ; il faut que lui
écrive aussi.
Le
secteur est calme en ce moment ; peu de canon, sauf la nuit
d'avant-hier où les 155 ont tiré bien désagréablement pour
notre sommeil, peu de fusillade le soir. Quelques mines qui
sautent, c'est tout. Cinq ou six blessés par jour. Circulaires,
papiers, etc... M. W. aurait dit qu'il viendrait par ici voir si
on veille à l'hygiène des cantonnements. Cela me surprendrait
fort. La section d'hygiène et prophylaxie (Comtes), n'a jamais
rien fait.
L'autre
jour, pour prendre du mucus à des suspects d'être porteurs de
méningocoque, il a fallu quinze hommes descendent aux Islettes
; Comtes n'a pas pu monter jusqu'ici !! Cela lui aurait
peut-être, cette fois, valu la croix ?
Le
4 avril - Pâques. Vu ce matin Boujeau et
ensuite le capitaine Guidoux, venus avec un bataillon du 21, en
renfort. Une grande attaque devait avoir lieu vers 9 heures. Le
mauvais temps, pluie sans interruption, a retardé l'affaire.
Nous la croyions remise à demain, lorsque à 1 heure 40,
tranquillement assis, éclatent des rafales d'artillerie. C'est
sans doute l'attaque qui commence. Le 4ème attaque
en avant des Meurissons. Le Colonel est au plateau de la Fille
Morte. Je vais avoir du travail, et les marmites vont
rappliquer...
Qu'est-ce
que cela veut dire. Les coups s'espacent. Est-ce seulement une
attaque allemande qu'on arrête !
Boujeau
est décoré. Cela m'a fait grand plaisir de le revoir. Guidoux
est toujours capitaine ! Vincent est ici avec moi, complètement
aplati. Boutet qui a été le remplacer au Neufour, avait le
culot de me dire qu'il préférerait être ici pour l'attaque
"au milieu de la bataille". Si ce n'est pas à crever
de rire.
Depuis
quelque temps je remarque combien l'esprit de beaucoup de
médecins est désagréable, égoïste profondément, dénigrant
tout ; mais il y a une chose qui m'agace aussi, ce sont les gens
qui bluffent.
La
place du chef de service du 131 est libre. Sera-ce pour Boujeau,
Gobinot, ou un autre ? Déjeuné avec Gobineau, Arlabosse. Hier
soir avec l'abbé Henri, qui est très amusant, large d'idées,
et cultivé. C'est très intéressant de l'entendre discuter les
questions religieuses ou philosophiques.
Reçu
un mot de Maman. Ma fille va être habillée avec un
"tailleur". Comme cela pousse vite.
Le
canon ne tire plus que quelques coups isolés. Ce n'est donc pas
ce que je croyais. On parlait de quinze mille obus, d'une
avalanche d'artillerie.
Pas
un blessé, pas un malade. (J'ai supprimé la visite
aujourd'hui). Que nous prépare ce recueillement ?
L'abbé
Henri a dit la messe à 6 heures sous la tente. Le Commandant D.
y a été. Moi je ne me suis pas levé d'assez bonne heure.
Guidoux
m'a rappelé Noyers, Damvillers, les bois de Domhas... C'est
déjà loin, pourtant, et il y a encore bien des choses à voir,
bien des passages durs à franchir. J'aimerais être entouré de
gens plus remontants comme moral que mon entourage actuel, pas
fameux au point de vue campagne !
Je
crois que suis le plus gai de tous ; sauf Chardon peut-être,
chez qui la gaieté est congénitale, mais méridionale.
Le
5 avril - C'était bien l'attaque hier. Mais
le régiment n'a pas lancé de gros effectifs. Le but, je crois
était surtout de faire une diversion. La 9ème est
allée jusqu'à la tranchée allemande, mais n'a pu s'en
emparer. Trente cinq blessés en tout, dont ce pauvre Rouillé,
grièvement à la poitrine, aux environs du péricarde. Pauvre
garçon, son père tué il y a à peine un mois. A 263 on aurait
pris une tranchée ? A gauche, à Bolante les coloniaux auraient
une légère avance. Tout cela n'est pas grand chose. Il est
vrai qu'ici, on ne doit pas faire autre chose que tenir et faire
des démonstrations, certainement.
La
relève des blessés a bien marché ; pourtant il faisait une
nuit d'encre et une pluie ! On a dû faire des boyaux pour
reprendre certains blessés.
Un
blessé m'a fait grand plaisir, un sergent, Louchard, de la 9ème
ou la 11ème.
Il m'a dit que les hommes avaient grande confiance quand ils
savaient qu'on les envoyait à mon poste de secours. Je sais que
cela n'a pas grande importance, qu'il m'a dit cela un peu par
amabilité. Mais tout de même. Si je partais, je regretterais
infiniment cela, les quelques marques d'estime qu'on reçoit des
hommes, la satisfaction de parler aux blessés en le
réconfortant de quelques douces paroles. On doit attaquer
encore aujourd'hui.
Le
6 avril - Attaques hier ; attaques
aujourd'hui. On n'a pas gagné de tranchée. L'artillerie ne
paraît pas avoir donné d'excellents résultats dans les
premières lignes allemandes. Cent cinquante blessés environ,
et au moins cinquante tués pendant ces trois jours. (Cent
blessés de minuit à ce soir). Bernardeau blessé légèrement
et évacué. Berthier contusionné, deux infirmiers blessés, un
tué, tout cela par un obus aux Meurissons. Évacué Vincent. Je
n'ai plus qu'un médecin auxiliaire et deux aide-majors. Obligé
d'envoyer Chardon aux Meurissons. Je suis seul à la
Forestière. Blessés tout le temps, on dort mal la nuit. Je me
sens fatigué. Mais je suis bien mieux encore que tous les
autres. Heureusement que mes deux médecins auxiliaires qu'on
avait annoncés blessés, n'ont pas grand chose ! Pluie, boue.
Canonnade intense et constante. Pas gai.
Le
7 avril - Le Colonel vient à la Maison
Forestière. A l'air fatigué. Je sais qu'il a été dégoûté
des attaques de ces jours-ci.
Le
9 avril - Été aux Islettes, pour le Conseil
de guerre. J'ai poireauté toute la matinée et j'ai filé, sans
avoir déposé, en laissant B. plus remuant et tapageur que
jamais. Visite de l'infirmerie. Remonté sous la grêle,
rapports, etc... Journée occupée, soirée avec B. qui nous a
rasés. Il m'agace depuis que je l'ai vu se conduire si
égoïstement avec Vincent.
Le
10 avril - Journée calme, sans incidents. Vu
le Commandant Besse, un vieux de cinquante sept ans, retraité
et qui n'en peut plus. Avons parlé des attaques dernières. De
tous les renseignement recueillis ces jours-ci, toutes ces
attaques partielles sont mal montées, et peut-être pourrait-on
incriminer certains chefs d'une ambition exagérée qui ne les
rend pas assez ménagers de la vie des hommes. Oh, pas notre
Colonel, à coup sûr ! Celui-là est un excellent chef, et
aimé de tous.
Mauvaise
préparation par l'artillerie ; on devrait faire au début,
évacuer nos tranchées de première ligne, pour que les 75
puissent tirer assez court et démolir la première ligne
allemande.
Puis
les généraux ne se rendant pas assez compte par eux-même de
ce qui se passe, je crois. Les hommes du 4 ont très bien
marché l'autre jour. Mais ils étaient fusillés et mitraillés
à mesure qu'ils sortaient !
Bonnes
nouvelles aujourd'hui. Pichon parle du "soupir de
délivrance pour l'été". Je n'ai plus envie de quitter le
4, maintenant. Ce soir, nous avons collé au mur des images de
la Vie Parisienne, des petites femmes modern style, fait des
porte-manteaux, etc... On s'installe ! Après tout on n'est pas
si mal à la Maison Forestière, comparativement aux types des
tranchées. Le Colonel est à la Tour Pointue.
Le
15 avril - Beau soleil. Forte canonnade à
gauche. Attaque par les allemands aux Meurissons ; c'est le 113
qui a pris. Cafard. Déjeuné et été faire un tour, avant-hier
avec le Colonel, Couturier, Cornil.
Dîné
avec Besse, hier, déjeuné avec Couturier et Cornil, à ma
popote. Aujourd'hui on a annoncé la visite du nouveau
Directeur, Carlier. Mais il ne dépassera peut-être pas le
Neufour. Cela m'est égal, d'ailleurs. Touché un nouveau
médecin auxiliaire qui vient de Baltimore, Ducasse. Il me
manque toujours un aide-major. Je dois toucher bientôt un
médecin auxiliaire ff (?) d'aide-major à nom russe,
Zlatof. Les nouvelles sont ternes. Il y a eu un succès aux
Éparges, l'autre jour, puis rien depuis. Je pense que
peut-être un jour ce seront les Allemands qui attaqueront, en
France. Quant aux Russes, ils vont assez bien. Mais ils feraient
bien, cette fois, de ne plus reculer.
Lu,
ces jours-ci, grâce à des "feuilles littéraires"
reçues de Rouen.
Toujours
à la Maison Forestière. Nous allons faire quelques semis de
radis, de salade !!! Et nous aurons bien le temps de les
récolter.
On nous
distribue des effets gris bleu clairs. J'ai acheté une vareuse
grise.
Je
m'ennuie... Je voudrais changer, aller quelque part au repos, et
cela m'ennuierait de quitter le 4ème,
surtout à cause du Colonel. S'il partait, cela me ferait
beaucoup moins de partir. Je reçois toujours tous les deux
jours des lettres de Maman. Papa ne m'écrit presque pas ; mais
il a beaucoup à faire. Quant à ma sœur, son égoïsme et sa
nonchalance sont toujours les mêmes ; elle sort, se produit à
la Croix Rouge, écrit à R. et se moque pas mal de son frère.
De toutes mes connaissances, c'est elle qui m'écrit le moins.
Elle aurait voulu que je trouve admirable sa façon d'agir avec
son mari et que je supporte d'un cœur reconnaissant tous les
ennuis qu'elle a fait à la maison. C'est malheureux, j'étais
si bien disposé pour elle et j'aurais eu volontiers avec elle
l'intimité la plus grande. Elle n'a pas voulu, tant pis. Mais
à quoi bon parler de ce sujet tant rebattu.
En
raison du séjour qui se prolonge ici indéfiniment, avons
amélioré le casernement, en faisant un porte-manteau, et en
collant au mur deux petites femmes de la Vie Parisienne, qui
nous donnent des distractions. Cela n'a l'air de rien, mais cela
nous a occupés au moins deux heures. Faut-il que nous soyons
abrutis !
Il
paraît qu'on aurait droit à une permission de huit jours,
quand on a été sur le pont depuis le début. Mais ce sont les
officiers d'E.M. et les médecins de l'arrière qui en profitent
tout naturellement !
Le
15 avril - Hier, visite du Général Sarrail, avec des
civils, dont un petit vieux assez mal habillé qu'on appelait M.
le sénateur. Pendant la visite, quelques shrapnells ; je crois
que cela a écourté leur visite.
Arrivée
d'un nouveau médecin, bulgare, naturalisé, Zlatoff.
Aujourd'hui,
Pautié, blessé superficiellement à l'avant-bras ; balle sous
le peau. J'en suis content pour lui, car c'est la bonne
blessure, mais cela m'ennuie beaucoup, de voir quelle guigne à
mon personnel.
Je
m'ennuie intensément, cafard. Je ne reçois guère de lettres.
Petit marmitage, sans accidents.
Le
21 avril - Je vais demander une permission.
Cafard en rentrant ? Oui, mais tant pis. Écrit pour préparer
les étapes (à Cabos, peut-être eu tort...) Tout le monde en
demande.
Marmitage
plus rapproché aujourd'hui. Nous faisons une cahute, surtout
pour être plus tranquilles. Depuis que j'ai quatre aide-majors,
pas moyen d'être tranquille ; c'est un luxe de personnel dont
je me serais bien passé. Cornil blessé, par un 77 que
Couturier faisait démonter ?
Le
nouveau directeur est embêtant. C'et encore un de ces types,
comme tous ceux qui nous commandent (!) dans la médecine, qui
n'ont pas la moindre idée pratique de notre métier ici. Tant
pis !
Je
pense beaucoup à ma permission. Ce sera bien vite passé... Si
on me l'accorde. Mon plus grand souci et d'aller voir ma fille
et mes Parents, mais je voudrais bien aussi passer quarante huit
heures agréables (ce mot veut dire beaucoup de choses) à
Paris. Je pense que c'est tout naturel.
Le
24 avril - Temps pluvieux et froid. Cafard.
Reçu une gentille photo de Marcelle ; il paraît qu'on
l'habille en tailleur. Visite du Général Sarrail.
M.
Besse n'a eu que six jours de permission. Maman m'écrit que la
guerre sera finie en juillet ?? Gigot m'a dit ce soir que si je
voulais me présenter comme député, tous les hommes du
régiment voteraient pour moi. Il paraît qu'on m'apprécie...
Tant mieux ; cela fait plaisir. Nous faisons une cahute
anti-percutante et anti-chahut derrière la maison. Je fais
arranger les tombes du régiment par nos ff (?) Joyeux,
Salmon, qui s'en tire très bien. Joyeuse occupation ! Plus rien
à lire. Bridges nombreux.
Les
Boches font sauter pas mal de mines. Le secteur de Bolante
devient mauvais ; seize blessés hier. Les calottes de fer sont
efficaces ; voilà plusieurs cas où je le constate. On prépare
des concerts, pour le repos. Après demain le régiment descend
; je vais aller au Neufour : pieu ; douche, chambre : joie !
Le
27 avril - Arrivé hier au Neufour, à pied,
à travers bois. Douche en arrivant ; délicieux. Gobineau a
très bien arrangé cela. Ce qui ne l'a pas empêché,
l'après-midi, d'être engueulé par Carlier, qui a trouvé
insuffisant. Ce nouveau Directeur est en somme un type grincheux
qui fait du zèle maladroit et bête. Il paraît qu'il a envoyé
un médecin chef d'ambulance, M. Chailloud, pour
l'assainissement du champ de bataille, dans les tranchées de
première ligne, où il s'est fait tuer. D'où potin, parce
qu'il est de l'Institut Pasteur. Carlier est venu ici hier, mais
je n'ai pas bougé de ma chambre. Ce matin, chocolat au lit.
Hier, musique par Perrier et un ténor de ses musiciens, chez un
habitant qui possède un piano. Temps magnifique, chaud et
lourd. Je fais revacciner, ou plutôt vacciner les hommes qui ne
l'ont pas été précédemment. Fait un paquet d'affaires
d'hiver à renvoyer, et en même temps renvoyé des lettres ;
triage ; ai déchiré à peu près tout de A, toujours à
Bordeaux.
Pas
de nouvelles encore de ma permission. On va me donner peut-être
trois ou quatre jours. Ce n'est guère. Suis un peu embarrassé
pour Paris. Peut-être me déciderai-je à la solution banale et
sans suites, mais j'aurais mieux aimé autre chose de plus
amusant et intéressant. Chardon me proposait hier, moitié en
riant, moitié sérieusement, de me faire faire un mariage
riche.
Ma
foi, cela ne me tente pas. Et la liberté ?
Il
faut que je me débrouille, tout de même pour Paris, si j'y
vais.
Flemme.
Lettres à écrire. Ai écrit aux Parents, le reste attendra.
Couvert (?) de Chalesse. Je dîne ce soir chez les
médecins auxiliaires des divisionnaires. Je vais tâcher
d'aller au piano, mais seul.
Le
29 avril - Permission de huit jours accordée.
C'est merveilleux, je n'espérais pas tant, après avoir vu
accorder seulement six jours à M. Besse. Joie toute la soirée
; effets neufs ; tout le monde m'envie... Le retour sera triste.
Bah, tant pis ! En attendant je suis rudement content.
 
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